Hachette (p. 239-257).



XVIII

combat de gribouille.


Pan, pan ! On frappe à la porte ; Caroline va ouvrir, Mme Grébu entre.

madame grébu.

Mme Delmis est-elle chez elle ?

caroline.

Non, madame.

gribouille.

Comment, non ? puisque madame est dans sa chambre.

caroline, bas à Gribouille.

Tais-toi ; elle m’a dit de ne laisser entrer personne.

gribouille.

Ah ! je ne savais pas. Pardon, madame ; c’est que je ne savais pas que Mme Delmis avait défendu de laisser entrer. — C’est drôle, tout de même ! Elle ne veut donc voir personne ?

madame grébu.

Mme Delmis ne veut pas recevoir de visites ; mais moi qui suis son amie, je peux toujours entrer.

gribouille.

Oh ! madame n’est pas une amie !

madame grébu.

Comment ! je ne suis pas une amie ? Moi qui viens sans cesse et qui la reçois toujours !

gribouille.

Ce n’est pas ça qui fait une amie, bien sûr. Si j’avais un ami qui parlât de moi comme vous parlez de madame, il ne serait certainement pas mon ami.

madame grébu.

Qu’il est sot, ce Gribouille ! toujours quelque impertinence dans la bouche. Je ne comprends pas comment Mme Delmis le supporte !

gribouille.

Elle ne le supportera pas longtemps, allez, ni vous non plus, car madame a renvoyé Caroline ce matin, et bien sûr que je ne resterai pas sans elle.

madame grébu.

Renvoyé Caroline ! Serait-ce possible ? Et pourquoi donc ? Elle vous aimait tant !

gribouille.

Madame ne m’a jamais aimé, moi qui vous parle ; elle se méfiait de ce que je voyais trop bien ; je lui disais des petites choses… qui la fâchaient. Et puis elle disait toujours que je cassais tout. Si j’avais seulement le malheur de casser une assiette, une tasse, une carafe, car enfin tout le monde casse ! toute la maison criait : « C’est Gribouille ! il casse tout ! est-il maladroit ! » Et alors madame pense que Caroline n’était pas contente ! Elle disait toujours : « Je m’en irai avec mon frère ! » Bonne Caroline, c’est qu’elle l’a fait comme elle l’avait dit. Pour un méchant perroquet qui est mort par malice, madame s’est fâchée, monsieur s’est fâché ; il n’a plus voulu être mon ami ; madame a voulu me renvoyer ; Caroline a voulu partir, et voilà comment et pourquoi nous partons. Et je suis bien sûr que madame a du chagrin, que c’est pour ça qu’elle ne veut voir personne. C’est que je faisais très bien mon ouvrage… Et Caroline donc !

madame grébu.

Je n’en reviens pas ; c’est étonnant ! Mais vous êtes donc à placer ?

gribouille.

Oui, madame, mais il faut que la place soit bonne, que Caroline soit contente, que je sois bien traité.

madame grébu.

Caroline, je vous offre ma maison ; je cherche une personne pour remplacer la bonne que j’avais prise et que je renvoie ; elle est paresseuse, impertinente ; je serais enchantée de vous avoir. Je n’y mets qu’une condition : c’est que vous vous séparerez de Gribouille.

caroline.

C’est impossible, madame ; je resterai chez moi avec mon frère, si je ne puis me placer avec lui, comme je le crains ; je reprendrai alors mon métier de couturière.

madame grébu, avec humeur.

Ainsi, mademoiselle, vous refusez d’entrer à mon service ?

caroline.

J’y suis forcée, madame, ne pouvant quitter mon frère.

madame grébu, de même.

C’est bien, mademoiselle. Je vous souhaite le bonsoir, mademoiselle. J’ai à causer avec Mme Delmis ; ainsi je monte malgré vous, mademoiselle.

— Vous ne monterez pas, s’écria Gribouille en se jetant devant Mme Grébu, qui mettait le pied sur la première marche de l’escalier. Je ne veux pas que vous fassiez gronder ma sœur.

Mme Grébu repoussa Gribouille et voulut monter ; Gribouille s’élança sur elle, la saisit à bras-le-corps et la tira en arrière malgré sa résistance. Dans la lutte Mme Grébu s’embarrassa dans sa robe et tomba, entraînant Gribouille.

Mme Grébu criait : Gribouille voulut la faire taire en lui serrant le cou comme il avait fait au perroquet, mais le cou de Mme Grébu avait de trop vastes proportions pour les mains de Gribouille ; Caroline, s’approchant, suppliait son frère de lâcher Mme Grébu.


Mme Grébu tomba, entraînant Gribouille dans sa chute.

« Non, non ! criait Gribouille ; elle te ferait gronder. Au secours ! brigadier, au secours ! » continua-t-il, sentant Mme Grébu lui échapper.

Le brigadier, qui sortait de chez le maire, apparut au haut de l’escalier. Voyant Gribouille retenir une femme par ses vêtements, celle-ci cherchant à lui échapper, Caroline éperdue enlaçant son frère dans ses bras pour favoriser la fuite de Mme Grébu, il crut qu’il fallait prêter main-forte à Gribouille, et, sautant d’un bond au bas de l’escalier, il saisit Mme Grébu, sous prétexte de la relever, et la reconnut immédiatement.



« C’est vous, madame ? Comment se fait-il… ?

madame grébu, avec fureur.

Je vais me plaindre au maire de ce mauvais garçon. Je te ferai mettre en prison, mauvais drôle ! Je t’enverrai aux galères.

gribouille, avec résolution.

Dites un mot et je raconte à monsieur et à madame ce que vous avez dit lorsque Caroline vous a reporté votre ouvrage. Je n’en ai pas oublié un mot, et monsieur me croira ; et Caroline sera là pour m’appuyer.

— Misérable ! s’écria Mme Grébu, suffoquant de colère.

gribouille, enchanté.

Misérable, tant que vous voudrez ! mais je vous tiens tout de même, hé, la vieille !

madame grébu.

Laissez-moi sortir ; j’ai besoin… de prendre l’air,… j’étouffe… Brigadier,… donnez-moi le bras,… reconduisez-moi à la maison. »

Mme Grébu sortit au bras du brigadier souriant ; il comprenait à peu près la scène qui venait de se passer, et fit en passant un geste d’adieu amical à Caroline et à Gribouille.

Aussitôt que Mme Grébu fut partie, Gribouille se mit à sauter et à gambader dans la cuisine.

« Bien fait ! bien fait ! chantait-il. Je la tiens, la vieille !… Et les autres vieilles aussi !… Trop parler nuit, dit le proverbe… Elle en a trop dit, la vieille. »

Gribouille mit le nez à la porte ; il redoubla ses rires.

« Ha ! ha ! Le brigadier en a assez !… Tiens, la voilà qui tombe dans ses bras ! Ha ! ha ! ha ! elle le fait exprès… C’est la colère qui l’étouffe !… Tiens ! le brigadier l’emporte ! Ouf ! quelle charge !… Pauvre brigadier !… Voilà qu’il la pose à terre !… Il s’essuie le front ! Caroline ! viens donc voir ; la vieille Grébu assise à terre ; et le pauvre brigadier qui a un air piteux… Ha ! ha ! Elle se relève ! elle part en courant !… Le brigadier rit… A-t-elle l’air furieux !… Viens donc voir, Caroline, viens donc. »


Tiens ! le brigadier l’emporte !

Gribouille se retourna, ne voyant pas venir sa sœur ; il était seul. Pendant que Gribouille se livrait à sa joie bruyante, M. Delmis, qui avait aussi entendu l’appel de Gribouille, et qui ne voyait pas revenir le brigadier, apparut à la porte de la cuisine. Caroline joignit les mains d’un air suppliant en lui faisant signe de ne pas entrer ; elle craignait que Gribouille, dans l’exaltation de sa joie, ne dit quelques paroles blessantes pour Mme Delmis ou pour ses amies ; elle s’empressa d’aller au-devant de M. Delmis, qui l’emmena dans son cabinet…

monsieur delmis, avec inquiétude.

M’expliquerez-vous, Caroline, ce que cela signifie ? ce qui se passe ? Pourquoi ce tapage à la cuisine, ces cris de Gribouille, la disparition du brigadier ? Pourquoi cette pâleur, ce tremblement ?


Voilà qu’il la pose à terre ! (P. 246)

caroline, d’une voix tremblante.

Mme Grébu a voulu entrer de force chez madame, qui avait défendu sa porte. Gribouille a voulu l’arrêter ; elle s’est débattue, Gribouille a crié. Monsieur sait que Gribouille n’a pas…, n’est pas…

monsieur delmis, avec bonté.

Je sais, je sais, mon enfant ; et puis ?

caroline.

Et puis, Mme Grébu était… un peu… excitée ; alors le brigadier lui a donné le bras pour l’accompagner jusque chez elle,… puis monsieur est entré.

monsieur delmis, souriant.

C’est-à-dire qu’elle est entrée dans une colère effroyable, qu’elle s’est battue avec Gribouille, que le brigadier l’a emmenée. Mais comment a-t-elle cédé à Gribouille ? Comment n’est-elle pas montée chez moi pour porter plainte ?


Elle part en courant ! (P. 216)

caroline.

C’est que…, c’est que… Je ne saurais dire à monsieur… Je n’oserais pas.

monsieur delmis.

Osez, osez, mon enfant ; n’ayez aucune crainte ; ce que vous me direz ne sortira pas d’ici.

Caroline, rassurée par l’air de bonté de M. Delmis, lui raconta ce qui s’était passé entre elle et Mme Grébu, et comment Gribouille avait eu l’habileté de la menacer d’une révélation pour obtenir son silence. M. Delmis rit de bon cœur et promit encore à Caroline de n’en parler ni à sa femme ni à personne.

« Et où en êtes-vous avec ma femme, ma pauvre enfant ? Avez-vous reçu des reproches pour votre frère ?

caroline, d’une voix très émue.

Madame nous a renvoyés, monsieur ; elle ne peut plus supporter mon frère.

— Renvoyés ! s’écria M. Delmis en sautant de dessus son fauteuil ! Renvoyés ! Mais c’est impossible ! c’est intolérable ! Je ne veux pas que vous me quittiez, Caroline, je vais parler à ma femme !

— Pardon, monsieur, dit Caroline en arrêtant M. Delmis. Je vous remercie bien sincèrement, oui, du fond de mon cœur, de votre bonté pour nous ; mais je prie monsieur de considérer que je ne puis rester dans la maison malgré madame ; ce ne serait pas bien, ce serait manquer à monsieur aussi bien qu’à madame. Monsieur comprendra que madame est à bout de patience pour Gribouille ; vous-même, monsieur, vous avez perdu patience aujourd’hui ; et pourtant il n’est pas possible d’être plus endurant, plus facile, meilleur que n’est monsieur. Des scènes comme celle de tout à l’heure ne sont pas tolérables dans une maison tranquille et honnête, et pourtant je ne puis répondre qu’elles ne recommencent, et pis encore.

monsieur delmis.

Mais que deviendrez-vous, ma pauvre enfant ! Comment, à vous seule, gagnerez-vous du pain pour deux ?

caroline.

Que monsieur ne s’inquiète pas de moi. J’ai confiance en Dieu ; il ne m’a jamais abandonnée, il me protégera encore.

monsieur delmis, avec tristesse.

Il faut donc vous laisser partir, Caroline ? Cette séparation me chagrine beaucoup. Je vous regretterai toujours, et même ce pauvre Gribouille, si plein de cœur et de dévouement malgré son imbécillité… Si j’avais été seul, je ne me serais jamais séparé de vous ; mais… je ne suis pas seul, ajouta-t-il avec un soupir, et ce n’est pas moi qui m’occupe des détails du ménage. Soyez sûre que je ne vous perdrai pas de vue, mon enfant, que je vous conserverai toujours une grande affection, et que vous aurez toujours en moi un ami sincère. »

Caroline, trop émue pour répondre, se borna à baiser la main que lui tendait son maître ; elle y laissa tomber une larme et sortit précipitamment.

En rentrant à la cuisine, elle s’assit, appuya sa tête dans ses deux mains et réfléchit sur son avenir. Elle comprit que sa position serait moins bonne qu’avant son entrée chez Mme Delmis ; ni Mme Delmis, ni Mme Grébu, qui étaient ses meilleures pratiques, ne la feraient travailler ; peut-être même lui nuiraient-elles auprès de leurs amies qui toutes jadis lui donnaient de l’ouvrage. Et, si la commande lui manquait, que ferait-elle pour faire vivre son pauvre frère, incapable de se placer sans elle.

« Le bon Dieu viendra à mon secours, dit-elle ; M. le Curé me donnera un bon conseil ; peut-être me fera-t-il trouver de l’ouvrage. Il m’a toujours dit de ne pas perdre confiance ; ma pauvre mère s’est toujours remontée en priant ; je ferai comme elle, et comme elle j’aurai le calme et la paix du cœur. En attendant, voyons ce que j’ai d’argent et combien de temps il durera. »

Caroline ouvrit une boîte qui était sur une planche, versa l’argent qu’elle contenait et compta cent soixante-cinq francs : cent francs pour quatre mois de gages, et soixante-cinq qu’elle avait en entrant chez Mme Delmis.

« En dépensant trente francs par mois pour notre nourriture et dix francs de savon, chandelle, épicerie, chaussures, etc., nous pourrons vivre pendant quatre mois ; j’en gagnerai bien autant : ce qui me fera encore quatre mois d’avance. C’est bien ! »

Caroline serra son argent en remerciant le bon Dieu de lui avoir envoyé ce secours, sur lequel elle n’avait pas compté jadis. Gribouille rentra peu de temps après.

« Je viens de chez M. le Curé, dit-il en entrant. Je lui ai raconté ce qui s’est passé. Il a soupiré, puis il a souri avec un air si bon et si triste, qu’il m’a donné envie de pleurer. Il m’a dit qu’il fallait chercher de l’ouvrage ; j’ai été demander à Mme Piron, qui m’a agoni de sottises ; et puis à Mme Ledoux, qui m’a jeté un balai dans les jambes. Où aller maintenant ? Je ne sais plus.

caroline.

Mon bon Gribouille, attendons que nous ayons quitté nos maîtres. Nous retournerons chez nous, et, quand nous aurons tout nettoyé et arrangé, nous irons ensemble chercher de l’occupation, mais pas chez ces dames, qui ne nous en donneraient pas. Maintenant, viens m’aider, et finissons ce que nous avons à faire. »

À peine avaient-ils fini leur travail, que Georges et Émilie entrèrent en courant.

« Caroline ! Gribouille ! s’écrièrent-ils, est-il vrai que vous vous en allez ?

caroline.

Oui, monsieur et mademoiselle, c’est malheureusement vrai.

émilie.

Et pourquoi partez-vous ? Il faut rester, rester toujours avec nous. Georges et moi, nous serions désolés de ne plus vous avoir.

georges.

Oh oui ! ma bonne Caroline, mon bon Gribouille, restez. Je vais dire à papa de vous forcer à rester ; il aura bien du chagrin ; il disait hier au brigadier : « Si Caroline me quittait, la maison me semblerait toute triste ; tout irait mal ». Et le brigadier a répondu : « Ce sera comme ça


Mme  Piron m’a agoni de sottises. (P. 253)

partout où sera Mlle Caroline, monsieur le maire. On n’en rencontre pas souvent comme elle ; il semble que le cœur rit, rien qu’à la regarder. » Et papa s’est mis à rire et a dit : « Jamais je ne laisserai partir cette bonne Caroline, à moins que ce ne soit pour son bonheur ».

émilie.

Et comme ce n’est pas pour votre bonheur, mais parce que maman vous force à vous en aller, vous ne partirez pas, Caroline. Gribouille, dis donc à Caroline de rester avec nous.


Mme  Ledoux m’a jeté un balai dans les jambes. (P. 253)

gribouille.

Quant à cela, mademoiselle, elle ne m’écouterait pas, et je ne le lui demanderai pas.

émilie.

Pourquoi donc ?

gribouille, avec dignité.

Elle ne m’écouterait pas, mademoiselle, parce qu’elle a plus d’esprit et de bon sens que vous et moi, et qu’elle sait mieux que moi ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire. Je ne le lui demanderai pas, parce que cela est contraire à mes goûts, à mes idées et à mes principes ; car j’en ai, des principes, mademoiselle,… et des idées aussi : je continue,… à mes principes,… oui, mademoiselle, à mes principes… Il n’y a pas de quoi rire,… je dis : à mes principes.

émilie.

Je ne ris pas, Gribouille ; je t’assure que je ne ris pas,… ni mon frère non plus, ajouta-t-elle en se détournant comme pour regarder son frère, mais en réalité pour étouffer son envie de rire.

gribouille, avec solennité.

Est-ce bien sûr ? Hem ! Hem !… Je dis donc qu’il est contraire à mes principes de rester dans une maison où l’on ne veut plus de moi ; près d’un maître qui n’est plus mon ami ; au service d’une femme qui n’a plus rien de bon ni d’agréable ; aux ordres d’enfants qui prennent parti contre moi pour un méchant perroquet menteur, voleur, gourmand, mauvaise langue. Voilà, mademoiselle, quels sont mes principes.

émilie, avec ironie.

Je te remercie, Gribouille.

gribouille.

Il n’y a pas de quoi, mademoiselle.

caroline.

Que mademoiselle veuille bien excuser mon pauvre frère : il n’a certainement pas l’intention d’être désagréable.



georges.

Mais il l’est sans le vouloir. J’espère que vous ne pensez pas comme lui, Caroline, et que vous demanderez à papa de vous garder. Il ne demandera pas mieux, je vous en réponds. »