La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/VIII


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VIII


Nous avions devant nous la perspective de trois États, dacien, slave et hellénique, reliés entre eux par le lien fédéral, et que, faute d’autre nom plus approprié, nous appellerons Confédération Hémienne, des monts Hémus, situés au milieu de la circonférence de ces trois États. On comprend bien que le gouvernement de ces États sera monarchique constitutionnel. Mais quelles seront les relations fédérales entre ces trois monarchies, quelles seront celles de la confédération avec les puissances étrangères ? Y aura-t-il une présidence de l’un des trois rois, ou seront-ils tous trois sur le pied d’une parfaite égalité ? Y aura-t-il une capitale de la confédération, ou bien prendra-t-on successivement pour capitale celle de l’un des trois États ? Y aura-t-il une langue officielle pour les relations fédérales, ou bien sera-t-il loisible d’employer l’une ou l’autre indistinctement ? Y aura-t-il une représentation commune auprès des autres puissances, une représentation séparée, ou bien l’une et l’autre à la fois ? Y aura-t-il une armée fédérale en dehors de celle de chacun des trois États ? Y aura-t-il une flotte fédérale, ou cette force restera-t-elle tout à fait indépendante, ou bien encore les uns par des contributions réglées offriront-ils leur concours aux autres qui seraient le plus à même de l’entretenir ? Voilà des questions susceptibles de recevoir plusieurs variations encore.

On conçoit bien que nous ne pouvons entrer ici dans de plus grands détails sur une telle constitution. Il suffit qu’on admette le principe, et quand la chose serait sur le point d’être réalisée, on choisirait ce qu’il y aurait de plus convenable dans ces diverses combinaisons. On peut cependant, dès à présent, admettre que la langue hellénique pourrait être employée comme langue officielle pour les relations fédérales, soit politiques, soit ecclésiastiques. Une fois que toute crainte d’empiétement d’une nation sur l’autre aura disparu, on pourrait sans inconvénient donner cette préférence à la langue aînée de la civilisation européenne, comme un hommage des services qu’elle a rendus non-seulement aux Slaves et aux Daces, mais à tout le monde européen, à l’humanité.

D’ailleurs, soit qu’un citoyen serbe ou hellène se fût mis à étudier le roumain, soit qu’un Roumain ou un Hellène se fût mis à étudier le serbe pour s’en servir dans les relations fédérales, il n’aurait à recueillir aucun autre avantage signalé en plus de cette utilité, tandis que le Serbe ou le Roumain qui s’adonnerait à l’étude de la langue hellénique, outre l’avantage de son usage pour les relations fédérales, en retirerait encore d’autres qui récompenseraient au centuple les peines qu’il se serait données. Il suffit de faire remarquer que le signe distinctif de toute bonne éducation littéraire, philosophique, politique même, dans les pays d’Europe d’où nous vient actuellement la lumière, est celui d’avoir une connaissance quelconque de la langue des Hellènes[1]. Elle a été non-seulement la langue des philosophes et des dieux, mais la langue de Dieu même. Ce fut par elle que le Logos, la raison divine, se manifesta dans le monde, s’y propagea en toutes directions, le pénétra en tous sens.

Ceux qui, pour des buts inavouables, préfèrent la situation actuelle vont s’écrier : « Par la formation de ces trois États on ne fait que créer trois satellites à la Russie, dévoués à ses intérêts, à sa politique, et gagnés à son influence irrésistible par la conformité de religion. » Mais si cette conformité de religion entre les Autrichiens et les Italiens, les Français et les Espagnols, n’a pu produire de tels résultats, pourquoi en serait-il autrement des Russes et de nous autres Orientaux ? Une telle influence ne peut être exercée que sur des peuples opprimés aspirant à briser leurs fers avec l’aide de leurs coreligionnaires ; mais, dès que les peuples obtiennent leur liberté et entrent en possession d’eux-mêmes, dès qu’on n’a plus besoin de quelqu’un pour sauvegarder la chose que l’on croit la plus estimable du monde, pourquoi se ferait-on le satellite de quelqu’un ? pourquoi se laisserait-on effacer et absorber par une autre nationalité ?

C’est ici l’occasion de faire remarquer une contradiction qui échappe à l’attention de ceux qui ne s’occupent que d’une manière superficielle des affaires d’Orient. Toutes les fois qu’on propose d’établir un État quelconque formé de toutes les nationalités chrétiennes qui se trouvent sous la domination turque, et qu’on indique comme lien principal la conformité de religion, on vous fait des montagnes d’objections, on vous démontre comme un théorème géométrique que ce lien n’a aucune efficacité. Mais s’agit-il de la Russie ? Ah ! c’est bien différent. Alors tout s’aplanit, tout s’efface, tout se concilie. Tout le monde n’aspire qu’à aller s’engloutir dans l’océan russe. Et tout cela grâce à l’influence exercée par la conformité de religion, influence qu’on déclarait totalement inefficace un instant auparavant.

L’une et l’autre de ces appréciations portent également à faux.

Si, chez les populations chrétiennes de la Turquie, l’action de la conformité de religion n’est pas forte au point de pouvoir neutraliser les effets de la diversité de race et de langue et les pousser à la formation d’une seule et unique nationalité, elle peut servir au moins à entretenir l’amour, la charité, la condescendance réciproque, chose qui serait d’une grande importance pour la bonne entente et la concorde nécessaire dans les premières années au moins. En ces pays, les sympathies religieuses étant plus vivaces que partout ailleurs par suite de l’oppression commune et des malheurs soufferts en commun à cause de la religion même, il arrive que ces sympathies produisent des effets sensibles sur toute la conduite de la vie privée ou publique. Avec la diffusion des lumières se développeront dans la suite d’autres principes également salutaires qui viendront consolider encore l’œuvre commencée sous les auspices de cette conformité.

De l’autre côté, la puissance russe peut bien tirer des avantages de cette conformité de religion avec ces nationalités, mais quels seront-ils ? Ce sera la sécurité qu’on ne devienne pas, par antipathie religieuse, des instruments aveugles entre les mains des autres puissances lorsqu’elles voudront l’atteindre dans ses intérêts, l’abaisser ou l’amoindrir au profit de leurs ambitions. Cependant, si la Russie était la puissance agressive, l’action de la conformité de religion ne serait pas tellement prépondérante qu’elle pût leur faire oublier le sentiment de leur individualité nationale, de leur dignité, de leurs intérêts, et compromettre même leur existence, pour devenir des instruments aveugles au profit des ambitions et des convoitises russes. Ceci est élémentaire. N’importe. Quand on veut tuer son chien, on soutient qu’il est enragé.

Comment se fait-il que la conformité de religion ne serve de rien aux Autrichiens vis-à-vis des Italiens, des Hongrois et des Bohèmes ? Comment se fait-il qu’elle ne soit d’aucune efficacité pour faciliter ou préparer une fusion entre la France, l’Espagne et l’Italie ? En faisant la guerre à la France, puissance catholique, l’Angleterre a-t-elle jamais manqué d’alliés catholiques ? La France ne s’alliait-elle pas à la Turquie pour faire contre-poids à la prépondérance que voulait s’arroger la maison d’Autriche ? Louis XIV, qui persécutait férocement les protestants chez lui, ne s’alliait-il pas aux protestants d’Allemagne qui faisaient la guerre à la catholique Autriche ? Et dans ces derniers temps, lors de la seconde invasion de la France par la coalition, les ministres anglais n’étaient-ils pas les instigateurs des massacres des protestants dans les départements du Midi ? Et ne prétendaient-ils pas, au congrès de Vienne, que l’égalité des cultes devait être abolie en France, afin d’y détruire ainsi le protestantisme[2] ? Le pape lui-même ne fit-il pas alliance avec les Turcs et les Russes pour se faire garantir en Italie ses possessions contre les Français ? Les puissances hérétiques et schismatiques aux yeux du pape, la Prusse, l’Angleterre et la Russie, ne rétablissaient-elles pas la papauté dans ses domaines temporels, contre l’opposition qui venait alors du côté de la France et de l’Autriche ?

Tous les gouvernements, toutes les nations du monde contractent des alliances contre leurs coreligionnaires lorsqu’elles se voient menacées dans leur indépendance, et nous seuls ferions-nous exception ? Nous seuls ? Et croyez-vous donc que nous croyons que vous y croyez[3] ? Vous pouvez nous anéantir au moment même que vous le voudrez ; mais pour ce qui est de nous en imposer, jamais, jamais !


« Belles et excellentes choses, dira-t-on, que tout ce que vous venez d’exposer ; mais quel est celui qui voudra entreprendre de les mettre à exécution ? Entendez-vous que les autres se chargent d’un tel embarras, de préparer une assiette où vous n’aurez que la peine de vous asseoir ? » Cette apostrophe serait bien juste et bien appropriée s’il ne s’agissait que du remaniement d’un établissement qui présente quelques apparences au moins de consistance et de solidité. Mais en ceci tout le monde pense, dit et proclame sans aucune réserve ses craintes et ses inquiétudes : que l’état de choses actuel ne pourra pas plus longtemps tenir. Et alors serait-il prudent de laisser son écroulement aux jeux du hasard ? Lorsqu’un édifice vieux et délabré penche et menace ruine de tous côtés, le laisse-t-on s’écrouler par lui-même à la suite d’un tremblement de terre, d’un coup de foudre, d’un orage, d’un souffle de vent violent, ou prend-on les mesures nécessaires pour le faire démolir avec soin, mettre à part les matériaux divers et les arranger de manière qu’ils puissent servir à l’érection du nouveau ?


  1. M. Gustave d’Eïchtal, dans son opuscule de l’Usage pratique de la langue grecque (Paris, 1864), propose la langue hellénique comme langue internationale universelle, et ajoute qu’il est tout prêt à soutenir sa motion envers toute contradiction. Accordons, si l’on veut, que par sa généralité ceci peut paraître un peu extraordinaire. Mais en serait-il de même limité à l’Orient ? D’ailleurs il ne s’agit ici ni de pression ni d’oppression politique, mais d’un consentement libre, rationnel. M. Beulé, dans un discours prononcé à la Bibliothèque impériale, a soutenu que, pour des motifs bien graves, dans l’enseignement secondaire en France il faut commencer par l’étude de la langue hellénique, puis passer à celle de la langue latine. (Voir la Revue des Cours littéraires du 30 mars 1867, t. IV, p. 274. Voir encore, sur le même sujet, un discours de M. Egger, t. II, p. 143-262 ; un autre de M. Brunet de Presle, t. II, p. 265-306, et un autre de L. Havet, t. III, p. 186.)

    Par suite de tout cela, une société française s’est constituée à Paris pour la propagation de la prononciation vivante de la langue hellénique ; prononciation que vulgairement on appelle moderne, mais qui, en réalité, remonte jusqu’à l’époque qui a précédé l’ère chrétienne.

  2. « À la seconde Restauration on a massacré 140 protestants dans le seul département de la Garonne sans qu’aucun des assassins fût puni, et cette boucherie eut lieu sous l’influence du ministre anglais. » (Mme  de Staël, Considérations sur la Révolution française.)

    « Toute leur haine (des Anglais contre les protestants de France) se montra quand on les vit (au congrès de Vienne), eux puissance protestante, demander impérieusement que la France fût soumise au bras séculier du catholicisme, sans mélange de liberté pour les autres cultes. L’aversion fut ce jour-là plus sincère que la foi. Un si grand désir de nuire et d’offenser sous des paroles pieuses étonna, quoiqu’on s’y attendît ». (Edgard Quinet, la Campagne de 1815, Revue des Deux Mondes du 15 août 1861, p. 854.) Et quel était le crime de ces protestants aux yeux du grand boulevard du protestantisme en Europe ? C’était leurs sympathies pour la dynastie napoléonienne, avec laquelle ils pouvaient espérer que l’égalité des religions en France serait mieux garantie.

  3. Io credo ch’ei credesse ch’io credetti, dit quelque part Dante sur l’attitude d’un des plus importants personnages de son Enfer.