La Science expérimentale/Étude sur la physiologie du Cœur

Librairie J.-B. Baillière & fils (p. 316-366).



ÉTUDE
SUR
LA PHYSIOLOGIE DU CŒUR

Pour le physiologiste, le cœur est l’organe central de la circulation du sang, et à ce titre c’est un organe essentiel à la vie ; mais par un privilége singulier, qui ne s’est vu pour aucun autre appareil organique, le mot cœur est passé, comme les idées que l’on s’est faites de ses fonctions, dans le langage du physiologiste, dans le langage du poëte, du romancier et de l’homme du monde, avec des acceptions fort différentes. Le cœur ne serait pas seulement un moteur qui pousse le liquide sanguin dans toutes les parties de notre corps qu’il anime ; le cœur serait aussi le siége et l’emblème des sentiments les plus nobles et les plus tendres de notre âme. L’étude du cœur humain ne serait pas uniquement le partage de l’anatomiste et du physiologiste ; cette étude devrait aussi servir de base à toutes les conceptions du philosophe, à toutes les inspirations du poëte et de l’artiste.

Il s’agira ici, bien entendu, du cœur anatomique, c’est-à-dire du cœur étudié au point de vue de la science physiologique purement expérimentale ; mais cette étude rapide que nous allons faire des fonctions du cœur devra-t-elle renverser les idées généralement reçues ? La physiologie devra-t-elle nous enlever des illusions, et nous montrer que le rôle sentimental que dans tous les temps on a attribué au cœur n’est qu’une fiction purement arbitraire ? En un mot, aurons-nous à signaler une contradiction complète et péremptoire entre la science et l’art, entre le sentiment et la raison ?…

Je ne crois pas, quant à moi, à la possibilité de cette contradiction. La vérité ne saurait différer d’elle-même, et la vérité du savant ne saurait contredire la vérité de l’artiste. Je crois au contraire que la science qui coule de source pure deviendra lumineuse pour tous, et que partout la science et l’art doivent se donner la main en s’interprétant et en s’expliquant l’un par l’autre. Je pense enfin que, dans leurs régions élevées, les connaissances humaines forment une atmosphère commune à toutes les intelligences cultivées, dans laquelle l’homme du monde, l’artiste et le savant doivent nécessairement se rencontrer et se comprendre.

Dans ce qui va suivre, je ne chercherai donc pas à nier systématiquement au nom de la science tout ce que l’on a pu dire au nom de l’art sur le cœur comme organe destiné à exprimer nos sentiments et nos affections.

Je désirerais au contraire, si j’ose ainsi dire, pouvoir affirmer l’art par la science en essayant d’expliquer par la physiologie ce qui n’a été jusqu’à présent qu’une simple intuition de l’esprit. Je forme, je le sais, une entreprise très-difficile, peut-être même téméraire, à cause de l’état actuel encore si peu avancé de la science des phénomènes de la vie. Cependant la beauté de la question et les lueurs que la physiologie me semble déjà pouvoir jeter, tout cela me détermine et m’encourage. Il ne s’agira pas d’ailleurs de parler ici de la physiologie du cœur en entrant dans tous les détails d’une étude analytique expérimentale complète et impossible pour le moment : c’est une simple tentative, et il me suffira d’exprimer mes idées physiologiques en les appuyant par les faits les plus clairs et les plus précis de la science. J’envisagerai ainsi la physiologie du cœur d’une manière générale, mais en m’attachant plus particulièrement aux points qui me semblent propres à éclairer la physiologie du cœur de l’homme.

I

Avant tout, le cœur est une machine motrice vivante, une véritable pompe foulante destinée à distribuer le fluide nourricier et excitateur des fonctions à tous les organes de notre corps. Ce rôle mécanique caractérise le cœur d’une manière absolue, et partout où le cœur existe, quel que soit le degré de simplicité ou de complication qu’il présente dans la série animale, il accomplit constamment et nécessairement cette fonction d’irrigateur organique.

Pour un anatomiste pur, le cœur de l’homme est un viscère, c’est-à-dire un des organes qui font partie des appareils de nutrition situés dans les cavités splanchniques. Tout le monde sait que le cœur (fig. 14) est placé dans la poitrine, entre les deux poumons, qu’il a la forme d’un cône dont la base est fixée par de gros vaisseaux qui charrient le liquide sanguin, et dont la pointe libre est inclinée en bas et à gauche, de façon à venir se placer entre la cinquième et la sixième côte au-dessous du sein gauche. Quant à la nature du tissu qui le compose, le cœur rentre dans le système musculaire : il est creusé à l’intérieur de cavités qui servent de réservoir au sang ; c’est pourquoi les anatomistes ont encore appelé le cœur un muscle creux.

Dans le cœur de l’homme, on voit quatre compartiments ou cavités : deux cavitésFigure 14 : Circulation du sang dans le cœur et dans le poumon.
Fig. 14. Circulation du sang dans le cœur et dans le poumon[1].
forment la partie supérieure ou base du cœur, appelées oreillettes et recevant le sang de toutes les parties du corps au moyen de gros tuyaux nommés veines ; deux cavités forment la partie inférieure ou la pointe du cœur, appelées ventricules et destinées à chasser le liquide sanguin dans toutes les parties du corps au moyen de gros tuyaux nommés artères.

Chaque oreillette du cœur communique avec le ventricule qui est au-dessous d’elle du même côté ; mais une cloison longitudinale sépare latéralement les oreillettes et les ventricules, de telle sorte que le cœur de l’homme, qui est réellement double, se décompose en deux cœurs simples formés chacun d’une oreillette et d’un ventricule, et situés l’un à droite, l’autre à gauche de la cloison médiane.

Chaque cavité ventriculaire du cœur est munie de deux soupapes appelées valvules. L’une placée à l’orifice d’entrée du sang de l’oreillette dans le ventricule, est nommée valvule auriculo-ventriculaire ; l’autre, située à l’orifice de sortie du sang du ventricule par l’artère, s’appelle valvule sigmoïde.

Le cœur de l’homme, ainsi que celui des mammifères et des oiseaux, est donc un cœur anatomiquement double et composé de deux cœurs simples, appelés l’un le cœur droit, l’autre le cœur gauche. Chacun de ces cœurs a un rôle bien différent. Le cœur gauche, nommé encore cœur à sang rouge, est destiné à recevoir dans son oreillette par les veines pulmonaires le sang pur et rutilant qui vient des poumons, pour le faire passer ensuite dans son ventricule, qui le lance dans toutes les parties du corps, où il devient impur et noir. Le cœur droit, appelé aussi cœur à sang noir, est destiné à recevoir dans son oreillette par les veines caves le sang impur qui revient de toutes les parties du corps et à le faire passer ensuite dans son ventricule pour le lancer dans le poumon, où il devient pur et rutilant. En un mot, le cœur gauche est le cœur qui préside à la distribution du liquide vital dans tous nos organes et dans tous nos tissus, et le cœur droit est le cœur qui préside à la révivification du sang dans les poumons, pour le restituer au cœur gauche, et ainsi de suite (fig. 15).

Figure 15 : Appareil de la grande et de la petite circulations.

Fig. 15. Appareil de la grande et de la petite circulations[2].

Ces prémisses étant établies, nous n’aurons plus ici à considérer le cœur que comme un organe qui distribue la vie à toutes les parties de notre corps, parce qu’il leur envoie le liquide nourricier, qui leur est indispensable pour vivre et manifester leurs fonctions.

Quant au liquide nourricier, il est représenté par le sang lui-même, qui est sensiblement identique chez tous les animaux vertébrés quelles que soient d’ailleurs la diversité de l’espèce animale et la variété de son alimentation. Dans les phénomènes extérieurs de la préhension des aliments, le zoologiste distingue le carnassier féroce qui se nourrit de chairs palpitantes, le ruminant paisible qui se repaît de l’herbe des prés, le frugivore et le granivore qui se nourrissent plus spécialement de fruits et de graines ; mais, quand on descend dans le phénomène intime de la nutrition, la physiologie générale nous apprend que ce qui se nourrit, à proprement parler, dans les animaux, ce n’est pas le type spécifique et individuel, qui varie à l’infini, mais seulement les organes élémentaires et les tissus, qui partout se détruisent et vivent d’une manière identique. La nature, suivant l’expression de Gœthe, est un grand artiste. Les animaux sont constitués par des matériaux organiques semblables ; c’est l’arrangement et la disposition relative des matériaux qui déterminent la variété de ces véritables monuments organisés, c’est-à-dire les formes et les propriétés animales spécifiques. De même, dans les monuments de l’homme, les matériaux se ressemblent par leurs propriétés physiques, et cependant l’arrangement différent peut réaliser des idées diverses et donner naissance à un palais ou à une chaumière. En un mot, le type spécifique existe, mais seulement à l’état d’une idée réalisée. Pour la physiologie, ce n’est pas le type animal qui vit et meurt, ce sont les matériaux organiques ou les tissus qui le composent ; de même, dans un édifice qui se dégrade, ce n’est pas le type idéal du monument qui se détériore, mais seulement les pierres qui le forment.

En physiologie générale, on ne saurait donc déduire de la grande variété d’alimentation des animaux aucune différence de nutrition organique essentielle. Chez l’homme et chez tous les animaux, les organes élémentaires et les tissus vivants sont sanguinaires, c’est-à-dire qu’ils se repaissent du sang dans lequel ils sont plongés. Ils y vivent comme les animaux aquatiques dans l’eau, et de même qu’il faut renouveler l’eau qui s’altère et perd ses éléments nutritifs, de même il faut renouveler, au moyen de la circulation, le sang qui perd son oxygène et se charge d’acide carbonique. Or c’est précisément là le rôle qui incombe au cœur. Le système du cœur gauche apporte aux organes le sang qui les anime ; le système du cœur droit emporte le sang qui les a fait vivre un instant.

Quand en physiologie on veut comprendre les fonctions d’un organe, il faut toujours remonter aux propriétés vitales de la substance qui le compose ; c’est par conséquent dans les propriétés du tissu du cœur que nous pourrons trouver l’explication de ses fonctions. Cela ne nous offrira d’ailleurs aucune difficulté, car, ainsi que nous l’avons déjà dit, le cœur est un muscle, et il en possède toutes les propriétés physiologiques. Or il me suffira de rappeler que ce tissu charnu ou musculaire est constitué par des fibres qui ont la propriété de se raccourcir, c’est-à-dire de se contracter.

Quand les libres musculaires sont disposées de manière à former un muscle allongé dont les deux extrémités viennent s’insérer sur deux os articulés ensemble, l’effet nécessaire de la contraction ou du raccourcissement du muscle est de faire mouvoir les deux os l’un sur l’autre en les rapprochant.

Mais quand les fibres musculaires sont disposées de manière à former les parois d’une poche musculaire, comme cela a lieu dans le cœur, l’effet nécessaire de la contraction du tissu musculaire est de rétrécir et de faire disparaître plus ou moins complétement la cavité en expulsant le contenu. Cela nous fera comprendre comment, à chaque contraction des cavités du cœur, le sang qu’elles contiennent se trouve expulsé suivant une direction déterminée par la disposition des valvules ou soupapes cardiaques.

Quand l’oreillette se contracte, le sang est poussé dans le ventricule parce que la valvule auriculo-ventriculaire s’abaisse (fig. 16) ; quand le ventricule se contracte, le sang est chassé dans les artères parce que la valvule sigmoïdeFigure 16 : Diastole.
Fig. 16. Oreillette et ventricule droits[3].
ou artérielle s’abaisse pour laisser passer le liquide sanguin en même temps que la valvule auriculo-ventriculaire se relève pour empêcher le sang de refluer dans l’oreillette (fig. 17). La contraction des cavités du cœur, qui les vide de sang, est suivie d’un relâchement pendant lequelFigure 17 : Systole.
Fig. 17. Oreillette et ventricule droits[4].
de nouveau elles se remplissent de liquide sanguin, puis d’une nouvelle contraction qui les vide encore, et ainsi de suite. Il en résulte que le mouvement du cœur est constitué par une succession de mouvements alternatifs de contraction et de relâchement de ses cavités. On appelle systole le mouvement de contraction et diastole le mouvement de relâchement.

Les quatre cavités du cœur se contractent et se relâchent successivement deux à deux : d’abord les deux oreillettes, puis les deux ventricules. Un intervalle de repos très-court sépare la contraction des oreillettes de la contraction des ventricules, puis un intervalle un peu plus long succède à la contraction du ventricule.

Il serait complétement hors de notre objet de décrire ici en détail le mécanisme de la circulation dans les différentes cavités du cœur. Dans nos explications ultérieures, nous aurons seulement à tenir compte du ventricule gauche, qui, ainsi que nous l’avons déjà dit, est le ventricule nourricier qui alimente et anime tous les organes du corps. Il nous suffira donc de dire qu’au moment de la contraction de ce ventricule le cœur se projette en avant, et vient frapper comme le battant d’une cloche entre la cinquième et la sixième côte au-dessous du sein gauche ; c’est ce qu’on appelle le battement du cœur. À ce même instant de la contraction du ventricule gauche, le sang est lancé dans l’aorte et dans les artères du corps avec une pression capable de soulever une colonne mercurielle d’environ 150 millimètres de hauteur. C’est ce qui produit le soulèvement observé dans toutes les artères, et qu’on appelle le pouls.

Toute la mécanique des mouvements du cœur a été l’objet de travaux extrêmement approfondis, et la science moderne a étudié les phénomènes de la circulation à l’aide de procédés graphiques qui donnent aux recherches une très-grande exactitude.

Le seul point que nous tenions à rappeler, c’est que le cœur est une véritable machine vivante, qui fonctionne comme une pompe foulante dans laquelle le piston est remplacé par la contraction musculaire.

La question que nous désirons plus particulièrement examiner dans cette étude est celle de savoir comment le cœur, ce simple moteur de la circulation du sang, peut, en réagissant sous l’influence du système nerveux, coopérer au mécanisme si délicat des sentiments qui se passent en nous.

II

Le cœur nous apparaît immédiatement comme un organe étrange par son activité exceptionnelle.

Dans le développement du corps animal, chaque appareil vital n’entre en général en fonction qu’après avoir achevé son évolution et acquis sa texture définitive. Il y a même des organes, particulièrement ceux destinés à la propagation de l’espèce, qui ne se montrent sur la scène organique que longtemps après la naissance pour en disparaître ensuite et rentrer de nouveau dans la torpeur pendant la dernière période de la vie de l’individu.

Le cœur au contraire manifeste son activité dès l’origine de la vie, bien longtemps avant de posséder sa forme achevée et sa structure caractéristique. Ce fait n’est pas seulement remarquable comme caractère de la précocité des fonctions du cœur, mais il est de nature à faire réfléchir profondément le physiologiste sur le rapport réel qui doit exister entre les formes anatomiques et les propriétés vitales des tissus.

Rien n’est beau comme d’assister à la naissance du cœur.

Chez le poulet (fig. 18), dès la vingt-sixième ou trentième heure de l’incubation, on voit apparaître sur le champ germinal un très-petit point, punctum saliens, dans lequel on finit par constater des mouvements rares et à peine perceptibles.

Peu à peu ces mouvements se prononcent davantage et deviennent plus fréquents ; le cœur se dessine mieux, des artères et des veines se forment, le liquide sanguin se manifeste plus distinctement, et tout un système vasculaire provisoire (area vasculosa) s’est étalé en rayonnant autour du cœur, désormais constitué physiologiquement comme organe de circulation embryonnaire. À ce moment, les linéaments fondamentaux du corps de l’animal ont déjà paru ; le cœur, alors en pleine activité, représente un moteur sanguin isolé, antérieur à l’organisation, et destiné à transporter sur le chantier de la vie les matériaux nécessaires à la formation du corps animal. Chez l’oiseau, le cœur va chercher les matériaux dans les éléments de l’œuf : chez le mammifère, il les puise dans les éléments du sang maternel.

Pendant que cet organe sert ainsi à la construction et au développement du corps tout entier, il s’accroît et se développe lui-même. À son origine, ce n’est qu’une simple vésicule obscurément contractile, comme la vésicule circulatoire d’un infusoire ; mais cette vésicule s’allonge bientôt et bat avec rapidité ; la partie inférieure reçoit le liquide sanguin et représente une oreillette, tandis que la partie supérieure constitue un véritable ventricule qui lance le sang dans un bulbe aortique se divisant en arcs branchiaux : c’est alors un vrai cœur de poisson. Plus tard, ce cœur subit un mouvement combiné de torsion et de bascule qui ramène en haut sa partie auriculaire et en bas sa partie ventriculaire ; avant que le Figure 18 : Jaune d’œuf de poule.
Fig. 18. Jaune d’œuf de poule[5].
mouvement de bascule soit complet, l’organe représente un cœur à trois cavités, cœur de reptile, et dès que le mouvement est achevé, il possède les quatre cavités du cœur d’oiseau ou de mammifère.

Les diverses phases de développement du cœur nous montrent donc que cet organe n’arrive à son état d’organisation le plus élevé chez les oiseaux, les mammifères et l’homme, qu’en passant transitoirement par des formes qui sont restées définitives pour des classes animales inférieures. C’est l’observation de ces faits et de beaucoup d’autres du même genre qui a donné naissance à l’idée philosophiquement vraie que chaque animal reflète dans son évolution embryonnaire les organismes qui lui sont inférieurs.

Le cœur diffère ainsi de tous les muscles du corps en ce qu’il agit dès qu’il apparaît, et avant d’être complétement développé.

Une fois achevé dans son organisation, il continue encore de former une exception dans le système musculaire : en effet, tous les appareils musculaires nous présentent dans leurs fonctions des alternatives d’activité et de repos ; le cœur au contraire ne se repose jamais. De tous les organes du corps il est celui qui agit le plus longtemps ; il préexiste à l’organisme, il lui survit, et dans la mort successive et naturelle des organes il est le dernier à manifester ses fonctions. En un mot, suivant l’expression du grand Haller, le cœur vit le premier (primum vivens) et meurt le dernier (ultimum moriens). Dans cette extinction de la vie de l’organisme, le cœur agit encore quand déjà les autres organes font silence autour de lui. Il veille le dernier, comme s’il attendait la fin de la lutte entre la vie et la mort, car tant qu’il se meut, la vie peut se rétablir ; lorsque le cœur a cessé de battre, elle est irrévocablement perdue, et de même que son premier mouvement a été le signe certain de la vie, son dernier battement est le signe certain de la mort.

Les notions qui précèdent étaient nécessaires à donner, car elles nous aideront à mieux faire comprendre l’action du système nerveux sur le cœur.

Nous devons déjà pressentir que cet organe musculaire possède la propriété de se contracter sans l’intervention de l’influence nerveuse ; il entre en fonction bien avant que le système nerveux ait donné signe de vie. Il y a même plus, les nerfs peuvent être très développés et constitués anatomiquement sans agir encore sur aucun des organes musculaires qui sont eux-mêmes déjà développés. En effet, j’ai constaté par des expériences directes que les extrémités nerveuses ne se soudent physiologiquement aux systèmes musculaires que dans les derniers temps de la vie embryonnaire. Lorsque, après la naissance, le système nerveux a pris son empire sur tous les organes musculaires du corps, le cœur se passe néanmoins de son influence pour accomplir ses fonctions de moteur circulatoire central. On paralyse les muscles des membres en coupant les nerfs qui les animent, on ne paralyse jamais les mouvements du cœur en divisant les nerfs qui se rendent dans son tissu ; au contraire, ses mouvements n’en deviennent que plus rapides. Les poisons qui détruisent les propriétés des nerfs moteurs abolissent les mouvements dans tous les organes musculaires du corps, tandis qu’ils sont sans action sur les battements du cœur. J’ai décrit[6] les effets du curare, le poison paralyseur par excellence des systèmes nerveux moteurs ; on se souvient que le cœur continue de battre et de faire circuler le sang dans le corps d’un animal absolument privé de toute influence nerveuse motrice.

De tout cela devons-nous conclure que le cœur ne possède pas de nerfs ? Cette opinion, à laquelle s’étaient arrêtés d’anciens physiologistes, est aujourd’hui contredite par l’anatomie, qui nous montre que le cœur reçoit dans son tissu un grand nombre de rameaux nerveux. Ce n’est donc pas à l’absence de nerfs qu’il faut attribuer toutes les anomalies que le cœur nous a offertes jusqu’à présent, c’est à l’existence d’un mécanisme nerveux tout particulier, qu’il nous reste à examiner.

III

La réaction bien connue des nerfs moteurs sur les muscles en général se résume en cette proposition fondamentale : tant que le nerf n’est point excité, le muscle reste à l’état de relâchement et de repos ; dès que le nerf vient à être excité naturellement ou artificiellement, le muscle entre en activité et en contraction.

L’observation de l’influence de notre volonté sur les mouvements de nos membres suffirait pour nous prouver ce que je viens d’avancer ; mais rien n’est en outre plus facile à démontrer par des expériences directes faites sur des animaux vivants ou récemment morts. Si par vivisection on prépare une grenouille (fig. 49), de manière à isoler un nerf qui se rend dans les muscles d’un membre, on voit que, tant qu’on ne touche pas à ce nerf, les muscles du membre restent relâchés et en repos,Figure 19 : Grenouille tuée par décapitation. Train postérieur.
Fig. 19. Grenouille tuée par décapitation. Train postérieur[7].
et qu’aussitôt qu’on vient à exciter ce nerf par le pincement ou mieux par un courant électrique, les muscles entrent en une contraction énergique et rapide. C’est là un fait général qui peut se constater expérimentalement chez l’homme et chez tous les animaux vertébrés, soit pendant la vie, soit immédiatement après la mort, tant que les systèmes musculaires et nerveux conservent leurs propriétés vitales respectives.

Si maintenant nous agissons par des procédés analogues sur les nerfs du cœur, nous verrons que cet organe musculaire paradoxal nous présente encore à ce point de vue une exception, et je dirai même, pour être plus exact, qu’il nous offre une complète opposition avec les muscles des membres. Pour être dans la vérité, il suffira de renverser les termes de la proposition et de dire : Tant que les nerfs du cœur ne sont pas excités, le cœur bat et reste à l’état de fonction ; des que les nerfs du cœur viennent à être excités naturellement ou artificiellement, le cœur entre en relâchement et à l’état de repos. Si on prépare par vivisection une grenouille ou un autre animal vivant ou récemment mort de manière à observer le cœur et à isoler les nerfs pneumo-gastriques qui vont dans son tissu, on constate que, tant qu’on n’agit pas sur ces nerfs, le cœur continue à battre comme à l’ordinaire, et qu’aussitôt qu’on vient à les exciter par un courant électrique puissant, le cœur s’arrête en diastole, c’est-à-dire en relâchement.

Ce résultat est également général ; il existe chez tous les vertébrés depuis la grenouille jusqu’à l’homme.

Il faudra toujours avoir présent à l’esprit le fait de cette influence singulière et paradoxale des nerfs sur le cœur, parce que c’est ce résultat qui nous servira de point de départ pour expliquer ultérieurement comme l’organe central de la circulation peut réagir sur nos sentiments ; mais, avant d’en arriver là, il est nécessaire d’examiner de plus près les diverses formes que peut nous présenter l’arrêt du cœur sous l’influence de l’excitation galvanique des nerfs.

L’excitation des nerfs pneumo-gastriques ou nerfs du cœur par un courant électrique très-actif arrête aussitôt les battements de cet organe. Toutefois il y a dans le phénomène quelques variétés qui dépendent de la sensibilité de l’animal. Si l’on agit sur des mammifères très-sensibles, le cœur s’arrête instantanément, tandis que chez des animaux à sang froid et surtout pendant l’hiver le cœur ne ressent pas immédiatement l’influence nerveuse ; plusieurs battements peuvent encore avoir lieu avant qu’il s’arrête. Après la cessation de l’excitation galvanique violente des nerfs, les battements reparaissent assez vite, plus ou moins facilement toutefois, suivant l’état de vigueur ou de sensibilité de l’animal. Il peut même arriver que chez des animaux très-sensibles ou affaiblis les battements ne reparaissent plus ; alors l’arrêt du cœur est définitif, et la mort s’ensuit immédiatement.

L’excitation galvanique des nerfs pneumo-gastriques a pour effet d’arrêter le cœur d’autant plus énergiquement que l’application en est plus soudaine et qu’elle a été moins répétée. Quand on reproduit plusieurs fois de suite ou qu’on prolonge trop l’excitation, la sensibilité du cœur et de ses nerfs s’émousse au point que l’électricité ne peut plus arrêter ses battements ; il en est de même quand on irrite graduellement les nerfs : on peut arriver successivement à employer des courants très-violents sans arrêter le cœur. Lorsqu’on applique des excitations faibles sur les nerfs du cœur, les résultats sont toujours les mêmes au fond, seulement la différence d’intensité leur donne une apparence tout autre. En effet, l’excitation galvanique faible et instantanée des pneumo-gastriques amène bien chez un animal très-sensible un arrêt subit du cœur, mais de si courte durée qu’il serait souvent imperceptible pour un observateur non prévenu. En outre, à la suite de ces actions légères ou modérées, les battements cardiaques reparaissent aussitôt avec plus d’énergie et de rapidité. On voit ainsi que l’excitation énergique des nerfs du cœur amène un arrêt prolongé de l’organe, avec un retour lent et plus ou moins difficile de ses battements, tandis que les actions modérées ne provoquent qu’un arrêt extrêmement fugace du cœur, suivi immédiatement d’une accélération dans ses battements avec augmentation de l’énergie des contractions ventriculaires.

Tous les résultats que nous avons mentionnés jusqu’ici, soit relativement à l’excitation des nerfs des muscles des membres, soit relativement à l’excitation des nerfs du cœur, ont été fournis par des expériences de vivisection dans lesquelles on avait appliqué l’excitant sur les nerfs moteurs eux-mêmes ; mais dans l’état naturel les choses ne sauraient se passer ainsi : ce sont des excitants physiologiques qui viennent irriter les nerfs moteurs, afin de déterminer leur réaction sur les muscles. Ces excitants physiologiques sont au nombre de deux : la volonté et la sensibilité. La volonté ne peut exercer son influence sur tous les nerfs moteurs du corps ; les nerfs du cœur par exemple sont en dehors d’elle. La sensibilité au contraire exerce une influence qui est générale, et tous les nerfs moteurs, qu’ils soient volontaires ou involontaires, subissent son action réflexe. On a appelé réflexes toutes les actions sensitives qui réagissent sur les nerfs moteurs en donnant lieu à des mouvements involontaires, parce qu’on suppose que l’impression sensitive venue de la périphérie est réfléchie dans le centre nerveux sur le nerf moteur.

Il serait inutile de nous étendre davantage sur le mécanisme des actions nerveuses réflexes, qui forment aujourd’hui une des bases importantes de la physiologie du système nerveux[8]. Il nous suffira de savoir que tous les mouvements involontaires sont le résultat de la simple action de la sensibilité ou du nerf sensitif sur le nerf moteur, qui réagit ensuite sur le muscle. Tous les mouvements involontaires du cœur que nous aurons à observer n’ont pas d’autre source que la réaction de la sensibilité sur les nerfs pneumo-gastriques moteurs de cet organe, et quand nous dirons par exemple qu’une impression douloureuse arrête les mouvements du cœur, cela signifiera simplement qu’un nerf sensitif primitivement excité a transmis son impression au cœur en excitant le pneumo-gastrique, qui, à son tour, a fait ressentir son influence motrice au cœur absolument comme quand nous agissons dans nos expériences avec le courant galvanique. Quand le physiologiste excite un nerf moteur à réagir sur les muscles au moyen d’un courant galvanique ou à l’aide du pincement, il substitue un excitant artificiel à l’excitant naturel, qui est la volonté ou la sensibilité ; mais les résultats de l’action nerveuse motrice sont toujours les mêmes. On verra bientôt en effet toutes les formes d’arrêt du cœur que nous avons observées en agissant directement avec un courant galvanique sur les nerfs pneumo-gastriques se reproduire par les influences sensitives diverses. Comme nous savons maintenant que les influences sensitives ne peuvent agir sur le cœur qu’en excitant ses nerfs moteurs, nous sous-entendrons désormais cet intermédiaire dans le langage, et quand nous dirons : la sensibilité ou les sentiments réagissent sur le cœur, nous saurons ce que cela signifie physiologiquement.

Nos expériences directes sur l’excitation des nerfs pneumo-gastriques nous ont montré que le cœur est d’autant plus prompt à recevoir l’impression nerveuse et à s’arrêter que l’animal est plus sensible ; il en est de même pour les réactions des nerfs de la sensibilité sur le cœur.

Chez la grenouille, on n’arrête pas le cœur en pinçant la peau : il faut des actions beaucoup plus énergiques.

Mais chez des animaux élevés, chez certaines races de chiens par exemple, les moindres excitations des nerfs sensitifs retentissent sur le cœur. Si l’on place un hémomètre sur l’artère de l’un de ces animaux afin d’avoir sous les yeux par l’oscillation de la colonne mercurielle l’expression des battements du cœur (fig. 20), on constate qu’au moment où l’on excite rapidement un nerf sensitif il y a arrêt du cœur en diastole, ce qui détermine une suspension de l’oscillation avec abaissement léger de la colonne mercurielle. Aussitôt après, les battements reparaissent considérablement accélérés et plus énergiques, car le mercure s’élève quelquefois de plusieurs centimètres pour redescendre à son point primitif lorsque le cœur calmé a repris son rhythme normal.

Le cœur est quelquefois si sensible chez certains animaux que des excitations très-légères des nerfs sensitifs peuvent amener des réactions, lors même que l’animal ne manifeste aucun signe de douleur. Ce sont là des expériencesFigure 20 : Chien curarisé par ingestion. — La branche horizontale d’un manomètre est engagée dans l’artère carotide.
Fig. 20. Chien curarisé par ingestion. — La branche horizontale d’un manomètre est engagée dans l’artère carotide[9].
que nous avons faites, mon maître Magendie et moi, il y a bien longtemps, et qui depuis ont été souvent répétées et vérifiées par des procédés divers.

À mesure que l’organisation animale s’élève, le cœur devient donc un réactif de plus en plus délicat pour trahir les impressions sensitives qui se passent dans le corps, et il est naturel de penser que l’homme doit être au premier rang sous ce rapport. Chez lui, le cœur n’est plus seulement l’organe central de la circulation du sang, mais il est devenu en outre un centre où viennent retentir toutes les actions nerveuses sensitives. Les influences nerveuses qui réagissent sur le cœur arrivent soit de la périphérie par le système cérébro-spinal, soit des organes intérieurs par le grand sympathique, soit du centre cérébral lui-même, car au point de vue physiologique il faut considérer le cerveau comme la surface nerveuse la plus délicate de toutes : d’où il résulte que les actions sensitives qui proviennent de cette source sont celles qui exerceront sur le cœur les influences les plus énergiques.

IV

Comment est-il possible de concevoir le mécanisme physiologique à l’aide duquel le cœur se lie aux manifestations de nos sentiments ?

Nous savons que cet organe peut recevoir le contre-coup de toutes les vibrations sensitives qui se passent en nous, et qu’il peut en résulter tantôt un arrêt violent avec suspension momentanée et ralentissement de la circulation, si l’impression a été très-forte, tantôt un arrêt léger avec réaction et augmentation du nombre et de l’énergie des battements cardiaques, si l’impression a été légère ou modérée ; mais comment cet état peut-il ensuite traduire nos sentiments ? C’est ce qu’il s’agit d’expliquer.

Rappelons-nous que le cœur ne cesse jamais d’être une pompe foulante, c’est-à-dire un moteur qui distribue le liquide vital à tous les organes de notre corps. S’il s’arrête, il y a nécessairement suspension ou diminution dans l’arrivée du liquide vital aux organes, et par suite suspension ou diminution de leurs fonctions ; si au contraire l’arrêt léger du cœur est suivi d’une intensité plus grande dans son action, il y a distribution d’une plus grande quantité du liquide vital dans les organes, et par suite surexcitation de leurs fonctions.

Cependant tous les organes du corps et tous les tissus organiques ne sont pas également sensibles à ces variations de la circulation artérielle, qui peuvent diminuer ou augmenter brusquement la quantité du liquide nourricier qu’ils reçoivent. Les organes nerveux et surtout le cerveau, qui constituent l’appareil dont la texture est la plus délicate et la plus élevée dans l’ordre physiologique, reçoivent les premiers les atteintes de ces troubles circulatoires. C’est une loi générale pour tous les animaux : depuis la grenouille jusqu’à l’homme, la suspension de la circulation du sang amène en premier lieu la perte des fonctions cérébrales et nerveuses, de même que l’exagération de la circulation exalte d’abord les manifestations cérébrales et nerveuses.

Toutefois ces réactions de la modification circulatoire sur les organes nerveux demandent pour s’opérer un temps très-différent selon les espèces.

Chez les animaux à sang froid, ce temps est très-long, surtout pendant l’hiver ; une grenouille reste plusieurs heures avant d’éprouver les conséquences de l’arrêt de la circulation ; on peut lui enlever le cœur, et pendant quatre ou cinq heures elle saute et nage sans que sa volonté ni ses mouvements paraissent le moins du monde troublés.

Chez les animaux à sang chaud, c’est tout différent : la cessation d’action du cœur amène très-rapidement la disparition des phénomènes cérébraux, et d’autant plus facilement que l’animal est plus élevé, c’est-à-dire possède des organes nerveux plus délicats.

Le raisonnement et l’expérience nous montrent qu’il faut encore placer, sous ce rapport, l’homme au premier rang. Chez lui, le cerveau est si délicat qu’il éprouvera en quelques secondes, et pour ainsi dire instantanément, le retentissement des influences nerveuses exercées sur l’organe central de la circulation, influences qui se traduisent comme nous allons le voir bientôt, tantôt par une émotion, tantôt par une syncope.

Les phénomènes physiologiques suivent partout une loi identique, mais la nature plus ou moins délicate de l’organisme vivant peut leur donner une expression toute différente. Ainsi la loi de réaction du cœur sur le cerveau est la même chez la grenouille et chez l’homme ; cependant jamais la grenouille ne pourra éprouver une émotion ni une syncope, parce que le temps qu’il faut à son cœur pour ressentir l’influence nerveuse, et à son cerveau pour éprouver l’influence circulatoire, est si long que la relation physiologique entre les deux organes disparaît.

Chez l’homme, l’influence du cœur sur le cerveau se traduit par deux états principaux entre lesquels on peut supposer beaucoup d’intermédiaires : la syncope et l’émotion.

La syncope est due à la cessation momentanée des fonctions cérébrales par cessation de l’arrivée du sang artériel dans le cerveau.

On pourrait produire la syncope en liant ou en comprimant directement toutes les artères qui vont au cerveau ; mais ici ne nous occupons que de la syncope qui survient par une influence sensitive portée sur le cœur et assez énergique pour arrêter ses mouvements. L’arrêt du cœur qui produit la perte de connaissance en privant le cerveau du sang amène aussi la pâleur des traits et une foule d’autres effets accessoires dont il ne peut être question ici. Toutes les impressions sensitives énergiques et subites sont dans le cas d’amener la syncope, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature. Des impressions physiques sur les nerfs sensitifs ou des impressions morales, des sensations douloureuses ou des sensations de volupté, conduisent au même résultat et amènent l’arrêt du cœur.

La durée de la syncope est naturellement liée à la durée de l’arrêt du cœur. Plus l’arrêt a été intense, plus en général la syncope se prolonge, et plus difficilement se rétablissent les battements cardiaques, qui d’abord reviennent irrégulièrement pour ne reprendre que lentement leur rhythme normal.

Quelquefois l’arrêt du cœur est définitif et la syncope mortelle ; chez les individus faibles et en même temps très-sensibles, cela peut arriver. On a constaté expérimentalement que, sur des colombes épuisées par l’inanition, il suffit parfois de produire une douleur vive, en pinçant un nerf de sentiment, pour amener un arrêt du cœur définitif et une syncope mortelle.

L’émotion dérive du même mécanisme physiologique que la syncope, mais elle a une manifestation bien différente. La syncope, qui enlève le sang au cerveau, donne une expression négative, en prouvant seulement qu’une impression nerveuse violente est allée se réfléchir sur le cœur pour revenir frapper le cerveau. L’émotion au contraire, qui envoie au cerveau une circulation plus active, donne une expression positive, en ce sens que l’organe cérébral reçoit une surexcitation fonctionnelle en harmonie avec la nature de l’influence nerveuse qui l’a déterminée. Dans l’émotion, il y a toujours une impression initiale qui surprend en quelque sorte et arrête très-légèrement le cœur, et par suite une faible secousse cérébrale qui amène une pâleur fugace ; aussitôt le cœur, comme un animal piqué par un aiguillon, réagit, accélère ses mouvements et envoie le sang à plein calibre par l’aorte et par toutes les artères. Le cerveau, le plus sensible de tous les organes, éprouve immédiatement et avant tous les autres les effets de cette modification circulatoire. Le cerveau a été sans doute le point de départ de l’impression nerveuse sensitive ; mais par l’action réflexe sur les nerfs moteurs du cœur l’influence sensitive a provoqué dans le cerveau les conditions qui viennent se lier à la manifestation du sentiment.

En résumé, chez l’homme, le cœur est le plus sensible des organes de la vie végétative ; il reçoit le premier de tous l’influence nerveuse cérébrale. Le cerveau est le plus sensible des organes de la vie animale ; il reçoit le premier de tous l’influence de la circulation du sang. De là résulte que ces deux organes culminants de la machine vivante sont dans des rapports incessants d’action et de réaction. Le cœur et le cerveau se trouvent dès lors dans une solidarité d’actions réciproques des plus intimes, qui se multiplient et se resserrent d’autant plus que l’organisme devient plus développé et plus délicat.

Ces rapports peuvent être constants ou passagers, varier avec le sexe et avec l’âge. C’est ainsi qu’à l’époque de la puberté, lorsque des organes, jusqu’alors restés inertes ou engourdis, s’éveillent et se développent, des sentiments nouveaux prennent naissance dans le cerveau et apportent au cœur des impressions nouvelles.

Les sentiments que nous éprouvons sont toujours accompagnés par des action réflexes du cœur ; c’est du cœur que viennent les conditions de manifestation des sentiments, quoique le cerveau en soit le siége exclusif. Dans les organismes élevés, la vie n’est qu’un échange continuel entre le système sanguin et le système nerveux. L’expression de nos sentiments se fait par un échange entre le cœur et le cerveau, les deux rouages les plus parfaits de la machine vivante. Cet échange se réalise par des relations anatomiques très-connues, par les nerfs pneumo-gastriques qui portent les influences nerveuses au cœur, et par les artères carotides et vertébrales qui apportent le sang au cerveau. Tout ce mécanisme merveilleux ne tient donc qu’à un fil, et si les nerfs qui unissent le cœur au cerveau venaient à être détruits, cette réciprocité d’action serait interrompue, et la manifestation de nos sentiments profondément troublée.

Toutes ces explications, me dira-t-on, sont bien empreintes de matérialisme.

À cela je répondrai que ce n’est pas ici la question. Si ce n’était m’écarter du but de ces recherches, je pourrais montrer facilement qu’en physiologie le matérialisme ne conduit à rien et n’explique rien ; mais un concert en est-il moins ravissant parce que le physicien en calcule mathématiquement toutes les vibrations ? Un phénomène physiologique en est-il moins admirable parce que le physiologiste en analyse toutes les conditions matérielles ? Il faut bien que cette analyse, que ces calculs se fassent, car sans cela il n’y aurait pas de science. Or la science physiologique nous apprend que, d’une part, le cœur reçoit réellement l’impression de tous nos sentiments, et que, d’autre part, le cœur réagit pour renvoyer au cerveau les conditions nécessaires de la manifestation de ces sentiments, d’où il résulte que le poëte et le romancier qui, pour nous émouvoir, s’adressent à notre cœur, que l’homme du monde qui à tout instant exprime ses sentiments en invoquant son cœur, font des métaphores qui correspondent à des réalités physiologiques.

Quelquefois un mot, un souvenir, la vue d’un événement, éveillent en nous une douleur profonde. Ce mot, ce souvenir ne sauraient être douloureux par eux-mêmes, mais seulement par les phénomènes qu’ils provoquent en nous.

Quand on dit que le cœur est brisé par la douleur, il y a des phénomènes réels dans le cœur. Le cœur a été arrêté, si l’impression douloureuse a été trop soudaine ; le sang n’arrivant plus au cerveau, la syncope, des crises nerveuses en sont la conséquence. On a donc bien raison, quand il s’agit d’apprendre à quelqu’un une de ces nouvelles terribles qui bouleversent notre âme, de ne la lui faire connaître qu’avec ménagement.

Nous savons par nos expériences sur les nerfs du cœur que les excitations graduées émoussent ou épuisent la sensibilité cardiaque en évitant l’arrêt des battements.

Quand on dit qu’on a le cœur gros, après avoir longtemps été dans l’angoisse et avoir éprouvé des émotions pénibles, cela répond encore à des conditions physiologiques particulières du cœur. Les impressions douloureuses prolongées, devenues incapables d’arrêter le cœur, le fatiguent et le lassent, retardent ses battements, prolongent la diastole, et font éprouver dans la région précordiale un sentiment de plénitude ou de resserrement.

Les impressions agréables répondent aussi à des états déterminés du cœur.

Quand une femme est surprise par une douce émotion, les paroles qui ont pu la faire naître ont traversé l’esprit comme un éclair, sans s’y arrêter ; le cœur a été atteint immédiatement et avant tout raisonnement et toute réflexion. Le sentiment commence à se manifester après un léger arrêt du cœur, imperceptible pour tout le monde, excepté pour le physiologiste ; le cœur, aiguillonné par l’impression nerveuse, réagit par des palpitations qui le font bondir et battre plus fortement dans la poitrine, en même temps qu’il envoie plus de sang au cerveau, d’où résultent la rougeur du visage et une expression particulière des traits correspondant au sentiment de bien-être éprouvé.

Ainsi dire que l’amour fait palpiter le cœur n’est pas seulement une forme poétique ; c’est aussi une réalité physiologique.

Quand on dit à quelqu’un qu’on l’aime de tout son cœur, cela signifie physiologiquement que sa présence ou son souvenir éveille en nous une impression nerveuse qui, transmise au cœur par les nerfs pneumo-gastriques, fait réagir notre cœur de la manière la plus convenable pour provoquer dans notre cerveau un sentiment ou une émotion affective. Je suppose ici, bien entendu, que l’aveu est sincère ; sans cela, le cœur n’éprouverait rien et le sentiment ne serait que sur les lèvres. Chez l’homme, le cerveau doit, pour exprimer ses sentiments, avoir le cœur à son service.

Deux cœurs unis sont des cœurs qui battent à l’unisson sous l’influence des mêmes impressions nerveuses, d’où résulte l’expression harmonique de sentiments semblables.

Les philosophes disent qu’on peut maîtriser son cœur et faire taire ses passions. Ce sont encore des expressions que la physiologie peut interpréter. On sait que par sa volonté l’homme peut arriver à dominer beaucoup d’actions réflexes dues à des sensations produites par des causes physiques. La raison parvient sans doute à exercer le même empire sur les sentiments moraux. L’homme peut arriver par la raison à empêcher les actions réflexes sur son cœur ; mais plus la raison pure tendrait à triompher, plus le sentiment tendrait à s’éteindre.

La puissance nerveuse capable d’arrêter les actions réflexes est en général moindre chez la femme que chez l’homme : c’est ce qui lui donne la suprématie dans le domaine de la sensibilité physique et morale, c’est ce qui a fait dire qu’elle a le cœur plus tendre que l’homme.

Mais je m’arrête dans ces considérations, qui nous entraîneraient trop loin, et je terminerai par une conclusion générale.

La science ne contredit point les observations et les données de l’art, et je ne saurais admettre l’opinion de ceux qui croient que le positivisme scientifique doit tuer l’inspiration. Suivant moi, c’est le contraire qui arrivera nécessairement. L’artiste trouvera dans la science des bases plus stables, et le savant puisera dans l’art une intuition plus assurée. Il peut sans doute exister des époques de crise dans lesquelles la science, à la fois trop avancée et encore trop imparfaite, inquiète et trouble l’artiste plutôt qu’elle ne l’aide. C’est ce qui peut arriver aujourd’hui pour la physiologie à l’égard du poëte et du philosophe ; mais ce n’est là qu’un état transitoire, et j’ai la conviction que quand la physiologie sera assez avancée, le poëte, le philosophe et le physiologiste s’entendront tous.

Revue des Deux-Mondes, 1er mars 1865.

  1. A, artère aorte sortant du cœur gauche ; P, artère pulmonaire partant du ventricule droit ; c, c′, veines caves inférieure et supérieure se rendant dans l’oreillette droite ; p, p′, veines pulmonaires droite et gauche se rendant dans l’oreillette gauche ; o, oreillette gauche ; o′, oreillette droite ; d, ventricule droit ; g, ventricule gauche.
  2. oo, oreillettes ; vv, ventrîcules ; aa, système aortique ; c, capillaires généraux ; ve, veines à sang noir ; ap, artère pulmonaire ; pcapillaires du poumon ; vp, veines à sang rouge.
  3. Valvules ventriculaires ouvertes ; valvules semi-lunaires fermées.
  4. Valvules ventriculaires fermées ; valvules semi-lunaires ouvertes.
  5. Plus que doublé de grandeur, pour faire voir la circulation du sang dans le blastoderme : a, jaune ; b, sinus terminal ; b², immersion supérieure du sinus terminal ; e, aorte ; d, points pulsatifs du cœur ; ff, artères du blastoderme ; ggg, veines du blastoderme (une inférieure et deux supérieures ; celle-ci est parfois simple) ; eearea pellucida, en forme de biscuit ; h, l’œil. On a omis les ramifications les plus déliées et les anastomoses avec le sinus terminal. (Wagner.)
  6. Voy. le Curare, p. 237.
  7. La colonne vertébrale est coupée de manière que le fragment supérieur a serve à fixer un crochet et que sa séparation d’avec le fragment inférieur laisse un espace libre, dans lequel apparaissent les nerfs lombaires b.
  8. Voyez Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux. Paris, 1858.
  9. a, carotide ; m, mercure ; m′, mercure dans le tube ; T, branche verticale ; t, t′, branche horizontale.