La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/VI


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VI


Sur ces entrefaites, je m’attends à être interrompu par des remarques auxquelles il faudra répondre. On va me demander pourquoi je range les Albanais parmi les Hellènes ; ce que je pense des Arméniens, des Musulmans ; sur quelles autres données repose la délimitation proposée pour les pays que doit posséder chacune de ces trois nationalités, roumaine, serbe et hellénique.

J’y réponds. Les Arméniens sont une race appartenant totalement à l’Asie supérieure. Plusieurs milliers sont disséminés dans beaucoup de villes du versant occidental de l’Asie mineure et dans la Turquie d’Europe comme industriels et commerçants ; mais le pays où ils existent comme nation, où ils cultivent le sol, est situé dans l’Asie intérieure et au dedans de la frontière de ce que nous avons nommé empire musulman. Ce sont eux, avec les chrétiens de la Syrie, que nous avions en vue lorsque nous avons parlé des chrétiens dont le sort politique serait lié à celui de cet empire et pouvant servir d’agent intermédiaire pour faire pénétrer par degrés les idées européennes parmi les populations musulmanes.

S’il y a une meilleure solution à concevoir dans l’intérêt de leur pays, qu’on la propose et que tous le intérêts soient entendus. Je ne pourrais pas en parler ici sans attenter au principe fondamental de la solution que je propose : l’établissement d’un grand État musulman là où prédomine l’élément musulman, et l’établissement d’un État chrétien là où prédomine l’élément chrétien. C’est par ce motif supérieur que je n’ai fait aucune mention des Grecs qui habitent et cultivent les provinces de Trébizonde ou autres districts de l’Asie mineure, parce que ces territoires se trouvent situés au delà de la ligne qu’on devrait marquer comme frontière entre l’État musulman et l’État chrétien.

Quant aux Albanais, si, d’un côté, ils parlent un langage à eux, chose qui pourrait donner naissance au sentiment d’avoir une existence politique à part, il est vrai de dire que ce langage est resté inculte, informe, et n’a reçu aucun développement. Aussi un tel sentiment n’a pris aucune consistance parmi eux, jusqu’à présent du moins. Les musulmans et les chrétiens qui le parlent se servent généralement des caractères de l’alphabet grec dans le peu d’usage écrit qu’ils en font ; une petite minorité fait seule exception. Les populations albanaises se trouvent en grande partie mêlées avec les Grecs qui habitent les mêmes villes, cultivent les mêmes champs. Tout ce qui est chrétien appartient presque entièrement au culte grec et emploie la même langue liturgique pour les besoins de ce culte.

Sans se l’expliquer peut-être eux-mêmes, mais par instinct, les Albanais sentent qu’ils ont avec les Grecs une commune origine, une commune destinée, un commun avenir. Depuis les temps d’Alexandre et de Pyrrhus jusqu’à la conquête romaine, depuis le moyen âge jusqu’à Georges Castriote, leur existence se trouva toujours liée au sort des Grecs[1]. Dans ces derniers temps, ils ont pris une part très-considérable à la guerre de l’indépendance, pour laquelle ils ont fait de grands efforts, se sont imposé de nobles sacrifices. Ils se sont illustrés avec les Hellènes dans cent combats tant sur terre que sur mer ; leur sang a été mêlé à celui de ces derniers sur tous les champs de bataille où se jouait le sort de l’Hellénie. Ainsi mêlés et confondus avec les Grecs, ils ont vu leurs noms, gravés dans le plus immortel des monuments, — le sol même de l’Hellénie, — prendre place à côté de ceux des grands hommes de l’antiquité.

En définitive, l’homme albanais n’est qu’une variété du Grec, dont il ne diffère que par une complexion plus rude[2].

Cependant certains brouillons politiques et autres intrigants religieux ont fait et font encore tout ce qui dépend d’eux pour y semer la division. Ils en seront pour les frais de leurs malfaisantes intentions. Comme les Grecs se trouveraient grandement affaiblis sans les Albanais, de même ces derniers ne peuvent aspirer à aucune grandeur séparés des Grecs ; ils le sentent parfaitement eux-mêmes. Le système de décentralisation qui tend à prévaloir presque partout en Europe leur permettra d’avoir une existence cantonale dans les provinces où leur élément est compacte et où ils sentiront le plus ce besoin. Il pourra en être de même pour tout autre district hétéroglotte.

Reste à parler du petit nombre d’Ottomans pur sang et de ceux qui, Slaves ou Hellènes de race, sont musulmans de croyance. Nous n’avons rien à dire sur les Daco-Roumains ; des circonstances que, pour ce résultat au moins, on pourrait appeler heureuses, ont fait qu’il n’y a pas de musulmans parmi eux. Il ne s’agira naturellement ni de les expulser, ni de les exterminer, comme ne cessent de le répéter certains hommes inattentifs sur le compte des Hellènes de Crète qui professent le culte islamite. Ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils se laissent souiller de la bave de ces reptiles dont nous avons parlé au commencement de ce travail ?

Comme nous disions pour l’État musulman en Asie que les chrétiens qui veulent y demeurer devraient s’arranger de manière à pouvoir vivre avec les musulmans et à contribuer grandement à leur développement, de même nous dirons pour les musulmans de l’État européen. Veulent-ils émigrer dans l’Asie intérieure ? On leur donnera tous les secours possibles à cet effet. Mais bien insensés ou plutôt bien malheureux ceux qui se décideraient à prendre ce parti ! Après la courte durée de l’effervescence qui se manifesterait pendant l’accomplissement de ce changement, tout rentrera dans l’ordre et la légalité. Les islamites de l’île d’Eubée qui ont vendu leurs propriétés pour émigrer en Turquie se sont amèrement repentis de leur précipitation à prendre un tel parti, en apprenant dans la suite la liberté et la sécurité dans laquelle vivent ceux qui se sont décidés à rester. Il n’y aura de désarroi que pour les gens sans aveu qui, ne possédant rien, ne professant aucune industrie et ayant le travail en horreur, sont habitués à vivre de rapines et d’extorsions. Pour ceux-ci, qu’ils s’en aillent ou qu’ils restent, c’est indifférent. Mais les propriétaires, tous ceux qui vivent de leur travail et de leur industrie, y resteront. Combien de fois n’en a-t-on pas entendu plusieurs, dans leur désespoir, s’écrier en confidence : Mais quand donc viendront ces chrétiens nous délivrer tous de cette oppression insupportable ?


  1. Le nom turc de Scanderbeg avait été imposé à ce héros, lorsque, se trouvant en ôtage auprès du sultan, il fut contraint de se faire musulman. C’est Hammer qui, dans son Histoire des Ottomans, lui appliqua particulièrement cette dénomination. Mais celui-ci, au moins, écrivait son histoire basé sur des documents turcs. Les anciens historiens qui ont écrit en langues latine, italienne ou française, ne lui reconnaissent, à peu d’exceptions près, que le nom de Castriote.

    De quelle indignation n’aurait-il pas été saisi, ce héros chrétien, si on lui eût prédit que la postérité ne le connaîtrait que sous un nom qu’il avait en horreur ! Ne lui doit-on pas cette justice, bien que tardive, de la restauration de son nom propre ? Mieux vaut tard que jamais. Qu’un écrivain de renom et d’autorité prenne l’initiative, et le devoir portera les autres à le suivre.

  2. Voyez une étude bien remarquable sur les Albanais dans le Spectateur de l’Orient, vol. II, III, IV, et surtout la conclusion, page 12 du volume IV.