Bibliothèque de l’Action française (p. 109-127).

X


Le Gardeur de Tilly trouvait que son blé venait admirablement bien. Il le voyait croître avec un plaisir chaque jour plus vif. Regarder son champ lui faisait oublier toutes ses fatigues. Les beaux épis se formaient, ils allaient mûrir ; quelques semaines encore, et les gerbes empliraient sa grange. Le Gardeur entendait le bruit des fléaux résonner dans l’air ; il respirait l’odeur du bon pain chaud, et son cœur s’attendrissait à la pensée de la joie de ses petits enfants. Il les voyait mordre dans le pain de toutes leurs belles petites dents.

— Si Guillemette n’était pas venue, pensait-il, je n’aurais pas eu de blé à semer, ni un cheval pour labourer.

Du plus profond de son cœur, il bénissait mademoiselle de Muy et le lieutenant Laycraft.

Mais une inquiétude se mêlait à sa reconnaissance. Il craignait que le jeune Anglais ne fût sérieusement amoureux. Il comprenait que la bienveillance d’un heureux naturel ne suffisait pas à expliquer sa conduite envers sa famille. Cette inquiétude s’accrut quand l’officier vint le rencontrer à son champ pour lui dire que Madame de Tilly pouvait réintégrer son domicile… que le manoir était libre.


Ce fruste manoir, au toit aigu, n’était qu’une longue maison solide, entre une cour gazonnée et un vaste jardin qui sentait fort le sauvage. Étroite et basse, mais bien située, cette maison de pierres informes, noyées dans le ciment, ne manquait pas d’un certain charme.

C’est par un beau soir de la fin de septembre que la famille de Tilly en reprit possession. Tous se trouvaient bien favorisés, et quand la flamme brilla dans la vieille cheminée enfumée, Madame de Tilly pleura de joie.

Comme bien d’autres, aux jours de l’invasion, elle avait vécu dans les bois. Se retrouver chez elle lui était un contentement indicible, et, plongée dans son ancien fauteuil à oreilles, dans la clarté tremblante de la flamme, elle pensait :

— Maintenant, je puis espérer revoir mon Jean. Le docteur permettra bien qu’il vienne.

Et les yeux de Madame de Tilly se tournaient vers Québec.

Ce soir-là au manoir, on soupa presque joyeusement, et après le chétif repas, l’invalide resta longtemps devant l’âtre, et, dans sa reconnaissance, dans sa pitié profonde, elle pria ardemment pour ceux qui étaient à la recherche d’un abri et d’une bouchée de pain.

Jusqu’à la Baie Saint-Paul, sur la rive nord ; depuis l’Islet jusqu’à la Rivière-Ouelle, sur la rive sud, les troupes anglaises avaient brûlé les maisons. Les familles n’avaient d’autre toit que le ciel et la feuillée… on ne savait ni où travailler, ni où se reposer, ni où vivre, ni où mourir.

Jean de Tilly apprit avec joie que sa mère était entrée dans sa maison. C’est son cousin, le major de Muy, qui lui apporta cette bonne nouvelle.

— Maintenant, mon cher enfant, ajouta l’officier, si le docteur Fauvel le permet, à la première belle journée, je viendrai vous prendre pour une petite promenade à Saint-Antoine. Je suis à peu près sûr d’avoir un cheval, et vous savez que les voitures ne manquent pas à Québec… Dieu sait s’il me tarde de revoir ma fille, mais pour que vous puissiez venir avec moi, j’attendrai un beau jour.

Les yeux sombres de Jean rayonnaient.

— Merci, mon cousin, fit-il ému. De revoir ma mère, ce me serait une si grande joie !

Et, voulant être agréable :

— Le Gardeur me dit que la présence de Mademoiselle de Muy a été pour la famille une véritable bénédiction. Ma mère l’a bien avant dans son cœur, paraît-il.

Le visage fatigué du major s’éclaira :

— Guillemette est une bonne fille et l’énergie ne lui manque pas. Quand je voulais plaindre sa jeunesse, privée de tout, elle me répondait : « Moi, privée de tout !… Mais, j’ai votre affection… J’ai la lumière du soleil… la chanson des oiseaux… » Vous aimerez sa fierté nationale.

— D’après Le Gardeur, un officier anglais est fort occupé d’elle.

— Un caprice de jeune désœuvré qui s’ennuie à Saint-Antoine de Tilly… C’est bien naturel.


Ce voyage de sept lieues avait fatigué le capitaine de Tilly, mais il avait dormi profondément. Et, quel bonheur, au matin, de s’éveiller dans sa petite chambre d’enfant, le cœur encore plein des émotions de la veille !

Comme il s’était senti aimé ! Oh ! cette joie inexprimable qui avait mis sur le visage flétri de sa mère le rayonnement de la jeunesse, toutes ces étreintes, toutes ces chaudes effusions de l’arrivée !… Et le grand feu dans la cheminée pour le réchauffer, comme s’il sortait de la tombe… et ce bon verre de vin que Guillemette lui avait fait boire lentement. Comme elle avait joui de sa surprise… comme elle triomphait en montrant la vieille bouteille cachetée qu’elle avait découverte au fond de la cave et gardée pour lui.

— Elle a une voix aimable et des yeux d’enfant, pensa-t-il. Quel âge a-t-elle maintenant ? dix-huit ans, si je ne me trompe. Elle a bien grandi, ma petite cousine, mais ses cheveux cendrés n’ont pas bruni.

Un grand silence régnait dans la maison. Jean n’entendait que des pas furtifs, ne reconnaissait pas les habitudes du foyer

— On me traite en malade, se dit-il, avec mélancolie.

Il se leva, reposé, ouvrit la fenêtre du côté du fleuve, et respira allègrement l’arôme du sol natal. La nuit avait mis un peu de givre sur l’herbe. Il aurait voulu, comme autrefois, voir les poules picorer dans la cour, les entendre glousser. Un parfum de la vie primitive, simple et rustique, l’enveloppa, le pénétra. Il sentit comme ses aïeux avaient aimé ce coin de terre conquis pied à pied sur la forêt.

Le vent et les vagues animaient le paysage. Mais les champs étaient déserts. Pas un cheval, pas un bœuf, pas une vache, pas un mouton, n’y paissait. Tout le bétail avait été enlevé, au nom du roi, par les agents de Bigot, et payé en lettres de change.

Debout à la fenêtre, Jean de Tilly considéra le paisible horizon qui demeurerait toujours le même, malgré tous les bouleversements… En face, à l’autre bord du fleuve, la croix de l’église de la gracieuse Pointe-aux-Trembles s’élevait au-dessus des arbres d’or. Les modestes maisons, espacées le long des chemins, n’avaient pas été détruites. Jean le constata avec un vif plaisir. Son regard s’abaissa vers la plage charmante où, si souvent, il avait joué, et son sang frémit au souvenir de Vauquelin, de l’Atalante… Sur les belles eaux profondes, il cherchait à situer le combat, quand des soldats anglais, revenant de la pêche, apparurent sur la côte.

Monsieur de Tilly ferma brusquement la fenêtre, et, tremblant, se jeta sur son lit. Le charme du retour s’était envolé ; le domaine familial lui semblait profané.

Et, amère pensée, c’était à la générosité d’un Anglais qu’il devait d’avoir revu sa mère, d’avoir dormi dans la maison de ses ancêtres.

Une main d’enfant frappa légèrement à la porte de sa chambre, et Le Gardeur entra, portant son dernier né sur son bras.

Jean refoula sa tristesse, s’efforça de causer ; caressa l’enfant.

— Pauvre petit, que va-t-il devenir ? dit-il, passant ses fines mains pâles sur la tête blonde.

— D’abord, un beau gars comme son oncle Jean, répondit gaîment Le Gardeur. Maman assure qu’il vous ressemble.

— Elle croit encore que tout n’est pas perdu… que, toujours, la race française vivra ?

— Sans doute… Guillemette aussi, et elle ne craint pas de l’affirmer au lieutenant Laycraft.

— Et que dit l’Anglais ?

— Ce qu’il dit ?… Il sourit et la regarde d’un air charmé.

— Il en est amoureux, s’écria Jean.

— Dame ! ça se pourrait bien… J’en ai peur… Ce qui est sûr, c’est que nous lui devons d’être revenus chez nous.

— Le Gardeur, quand j’y pense, j’étouffe… Je sens les murs de la maison m’écraser… le toit qui me pèse sur la tête.

— Voyons, Jean, il faut en prendre son parti. Cet Anglais a de l’influence… il agit très bien avec nous… grâce à lui, pas un soldat ne nous moleste.

— Parmi les blessés anglais avec qui je suis en contact à l’Hôpital, il en est aussi qui semblent avoir de belles qualités. Mais, qu’allons-nous devenir ? nous, les pionniers… Quand je pense que le pays appartient à l’Angleterre, j’ai mal au cœur et dans tous les membres.

Et, vibrant d’émotion, il lui raconta le départ de Lévis. Son accent révélait un sentiment intense. Le Gardeur s’en inquiéta :

— Mon cher enfant, dit-il, vous êtes encore bien faible, ces douloureux souvenirs vous font du mal. Il vous faut du calme. La passion vous épuise… En arrivant hier, vous aviez l’air d’un mourant.

— C’est pour cela que Mademoiselle de Muy m’a fait boire son vin si lentement, répondit Jean, avec un frais rire.

— Vous formiez un joli tableau. En ce moment, elle vous fait cuire une belle perdrix.

— Pas de la chasse de l’Anglais ?

— Non, de la mienne, mais c’est le lieutenant qui me fournit la poudre et le plomb.

— Que nous sommes démunis, s’écria Jean, tristement.

— Oui, bien des choses nécessaires nous manquent, mais tant d’autres sont plus à plaindre que nous. Songez-y. Beaucoup d’habitants n’ont ni gîte, ni meubles… pas d’instruments… rien pour travailler la terre, rien pour couper le bois. Les feux allumés par les troupes ont tout détruit… et voici l’hiver qui vient !…

— Mon Dieu ! qu’ils vont souffrir.

— La Nouvelle-France a été une œuvre d’héroïsme ; c’est le temps de s’en souvenir. Il ne faut pas désespérer. C’est dans l’épreuve, c’est dans la souffrance que se forme la sève robuste qui fait un peuple fort. Je me disais cela, en travaillant ma terre avec tant de peines.

— Et le grain est-il bien venu ?

— Très bien… de gros épis pesants… Vous verrez. Maman est contente. Comme elle se dit : Quand on a toujours eu son blé, sa ferme, son four…

— Après le pain noir et gluant que nous avons mangé, comme ce sera bon de voir tirer du four le bon pain blanc. On vous le devra, Le Gardeur.

— Maintenant que la guerre est finie, l’amour de la terre me remonte au cœur. Je vais me donner à la culture. Rien n’est doux à l’œil comme la vue des champs qu’on a labourés, ensemencés.

— Moi, si j’en avais la force, j’aimerais à chasser. Mon fusil, que j’ai tenu si longtemps, c’est comme s’il m’était resté dans les mains.

— Eh bien ! vous chasserez pour commencer. Maintenant que le manoir lui est rendu, notre mère veut nous avoir autour d’elle. Dès que vous n’aurez plus besoin de docteur, vous viendrez prendre votre place au foyer. Maman caresse un rêve… un rêve très doux à son cœur.

— Quel rêve, demanda Jean.

— Vous marier avec Guillemette.

— Elle songe à cela ! elle vous l’a dit ? s’écria Jean, troublé.

— Oui, elle veut vous voir marié… Et, je crois qu’elle n’a pas tort. Dans cette détresse universelle, c’est une lourde charge qu’une famille, mais, je vous l’assure, c’est aussi un merveilleux stimulant, une véritable bénédiction… La confiance que mes petits ont en moi me donne de la confiance en Dieu. Quand je les vois contents, sans craintes, parce que, moi, leur père, je les tiens, j’ai honte de mes inquiétudes, de mes angoisses.

— Ces inquiétudes, ces angoisses sont terriblement bien fondées.

— Non, je n’ai qu’à penser à mes petits enfants pour me rassurer. Qu’auraient-ils à craindre si j’étais tout-puissant ?…

— Et, la vieille douleur humaine, qu’en faites-vous, Le Gardeur ?

— Savez-vous ce que nous deviendrions sans la douleur ?… Laissons faire la Providence. Mais que les Canadiens ne soient pas des corps morts qui flottent au gré des marées. Il faut trouver du courage. Ça ne vous sera pas difficile. Vous avez fait un terrible apprentissage de l’effort, de l’endurance.

— C’est vrai, mais écoutez-moi, Le Gardeur, dit Jean, fixant ses yeux noirs dans les siens, Mademoiselle de Muy est agréable, très bonne aussi, je le crois, mais, il n’y a pour moi qu’une femme au monde ; jamais, je n’en aimerai d’autre.

Son frère le regarda surpris, troublé. Dans ses yeux clairs, il y avait de la douleur.

— Je m’explique maintenant pourquoi vous aviez l’air heureux en arrivant à l’Hôpital, après le dîner chez le colonel d’Autrée. Sa fille est charmante.

— Oui, dit Jean, avec ravissement.

— Mais, mon pauvre enfant, y avez-vous songé ? Que pouvez-vous espérer ?… Elle est Française, elle va quitter le pays…

— Je le sais… Je me le redis… Ah ! l’horrible éloignement murmura Jean, avec désespoir.

— Vous vous préparez d’amers chagrins.

— Elle emportera ma jeunesse… elle emportera mon cœur… Mais, je n’y puis rien. La volonté n’a rien à faire dans l’amour. On ne choisit pas celle qu’on aime. Dites-le à maman… Qu’elle ne me parle pas de son projet…

— Je lui dirai de ne pas vous parler de mariage, mais je ne lui dirai point que vous aimez Mademoiselle d’Autrée. Ça l’affligerait trop… Laissons-la espérer.

— Espérer quoi ? s’écria Jean, tout frémissant de passion. Je l’aime, je l’aimerai éternellement… J’en souffrirai, dites-vous ? Que m’importe pourvu que je l’aime.

— Folie, mon pauvre enfant. Si Dieu vous a retiré du tombeau — on peut le dire — ce n’est pas pour que vous consumiez votre vie en regrets stériles. Vous avez autre chose à faire en ce monde. Avoir fait votre devoir magnifiquement sur le champ de bataille ne vous dispense pas du reste. Il faut tenir aux privilèges de la noblesse… Le premier à l’effort, au combat, au sacrifice. J’ai tort de vous le dire… Vous le savez si bien… Nous sommes tous si fiers de vous…


Sur le feu, à la cuisine, le déjeuner achevait de cuire. Mademoiselle de Muy le surveillait avec grande attention, et des larmes coulaient souvent sur son visage qu’elle essuyait vivement.

— Je viens d’inspecter le verger, dit son père, entrant brusquement dans la cuisine. J’ai eu là une heureuse idée. Des pommes, des prunes sont restées aux arbres. Je crois même avoir vu des cerises.

— Des cerises… à cette saison… elles doivent être parfaitement délicieuses, s’exclama Guillemette, lui tendant un panier.

Quelques minutes après, le major revenait avec le panier plein de pommes, de prunes… sur le dessus, il y avait des cerises magnifiques.

— Les oiseaux ont été bien gentils de nous les laisser, dit Guillemette, avec une joie d’enfant, mais cette joie s’éteignit vite.

Elle disposa les fruits avec goût, courut au jardin choisir des feuilles éclatantes, et en orna la table déjà mise ; mais elle fit cela sans plaisir, avec un sérieux pensif qui n’était pas de son âge.

Certes, elle était contente d’avoir à offrir ces perdrix appétissantes, ces beaux fruits, mais l’allégresse de l’arrivée n’était plus dans son cœur. Une inquiétude, une tristesse, s’était mêlée à la joie du revoir.

Ce rêve léger, imprécis qui avait charmé tant d’heures pénibles, sans trop savoir pourquoi, elle ne pouvait plus le reprendre. La pauvre petite comprenait qu’il fallait repousser le chagrin, mais la vie lui semblait s’être fermée devant elle.

Elle aurait bien voulu pouvoir se réfugier dans sa chambre pour pleurer à son aise.