La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/V


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V


Trois races distinctes, sentant fortement leur personnalité, se présentent dans les pays qu’on désigne sous le nom de Turquie d’Europe : les Roumains, qui habitent l’ancienne Dacie ; les Serbo-Bulgares et les Helléno-Illyriens ou Grecs, auxquels se rattachent les Albanais[1]. Quelles seront les frontières à assigner aux pays qui seront attribués à chacune de ces populations ? La configuration du pays et les accidents du sol peuvent nous servir de base pour fixer des lignes de démarcation.

Le Danube sépare les pays Daco-Roumains de ceux des Serbo-Bulgares ; les chaînes de l’Hémus ou Balkans sépareront ceux-ci des pays helléno-illyriens. Rien de plus net et de plus parfaitement dessiné. Ces chaînes, partant de la mer Adriatique et avançant vers l’est par diverses courbes qui suivent la même direction (celle de l’est), vont disparaître aux bords de la mer Noire. Tout le versant septentrional ou tous les pays arrosés par les cours d’eau qui vont se jeter dans le Danube ou dans la mer de Dalmatie appartiendront à la nation slave ; tout le versant méridional ou pays arrosés par les cours d’eau qui débouchent dans les mers Égée et de Marmara appartiendront à la nation des Hellènes.

Voilà le principe général. On rencontre néanmoins d’un côté un fait ethnologique et de l’autre un accident de configuration du sol dont il faut tenir compte et admettre les dérogations qui doivent en découler. À l’extrémité occidentale, le pays de Tschernagora (Monténégro) se trouve situé, non pas sur le versant du nord, mais sur celui du sud. La Moratcha et les affluents qui l’arrosent prennent la direction du midi et vont se jeter dans une mer helléno-albanaise, près de la mer Ionienne. Cependant ce pays, quoique appartenant au système territorial méridional, est exclusivement habité par des Slaves ; on doit donc le ranger exceptionnellement avec les pays situés au nord et appartenant aux Slaves.

À l’autre extrémité, celle de l’est, le grand prolongement ou langue de terre qui porte le nom de Dobrutchka, — actuellement habité par des Tartares et autres rares habitants de toute nationalité, Grecs, Roumains, Turcs ou Bulgares, — quoique située en deçà du Danube, peut être regardée relativement à la Bulgarie comme une excroissance parasite et comme telle dépourvue de toute importance particulière. Au contraire, pour les Daces, ce coin de terre leur est d’une nécessité absolue, parce qu’au lieu d’allonger, il sert à arrondir leur territoire. Mais l’essentiel est qu’il leur donne un port et le seul qu’ils puissent avoir sur la mer Noire, celui de Kustendjé. L’entrée par mer dans les Dacies par l’embouchure du Danube, étant ordinairement fermée pendant six mois de l’année à cause des glaces qui s’y forment ou des mauvais temps qui pendant tout l’hiver règnent dans ces parages, fait que ce port leur est d’une immense utilité. Agrandi par une jetée qu’on ne manquerait pas d’ajouter encore à celle qui existe, il pourra servir suffisamment aux besoins de leur pays. Il en sera de même du port de Varna pour la Bulgarie orientale.

Il serait juste que les provinces daciennes, contrées qui, par leur position géographique, font partie du système de l’Europe orientale, pussent avoir un débouché assuré dans la mer Noire, comme il serait également juste que les provinces slaves du sud-ouest, contrées qui rentrent plutôt dans le système de l’Europe centrale, pussent avoir des établissements dans la mer Adriatique. C’est de ce côté-là, sur les rivages de la Dalmatie où s’étend la base de leur position géographique, que se trouve le grand avenir des Slaves méridionaux, et où doit se développer un jour toute leur activité commerciale et maritime. Il serait de son intérêt même que le gouvernement autrichien accordât à cet État slave le droit d’entrepôt et de transit dans un ou plusieurs ports de la Dalmatie, par exemple dans ceux de Cattaro, Raguse, Spalattro et Sébenique. On ferait encore mieux si l’on échangeait la mince et étroite bande de territoire qui forme la Dalmatie inférieure avec une partie équivalente de territoire dans la Croatie turque. En attendant que l’on procède à un pareil échange, les ports de Klek et de Satorina, dans le golfe de Narenta, pourront servir provisoirement pour assurer à l’État slave une communication indépendante avec la mer Adriatique[2].

Mais, dira-t-on, si l’Autriche consent à cet échange, elle diminue de moitié la source d’où elle tire les marins nécessaires à l’entretien de sa flotte. On pourrait y objecter qu’une flotte montée par des marins slaves lui deviendrait aussi inutile et même aussi dangereuse, dans un moment donné, que si elle était montée par des Vénitiens. Une fois que le Trentin serait rendu à l’Italie, que la ligne des Alpes Juliennes et le cours de l’Issonzo seraient reconnus sincèrement et loyalement des deux côtés comme frontière perpétuelle, l’Autriche n’aurait plus besoin d’entretenir dans l’Adriatique une flotte destinée seulement à absorber une bonne partie de ses revenus, qu’elle pourrait employer avec plus de profit ailleurs. L’Italie, du même coup, se délivrerait de la nécessité de donner un développement précoce à sa marine militaire, pendant qu’elle n’a pas assez de toutes ses ressources pour les autres branches de son administration.

D’après ce qui vient d’être exposé, l’État hellénique se trouvera en possession, du côté asiatique, de tout le versant occidental de l’Asie mineure, pays que nous avons désigné sous la dénomination d’Anatolie, et, du côté de l’Europe, de tous les pays au sud des chaînes de l’Hémus, sauf l’exception déjà faite. Sa capitale ne sera plus sur le Bosphore, point trop éloigné du centre de son territoire, mais bien sur l’Hellespont.

Il est de toute nécessité que le Bosphore et l’Hellespont se trouvent entre les mains d’un État qui puisse remplir efficacement le rôle qui lui aurait été assigné : celui de tenir en temps de paix ces détroits ouverts à tout le monde et en temps de guerre également ouverts ou fermés à tout le monde. Ces deux détroits sont situés au beau milieu des pays helléniques, tant en Asie qu’en Europe, tant anciens que modernes, et un État grec peut offrir le plus de garanties pour remplir cette fonction par tous les moyens nécessaires, capable comme il est de développer en même temps ses forces navales et ses forces de terre. On ne peut pas, pensons-nous, garder les détroits avec une armée de terre, si l’on ne dispose aussi de forces maritimes suffisantes à opposer une résistance sérieuse aux attaques qui viendraient du côté de la mer. Mais, pour pouvoir agir avec efficacité, il faudrait que le gardien fût placé, pour ainsi dire, à cheval sur ces détroits, en occupant le territoire européen et le territoire asiatique. Si l’on songeait à placer les deux rives opposées sous la domination de puissances diverses, on diviserait l’action, on partagerait la responsabilité et on n’obtiendrait aucun résultat qui vaille : ce qui incombe à plusieurs n’oblige strictement personne.


  1. Ce qu’on appelle aujourd’hui « l’Albanie » portait anciennement le nom « d’Illyrie » ; elle commençait aux frontières septentrionales de l’Épire et s’étendait jusqu’à celles de la Dalmatie. Les Romains ont donné ce nom à tous les autres pays qui s’étendent au delà jusqu’au cours du Danube inférieur. Quant à l’Illyrie propre, ou pays connu par les Hellènes sous ce nom, elle fut appelée par les Romains Nouvelle Épire (Epirus Nova) ou Illyrie grecque (Illyris Græca), évidemment à cause de l’hellénisation du pays, comme ceci est arrivé pour la Macédoine et la Thrace.
  2. Sur ce sujet, voyez un article de H. E. de Laveleye : l’Allemagne, etc., dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1868 (pages 531, note, et 547 et 548).