Hachette (p. 273-283).



XXI

le vol


Gribouille sortit après avoir fortement secoue la main de M. Delmis, qui ne put s’empêcher de sourire de cette dernière naïveté de Gribouille. Il redescendit dans la cuisine, où il trouva Caroline qui pleurait à chaudes larmes.

« Ne pleure pas, Caroline, dit Gribouille en entrant ; ne pleure pas. Tout est raccommodé ! »

Caroline releva la tête.

gribouille.

Oui, tout est arrangé ; j’ai pardonné à monsieur, je suis de nouveau son ami ; il est redevenu le mien ; il viendra me voir et tu verras que nous serons très heureux. À présent, finissons nos paquets. Veux-tu que j’emporte le plus gros ce soir ?

caroline.

Je veux bien : fais comme tu voudras, répondit Caroline d’une voix triste.

gribouille.

Caroline, Caroline, pourquoi ce chagrin ? Monsieur est bon, c’est vrai : mais madame est mauvaise et ennuyeuse. Monsieur viendra nous voir ; il l’a dit. Le brigadier viendra : c’est sûr cela. Oh ! tu as beau hocher la tête : je dis, moi, qu’il viendra, puisqu’il t’a dit qu’il t’aimerait comme une sœur. Est-ce que je pourrais vivre sans te voir, moi qui suis ton frère ? Tu ris à présent ! À la bonne heure ! Montre-moi ce que je dois emporter. »

Caroline, distraite par le babil de son frère, l’aida à arranger en paquet leur linge et leurs vêtements ; il chargea le paquet sur son dos et partit, bravement malgré l’obscurité. Il ne s’aperçut pas qu’il était suivi par un homme et une femme qui s’étaient effacés dans l’ombre du mur quand il avait franchi la porte et qui se rapprochaient insensiblement de lui, en s’observant pour ne faire aucun bruit. Comme il avançait près de la maison, seul héritage que leur avait laissé leur mère, il se sentit saisir brusquement par derrière, et, avant qu’il eût eu le temps de crier ou de se défendre, il fut jeté le visage contre terre, maintenu fortement par des mains vigoureuses, et débarrassé de son paquet. Quand il put crier et se relever, il ne vit plus rien que deux ombres qui se sauvaient : dans l’une d’elles il crut reconnaître une femme, de la taille et de la tournure de Rose.

Effrayé, tremblant, il retourna chez M. Delmis ; Caroline fut frappée de sa pâleur ; ses dents claquaient ; il ne put répondre à ses questions qu’après qu’elle lui eut fait boire un verre d’eau. Il put alors raconter le vol dont il avait été victime. Caroline fut aussi désolée de l’agitation de son frère que de la perte irréparable que leur causait ce vol ; le paquet contenait leurs meilleurs vêtements, tout leur linge.



« Il faut tout raconter à nos amis, dit Gribouille : ils trouveront les voleurs, ils sont si habiles !

caroline.

À monsieur seulement ; c’est lui qui est maire et qui donnera des ordres.

gribouille.

Eh bien ! j’y vais. Viens-tu avec moi ?

caroline.

Non, j’ai à finir la robe de madame ; il y en a encore pour une heure de travail.

gribouille.

Tu es trop bonne de te donner tant de mal pour cette femme. Je vais donc seul tout raconter à monsieur. »

Quelques instants après, M. Delmis entendit frapper à sa porte.

« Entrez, dit-il… Tiens, c’est toi, Gribouille ? Par quel hasard ?… Que t’est-il arrivé ? Tu es plein de poussière… Comme tu es pâle ! Qu’as-tu, mon pauvre garçon ?

gribouille.

Je n’ai plus rien, monsieur. Ils m’ont tout volé. Je n’ai plus de bel habit, de belles cravates, Caroline n’a plus de belles robes ni de souliers : rien, plus rien. Ils m’ont tout volé.

monsieur delmis.

Qui est-ce qui t’a volé ?

gribouille.

C’est ce que je ne sais pas, monsieur : un homme et une femme… Je croirais assez que c’est Mlle Rose ; ça en avait bien la mine.

monsieur delmis.

Comment a-t-on pu te voler dans ma maison ?

gribouille.

Ah ! voilà, monsieur ! C’est que ce n’était pas dans la maison. Monsieur sait bien que madame nous avait chassés… Oui, oui, monsieur, chassés. Quand on fait partir les gens en une journée, cela s’appelle bien chasser… Donc monsieur sait bien que madame nous avait chassés. Je prie monsieur de ne pas m’interrompre, sans quoi je ne finirai jamais.

monsieur delmis.

Je ne t’interromps pas ! Je ne dis rien.

gribouille.

Monsieur ne dit rien, mais il fait des figures et des gestes qui parlent. Je sais bien ce que monsieur veut dire : Gribouille est bête ! Gribouille m’ennuie !

monsieur delmis.

Mais non, mais non ! Dis toujours.

gribouille.

Donc, madame nous avait chassés… Bon ! monsieur ne bouge pas : je continue. Il fallait emporter nos effets. Caroline pleurait, que cela me fendait le cœur ; j’ai voulu la distraire, je lui ai proposé de faire un paquet, que j’emporterais tout de suite. Elle le fait, ça la distrait : elle sourit ; je pars, il faisait nuit ; je marche, j’avance ; je sens un poids de mille livres sur mon dos ; je tombe ; en une minute le poids s’en va et mon paquet avec. J’avais le visage dans la poussière ; je me secoue, je regarde ; du côté de la butte du moulin je vois un homme et une femme qui couraient ; je crois reconnaître Mlle Rose. Je veux courir après, mais j’aime mieux rentrer : des voleurs, c’est toujours mauvais ; je rentre, je raconte à Caroline ce que je suis en train de raconter à monsieur ; et voilà.

monsieur delmis.

Tu as bien fait de venir me parler tout de suite de ce qui est arrivé. C’est grave ! Un vol à deux… en pleine rue… Je prends mon chapeau et je t’emmène chez le brigadier ; tu lui raconteras comment les choses se sont passées, et je lui donnerai les ordres nécessaires pour faire des recherches.

gribouille.

Oui, monsieur, je vous suis. Avec vous, je n’aurai pas peur ; seul, je n’aurais pas aimé à me promener dans les rues après ce qui m’est arrivé. »

M. Delmis sortit avec Gribouille, après avoir prévenu Caroline de ne pas s’effrayer d’une longue absence.

gribouille.

Pourquoi monsieur pense-t-il que nous pourrions être longtemps absents ? Est-ce que monsieur va courir après les voleurs ? Monsieur n’ignore pas que les voleurs ont des armes.

monsieur delmis.

Non, rassure-toi, mon garçon ; nous ne courrons pas après ; mais le procès-verbal sera long à rédiger, et peut-être me faudra-t-il attendre le retour des gendarmes qu’on va envoyer à la recherche des voleurs.

gribouille.

Je comprends ! Monsieur ne s’exposera pas : il enverra les bons gendarmes pour recevoir les coups.

monsieur delmis, souriant.

J’espère bien qu’ils n’en recevront pas, mais qu’ils en donneront. D’ailleurs, ce que j’en ai dit, c’est plus pour rassurer Caroline que pour autre chose.


En une minute le poids s’en va et mon paquet avec. (P. 277.)

Tout en causant, ils arrivèrent à la porte du brigadier ; M. Delmis frappa ; le brigadier vint ouvrir et fut très étonné de voir le maire accompagné de Gribouille.

« J’ai besoin de vous, brigadier, dit M. Delmis en entrant.

le brigadier.

Et pourquoi monsieur le maire s’est-il donné la peine de venir lui-même ? Mon jeune ami que voici, ajouta-t-il en passant la main sur la tête de Gribouille, serait venu me chercher ; j’aurais évité la course à monsieur le maire.

monsieur delmis.

C’est que votre jeune ami n’aurait pas osé sortir seul. Oh ! je sais qu’il est courageux d’habitude, mais il a été volé non loin d’ici et il vient vous faire son rapport.

le brigadier.

Volé ? De quoi donc, mon pauvre Gribouille, et par qui ?

gribouille.

De quoi ? De tous mes effets et de ceux de Caroline que j’emportais sur mon dos dans notre maison ; c’était pour distraire Caroline, qui pleurait, et puis, comme je l’ai dit à monsieur, un poids de mille livres m’est tombé sur le dos, m’a fait tomber sur le nez, et puis tout est parti : le poids et le paquet.

le brigadier.

As-tu vu quelqu’un ?

gribouille.

J’ai vu deux personnes qui se sauvaient, un homme et une femme, du côté de la butte au moulin.

— Ah ! ah ! la butte au moulin ! dit le brigadier d’un air pensif en caressant sa moustache… Et… as-tu reconnu la femme ?

gribouille.

J’ai cru reconnaître Mlle Rose ; mais il faut dire que je n’en suis pas sûr ; il faisait noir, elle courait vite, j’avais les yeux pleins de poussière et un peu tremblotants.

le brigadier, toujours pensif.

Mlle Rose ? ce serait cela ! C’est bien cela… chez Michel.

monsieur delmis.

Est-ce que… vous avez quelque idée sur Rose et Michel ?

le brigadier.

Michel demeure par là, monsieur ; il connaissait Rose depuis longtemps et il devait l’épouser. Monsieur le maire sait que Michel est un mauvais sujet, qui a déjà goûté de la prison pour vol ; Rose va souvent chez lui ; elle emporte des paquets de je ne sais quoi, qu’elle va vendre au détail ; et je ne serais pas étonné, si on faisait une visite à Michel…

monsieur delmis.

Qu’elle y fût, n’est-ce pas ?

le brigadier.

Oui, monsieur le maire ; mais nous ne pouvons pas faire de visites de nuit sans ordre.

monsieur delmis.

C’est pour ça que je suis venu, brigadier. Donnez-moi un papier timbré. »

M. Delmis signa immédiatement un ordre de recherche, pour effets volés, chez Michel.

« Tenez, dit-il, envoyez deux de vos hommes ; ils feront l’affaire.

le brigadier.

Pardon, monsieur le maire, je préfère y aller moi-même ; il suffit que ce soit pour Mlle Caroline et pour mon ami Gribouille, ajouta-t-il en lui tendant la main, pour que je ne confie cette affaire à aucun autre qu’à moi-même. »

Le brigadier ceignit son sabre, passa des pistolets dans son ceinturon, s’enveloppa d’un manteau, appela un de ses gendarmes, qui fit comme son chef, et tous deux partirent, se dirigeant sans bruit vers la butte au moulin.


Rose releva l’échelle et la replaça. (Page 286)