La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/VII


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VII


Après avoir répondu d’une manière satisfaisante, je crois, aux deux premières questions qu’on n’aurait pas manqué de m’adresser, je viens à la dernière, qui est la plus importante : Est-on d’accord sur la délimitation que vous proposez ?

C’est malheureusement sur ce point qu’existent des conflits et des contestations. Habemus reum confitentem, vont s’écrier les sycophantes. Les voilà qui avouent eux-mêmes le vice capital qui les doit toujours tenir dans la servitude ; les voilà en conflit avant même que l’œuvre soit consommée. Qu’adviendra-t-il dans la suite ? Ici on se mettra à répéter les lieux communs tout faits sur les divisions qui existent entre les populations de races et de religions différentes en Orient. Comme il serait beau et honnête, — dirons-nous de notre part, — de nous reprocher ces querelles et ces dissensions, une fois que l’on a eu soi-même le charitable soin, sinon de les faire naître toutes, au moins de les fomenter, de les agrandir, de les alimenter, de les entretenir !! Ce serait une bien longue et bien triste histoire que celle de cette action délétère venant du dehors, mais ce n’est pas le moment opportun de nous en occuper. Cependant la politique européenne est-elle si exempte de ces dissensions et de ces conflits pour que l’on vienne nous les opposer, à nous chrétiens orientaux, comme un argument péremptoire ?

Si la consommation de cet œuvre doit se faire par des insurrections où se mêlera l’intervention des puissances européennes, ces conflits et ces dissensions ne se borneront pas à nous seuls. Tous les grands gouvernements y prendront part. Leur conduite présente et passée en est une preuve irrécusable. Mais, pour résoudre la question d’Orient et éviter tous les maux dont nous avons parlé, nous avons présupposé une entente sincère entre les grandes puissances, qui ferait que les populations de ces pays, recevant en définitive d’un congrès européen le bienfait de leur émancipation et de leur autonomie ainsi que la délimitation de leurs frontières, doivent naturellement rabattre de leurs prétentions et se montrer résignées de bonne grâce au sort qu’on leur fera, au lot qu’on leur adjugera.

Quelles sont ces prétentions ?

Plusieurs Grecs et même plusieurs publicistes et hommes politiques européens ont pensé que dans la reconstruction d’un État chrétien, dont la capitale (ce que nous avons déjà écarté) serait encore sur le Bosphore, les frontières de cet État doivent s’étendre jusqu’au Danube, au moins dans la partie de son cours inférieur et en amont de ses embouchures. C’était l’idée des grands fleuves qui devraient servir de frontières entre les États, afin qu’elles fussent naturellement tracées et plus facilement gardées et défendues.

En émettant cette opinion, on ne prenait pas en considération que les populations qui habitent ce territoire sont d’origine bulgare, parlent la langue bulgare, et que le petit nombre de Grecs établis dans les villes riveraines du Danube et de la mer Noire ne suffit pas pour servir de levain à l’hellénisation de tout ce pays. On oubliait même que les populations qui l’habitent, poussées par le courant des idées qui ont commencé à prévaloir depuis une quarantaine d’années, sont hostiles à cette fusion, et que dans cet éloignement elles se sentent appuyées par leurs proches voisins, les Serbes et autres populations de la Slavie du midi. Si l’on allait faire violence à leurs sentiments, au lieu d’ajouter des forces à l’État en question, on ne ferait qu’y jeter un élément de dissensions et de contestations avec les autres populations slaves du midi de l’Europe.

D’un autre côté, chez quelques-uns des Bulgaro-Serbes se manifeste en sens opposé une certaine convoitise qui les porte à penser que leur domination doit s’étendre jusqu’à la mer Égée et que Thessalonique et l’Hellespont ne doivent être que les débouchés de l’immense Slavie. Ils appuient cette prétention sur ce que jadis ces pays ont été dominés par eux sous leur grand roi Dushan. Mais si une occupation si éphémère pouvait donner naissance à de pareils titres, quels ne devraient pas être ceux des Grecs, qui ont dominé ces contrées pendant de longs siècles ? Dans les pays mêmes que les Slaves habitent entre le Danube et la chaîne de l’Hémus, ils ne s’y sont pas établis à la suite d’une conquête, mais bien à l’invitation des empereurs gréco-romains, qui les y installèrent et leur donnèrent le sol à cultiver, comme les autres sujets de l’empire.

Laissons de côté ce qui ne saurait avoir aucun poids aujourd’hui et venons à ce qui peut intéresser davantage dans l’état de choses actuel de l’Orient. De ce que plusieurs Bulgares, à la suite des désastres causés à l’empire byzantin par la coalition des Croisés, sont venus s’établir parmi les Grecs de Thrace et de Macédoine, l’idée est venue à leurs descendants de s’en attribuer aujourd’hui la possession. Pour être tout à fait dans le vrai, hâtons-nous d’ajouter que ce ne fut pas chez eux que cette idée prit naissance, mais qu’elle leur est venue du dehors. C’est pour atteindre ce but qu’on s’y est pris en ces derniers temps de toutes les façons pour expulser de partout, dans les églises et les écoles, la langue hellénique. À l’effet de faire disparaître tout souvenir du passé, on est allé jusqu’à détruire d’une manière indigne même les inscriptions anciennes ou modernes partout où on les découvrait. Ces inscriptions sont coupables d’être écrites en langue hellénique.

Il nous répugne d’entrer dans les détails de cette conjuration. Mais, pour donner une idée générale de ce qui se trame dans ces provinces, nous nous bornerons à faire une courte observation qui suffira pour éclairer la situation : Deux propagandes venant du dehors, hostiles entre elles partout ailleurs, se tendent ici une main fraternelle. L’une souffle la discorde dans l’intérêt du panslavisme, l’autre tâche de semer la division dans celui du pampapisme. On en viendra aux mains, sans nul doute, lorsque le grand œuvre sera consommé, mais pour le moment on agit de concert. Pourrons-nous, abandonnés à nous seuls, tenir pour longtemps encore tête à ces deux gigantesques agents de subornation ?

C’est trop difficile. Au train dont vont les choses aujourd’hui, on peut parfaitement prévoir que nous devons succomber en définitive. Mais, au bout du compte, lequel de ces deux contendants jouera l’autre ? La chose est aussi claire que le jour. N’importe. Ce serait demander l’impossible. Comment, en effet, espérer que les fils des hommes de 1789 se décideraient à se sevrer de la fameuse politique traditionnelle, ce triste et néfaste héritage des bas siècles : Ipsi videant ?

Il y a en Europe plus de douze millions de Slaves du sud-ouest ; il y en a autant du nord-ouest, et plus du double de leur addition dans l’est et le nord-est : ce qui porterait le nombre des Slaves à plus de soixante millions. Je ne parle pas des populations qui, soumises à leurs lois, vont bientôt leur être assimilées. Les territoires qu’ils habitent sont immenses. Le nombre des Slaves triplerait, que ces territoires ne seraient pas encore suffisamment peuplés. Posséder des territoires tellement étendus en Europe et en Asie et vouloir encore empiéter sur le petit héritage de la nation hellénique, ce serait d’une atroce ingratitude pour le passé et une suprême injustice pour le présent !

Quel pourrait être le sort de cette nationalité, dépouillée de la Thrace et de la Macédoine, et confinée dans le promontoire qui comprend le royaume actuel de la Grèce, l’Épire et la Thessalie ? Ce serait la réduire à rien que de la mutiler ainsi. Elle n’aurait plus raison d’être comme corps politique. Un si mince État situé, non dans un coin de l’Europe, mais au centre même de la Méditerranée, peut-il exister sans devenir le jouet du premier venu ? Il vaudrait mieux se résigner à se fondre dans quelque nationalité plus forte. On se mettrait ainsi, au moins, à l’abri des avanies et des insultes de l’étranger. Il arrivera par cette éviction que la nationalité hellénique, ne pouvant plus aspirer à une existence réellement indépendante dans les limites tracées par la nature et hautement indiquées par son histoire, verra avec désespoir qu’elle ne saurait jouer d’autre rôle que de servir de satellite à quelqu’un. N’ayant plus d’ambition honnête et légitime à poursuivre, elle le deviendra forcément, mais ce quelqu’un sera celui dont elle pourra espérer le plus de richesses, le plus d’avantages matériels ou le plus d’avancement dans les carrières de la politique, de l’armée, de la marine.

La langue hellénique doit-elle donc disparaître du pays qui produisit le grand soleil de l’intelligence ? Stagire doit-elle devenir une ville slave ? La grande arche qui pendant les divers cataclysmes de la barbarie fut le refuge des arts et des sciences, et d’où ils se sont répandus à différentes reprises sur toute l’Europe ; le foyer d’où jaillirent les deux courants d’étincelles qui allumèrent les deux grands phares de la civilisation moderne, — la Renaissance et la Réforme ; — la ville qui fut l’Athènes, l’Alexandrie du moyen âge[1], doit-elle voir sa langue étouffée par la superposition d’une langue étrangère ? Ce que les Turcs n’ont pas pu consommer sera-t-il l’œuvre des Slaves ? Serait-elle donc inéluctable la loi horrible, une autre lex horrendi carminis : « L’initié tue l’initiateur !!! » Les générations du monde moral et intellectuel seraient-elles comme l’engeance des vipères, enfants qui donnent la mort aux mères qui leur ont donné le jour ? Les races slaves payeraient-elles aujourd’hui leur initiation à la civilisation et au christianisme de la même manière que le firent autrefois les races latines ? Une telle fatalité serait-elle inexorable ?

Ah ! qu’on s’imagine qu’on fût condamné à prévoir un tel sort réservé dans un jour éloigné à Paris pour la langue française, à Berlin pour la langue allemande, à Florence pour la langue italienne, et qu’on nous le dise : serait-ce d’un œil sec ? Ne coulerait-il pas une larme de ses paupières ?

Est-ce pour appartenir à la nation hellénique qu’un tel événement nous paraît ce qu’il y aurait de plus désolant au monde ? Celui qui écrit ces lignes cent fois s’est fait cet examen de conscience, et cent fois il a trouvé que, fût-il Français, Allemand, Anglais, Italien, Russe, ou de n’importe quelle autre nationalité, il en devrait être ainsi. Les préjugés d’éducation pourraient-ils nous égarer à ce point ? Nous soumettons ces considérations à tous ceux qui tiennent aux idées de spiritualisme élevé, à tous ceux qui adorent la lumière et la science, quelle que soit leur nationalité, quel que soit le pays qu’ils habitent, et nous les adjurons d’y répondre.

Tout cela, dira-t-on, n’est que du sentimentalisme. Mais les vérités les plus élémentaires du monde moral ne sont-elles pas l’œuvre du sentiment ? L’inspiration des grandes pensées et l’impulsion aux grandes œuvres ne viennent-elles pas du cœur ? Les sentiments élevés ne nous sont-ils pas souvent d’une utilité supérieure à celle du calcul ? Que s’ensuivrait-il si on n’en tenait pas compte à cette occasion ? Il faudrait renoncer à l’espérance d’une solution pacifique et chrétienne de la question d’Orient. Évidemment, les Hellènes ne sauraient résister avec succès contre une telle éviction ; mais tous ceux qui, en Europe, tiennent à l’équilibre des États et à la pondération des forces des différentes nationalités ne sauraient permettre que les Détroits tombent au pouvoir d’une nation slave quelconque. La fatalité exigerait donc qu’une guerre européenne dît le dernier mot dans cette grave question d’Orient ? Qui doit s’en réjouir, qui doit s’en réconforter ? Nous l’avons déjà dit au commencement de ce travail.

Mais ne désespérons pas de la raison et de l’honnêteté. Espérons, au contraire, que les principes chrétiens, qui se font de plus en plus jour dans la société et la politique des peuples modernes, seront écoutés à l’avantage de tous. Avec cette consolante confiance, revenons au point où nous étions avant d’être entré dans ces explications.

  1. Voir l’Épître 155e d’Æneas Sylvius, depuis Pie II.