Hachette (p. 259-263).



XIX

les bonnes langues


Caroline ne répondit pas ; les enfants sortirent pour demander à leur père ce que Caroline ne demandait pas elle-même. M. Delmis leur fit comprendre que, Caroline ne voulant pas se séparer de Gribouille, il devenait impossible d’imposer à leur mère un garçon aussi borné, aussi maladroit, et assez mal-appris pour lutter de vive force contre les personnes qui venaient la voir. Cependant Mme Grébu ne perdait pas son temps ; elle allait chez toutes les personnes qui avaient fait travailler Caroline, pour leur raconter les prétendues insolences dont elle était victime.

« Mme Delmis ne peut plus y tenir ; malgré sa coquetterie, son désir de faire la jeune, de paraître élégante, de nous éclipser toutes par ses coiffures (très ridicules, entre nous), elle est obligée de mettre à la porte le frère et la sœur ; tantôt ils m’ont empêchée d’entrer chez Mme Delmis, ils m’ont jetée à terre, battue, à moitié étranglée ; sans le secours du brigadier de gendarmerie, qui les a repoussés et qui m’a délivrée, ils m’auraient tuée ; le brigadier a été obligé de me reconduire jusque chez moi, tant il craignait que je ne fusse poursuivie par eux.

madame piret.

Jamais je n’aurais cru Caroline…

madame grébu.

Ma chère, vous ne savez pas ce qu’elle est ; ce sont des gens dangereux ; M. le maire s’en est bien aperçu ; c’est pourquoi il ne les garde pas. Croyez-moi, ma chère, ne donnons pas d’ouvrage à la fille, pour la forcer à quitter le pays avec son gredin de frère.

mademoiselle piret.

Le pauvre garçon est à moitié idiot ; je le croyais bon et doux.

madame grébu.

Bon ? doux ?… Méchant, ma chère, méchant comme il n’est pas possible ! Il arrivera malheur ! vous verrez ça ! il tuera quelqu’un en reportant l’ouvrage de sa sœur.

madame piret, avec frayeur.

Ah ! mon Dieu ! Comment ! vous croyez…? Il serait capable…?

madame grébu.

Capable de tout, ma chère ! de tout ! Entendez-vous ? de tout ! »

C’est ainsi que Mme Grébu, allant de porte en porte, réussit à enlever à la pauvre Caroline ses anciennes pratiques, lui ôtant ainsi tout moyen de gagner sa vie. Mme Delmis sortit de son côté pour chercher une remplaçante à Caroline ; ce fut dans sa tournée d’amies qu’elle apprit la scène qui venait de se passer chez elle entre Mme Grébu et Gribouille. L’irritation qu’elle en conçut activa ses recherches ; elle finit par rencontrer à peu près ce qu’il lui fallait ; mais cette femme ne savait pas faire les robes et n’avait pas le talent, l’adresse et la bonne volonté de Caroline. Elle l’arrêta immédiatement, pour commencer son service dès le lendemain. Mme Grébu, qui s’était rencontrée avec Mme Delmis dans une maison amie, et qui l’avait aidée dans ses recherches, triomphait de ce qu’elle croyait être une humiliation pour ses deux ennemis.

Quand Mme Delmis rentra, elle annonça à Caroline et à Gribouille, d’un ton fort courroucé, qu’elle venait d’apprendre la scène scandaleuse qu’ils s’étaient permis de faire à cette bonne Mme Grébu ; qu’elle venait de chercher et de trouver une servante qui entrerait chez elle le lendemain, et qu’ils pouvaient faire leurs paquets.

Caroline ne répondit pas : elle accepta en silence l’accusation injuste d’avoir insulté et même battu Mme Grébu ; mais Gribouille, voyant ce silence et devinant le motif généreux qui empêchait Caroline de se défendre, s’élança devant Mme Delmis, qui recula avec effroi ; il lui dit d’une voix ferme :

« Arrêtez, madame ! Écoutez la justification de ma sœur ; elle se tait pour ne pas m’accuser ; elle est plus généreuse que vous, qui accusez sans savoir.

— Insolent ! s’écria Mme Delmis.

— Laissez-moi dire, continua Gribouille en élevant la voix et en repoussant sa sœur qui cherchait vainement à le faire taire, et ne m’impatientez pas, car je commence à m’irriter de vos injustices. C’est moi qui ai arrêté Mme Grébu pour l’empêcher de vous déranger, puisque vous aviez défendu de laisser entrer. C’est moi qui l’ai jetée à terre… C’est moi qui l’ai roulée et un peu serrée. Caroline ne l’a pas touchée ; le brigadier ne l’a pas délivrée, il s’est moqué d’elle ; il l’a emmenée à contre-cœur, parce qu’elle faisait des simagrées et qu’elle prétendait ne pas pouvoir marcher. Vous dites qu’elle est votre amie ! Je vous dis qu’elle est votre ennemie, et qu’elle dit du mal de vous, qu’elle se moque de vos toilettes, qu’elle a voulu vous enlever Caroline en la payant plus cher et en la payant mieux. Mme Piron et Mme Ledoux en disent autant. Vous voilà prévenue ; Caroline est justifiée. Nous sommes contents de vous quitter, et tout de suite encore ; nous ne regretterons que monsieur, qui est bon, lui, et qui n’est pas comme vous ; ce n’est pas lui qui s’occupe de sa toilette, ni de ses dents, ni de ses cheveux !

— Impertinent ! misérable ! » s’écria Mme Delmis, ne pouvant plus maîtriser sa colère.

Et, se jetant en avant, elle écarta Gribouille d’un coup de poing et monta l’escalier.

caroline.

Qu’as-tu fait, Gribouille ? Tu l’as exaspérée.

gribouille.

Et qu’importe ? Je lui ai dit le vrai ; il est bon qu’elle sache ce qu’elle est et ce que sont ses amies.

caroline.

Mais elle va nous faire tout le mal possible ! elle va m’empêcher de gagner de quoi vivre.

gribouille.

Tu crois ? Elle serait assez méchante pour cela ?

caroline.

Hélas ! je le crains.

Caroline tomba sur une chaise, et, cachant sa figure dans ses mains, elle pria ; elle invoqua le secours de Dieu, de la sainte Vierge et des saints ; elle demanda à Dieu de lui donner de la force et de lui épargner la douleur cruelle de voir son frère en proie aux privations et aux souffrances.