La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/II


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II


Puisque le partage à l’amiable est presque aussi impossible qu’inique, peut-il y avoir, pour conjurer ces malheurs, un autre moyen que celui de la Réintégration des nationalités chrétiennes dans leur autonomie ? Évidemment non. Mais dans quelles données, par quelles combinaisons pourrait-elle être effectuée ? C’est ce que le titre de cette dissertation a déjà fait pressentir. C’est par la Séparation des deux éléments, chrétien et musulman, et leur établissement en deux grands États séparés, formés chacun des pays où il est prédominant.

Dans les provinces européennes de la Turquie prédomine indubitablement, par le nombre, l’intelligence et l’activité, l’élément chrétien. De là passant en Asie, on trouve que dans les régions occidentales de l’Asie mineure, en y comprenant les îles adjacentes, si l’élément chrétien n’est pas plus nombreux que l’élément musulman, il est pour le moins aussi nombreux que lui, et qu’il prédomine à coup sûr tant par l’activité que par le développement de l’intelligence. Basé sur ces données, on peut tracer, dans les contrées situées en deçà du centre de l’Asie mineure, une ligne approximative de démarcation au delà de laquelle, vers l’orient, prédomine l’élément musulman, et, en deçà, jusqu’à l’Adriatique, l’élément chrétien.

De tous les pays situés en deçà de cette ligne on formerait un État chrétien, unitaire ou confédéré ; nous en parlerons ultérieurement. De tous les pays situés au delà, un État musulman. Par un partage de cette nature ces deux États seront égaux en puissance et en importance, et, si on les administrait bien, ils pourraient, en peu de temps, devenir des puissances de second ordre dans le concert européen.

Voilà les traits principaux de cette Séparation. Entrons maintenant dans de plus amples développements. Mais, avant tout, il nous semble nécessaire de signaler d’où l’on doit s’attendre à des objections, non-seulement contre ce que nous aurons plus ou moins justement avancé, mais, en général, contre toute proposition qui aurait pour but la cessation de l’étal de choses misérable où nous nous débattons actuellement. Ceci nous servira de point de départ pour la série des considérations que nous allons exposer.

En première ligne, on doit naturellement rencontrer les journaux officieux de la Sublime Porte et certaines autres feuilles entretenues aux frais de son gouvernement. C’est un rôle obligé, il faut qu’ils le jouent jusqu’au bout. On n’a rien à craindre de leur influence dès que leur office et leur rôle sont connus. Mais, autour de ces feuilles, on rencontrera, comme une troupe auxiliaire, une espèce de soudards littéraires aussi prompts à écrire le pour que le contre d’après le côté d’où ils sentent venir le fumet de la pitance. Ceux-ci sont plus dangereux que les autres, parce que le public, ne connaissant point le mobile qui les anime, pourrait être induit à croire à la véracité de leurs assertions ou au moins à la sincérité de leurs opinions.

Suivent le même drapeau certains reptiles, gens de tout pays et de toute nationalité, surtout ceux du Levant, qui, s’engraissant des humeurs purulentes de ce corps en putréfaction, ne voudraient pas voir tarir la source de cette bombance quotidienne.

Vient à la rescousse une certaine catégorie de la presse dont les inspirateurs consentiraient bien, comme ils le prêchent dans leurs écrits, à l’extinction violente de l’islamisme, s’ils devaient en profiter, mais qui s’accommodent fort bien des islamites quand ils les voient fonctionner comme des bourreaux contre les autres chrétiens qui ne partagent point leurs prédilections en fait de religion.

Quels seraient les arguments que nous opposeraient ces chers et féaux confédérés ? Il n’y en a qu’un seul en définitive. Puisque ces temps miraculeux où ils pouvaient mentir impudemment à la face du soleil et nier des faits aussi éclatants que son éclat sont déjà passés ; puisqu’ils ne sauraient plus voiler, sous de trompeuses apparences, la hideuse nudité morale de leurs clients, leur corruption, leur incapacité, leur incurie, leur abject matérialisme masqué sous les dehors d’un fanatisme de commande, ils se borneront à évoquer l’épouvantail de la Russie, le spectre du panslavisme, le testament de Pierre le Grand, les projets de Catherine II et autres topiques du même genre.

Qu’allez-vous faire ? s’écrieraient en chœur ces sublimes adorateurs de la liberté. Iriez-vous limiter la puissance ottomane dans l’Asie supérieure, sans les provinces occidentales et sans celles de l’Europe ? Mais ce serait la saigner à blanc, ce serait l’affaiblir jusqu’à la mort, ce serait rendre toute l’Asie une proie facile aux convoitises de la Russie. Allez-vous, d’un autre côté, former et constituer un État chrétien ? Quel aveuglement ! Si cet État est unitaire, son chef sera le vassal du czar ; s’il est confédéré, outre la vassalité, vous allez ouvrir une carrière illimitée aux intrigues des Moscovites. Ouvrez donc les yeux. Déjà le panslavisme inonde toute l’Europe orientale, en attendant le moment favorable de déborder vers l’Occident. La civilisation s’en va, préparez-vous à émigrer en Amérique.

Ce sera là le thème principal, ou plutôt l’unique, avec des variantes à l’infini. Aussi toute notre attention sera portée sur ce point, car, une fois emporté, le reste vient de soi : il ne s’agirait plus que d’un aménagement et d’arrangements à prendre.

C’est une tâche bien scabreuse, puisque nous nous voyons obligé, dans toutes les considérations que nous allons exposer, de nous placer involontairement sous un point de vue hostile à la puissance russe pour en arriver à montrer l’inanité de ces évocations.

Le beau service que vous allez rendre à votre cause et à votre pays, me dira-t-on, que de prendre une telle attitude envers une des grandes puissances dont le bon ou le mauvais vouloir apporte un si grand poids dans la balance où l’on pèse vos destinées !

C’est une force majeure qui m’y entraîne. C’est l’aveuglement ou la mauvaise foi de nos adversaires. Je me place donc en cette position, comme l’on fait en géométrie, quand on veut définitivement détruire la proposition de son contradicteur : on l’admet provisoirement, puis, peu à peu, on envient à démontrer les absurdités qui en découlent.

Dans ce travail je ferai allusion aux raisons pour lesquelles on peut penser que la puissance russe ne doit plus continuer à nourrir les projets qu’on lui attribue ordinairement. Je les admets cependant pour le moment, afin d’arriver à démontrer que la solution de la question d’Orient que je propose est la plus propre et la plus efficace à conjurer le danger de leur accomplissement.

Si elle tient à ces projets, qui peut nier que la Russie ne doive souhaiter que l’état actuel de choses en Turquie se prolonge indéfiniment ? En effet, on ne peut rien imaginer de plus faible que l’état de ce pays. Qu’y voit-on donc ? La ruine complète dans les finances, ce nerf principal de toute puissance, sans exception ; l’armée dans un état pitoyable et à laquelle il est dû de longs arriérés ; la corruption souillant tout le corps officiel, depuis les sommités gouvernementales jusqu’aux plus petits cadis de village ; l’anarchie dans tous les points éloignés de la capitale ; le mécontentement partout, non-seulement chez les chrétiens, mais chez les musulmans mêmes dans les provinces centrales, pressurés sinon autant que les chrétiens, toujours assez cependant pour épuiser leur patience ; des provinces chrétiennes vassales rongeant leur frein et ne pouvant plus tolérer ce vestige de leur ancien esclavage, guettant le moment de le faire totalement disparaître[1] ; en Asie et en Afrique, de grandes provinces, égales à des royaumes, dont la soumission n’est que nominale, dont on ne retire aucun profit, mais pour lesquelles on est responsable des méfaits, oppressions et désordres qui y ont lieu ; dans les provinces occidentales et dans les provinces centrales, des populations désaffectionnées, hostiles, frémissantes sous le joug où on les maintient par l’emploi de toutes les forces dont un gouvernement, si tristement organisé qu’il soit, peut disposer dans un moment donné ; des populations qui, faute de pouvoir s’entendre, sembleraient en apparence résignées à subir cette condition ignominieuse, mais qui attendent néanmoins le signal de leur soulèvement de l’arrivée de leurs auxiliaires du dehors. Que ce soit le Russe, l’Anglais, le Français ou tout autre Européen qui apparaisse en libérateur, on les verra se soulever toutes comme un seul homme.

Voilà la situation de cette agglomération indigeste de tant d’États et de royaumes qui constituent ce qu’on appelle l’empire ottoman.

Est-ce un État dans de pareilles conditions qui pourra opposer une résistance sérieuse à la Russie, lorsque, guettant l’occasion d’une forte perturbation dans le concert européen, elle étendra ses deux bras, l’un vers l’Europe pour s’emparer des détroits du Bosphore et de l’Hellespont et s’avancer jusqu’à la mer Égée, l’autre vers l’Asie pour pénétrer jusqu’à Alexandrette de Syrie et se mettre en contact immédiat avec la mer d’Égypte ?

L’empereur Nicolas n’avait nullement l’intention de faire la guerre à la Turquie ni de se saisir des détroits. Croyant, par une simple intimidation, pouvoir remporter certains avantages diplomatiques, il ne s’était préparé en rien et se trouva pris au dépourvu en état de guerre avec les puissances occidentales. Il a payé de sa vie l’imprévoyance de sa diplomatie. On ne tombera plus dans la même faute. Si, nourrissant ses anciens projets, la Russie se décidait à tenter leur réalisation, elle prendrait mieux ses mesures cette fois-ci et elle aurait, pour les premières campagnes au moins, l’avantage d’une occupation immédiate des points capitaux. Mais quelle lutte gigantesque ne faudrait-il pas engager et à quels sacrifices ne faudrait-il pas se résigner en entreprenant de l’en déloger ? Quelles grandes chances d’échouer dans cette tentative !

Il est vrai qu’on pourrait toujours se rattrapper sur les autres provinces ou sur quelques îles de la mer Égée, sur les îles de Crète, de Rhodes ou de Chypre, et de là se livrer à la contemplation des rivages opposés. On occuperait l’Égypte tout au plus, en attendant qu’elle subisse, elle aussi, le sort des autres provinces ! Il est hors de doute que celui qui est le maître de l’Asie supérieure deviendra aussi le maître de l’Égypte ; c’est ce qu’on a toujours vu et ce qu’on verra cette fois-ci encore par la force irrésistible des choses ; puisque la puissance de celui qui domine l’Asie supérieure ne s’arrête pas là, mais s’étend bien au delà, — jusqu’au pôle ?

Que faut-il donc faire devant une telle perspective ? Se croiser les bras et se prosterner devant la sacro-sainte intégrité de l’empire ottoman jusqu’au jour où, par une ruade insolente, l’imprévu vienne la renverser du piédestal chancelant sur lequel on l’a placée ? ou, au contraire, faut-il penser à quelque chose de plus sérieux ? La prudence commune et ordinaire se prononcera pour cette dernière résolution. Mais à peine le premier pas fait, beaucoup de gens hésiteront à s’engager plus en avant, en prenant en considération la divergence d’opinions et le manque d’un criterium dominant auquel on puisse s’abandonner pour arriver à une solution qui résiste aux diverses contradictions. Nous pouvons dire hardiment que ces hésitations, ces craintes sauraient être facilement dissipées, puisque le criterium dominant ne fait point défaut. Pénétrons au fond de la question, examinons l’état réel des choses et nous le trouverons, ce critérium, venant de lui-même à notre rencontre.

Quelle est la cause principale, — laissons de côté les causes secondaires, — quelle est la cause supérieure de cette faiblesse incurable de la Turquie ? Pourquoi un État qui compte jusqu’à trente-cinq millions d’habitants et qui occupe les positions les plus fortes, les contrées les plus riches de l’ancien monde, peut-il devenir à tout moment la proie du premier venu si on l’abandonne à lui seul ? La cause de cette faiblesse principale est dans la juxtaposition, dans le mélange, sans fusion possible pour de grands siècles encore, des deux éléments chrétien et musulman. Ce sont ces deux forces qui se pondèrent et s’équilibrent, s’entre-choquent et se contrecarrent, et qui, comme deux acides adverses contenus dans le même récipient, s’entre-rongent et s’entre-détruisent, ou tout au moins se neutralisent.

Pour maintenir cet antagonisme ruinant, on abandonne toute l’Asie supérieure et les provinces d’Afrique comme un rebut, et tout ce qu’on peut disposer de forces asiatiques et africaines unies à celles d’Europe est employé à la compression de l’élément chrétien en Europe. Ainsi on est le maître tyrannique et cent fois détesté des provinces centrales et des provinces occidentales ; on aspire à ressaisir une domination perdue sur les provinces danubiennes ; on entretient, avec beaucoup de peine, dans des alarmes et des transes continuelles, de cent à cent cinquante mille soldats entre le Danube et la mer Égée, mais ce n’est qu’à la condition d’être le maître nominal de l’Égypte, le maître hypothétique des Régences barbaresques, le maître imaginaire de l’Arabie, le maître douteux de la Syrie, le maître contesté du Kurdistan et du Diarbékir.

À quoi cela sert-il de tant embrasser, sans rien pouvoir étreindre ? À quoi cela sert-il d’avoir tant de moyens, tant de richesses, et de se trouver dans une perpétuelle agonie ? À quoi sert cet embonpoint si flasque qui tient ce corps dans une extrême atonie ? Faudrait-il avoir des connaissances extraordinaires, un génie supérieur, un esprit de pénétration hors ligne pour trouver un remède à cette situation ? Ne suffit-il pas, à la première inspection du mal, d’entendre ce que nous dicte le bon sens lui-même sans d’autre appareil, sans d’autre auxiliaire ? Écoutons ce qu’il nous dit dans son langage si simple et si naturel :

« Séparez autant que possible les éléments adverses ! Mettez chacun d’eux dans un récipient à part ; rangez-les chacun à sa place, et vous pourrez espérer que, rendus à eux-mêmes, libres et dégagés de toute entrave dans leur action, chacun de ces éléments pourra développer abondamment sa force intérieure, prendre sa place et contribuer, pour sa part, au maintien de l’équilibre européen. Et puisque toutes vos craintes, toutes vos appréhensions vous viennent du côté de la Russie, considérez bien que l’élément musulman concentré, massé, devenu compacte, bien organisé et bien fortifié en Asie, sera la force la plus propre pour opposer une résistance sérieuse à la Russie, si elle voulait s’étendre au delà de ce qu’elle possède aujourd’hui.

« Considérez qu’en Europe, si au lieu d’un État turc obligé de porter sur le Danube une armée de deux cent mille hommes bien organisée, bien disciplinée et bien commandée, pour résister sérieusement à une invasion russe, mais ne pouvant jamais la réunir en de telles conditions, — et, en y parvenant même, exposé à voir se paralyser ses forces par des insurrections qui ne manqueront pas d’éclater sur ses derrières et à ses côtés ; — si, au lieu d’un État turc qui, pour résister à une attaque simultanée du côté de la mer, devrait se trouver une puissance maritime de second ordre au moins, et qui ne peut même pas arriver à aucun ; si, au lieu d’un État turc, vous établissez un État chrétien, vous créez une puissance de second ordre tant sur terre que sur mer. En cas de danger et dans la défensive, il pourra disposer de grandes forces pour tenir l’agresseur en échec, jusqu’à ce que les autres puissances, voyant le danger qui les menace, puissent s’entendre pour venir à son secours. Un tel État saura se faire des alliances avec des puissances sur lesquelles il puisse s’appuyer dans de telles éventualités, et ces puissances aussi auront un allié sur la solidité duquel elles pourront compter. Mais en supposant un État ainsi constitué, il n’est guère probable de voir surgir une telle éventualité. Le fait seul de son existence suffira pour éloigner même la conception d’une telle velléité. »

Voilà, pensons-nous, ce que répondrait le bon sens si on daignait le consulter, sans préventions et sans arrière-pensées.

Et peut-on, en effet, imaginer rien de plus absurde que de penser que cet empire ottoman ainsi constitué puisse jamais remplir les deux rôles, tels que nous les avons présentés, l’un en Europe et l’autre en Asie, et tels qu’ils puissent servir à la sécurité de l’Europe ? Peut-il jamais passer par la tête d’un homme jouissant de ses facultés intellectuelles qu’on puisse régir avec les mêmes principes ou la même législation, gouverner avec ensemble et diriger vers un même but les habitants de l’Égypte et de la Cyrénaïque avec ceux des principautés daco-roumaines ? les habitants des Régences barbaresques avec ceux de la Thrace et de la Macédoine ? les habitants des Arabies avec ceux des provinces serbo-bulgares ? les habitants du Diarbékir avec ceux de l’Épire et de la Thessalie ? les habitants du Kurdistan avec ceux des îles de la mer Égée ? Ce serait la même chose que de croire à l’hippogriphe, moitié cheval et moitié vautour. Il n’y a rien à quoi on puisse mieux adapter le nom et la figure de la Chimère : « Au devant, lion ; au milieu, chèvre ; au derrière, dragon. » Mettez donc à part le cheval et le vautour, à part le lion et le dragon, et au lieu des monstres que vous tâchez d’entretenir, vous aurez des réalités.


  1. Grâce à l’insurrection des héroïques Crétois, si méchamment calomniés, elles s’en sont déjà considérablement débarrassées.