Bibliothèque de l’Action française (p. 91-101).

VIII


Le chevalier de Lévis voulait voir Québec une fois encore, et la flûte « La Marie », qui le transportait en France, dans la nuit du 16 septembre, jeta l’ancre au quai du roi.

Réveillé par le grincement des chaînes, Lévis s’enveloppa de son manteau, et monta lestement sur le pont. Il lui tardait d’apercevoir Québec, dont la beauté lui avait pris le cœur, qu’il aurait voulu brûler plutôt que de le livrer aux Anglais.

La nuit sombre ne laissait rien distinguer, mais l’air pur, léger, se respirait avec délices, et, au lieu de regagner l’étroite cabine où l’on étouffait, Lévis s’étendit sur un amas de cordages que son pied avait heurté.

Les vagues clapotaient autour du vaisseau ; d’épais nuages voilaient souvent les pâles étoiles, clairsemées, et Lévis sentit une âpre tristesse qui l’enveloppait, le pénétrait, lui glaçait l’âme.

Il ferma les yeux, il aurait voulu dormir encore, mais les souvenirs de la lutte qui venait de finir étaient sortis de l’ombre et, avec le relief de la vie, défilaient devant lui.

Comme ces pauvres colons avaient été héroïques ! comme tout ce peuple enfant avait été grand !

— Et ce noble peuple… ce beau pays que l’Angleterre convoitait depuis si longtemps, la France l’abandonne ! s’écriait-il en lui-même.

Son cœur s’attendrissait. Dans l’étendue sans bornes, la Nouvelle-France lui apparaissait touchante comme une belle vierge qui vient de mourir.

C’était un pays plus grand que l’Europe, qu’il avait voulu conserver à la France. Maintenant, ç’en était fait !…

Il songeait à ce que les Canadiens avaient souffert… à tout ce qu’ils avaient eu à supporter.

Il se rappelait les cruels abus du pouvoir, les criminelles concussions, les triomphants scandales officiels, toutes ces fêtes brillantes qui insultaient à la détresse universelle. Et la honte le poignait, la rougeur lui montait au front, à la pensée qu’il avait pris part à ces fêtes odieuses, emporté par sa passion. Il revoyait la belle Marguerite si brillante, si charmante dans sa parure de bal… Comme elle l’avait séduit, entraîné, lui, le fier, le brave, doué de ce magnétisme qui donne l’ardeur, l’élan aux soldats. Comme il avait été faible devant elle.

Un dégoût, une rancœur, lui venait… Mais, pourrait-il jamais rompre cet engagement funeste ?

— Ah ! murmurait-il, si j’avais su prier… si j’avais de la vigueur chrétienne !…


Dans l’après-midi, Monsieur de Lévis, accompagné du colonel d’Autrée et du major de Muy, arrivait à l’Hôpital-Général voir les blessés qui s’y trouvaient encore. Ils furent vite rassemblés ; ils n’avaient pas espéré cette preuve d’intérêt, et, émus, reconnaissants, ils entourèrent le général qui avait encore tant de prestige :

— Mes amis, dit-il, je m’en vais, l’âme en deuil. Qu’il m’est dur de vous abandonner à l’Angleterre. C’est plus qu’un royaume que la France a perdu. Mais, grâce à vous, la dernière bataille a été une victoire, une merveilleuse victoire. Comme le dit Monsieur de Vaudreuil, nous avons fait plus que l’homme ne peut faire. Je ne pouvais passer sans vous voir, sans vous dire adieu. Vous avez fait la guerre avec peu d’espoir, avec, peut-être, bien de l’amertume au cœur. Mes braves, pardonnez à la France ; quoi qu’il arrive, aimez-la toujours : elle est votre mère.

Il voulut donner la main à chacun, et, retenant le capitaine de Tilly :

— J’aurais bien voulu reconnaître vos services ; venez avec nous ; avant de m’embarquer, je veux revoir le champ de bataille de Sainte-Foy.


Un beau soleil l’éclairait ; l’herbe épaisse et haute, par places, ondulait au vent. Çà et là, des boulets, des débris d’armes, des vêtements affleuraient le sol, et sur la butte, autour des ruines du moulin « Dumont », où la lutte avait été si terrible, les marguerites, les liserons, les boutons d’or étaient en fleurs.

Le général sentit tout son être vibrer. D’invisibles présences lui semblaient l’environner. Immobile, muet, il revivait les heures immortelles du 28 avril. Il revoyait les régiments en loques, les miliciens étrangement accoutrés, avec leurs fusils de chasse et leurs couteaux… toute cette héroïque armée de miséreux qui avaient su vaincre la triomphante armée anglaise, si brillante, si parfaitement équipée.

— Ah ! Messieurs, dit-il, rompant un silence que ses compagnons avaient respecté, que c’était beau de voir les jeunes s’élancer !

Et, appuyant sa main nerveuse sur l’épaule de Jean :

— Vous souvenez-vous de cette charge ? demanda-t-il, avec un accent qui fit battre plus vite le cœur du jeune homme. Comment vous dire mon enthousiasme, mon ivresse, après cette victoire que je n’osais espérer ? Je n’en pouvais croire mes yeux… Alors, si un secours était arrivé, la Nouvelle-France vivrait encore… Le poids de cette morte pèse sur moi.

— Général, dit le major de Muy, vous avez écrit dans notre histoire une page de gloire qui ne s’effacera jamais.

— Major, tout s’efface… Dans ces régions immenses, que va devenir ce petit peuple qui n’a encore qu’une frêle vie d’enfant ?

Personne ne parla et Lévis reprit :

— Je voudrais espérer ; vos commencements sont si beaux ! Dans les annales des colonies, rien ne peut s’y comparer…

— Général, dit Jean de Tilly, un peuple né ainsi ne saurait mourir.

— Dieu vous entende, dit Lévis, ému. C’est ici que votre sang a coulé.

— Et je donnerais bien ce qu’il m’en reste

— Non, il faut vivre… ne jamais désespérer… Sur votre pays si beau, le souffle de la France a passé.

Il y eut un silence profond… et Lévis reprit comme se parlant à lui-même :

— Rien n’arrive par hasard. La fortune n’est qu’un mot. Les vues de la Providence nous sont inconnues. Pourquoi le « Chameau », qui apportait à la colonie un secours si considérable, a-t-il péri corps et biens ?

Pourquoi ? répéta le major, avec un geste expressif.

— Ne nous fatiguons pas à chercher les pourquoi… c’est épaissir le voile de l’avenir, dit Jean vivement.

Le voile ! s’écria le colonel, pour moi, il n’y a pas de voile. L’avenir du Canada est très clair…

— Qui sait ? répliqua Lévis. Les bornes du possible, qui les a vues ? L’homme peut planter un gland, mais le chêne croît sans que le pouvoir humain s’en mêle.

— Général, demanda le colonel d’Autrée, vous souvenez-vous de notre arrivée sur la frégate « La Sauvage » ?

Si je m’en souviens… C’était le 31 mai 1756. Le printemps avait été hâtif. Dans la forêt, tout verdissait, tout chantait… et j’apportais bien des illusions, dit-il, amèrement… Messieurs, l’homme n’a que des rêves.

Le front sombre comme la nuit, il avança jusqu’à la déclivité du terrain.

La journée avait été chaude, et, dans le lointain immense, féerique, le ciel s’embrasait. Des nuages de feu et d’opale flottaient à la cime des Laurentides, dont la base avait pris une couleur violette purpurine. Dans la vallée profonde, la rivière Saint-Charles coulait brillante entre les bois centenaires où l’or et la pourpre apparaissaient déjà.

— Mon Dieu ! que c’est beau ! murmura Lévis.

Avec une attention intense, — comme pour en emporter l’image ineffaçable en son âme — il regarda ce Québec aimé, dont bientôt il serait si loin, que jamais plus il ne reverrait.

À cette belle heure enflammée du soir, la ville de Champlain avait vraiment une beauté de rêve, et ses yeux se remplirent de larmes.


— Général, fit remarquer le colonel d’Autrée, nos ombres s’allongent.

— C’est dire qu’il est temps de descendre, répondit Lévis, s’arrachant à sa contemplation.

Une brume d’or couvrait le champ de bataille. Il le parcourut longuement du regard, et un écho des clairons de la victoire lui revint.

— Le beau jour sans lendemain, pensa-t-il.

Il tendit la main vers la terre comme pour un adieu à ceux qui y gisaient, et dit noblement :

— Héros obscurs, vous n’êtes pas morts en vain !