Hachette (p. 265-271).



XX

les adieux


Gribouille regardait sa sœur ; il devina qu’elle soufrait ; il comprit imparfaitement qu’il était la cause principale de son chagrin et de ses embarras.

Ses yeux se mouillèrent de larmes ; il chercha le moyen de réparer le mal qu’il avait fait. « Je l’ai trouvé », pensa-t-il. Et, s’esquivant sans bruit, il se dirigea vers la chambre de M. Delmis.

« Que veux-tu, Gribouille ? dit M. Delmis en se retournant au bruit de la porte.

— Caroline pleure, dit Gribouille à voix basse. Oui, Caroline pleure, et c’est ma faute ; je viens vous prier, quoique vous ne soyez plus mon ami, de nous venir en aide, de réparer ce que j’ai fait.

— Pourquoi dis-tu que je ne suis plus ton ami ? Je le suis et le serai toujours, dit M. Delmis d’une voix douce et amicale.

gribouille.

Non ; vous avez été faible une fois : je ne compte plus sur vous.

monsieur delmis, vivement.

Faible !… Gribouille, tu t’oublies ! tu comptes trop sur mon amitié !

gribouille.

Non, puisque je n’y compte plus. Vous avez été faible quand vous m’avez abandonné pour l’affaire de Jacquot. Au lieu de me soutenir, vous avez dit : « Tire-toi d’affaire comme tu pourras ». Et comment pouvais-je me tirer d’affaire, puisque c’est vous qui aviez mis la tête de Jacquot dans la souricière ? Que pouvais-je dire, moi ? Si vous ne m’aviez pas conseillé, j’aurais jeté Jacquot au fond du fumier, et personne n’aurait rien su. »

M. Delmis, qui s’était calmé à mesure que Gribouille parlait, sourit à ses dernières phrases, et, reprenant son air de bonté, il lui dit :

« Tout cela ne m’explique pas pourquoi Caroline pleure, et ce que je puis faire pour la consoler. »

Gribouille raconta ce qui venait de se passer avec Mme Delmis et les craintes de Caroline.

« L’affaire est mauvaise, dit M. Delmis, moitié mécontent au récit des paroles de Gribouille à Mme Delmis, moitié attristé par les craintes trop légitimes de Caroline. L’affaire est mauvaise, répéta-t-il. Je ne vois qu’un moyen : c’est que Caroline cherche de l’ouvrage chez des personnes nouvelles… Je ne sais pas… Je verrai… Ce ne sera pas facile… Quelle idée aussi d’avoir été parler de fausses dents à ma femme !…

— Non, non, je n’ai pas parlé de fausses dents, j’ai oublié ! » s’écria Gribouille.

M. Delmis ne put s’empêcher de sourire.

« Laisse-moi, dit-il, j’y penserai. Quand je verrai le brigadier, j’en causerai avec lui.

— Ce sera très bien, cela, dit Gribouille. Précisément il disait tantôt à Caroline qu’il la protégerait et l’aimerait comme sa sœur. C’est bon d’avoir pour protecteur un brigadier : ça vous fait respecter tout de même.

— Certainement, dit M. Delmis en riant. Nous nous occuperons de vos affaires à nous deux, et j’espère que nous nous en tirerons avec honneur. »

Gribouille sortit enchanté ; il courut vers sa sœur et lui dit qu’il venait de causer avec M. Delmis, et qu’il la protégerait avec le brigadier.

« Avec le brigadier ! s’écria Caroline. Je ne veux pas de cela, moi ! Je saurai bien me tirer d’affaire sans lui.

gribouille.

Tiens ! pourquoi cela ? Le brigadier n’est pas vieux, il est jeune comme toi, et il a de la force et de la raison.

caroline.

Je ne dis pas non, Gribouille ; mais c’est inutile, je ne le veux pas.

gribouille.

Alors, va le dire à monsieur ; car il lui parlera, il l’a dit.

caroline.

Je ne dirai rien à monsieur, puisque nous nous en allons demain. Et si je ne trouve pas à vivre ici avec toi, nous nous en irons dans le pays de ma mère.

gribouille.

Comme tu voudras ; je te suivrai partout. »

La journée se termina tristement. Mme Delmis était mal à l’aise devant l’air sérieux, presque mécontent, de son mari ; les enfants seuls causaient, mais eux aussi étaient préoccupés du départ de Caroline et de Gribouille. Personne, excepté Mme Delmis, ne savait que la séparation dût avoir lieu dès le lendemain, et les enfants projetaient une promenade dans la campagne en compagnie de Gribouille.

Vers la fin de la soirée, Gribouille entra et sans parler présenta à M. Delmis un paquet de clefs.

monsieur delmis.

Pourquoi m’apportes-tu ces clefs ? Que veux-tu que j’en fasse ?

gribouille.

Je vous les apporte, monsieur, parce qu’elles sont à vous ; et je veux que vous les gardiez, puisqu’elles sont à vous.

monsieur delmis.

Mais c’est Caroline qui doit les garder.

gribouille.

C’était Caroline, monsieur, mais ce n’est plus elle, puisque nous partons demain dès le matin.

— Demain ! s’écria M. Delmis en se levant précipitamment. C’est impossible ! On ne s’en va pas comme ça. Caroline n’est pas capable d’un procédé pareil.

gribouille.

Monsieur a raison. Caroline n’est pas capable d’un procédé pareil. C’est madame qui nous fait partir comme si nous étions des voleurs. Ce ne serait toujours pas ses robes qu’on emporterait ! Des robes qui lui vont !…

Gribouille se mit à rire ; M. Delmis, malgré sa contrariété, réprima à moitié un sourire ; les enfants restaient consternés ; Mme Delmis était fort embarrassée.

madame delmis.

Mon ami,… j’ai cru devoir chercher tout de suite quelqu’un… Gribouille est si grossier… On ne peut pas exposer les personnes qui viennent chez nous… aux… aux malhonnêtetés,… aux coups de cet imbécile… Vous savez combien Caroline est susceptible… Elle n’a pas voulu,… elle a voulu…

monsieur delmis.

Elle n’a pas voulu supporter vos humeurs, et elle a voulu s’y soustraire le plus promptement possible : je la comprends et je l’approuve… Gribouille, mon ami, va chercher ta sœur. Il faut que je lui parle. Amène-la dans mon cabinet.

Gribouille partit en courant ; deux minutes après il amenait Caroline dans le cabinet, où l’attendait M. Delmis.

monsieur delmis.

C’est demain que vous partez ma chère enfant ; par affection et par intérêt pour vous, je ne cherche pas à vous retenir. Je vous promets encore une fois de veiller sur vous et de vous protéger de tout mon pouvoir ; mais je ne vous laisserai pas partir sans vous donner un témoignage de satisfaction et d’amitié. J’ajoute aux gages que vous avez reçus une petite somme qui vous aidera à vivre en attendant que l’ouvrage vous arrive. Adieu, ma chère enfant, adieu ; que Dieu vous bénisse et vous protège, ainsi que votre pauvre frère ; j’irai vous voir chez vous.

— Monsieur ! Oh ! merci ; cent fois merci pour votre bonté », dit Caroline en se couvrant la figure de son mouchoir. Elle se retira précipitamment pour cacher ses larmes. Elle ne songea pas à prendre le petit paquet que lui présentait M. Delmis.

« Tiens, Gribouille, dit-il d’une voix émue, prends cela, tu le donneras à ta sœur.

gribouille.

Oui, monsieur ; je remercie bien monsieur. Je prie monsieur de nous regretter et de faire attention aux gens qui nous remplaceront et qui ne feront jamais si bien que nous ; monsieur peut bien y compter. J’en suis fâché pour monsieur, quoiqu’il ne soit plus mon ami ; mais j’en suis bien aise pour madame, qui n’est pas bonne tout de même. Ces dames avaient raison : madame est mauvaise maîtresse. Mais que monsieur ne s’en tourmente pas, puisqu’il ne peut pas l’empêcher. Adieu, monsieur, je salue bien monsieur. J’ai du regret de quitter monsieur, bien que monsieur ait donné raison à Jacquot contre moi. »

M. Delmis lui tendit la main :

« Adieu, mon ami, dit-il.

gribouille.

Mon ami ?… Eh bien, oui ! Mon ami ! je veux bien ; j’oublie tout ; je pardonne tout. Je redeviens votre ami et je serai votre ami. Adieu. »