La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/I


I


L’heure de la consommation approche ; les signes du temps se multiplient ; la catastrophe devient de jour en jour plus imminente.

Qu’on l’avoue franchement, la guerre de Crimée n’a pas été faite dans l’espérance qu’en donnant un nouveau répit à la Turquie, on la verrait entrer résolûment dans la voie d’une transformation. Les moteurs principaux de cette guerre eux-mêmes furent ceux qui, prévenant l’empereur Nicolas, avaient déjà déclaré à l’adresse de toute l’Europe que le malade était incurable. Ce n’est qu’à la suite de leur déclaration que Nicolas a commencé à dire qu’il fallait songer à la succession. Le discours prononcé deux ans auparavant au Parlement anglais par lord Stradford Canning valait cent fois mieux que la petite et modeste métaphore de l’empereur Nicolas dont on a fait un crime de lèse-islamité. Était-ce que le malade, dans le court intervalle qui s’était écoulé entre le discours de lord Canning et le mot de l’empereur Nicolas, avait recouvré sa bonne santé ?

Passons sur ces tristes considérations. Ce thème est déjà complétement discuté et définitivement jugé. Admettons pour un moment un motif quelconque qui puisse pallier cette contradiction. Disons que la guerre de 1854 doit être regardée comme un acquit de conscience. Voilà tout ce que l’Europe chrétienne a pu faire de sacrifices en sang et en argent pour faciliter aux populations musulmanes l’entrée dans la voie de la civilisation, où marchent, à divers degrés, toutes les autres populations leurs voisines. Eh bien !… ce fut en vain.

Nous ne ferons pas ici le tableau de l’intérieur de la Turquie, de ses peuples et de leurs croyances, de son gouvernement, des maladies multiples qui l’assiégent et la rongent de tous côtés. À quoi cela servirait-il d’en grossir le dossier, de répéter ou même de récapituler ce que tant d’autres ont si bien exposé et si savamment résumé, sinon à pousser le lecteur à passer par-dessus les premières pages et à chercher plus en avant quelles seraient nos conclusions ? La cause est déjà tellement élaborée, examinée, préparée, qu’un nouveau réquisitoire de plus serait la chose du monde la plus fastidieuse. Mais à quoi bon parler de réquisitoire ? Le verdict n’a-t-il pas été prononcé ? Venons donc à l’application.

Que faire ? Quelles mesures faut-il adopter ? Puisque l’empire ottoman croule de toutes parts, que va-t-on faire de ses débris ? Que va-t-on faire de cet État débile et décrépit dont les bras engourdis embrassent tant de pays, tant de nations, sans pouvoir les étreindre, sans pouvoir les faire entrer et les guider dans les voies où marchent les autres peuples de race aryane ? Que va-t-on faire de ce promontoire européen, sans nom approprié, dont la base est dans la chaîne de l’Hémus et la pointe dans le Ténare ? Que va-t-on faire des pays situés entre cette chaîne et tout le cours du Danube inférieur ?

Plus au nord, que va-t-on faire des pays situés entre le Danube et les Karpathes ? Et vers l’orient et le midi, que va-t-on faire de l’Anatolie, de l’Asie mineure, de l’Asie supérieure, de la Syrie, de l’Arabie, de l’Égypte, de la Cyrénaïque, de la Libye ? Que va-t-on faire de ces royaumes, de ces empires, — puisqu’ils ne sont pas moins que cela, — de ces nations qui les habitent et qui attendent l’oracle de leurs destinées de ceux à qui a été départi le savoir, et qui tiennent en leurs mains le pouvoir ?

On a beaucoup écrit sur ce sujet, mais rien n’a paru encore qui ait pu fixer l’attention, je ne dirai pas de tous, mais au moins d’une partie importante du public européen.

Comme habitants de l’Orient, comme chrétiens, comme natifs de ce pays, comme principaux intéressés à ce qu’une solution équitable soit donnée à cette question, nous croyons que nous ne serions pas mal venus de livrer à la publicité le résultat de nos méditations.

Trois sortes de solutions se présentent à l’esprit de l’investigateur ayant en vue que cet état de choses ne peut durer plus longtemps et qu’un autre doit infailliblement lui succéder.


La première serait le partage à l’amiable de toutes ces contrées et nationalités ; partage pondéré et mesuré en portions équivalentes entre les grandes puissances, par une conquête, soit directe et avouée, soit voilée sous les différentes dénominations spécieuses et modestes de protectorat, occupation, colonisation, etc.


La seconde serait le partage contentieux, c’est-à-dire le partage accompagné d’une guerre européenne, où quelques-uns des grands États, se considérant comme les plus forts, soit sur terre, soit sur mer, ou comme les plus habiles, ou comme les plus favorisés par leur position géographique, leur influence, leurs alliances, le prestige de leurs armes, ou par leur audace même, penseront s’attribuer la part du lion, en proposant aux autres quelques avantages plus ou moins acceptables afin de se faire reconnaître l’acquisition du reste.


La troisième, que, faute de mieux, j’appellerai la Séparation, serait le résultat d’une entente entre les grandes puissances pour séparer cette agglomération de provinces et de royaumes qui forment actuellement les États du Grand Seigneur en deux Empires ou États à peu près égaux en étendue, en population et en importance.

On établirait ainsi un État chrétien là où prédomine l’élément chrétien, et un État musulman là où prédomine l’élément musulman. De cette façon, chacun des deux éléments, laissé à lui seul et considérablement débarrassé de l’élément hétérogène qui entrave et paralyse son action, pourra se développer d’après ses instincts, ses sentiments, et entrer dans la voie où marchent, chacune d’après ses aptitudes, les autres nations européennes.

Nous ne saurions, outre ces trois modes de solution, en entrevoir un quatrième, à l’exception de celui des insurrections partielles sans chef unique et reconnu de tous, sans plan général, sans un commun accord, sans simultanéité de mouvements. Mais, outre que ce serait la désolation et le chaos, il amènerait forcément, à cause des graves incidents qui viendraient à surgir, et motiverait même l’intervention européenne sans entente préalable, ce qui nous amènerait au second mode de solution, qui consiste dans le partage contentieux. C’est pourquoi je poursuis mon travail en rangeant mes considérations, n’ayant en vue que les trois modes de solution précités.

Quant au premier, n’est-il pas inutile de dire que nous le repoussons de toutes les forces de notre âme, au nom de la morale, au nom de la religion chrétienne, au nom même de la politique bien entendue ? Ces répugnances que nous exprimons ici au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, serions-nous les seuls à les ressentir, nous, comme principaux intéressés ? Serions-nous les seuls à nous en affliger ? Non, pour l’honneur de l’humanité, non. Nous entendons déjà les condoléances de tout ce qu’il y a de grand et d’élevé en Europe, de tout ce qui adore l’esprit, de tout ce qui élève l’homme policé, l’homme de l’Évangile, au-dessus du païen et du barbare. Ainsi, sans hésitation aucune, nous pouvons professer ouvertement ces répugnances.

Chose triste cependant et douloureuse à penser ! Après avoir émis ces protestations, nous n’avons plus rien à faire, rien à dire. Une fois que les forts, les puissants, parviendront à s’entendre sur la part qu’ils s’adjugeront eux-mêmes, toute protestation en paroles venant de notre part serait chose vaine, toute tentative de résistance par les actes serait inutile. Une fois la grande spoliation consommée, les puissants ne manqueront pas d’arguments pour motiver sinon justifier leur conduite.

Mais parviendra-t-on à s’entendre sur ce partage ? Tout le monde pense qu’il serait aussi facile dans l’exécution qu’il est difficile dans l’entente. Nous devions néanmoins commencer par en faire mention, non-seulement parce que ce mode de solution est du domaine des probabilités qui apparaissent comme des points noirs à l’horizon politique, mais aussi pour exprimer notre opinion — personnelle au moins — que, malgré toutes nos répugnances, nous trouvons ce mode de solution préférable au second, le partage contentieux, qui menace de se déchaîner un jour sur nos malheureuses contrées pour y déverser tous les fléaux qui ont, dans tous les âges, affligé et déshonoré la triste humanité.

Comment préludera-t-on à ce drame infernal ? On ne saurait le prévoir d’avance. Sera-ce parce qu’une puissance, se prévalant d’une circonstance quelconque, trouvant ou se créant des griefs à redresser, donnerait le premier branle ? Sera-ce parce que deux ou trois puissances se mettront d’accord et commenceront l’œuvre en occupant les points les plus importants et laissant aux autres le choix ou de toucher à quelques bribes ou de se jeter dans une guerre à outrance ? Sera-ce que des insurrections, sans plan général, pouvant amener des chances diverses, d’où sortiront de grands excès appelant des représailles épouvantables, donneraient des motifs d’intervention aux puissances ? Personne ne saurait actuellement prévoir par où l’irruption du mal doit commencer, mais personne non plus ne saurait douter que la tumeur pestilentielle doit crever quelque part et que d’horribles calamités se feront jour de tout côté[1].

L’intervention des grandes puissances deviendra inévitable. Trop d’intérêts, trop d’ambitions, trop de rivalités, les pousseront à intervenir, et c’est alors qu’aux dissentiments intérieurs viendront se joindre les excitations extérieures de nation contre nation, de race contre race, de religion contre religion, de langue contre langue, de secte contre secte. L’un croira trouver ses avantages dans la prédominance des Slaves, l’autre dans celle des Grecs ; celui-ci sera pour les Daciens, celui-là pour les Albanais, cet autre enfin pour les Arméniens, les Druses, les Kurdes, les Arabes, les Égyptiens.

Avec les ébauches de petites et imparfaites nationalités qui ne demandent pas mieux que de se fondre dans les grandes, on tâchera de faire des nationalités distinctes importantes, afin de se faire valoir comme protecteurs indispensables, en attendant que le lendemain on en devienne les dominateurs. Il y aura même des puissances qui croiront qu’il est dans leur intérêt de s’allier avec les musulmans et de se préparer une table rase pour l’extermination des chrétiens. On se servira, dans ce même but, du bras des peuplades sauvages qui ont conservé jusqu’à nos jours les instincts sanguinaires et la férocité des siècles passés. En nous excitant, les uns contre les autres, pour des avantages que chacun présume en retirer, on mêlera aux haines de race et de religion les mobiles d’intérêts cupides, de rapacité, de spoliation.

Les scènes horribles dont les États du royaume de Hongrie ont été le théâtre pendant la révolution de 1849, où l’on a vu des Magyars, des Autrichiens, des Slaves, des Saxons et des Roumains s’entr’égorger sans pitié aucune, nous les verrons se répéter, sur une plus vaste échelle, avec plus de persistance et plus de férocité.

Nous en avons déjà vu un essai dans le conflit qui a surgi il y a quelques années entre les Druses et les Maronites. On peut, de là, présumer ce à quoi on doit s’attendre dans la suite.

Voilà la catastrophe vers laquelle nous marchons. Mais est-on sûr que les désastres s’arrêteront dans nos contrées ? Est-on sûr que les populations de l’Orient seront les seules victimes des ambitions et des convoitises de leurs frères d’Occident et du Nord ? Qui sait si la justice divine n’a déjà décrété l’œuvre de la punition ? De cette immixtion dans des querelles qu’on aura eu soin d’exciter et d’enflammer soi-même, ne surgira-t-il pas de fortes irritations parmi les grandes puissances qui y auront pris part ? L’heure du partage contentieux serait-elle sonnée, et serait-il compliqué d’une guerre européenne, ou plutôt d’une guerre universelle dont les fureurs se propageraient sur toute la face du globe terrestre ? Et celui qui aura le dessous dans cette lutte ne tâchera-t-il pas de faire tourner la guerre politique en guerre révolutionnaire et celle-ci, dans toutes ses gradations et transformations, en guerre sociale ?

Voilà quels désastres menacent la civilisation et le progrès en Europe, si l’on tient son cœur fermé aux réclamations de la justice, si l’on ferme les yeux devant l’évidence. Nous n’évoquons point ces malheurs, nous ne faisons que les rappeler à l’esprit de nos lecteurs. S’il faut périr, pourquoi ne pas périr seuls ? Les malheurs qui en rejailliraient sur les autres auront-ils la vertu de nous ressusciter ?

Mais, dans toutes ces scènes d’horreur et de fureur, qui doit se réconforter et se réjouir ? Voilà ce qui nous remplit le cœur d’amertume, c’est le génie du Mahométisme, qui, planant au-dessus de ses domaines bien agrandis, — la désolation et les ruines, — tout radieux de ces bonheurs inattendus, poussera ces cris de jubilation et de triomphe : « Ainsi périssent tous mes ennemis ! Allah a frappé ces mécréants d’un aveuglement surprenant, afin que son nom et le mien soient vengés de leur outrageante superbe et de leurs insolents dédains. »


  1. Combien peu s’en est-il fallu que l’horrible événement de Topchidéré à Belgrade n’en fût le premier signal ? Rien qu’un quart d’heure de trouble ou d’hésitation dans l’esprit du ministre Garaschin. Où en serions-nous aujourd’hui ?