Bibliothèque de l’Action française (p. 102-108).

IX


Le vent était favorable, la marée haute. Au quai du roi, « La Marie » attendait Monsieur de Lévis pour lever l’ancre, et continuer le si long, le si périlleux voyage.

Le départ s’effectua dans un morne silence. Il sembla à Jean de Tilly qu’on lui retournait le cœur… C’était la France qui s’éloignait… c’était l’abandon définitif, sans retour.

Et « La Marie » était si petite, si fragile pour affronter les tempêtes, la furie des vagues. Il craignait que le prestigieux général ne foulât plus jamais la terre : il le voyait disparaître dans les abîmes de l’océan.

La rade libre et vaste resplendissait aux derniers feux du soir. Debout, à la poupe de l’humble vaisseau, Monsieur de Lévis salua de la main, tant qu’on put l’apercevoir, superbe dans son uniforme blanc, ses blonds cheveux, sans poudre, au vent.


— Faites durer notre souvenir, avait dit Lévis au capitaine de Tilly dans sa chaleureuse étreinte d’adieu.

L’accent, les paroles l’avaient électrisé. Son visage, encore si pâle, s’était couvert de larmes — larmes de la fidélité, larmes de la loyauté, de l’honneur.

L’impression ne fut pas fugitive. La supplication du vainqueur de Sainte-Foy avait fait vibrer en tout son être les fibres profondes.

Il songeait avec exaltation en regagnant l’Hôpital. Les étoiles commençaient à poindre. Il regarda le vaste ciel avec une attention religieuse, solennelle, et une plainte jaillit de son cœur :

— Dieu vivant, Dieu tout-puissant, pas un passereau n’est en oubli devant vous, pourquoi nous avez-vous livrés à l’Angleterre ?… Maître des secrets éternels, notre Père qui êtes aux cieux, que va devenir ce pauvre petit peuple qui a tant peiné… qui a tant souffert ?

Un apaisement se fit en lui. Mais, se résigner à ce que son pays devînt anglais lui était impossible. Il lui semblait sentir l’étreinte des bras de Lévis… entendre encore l’ardente prière : « Faites durer notre souvenir. »

Et qu’est-ce qu’il pouvait ?…

— Je ne suis qu’une parcelle de la patrie, se disait-il, mais si les autres le voulaient comme moi, le Canada, malgré tout, garderait à jamais quelque chose de la France… toujours, on reconnaîtrait que, sur notre pays, le souffle de la France a passé.


Qu’il lui tardait de revoir Thérèse, de l’entretenir des événements de cette journée.

Elle était entrée dans sa vie ; son souvenir, son image, se mêlait à tout :

— Mais, comprendra-t-elle vraiment ce que je sens ?… Que n’est-elle Canadienne, se disait-il, avec regret !


Quand Monsieur de Tilly arriva à l’Hôpital-Général, on était à souper. Les officiers anglais prenaient leurs repas avec les autres officiers blessés, et la bonne tenue dont tous se piquaient à table, les égards, les attentions que chacun avait pour ses voisins, adoucissaient les rapports journaliers entre ces hommes qui s’étaient si longtemps combattus.

Ce soir-là, Monsieur de Tilly pria son infirmier de le servir à part. Il ne se sentait pas en état de supporter les conversations banales. Le départ de Monsieur de Lévis et de « La Marie » l’avait tant ému, qu’il n’aurait pu en entendre parler.

Une fumeuse chandelle de suif éclairait faiblement sa chambre quand il y entra. Épuisé, il se jeta sur son lit, mais il était bien loin d’avoir envie de dormir.

Trop de sentiments l’agitaient. La visite aux champs de bataille l’avait ému jusqu’aux moelles. L’adieu de Lévis aux morts résonnait en lui… À travers les couches de terre, il revoyait ses compagnons d’armes qui, bientôt, seraient poussière et cendre. Le souvenir des longues marches, des portages, des fatigues lui revenait, accablant.

— Monsieur de Vaudreuil n’exagère pas, pensa-t-il ; pour garder le Canada à la France, les Canadiens ont fait plus que l’homme ne peut faire.


Son âme s’en alla vers Thérèse. Sur ses belles mains pâles, il aurait voulu poser sa tête douloureuse. Elle ne pouvait pas souffrir ce qu’il souffrait. Il le comprenait. Sa vie avait ailleurs ses racines. Mais qu’il la sentait tendre, compatissante, généreuse, aimante, capable de tous les sacrifices, de tous les héroïsmes. Que sa pitié lui était douce. Auprès d’elle, il oubliait tout ce qu’il avait encore à endurer… il avait la sensation qu’une tendresse céleste l’enveloppait, l’enlevait à toutes les douleurs, à toutes les misères. Serait-elle la même avec lui quand ses forces seraient revenues… quand il serait parfaitement rétabli ? Il songea aux obstacles qui les séparaient… à cet espoir vague, sans raison, qui le soutenait, et se dit :

— La plus grande folie de l’homme, c’est de croire que les choses arriveront parce qu’il le désire.

Il ferma les yeux pour s’endormir et revit le départ de « La Marie »… la France qui s’en allait avec la lumière et la beauté du jour, et une noire tristesse l’envahit.

— L’homme n’a que des rêves, murmura-t-il, se répétant la parole de Lévis. Mais, à cette amère pensée, un lointain souvenir de sa mère se mêla.

Il la revit, jeune, rieuse, regardant de floconneuses graines que le vent emportait :

— Regarde, mon petit Jean, lui avait-elle dit, en l’enlevant dans ses bras, regarde ces graines ailées ; le vent va les prendre et les porter où Dieu veut voir un peuplier. Ces petites graines, elles renferment des arbres, beaucoup de grands arbres, des forêts peut-êtres.

Ces mots avaient fait travailler son cerveau d’enfant. Il s’en souvenait bien, et, comme au temps où sa mère lui apprenait ses prières, Jean de Tilly joignit les mains, récita le Pater et l’Ave et s’endormit.