La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/III


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III


Si l’on ne peut opposer rien qui vaille aux considérations que nous venons d’exposer, qu’on nous permette d’entrer dans certains détails que peut comporter notre sujet.

Nous avons fait allusion à la frontière des deux États, qui consisterait dans une ligne traversant l’Asie mineure dans toute sa largeur. On s’est peut-être dit : Pourquoi cette ligne de démarcation ? Pourquoi ne donne-t-on pas toute cette péninsule soit à l’État musulman, soit à l’État chrétien ? Pourquoi ne pas proposer une frontière qui soit mieux déterminée par des bornes naturelles ?

Ces remarques ne sont pas sans valeur ; je vais y répondre. Ce qu’on appelle Asie mineure n’est pas une péninsule attachée à l’Asie supérieure, comme le sont l’Italie ou l’Espagne à l’égard du tronc de l’Europe. Elle offre un aspect bien différent : celui d’un grand promontoire, d’un prolongement de l’Asie supérieure qui vient à pénétrer comme un levier sous la base méridionale de l’Europe. Les deux chaînes de montagnes, celles du Taurus et de l’Antitaurus, qui la dominent, ne viennent point parallèlement à sa base pour la couper du reste de l’Asie, comme il en est des Alpes et des Pyrénées par rapport à l’Italie et à l’Espagne. Au contraire, en partant de l’intérieur de la grande Asie, elles viennent, tomber perpendiculairement à cette base pour pénétrer ensuite par des courbes variées, changeantes et anormales jusqu’au milieu et au delà de l’Asie mineure. Elles contribuent à la formation du grand plateau de la Cappadoce et de ses annexes, qui occupent le centre de ce prolongement.

Cette contrée avait toujours été occupée par des populations d’origines diverses. Cependant dans son versant occidental, auquel sont attachées des îles importantes, a toujours prédominé l’élément helléno-pélasgique.

Il serait inutile de parler ici des établissements helléniques, ioniens, doriens, éoliens, qui bordaient les rivages de ce pays et pénétraient fortement dans l’intérieur ; ce sont des faits connus de tout le monde. Je ferai seulement observer que toutes les diverses peuplades qui habitaient son versant occidental étaient d’une origine bien rapprochée de celle des Hellènes. C’est ce qui a fait que sans répugnance aucune elles se sont fusionnées avec ces derniers, comme il en fut des habitants de la Thrace et de la Macédoine, tous rameaux de la même souche helléno-pélagisque. Crésus, roi de Lydie, qui parvint à placer sous son sceptre toutes les peuplades d’en deçà de l’Halys, et même à ranger sous sa domination plusieurs établissements helléniques, descendait d’une race dont on faisait remonter l’origine aux Héraclides ; il comprenait la langue des Hellènes et s’entendait parfaitement avec eux sans l’intermédiaire des interprètes. Au delà du fleuve Halys on rencontre les Cappadociens, qui devaient appartenir à la race sémitique, puisque, comme nous l’apprend Hérodote, ils étaient compris par les Hellènes sous le nom générique de Syriens.

Dans cette contrée se forma une Grèce asiatique presque égale en étendue, sinon en importance, à la Grèce des rivages opposés à ceux de l’Europe. C’est ce qui arriva aussi, du côté de l’Occident, en Sicile et dans la région méridionale de l’Italie qui reçut le nom de Grande Grèce. Après les conquêtes d’Alexandre le Grand et l’expansion de l’hellénisme en Orient, cette Grèce d’au delà de la mer Égée s’étendit sur toute l’Asie mineure, la Syrie et jusqu’en Égypte. Mais nous sommes aujourd’hui bien loin de ces temps et de l’état de choses d’alors. Lors du déclin de l’empire byzantin, et peu de temps avant les croisades, cette région occidentale de l’Asie mineure faisait partie de cet empire, et aujourd’hui même elle forme à elle seule une province distincte, très-étendue comparativement aux autres, sous le nom grec d’Anatolie. La population chrétienne qui l’habite avec celle des îles adjacentes et adhérentes à son système territorial, Lesbos, Samos, Chios, Rhodos, Kypros, etc., est, comme nous venons de le dire, sinon supérieure, au moins égale en nombre à la population musulmane, et de beaucoup supérieure sous le point de vue de l’activité et du développement intellectuel.

Quelle serait de nos jours la ligne de démarcation qui indiquerait où s’arrêtent ces proportions par rapport au nombre des habitants, et où en apparaissent d’autres ? On ne peut rien préciser. Il faut cependant commencer quelque part et tracer une frontière qui puisse répondre au but que l’on se propose. Commençons par le Nord, où la chose est plus facile à déterminer, parce que nous y rencontrons un cours d’eau, celui du Kisil-Irnack, l’ancien Halys, qui peut nous fournir presque la moitié de la frontière. On peut donc suivre son cours depuis son embouchure dans la mer Noire jusqu’à son point le plus méridional, là où il commence à tourner vers l’Est, près de la section du mont Kartal-Dag avec celui de Karry-Oglan-Dag. De là on peut tracer une ligne conventionnelle jusqu’aux sources du Manavgat-Sou et après suivre son cours jusqu’à son embouchure au golfe d’Attalie, dans la Méditerranée. Voilà ce que nous avons trouvé de plus approprié à la part qu’on peut assigner à chacun de ces deux éléments pour en former deux grands États séparés. Nous parlerons dans la suite des motifs politiques qui commandent impérieusement cette délimitation. Occupons-nous à présent de chacun de ces deux États, des conditions de leur existence respective, de ce qu’ils peuvent présenter de rassurant pour l’équilibre et la sécurité de l’Europe.

Je commence par l’État musulman, en Asie, parce que son établissement et son organisation présentent moins de complications intérieures que celui de l’Europe, qui offre matière à plus d’une remarque, à plus d’une objection. Ainsi l’esprit, reposé au plus vite en ce qui regarde l’État oriental, pourra donner plus d’attention à l’État qui doit se former du côté occidental.

Qu’on s’imagine donc la capitale de l’empire ottoman transférée sur les bords de l’Oronte, à Antioche, ou sur tout autre point au bord de cette rivière, mais rapprochée autant que possible du port d’Alexandrette ou de celui de Séleucie, et voyons le spectacle imposant qui se présente à l’esprit. De cette capitale, le chef de cet empire, placé au beau centre de ses États, bien propres à former un empire unitaire, pourra, sans aucune aide, ou à l’aide même de secours européens pour les premières années, devenir le maître réel de l’Égypte, le maître réel de l’Arabie, le maître réel du Kurdistan et du Diarbékir, au lieu du maître douteux, contesté, imaginaire qu’il en est actuellement. Dominant sur vingt millions d’habitants, s’il les sait bien gouverner, il deviendra le monarque d’une puissance respectable dans le concert européen pendant le premier demi-siècle de sa fondation. Elle pourra, avec le temps, devenir plus importante si on sait mettre à profit les immenses ressources, les moyens, les forces, les richesses que renferment ces diverses contrées. J’ai parlé de concert européen, parce qu’une fois qu’on est établi et qu’on possède de longs rivages dans la Méditerranée, qu’on le veuille ou non, on est forcé d’y prendre part.

Le gouvernement de l’État asiatique peut concéder sans crainte aucune, sans hésitation, la pleine et entière jouissance des droits civils et politiques aux populations chrétiennes qui se trouvent dans ces provinces, sans courir le risque de voir ces concessions servir comme un premier pas au renversement du pouvoir établi, ainsi qu’on pourrait le craindre, dans les provinces occidentales, d’après l’état actuel de choses. Les populations chrétiennes, atteignant à peine le chiffre d’un million à un million et demi d’habitants, ne pourraient jamais, devant la masse imposante de dix-huit millions de musulmans, aspirer à une vie politique à part. Par le fait seul qu’elles n’occupent pas un territoire distinct dans l’empire, mais sont disséminées en divers endroits et sur divers points, la tentation même disparaîtrait.

Devant d’ailleurs jouir de la plénitude des droits civils et politiques, et étant en même temps plus accessibles aux idées européennes, elles seront plus aptes à les recevoir et à les transmettre par des transitions moins brusques aux populations musulmanes. Celles-ci, de leur côté, pourront voir les chrétiens prendre, en raison de leur nombre, part aux plus hauts emplois civils et militaires de l’État, sans craindre de voir un jour cette confiance employée par eux au détriment ou au renversement du pouvoir existant, dans le but d’en établir un autre plus en rapport avec leurs sympathies religieuses. Dans cet État l’élément chrétien figurera comme un ingrédient constituant, et il ne sera plus comme il l’est aujourd’hui une force d’antagonisme. Il ne faut point se faire illusion, l’exécution du hati-humaïoun n’est aujourd’hui qu’une impossibilité morale et politique ; mais alors il pourrait devenir une vraie vérité. Si le sultan se proposait aujourd’hui de l’appliquer d’une manière sincère et efficace, toutes les populations musulmanes s’insurgeraient contre son gouvernement.

Cet État, ne possédant pas d’îles, ne sera plus dans la nécessité d’être une forte puissance maritime et continentale en même temps. C’est ce qui nous a fait placer précédemment l’île de Kypros avec les autres îles dans le territoire de l’État chrétien, quoique située en dehors de la mer Égée et n’attenant à celui-ci que par son extrême frontière du sud-est. Les ressources dépensées en pure perte pour entretenir une flotte par des moyens factices et sans résultat[1] seront employées à des travaux plus utiles qui donneront en même temps plus de force à l’État. On les ajoutera aux autres ressources dont on pourra disposer pour créer une bonne armée de terre avec laquelle on puisse se faire respecter à toute occasion de ses voisins, l’opposer avec succès en temps de guerre à toute agression qui viendrait du dehors, et en temps de paix l’employer à soumettre les Arabes et autres peuplades de l’Asie qui n’obéissent que nominalement à l’autorité qui siége à Stamboul.

Le gouvernement songera au développement intérieur de ces contrées, à l’agriculture, au commerce, à l’industrie, aux chemins de fer et autres voies de communication, qui, une fois terminées, en feront le pays le plus commercial du monde. Son territoire, placé comme il l’est entre les trois grands continents du globe terrestre, au beau milieu de cinq grandes mers intérieures, la Méditerranée, la mer Noire, la mer Caspienne, le golfe Arabique et le golfe Persique, qui séparent en même temps qu’elles relient par la navigation un grand nombre de pays, deviendra le passage et l’entrepôt du commerce de toute la terre.

Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour avoir devant soi le spectacle le plus grandiose que l’on puisse imaginer. Voyez cinq grands chemins de fer — cinq grandes artères de vie et de richesses — qui, partant tous d’un foyer commun, du port d’Alexandrette, près de la capitale de l’empire, vont aboutir aux points les plus importants du commerce de l’ancien monde.

Un de ces chemins de fer, se dirigeant vers le nord, va terminer son cours au port de Cerasunte — ou à tout autre qu’on aura jugé plus propre à cet effet, — dans la mer Noire. Il y attire une très-grande partie du commerce de cette mer et met tout le nord-est européen en communication plus directe avec la Syrie, l’Égypte et l’Océan indien.

Le second, se dirigeant vers l’est et traversant la petite largeur de la Perse septentrionale, va terminer son cours aux bords de la mer Caspienne pour y attirer une grande partie du commerce des pays qui touchent à cette mer ou qui en sont le plus rapprochés, la Perse, la Russie, la Tartarie indépendante, et, par son intermédiaire, toute l’Asie centrale jusqu’aux frontières de la Chine.

Le troisième, prenant la direction du sud-est à travers la Mésopotamie, entre les rives jadis si fortunées du Tigre et de l’Euphrate, aboutit au fond du golfe Persique, y attire tout le commerce d’une grande partie des Indes et de la Perse méridionale.

Un quatrième chemin de fer à travers la Syrie reliera ultérieurement la capitale de cet État à l’Égypte et l’isthme ou le canal de Suez. La navigation à vapeur est provisoirement suffisante.

De même, un cinquième chemin de fer, en participation avec l’État qui sera fondé en Occident, reliera cette capitale et son port avec le continent européen par l’Hellespont et le Bosphore.

Ainsi, de cette capitale ou de cet admirable centre de commerce on pourra se rendre dans l’espace de vingt à trente heures sur les bords de la mer Noire ou de la mer Caspienne, en autant de temps sur le golfe Persique ou le golfe Arabique et l’Égypte, et en autant encore sur les bords de l’Hellespont et du Bosphore.

Là où passeront ces chemins de fer, ils y attireront les capitaux, le commerce, l’industrie, l’abondance, les richesses et partant la puissance. La capitale et son port, où ils doivent converger, deviendront en très-peu d’années des villes beaucoup plus importantes, plus riches et plus peuplées que ne l’est actuellement Constantinople.

Outre le commerce régulier des produits de l’industrie et de l’agriculture, les pèlerins, chrétiens, israélites et musulmans de tous les pays que nous avons déjà nommés, prendront par un de ces chemins de fer la direction de cette capitale pour se porter ensuite, les uns à Jérusalem, les autres à la Mecque. Cent mille pèlerins au moins passeront tous les ans par cette ville et s’y arrêteront deux fois, à l’aller et au retour, pour y passer quelques jours et y laisser ce tribut inévitable que paye tout voyageur en traversant un pays. Ils y apporteront aussi plusieurs des produits les moins encombrants de leur pays pour les offrir au commerce européen, et, en retournant dans leur patrie, ils y rapporteront tout ce que leur offrira l’industrie européenne.

Voilà quel sera l’avenir de cette capitale. Son port, soit que la combinaison politique que nous proposons puisse être réalisée un jour ou non, ce port d’Alexandrette, une fois dégagé des eaux stagnantes qui le rendent malsain et inhabitable, est destiné à un grand avenir, il deviendra infailliblement un jour le point le plus important du commerce du monde ; l’emporium universel. Celui de Séleucie servira aussi, soit pour avoir une communication plus courte avec la mer, soit pour lui servir de succursale. La nation qui habitera et exploitera ces contrées pleines de richesses et de positions commerciales importantes pourra devenir une des plus grandes et des plus imposantes dans la famille des peuples civilisés, le gouvernement qui aura présidé à son développement, un des plus puissants et des plus respectés parmi les pouvoirs qui régissent le monde.

Mais, me dira-t-on, dès que vous avez présenté ces musulmans tels que tout le monde les présente ; dès qu’on admet leur ignorance, leur présomption, leur incurie, leur incapacité, leur apathie, comment peut-on s’imaginer qu’ils puissent changer soudain de pensées et d’habitudes ? Comment peut-on espérer qu’après la limitation de leur puissance dans l’Asie supérieure, ils sauront acquérir les qualités nécessaires pour remplir le rôle que vous leur assignez ?

C’est précisément de cette limitation, de ce remarquable événement, qu’on peut attendre une révolution radicale dans les idées et dans la conduite des populations musulmanes. C’est alors que leurs yeux seront complétement dessillés ; c’est alors que, du plus grand au plus infime, du plus instruit au plus ignorant, tous comprendront d’une manière sensible la nullité de leur société anéantie ou épargnée, détruite ou éliminée, rectifiée, traitée ou arrangée au gré de la générosité et de la supériorité européennes. Une telle crise, qui doit fortement ébranler la société musulmane, sans la détruire pourtant, fera comprendre jusqu’à l’évidence que, si les musulmans ne savent profiter de ce nouveau répit qui leur est accordé, l’heure suprême de leur assujettissement perpétuel aux nations chrétiennes ne tardera point à sonner.

Du sentiment d’humiliation qui doit se produire de la parfaite connaissance de leur misère pourrait naître la honte en même temps que le désir de s’amender : ce serait un premier pas vers leur future élévation. En définitive, on se laissera tirer par l’oreille, on se résignera à entrer dans une voie qui mène à la grandeur et à la prospérité, au lieu de vivoter dans un état d’abaissement et de mépris avec de bonnes chances de disparaître un jour totalement. Les Arabes, qui sont de race plus fine et plus intelligente que les Turcs, le comprendront plus facilement. Cette translation du siége de l’empire doit leur donner une plus grande influence dans les affaires que celle qu’ils ont aujourd’hui et préparer en outre la fusion de ces deux races encore si distinctes. On doit même espérer que de ce croisement sortiront des générations nouvelles qui participeront à ce qu’il y a de mieux dans les deux souches. Mais qu’on ne pense pas qu’une telle transformation de la société musulmane soit possible dans l’état actuel de son aveuglement et de sa stupide confiance ! Que l’on ne se berce pas de l’illusion que les populations musulmanes se soumettront docilement à de tels changements avant qu’une crise formidable ne vienne les sevrer de force du régime de l’opium politique dont elles se délectent à l’égal de l’opium végétal, et ne les tire de leur état normal d’assoupissement rêveur, où elles usent leur existence.

Nous avons parlé d’un chemin de fer qui doit relier la capitale de cet empire avec l’Égypte. Ceci nous amène naturellement à une autre question d’intérêt capital européen, celle du canal de Suez.

Comment se fait-il que, de toutes les puissances européennes, l’Angleterre seule s’est montrée rétive, contrariante et quelquefois même hostile au percement de l’isthme ? Pourquoi n’en voulait-elle pas de ce canal qui doit servir ses intérêts commerciaux plus que ceux de toute autre nation ? Quelles sont les raisons supérieures qui lui faisaient rejeter des avantages si certains ? Voici ma pensée.

Qui peut assurer que, dans l’état de délabrement où se trouve l’empire ottoman, le canal pourra être tenu par des mains si débiles ? À toute occasion de perturbation européenne, l’Angleterre, comme maintes fois cela s’est vu, craignant d’être devancée par une autre puissance, songera peut-être à s’emparer de ce canal, objet d’importance majeure pour elle. En le faisant, elle aura à soutenir une guerre contre l’Europe ; en ne le faisant pas, elle vivra dans une perpétuelle inquiétude par la pensée que la France ne l’accomplisse. De son côté, la France, craignant d’être devancée par l’Angleterre, pourrait songer peut-être à tenter de nouveau ce que le général Bonaparte a exécuté jadis. Dans l’un ou l’autre cas, voilà un motif à des complications sérieuses, à une guerre européenne dont on ne saurait prévoir ni la durée ni l’issue.

Mais il y a autre chose encore. La Russie, voyant qu’elle ne pourra rien entreprendre sur le Bosphore sans s’exposer à avoir sur les bras une coalition européenne où elle risquerait tout, pourrait s’inspirer mieux et changer l’objectif de ses aspirations. Elle renoncerait totalement aux vues qu’elle pourrait y avoir, se prêterait à donner toutes les garanties désirables et nécessaires pour calmer les inquiétudes des puissances européennes et souscrirait à des compensations convenables, afin d’obtenir de cette manière toute sa liberté d’action pour se porter à son aise sur l’Égypte. Autre chose est l’invasion immédiate des Indes par les Russes, autre celle de la Syrie et de l’Égypte. Autant l’une est impraticable dans l’état actuel des choses, autant l’autre est loin de l’être. Alors les alliés de la Russie pourraient faire passer leurs flottes par le canal, pendant que celles de l’Angleterre devraient faire le tour du Cap. On comprend facilement le reste.

Voilà à quoi on doit s’attendre dans l’état de choses actuel. Mais qu’on suppose un instant réalisée la solution que nous venons de proposer. Qu’on se figure donc ce grand empire musulman, concentré dans ces provinces de l’Asie et de l’Afrique, bien organisé, bien administré, bien fortifié, disposant de tant de ressources, tenant toujours prête une armée respectable de deux cent mille hommes, n’ayant à l’intérieur aucun élément fort et hostile à comprimer, ayant sa capitale si près de l’Égypte, faisant presque disparaître cette distance par le chemin de fer dont nous avons parlé, et voilà la possession du canal garantie de la manière la plus désirable contre toute agression. Voilà une grande puissance qui saura défendre son territoire et maintenir en même temps d’une manière égale pour tous la neutralité de Suez.

En outre, les haines religieuses entre les Turcs et les Persans, les Sunites et les Schiites, tendront à disparaître à mesure que se propageront la civilisation et les lumières. Il s’ensuivra que ces deux nations pourraient en venir à une entente intime et à une alliance étroite, afin de se garantir réciproquement leurs frontières contigües à celles de la Russie. Ainsi, par ces combinaisons on garantirait la neutralisation du canal et on arrêterait du même coup les progrès des Russes vers le sud-ouest de l’Asie.

Voilà en peu de mots tout ce que l’on pourrait dire sur les forces, l’importance, le rôle et l’avenir qui seraient réservés à cet état oriental et musulman. Par son existence, les deux points spéciaux du problème oriental, la question du canal égyptien et celle de l’Asie occidentale, sont parfaitement bien résolus pour la sécurité de tous. Passons maintenant de l’autre côté de la frontière que nous avons tracée, pour nous occuper des conditions de l’établissement de l’État chrétien.


  1. Trente bâtiments de guerre qui stationnent dans les eaux de Crète ne parviennent pas à arrêter la contrebande de guerre qu’exercent régulièrement deux ou trois slippers au service des Crétois. On a appelé un simple officier de la marine anglaise qu’on a élevé au grade de contre-amiral, pour s’occuper de réformer cette flotte et de la rendre apte à cet effet.