La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 834-866).
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

III.
LES FINANCES.

I.
LE BUDGET, LE REGIME FISCAL ET LE REVENU.[1].

Les affaires d’Orient et les inquiétudes suscitées par les démonstrations belliqueuses de la Russie donnent aux finances russes un pressant et regrettable intérêt. Chacun aujourd’hui sait que l’argent est le nerf de la guerre, et dès qu’un gouvernement se met à brandir l’épée, les gens avisés se demandent ce qu’il a de millions dans ses caisses. Pour la Russie, cette question se présente d’autant plus vite, qu’au su de tout le monde ce ne sont point les hommes qui lui manquent, et que, si ses moyens pécuniaires étaient au niveau de sa population, elle pourrait jeter sur l’ennemi des masses d’hommes comparables aux fabuleuses armées de Xercès ou de Djinghis-khan.

Une sérieuse appréciation des ressources financières d’un pays se passe difficilement de la connaissance de ses ressources générales. L’examen du régime financier de la France en 1870 n’eût pas suffi à faire prévoir la manière merveilleuse dont notre pays devait supporter les charges subitement imposées par ses désastres. Aussi, avant d’aborder l’étude des finances de la Russie, aurais-je voulu examiner et sonder ici les sources qui partout alimentent le trésor public, ou selon le langage d’un de nos vieux ministres, les deux mamelles de l’état, l’agriculture et l’industrie. Personne n’ignore que la Russie a d’immenses richesses naturelles, mais personne ne devrait ignorer non plus qu’avec de pareilles richesses un pays peut rester pauvre. Assez d’états des deux mondes, de la Turquie au Pérou, l’ont prouvé dans ces dernières années à leurs infortunés créanciers. Au lieu de fournir aux peuples qui les possèdent des ressources disponibles, les richesses naturelles encore inexploitées exigent, pour être mises en valeur, de grands capitaux. La Russie en est un exemple, et ses nombreux emprunts à l’étranger, chez les vieux pays de l’Occident montrent que pour l’aménagement intérieur, pour le développement pacifique de ses propres ressources, elle peut encore difficilement se passer de l’aide des capitalistes de l’Europe. Je regrette de n’avoir pu compter et peser ici les fruits que l’empire du Nord a déjà recueillis du concours des capitaux de l’Occident. La pluie d’or versée par l’Europe sur les forêts ou les steppes de la Russie n’y est certes pas restée stérile ; le budget russe lui-même en témoigne, bien que la distribution de la rosée fécondante n’ait pas toujours été heureuse, et que beaucoup des plantes nouvellement germées n’aient point encore eu le temps de grandir ou de s’enraciner.

L’empire russe est, au point de vue économique comme au point de vue social, dans un état de transition qui rendrait plus fâcheux pour lui tout ébranlement grave ou prolongé. Ce n’est pas seulement l’avenir ou le présent qui en pourrait souffrir, ce sont les résultats même du passé. La Russie a eu à la fois ses ressources matérielles à développer et son organisme social à transformer : l’un était la condition, l’auxiliaire de l’autre ; mais cette rénovation sociale qui prépare dans l’avenir un renouvellement économique, n’en a pas moins été une charge, une cause de dépenses pour les générations vivantes. L’émancipation qui doit rendre la liberté à la production en même temps qu’au travail, l’émancipation a, comme nous l’avons montré, imposé de lourds sacrifices tantôt au maître et tantôt à l’ancien serf, parfois aux deux[2]. Aux charges permanentes et ordinaires, les doubles besoins de la transformation économique et de la transformation sociale ont ajouté des charges extraordinaires et temporaires. C’est là une chose qu’il ne faut point oublier quand on prétend apprécier les richesses ou les ressources de l’empire.

I

Les finances russes ne sont plus enveloppées des ombres mystérieuses qui les dissimulaient jadis aux regards des nationaux ou des étrangers. « En Russie, un budget serait une révolution, » écrivait ici même M. Léon Faucher au début de la guerre de Crimée[3]. Cette révolution s’est faite pacifiquement, sous l’empereur Alexandre II, et elle a presque passé inaperçue au milieu des nombreuses réformes du règne. C’est, je crois, en 1862 que le gouvernement a pour la première fois confié au public, sous une forme encore imparfaite, le relevé de ses recettes et de ses dépenses. C’est en 1863, à l’avènement aux affaires du ministre actuel des finances, M. de Reutern, que le budget russe présenta pour la première fois, sur un plan régulier, l’ensemble des ressources et des charges de l’état. Ces comptes-rendus, depuis lors publiés chaque année, ne sont pas seulement des budgets de prévision, inscrivant plus ou moins fidèlement les recettes à percevoir et les dépenses à effectuer ; ce sont aussi des exposés sérieux, bien qu’un peu brefs, des revenus acquis à la fin de chaque exercice. Il n’y a là rien de commun avec les budgets arbitraires de la Porte ou les budgets frauduleux de l’Égypte, que le ministre aujourd’hui exilé du khédive enflait à la veille des emprunts et réduisait à la veille des échéances. S’il est un problème difficile, c’est d’avoir des finances régulières et un budget contrôlé, dans un pays où il n’y a point de parlement pour voter les fonds et en vérifier l’emploi ; cet insoluble problème, la Russie l’a résolu aussi bien que peut le faire un gouvernement absolu. Le budget est soumis aux délibérations du conseil de l’empire et aux vérifications d’une institution spéciale appelée le contrôle de l’empire.

Il n’est pas inutile de dire quelques mots de cette institution et d’une organisation bureaucratique qui, sans avoir en rien modifié le système financier de la Russie, est pour beaucoup dans l’amélioration de ses finances. Une commission spéciale avait, selon les usages du règne actuel, été chargée d’examiner les changemens à introduire dans le mode de rentrée des recettes et le mode de paiement des dépenses, dans la comptabilité du trésor et le contrôle. Ce n’était là qu’une mission restreinte et modeste, touchant à la forme et non au fond des choses ; elle n’en avait pas moins d’importance. Grâce aux travaux de cette commission, toute l’économie et, pour ainsi dire, tout le ménage intérieur du ministère des finances, a été simplifié et amélioré. Jusque-là, l’administration financière russe était une sorte de chaos. Chaque département ministériel ou chaque service avait ses revenus indépendans, qu’il touchait et dépensait à sa guise, sans allocation budgétaire. Avec un tel système, tout budget régulier embrassant l’ensemble des services publics était impossible.

Avant de constituer un budget général, il fallut poser de nouvelles règles pour la perception des recettes comme pour l’établissement, la confirmation et l’exécution des budgets particuliers des différens ministères. La réforme se résume en deux mesures corrélatives : centralisation des recettes ou unité de caisse et par contre spécialité des crédits. Toutes les sommes perçues au nom du trésor public durent entrer dans les caisses du ministère des finances, et rien n’en put sortir sans une allocation budgétaire. Tous les crédits ouverts au budget de prévision durent être appliqués exclusivement à l’objet indiqué. Telle est la loi, excellente en elle-même, mais, là comme ailleurs, moins inflexible peut-être en pratique qu’en théorie, grâce à la porte de dérobée des crédits extraordinaires. Pour veiller à l’exécution de ces règles nouvelles en Russie, il fallait une administration indépendante, une autorité spéciale. C’est là l’office du contrôle de l’empire, institution ancienne remaniée en vue de l’organisation actuelle. Sa mission est indiquée par son nom, c’est de constater la régularité des rentrées et des sorties, de réviser les comptes, de vérifier la légalité des dépenses conformément aux allocations et d’en rendre compte chaque année au conseil de l’empire. Le contrôle, ayant à sa tête un haut fonctionnaire portant le titre de contrôleur de l’empire, ne relève d’aucun département ministériel ; il a sa chancellerie, ses archives, ses agens propres, son budget particulier. C’est à côté du ministère des finances un ministère accessoire et indépendant, chargé de réviser et de vérifier les opérations du premier. Cette sorte de dédoublement de l’administration financière s’explique sans peine dans un état autocratique où il n’y a pas de chambres pour veiller au respect des allocations budgétaires, et dans un pays où la vénalité et les malversations ont longtemps été un fléau public. Grâce à cette organisation, les finances russes ont aujourd’hui un ordre et une clarté qui, sous ce rapport, mettent la Russie presqu’au niveau des états constitutionnels de l’Europe. Ces modifications, plutôt administratives que financières, ont du reste été la principale réforme accomplie sous Alexandre II dans le domaine des finances. Le système financier est ce qui en Russie s’est le moins modifié depuis des siècles, ce qui a le plus échappé au besoin de réforme qui a tout renouvelé dans l’empire du Nord. Il y a eu des changemens dans le mode de répartition et le mode de perception, peu dans l’assiette de l’impôt ; il y a eu quelques améliorations de détail, mais aucune de ces transformations générales comme en d’autres services publics, comme dans la justice, l’administration ou l’armée. La Russie, à cet égard, en est encore à peu près au régime en vigueur sous Pierre le Grand, on pourrait même dire au régime en vigueur dans l’ancienne Moscovie. Le budget russe s’est démesurément accru, il a presque décuplé depuis la fin du dernier siècle ; de millions en millions, recettes et dépenses se sont élevées au-dessus de deux milliards de francs, sans que la base fiscale ait varié, sans qu’elle se soit même beaucoup élargie. Par l’énormité des chiffres, ce budget est tout moderne ; par le mode d’imposition et l’assiette des taxes, il garde quelque chose d’ancien, d’archaïque. Comme au temps de Pierre le Grand, les deux principales sources de revenu sont la capitation et l’impôt sur les spiritueux. Le principal changement est l’interversion du rôle de chacune de ces deux contributions, la taxe indirecte étant là comme partout, devenue beaucoup plus productive que l’impôt direct, dont au début elle n’était que l’auxiliaire.

Le premier résultat d’un tel système de taxation, c’est que tout le faix des charges de l’état retombe sur les classes inférieures de la société. Grâce à l’antiquité même de ses ressorts, le budget russe demeure, à bien des égards, un budget d’ancien régime. Dans son ensemble comme dans plusieurs de ses détails, il porte encore la marque des époques où l’état ne demandait à l’élite de la nation qu’un service personnel, et où le peuple devait seul fournir à toutes les charges publiques. L’impôt sur l’alcool et l’impôt direct, qui réunis forment environ les deux tiers des recettes, sont presque exclusivement payés par les classes les plus dénuées de la nation, et du tiers restant les mêmes classes acquittent encore une bonne part. Des écrivains russes ont été jusqu’à dire, non sans quelque exagération, que les classes aisées supportaient à peine un dixième de l’impôt. Les taxes sur les objets de première nécessité ou d’usage général sont nombreuses et lourdes ; les droits sur les objets de luxe, sur la richesse ou la propriété même, sont relativement rares et légers. Certes c’est là un défaut économique, en même temps qu’un défaut de justice, et un tel régime financier n’est plus en harmonie avec les récens progrès de la liberté et de l’égalité dans la Russie moderne. Au maintien d’un tel régime il y a cependant une excuse, sinon une raison, c’est l’état économique du pays, c’est qu’en Russie la partie pauvre de la population est plus nombreuse, la partie aisée moins nombreuse et moins riche qu’ailleurs. Si c’est l’izba du moujik qui alimente surtout le trésor public, cela tient avant tout à ce que la Russie est plus qu’aucune autre contrée de l’Europe demeurée un pays rural, et que, dans son indigence même, le moujik est le grand consommateur comme le grand producteur national. Faute des sources abondantes et limpides de l’épargne ou de la richesse accumulée, faute des larges rivières de l’industrie et du commerce, le trésor public est obligé, pour ne point rester vide, de recueillir les plus minces ruisseaux des campagnes et jusqu’à l’eau bourbeuse des égouts des villes. C’est un axiome économique que l’impôt doit frapper la richesse, mais dans les états les plus prospères de l’Occident l’impôt ne saurait encore couvrir les besoins de l’état en ne frappant que les riches. A plus forte raison en est-il ainsi dans l’empire russe ; les classes aisées y pourraient être taxées davantage, elles ne sauraient supporter le principal poids du fardeau qui pendant longtemps devra rester sur les épaules du peuple. Pour en finir avec une telle situation et permettre une sérieuse et complète transformation, il ne suffit pas de lois ou d’édits, il faut un notable accroissement de la richesse publique. C’est un point sur lequel les philanthropes ou les démocrates russes auraient tort de se faire illusion.

Un semblable régime financier, surtout lorsqu’il est en harmonie avec l’état économique d’un pays, a naturellement plusieurs conséquences que l’on peut signaler d’avance, sans même être entré dans l’étude des faits. J’en indiquerai deux également importantes et également regrettables. L’une, c’est que, grâce à la pauvreté des classes sur lesquelles ils tombent, la rentrée des impôts est moins certaine et leur rendement moins fixe qu’en des contrées plus riches. En de tels pays, les taxes indirectes, les taxes de consommation, ne sont point seules sujettes à des fluctuations ; l’impôt direct, qui de sa nature semble devoir peu varier, n’y échappe point toujours. Cela est visible en Russie. En dépit de toutes les précautions prises pour assurer la rentrée des contributions directes, malgré l’intérêt donné aux agens du fisc sur les sommes par eux perçues, malgré la solidarité des taxes imposées aux communes rurales, le contribuable est fréquemment en retard. Dans la plupart des années il y a des districts entiers où les recouvremens n’ont pu se faire. Une mauvaise récolte, une disette, une épidémie, une calamité quelconque suffit à mettre le contribuable dans l’impossibilité de payer. La Russie, heureusement pour elle, a un remède, un antidote à ce mal, dans la grandeur de son territoire. Toutes les provinces, toutes les régions de l’empire ne se trouvent pas d’ordinaire atteintes toutes à la fois ou au même degré du même fléau, de façon qu’il s’établit une sorte d’équilibre régulier entre les revenus encaissés et les arriérés d’impôt. Une calamité générale, une guerre prolongée par exemple ou un blocus fermant tous les débouchés de l’exportation, pourrait cependant aggraver cernai, et en certaines circonstances le rendre irrémédiable.

Le second résultat de ce régime financier est lié au premier. L’impôt, alimenté par les classes peu aisées, manque d’élasticité ; il peut difficilement être accru selon les besoins, et dans le cas où un malheur national viendrait ajouter aux charges du trésor, le contribuable atteint déjà par ce malheur serait peu en état de répondre aux nouvelles exigences du fisc. Les classes riches seraient presque seules à pouvoir fournir un supplément d’impôts ; mais ni par le nombre ni par la fortune elles ne sont capables de compenser l’impuissance de la masse de la nation. Avant même d’entrer dans l’étude détaillée des contributions, l’on peut ainsi dire a priori que la Russie ne serait point en état de grossir soudainement son budget et de faire porter au contribuable une surcharge considérable, comme l’a fait la France après ses récens désastres. L’étude des principales branches du revenu nous montrera du reste quelles sont celles qui semblent susceptibles d’augmentation.


II

Commençons par les impôts directs (priamye naloghi). Ils figurent dans le budget russe sous deux rubriques d’inégale importance : 1° les impôts personnels et redevances foncières ; 2° les patentes de commerce. D’après les évaluations pour l’exercice 1876, la première catégorie doit cette année donner au trésor 116 millions de roubles, la seconde près de 15 millions ; le premier chiffre a, d’après le récent rapport du contrôleur de l’empire, été dépassé d’un million par les recettes de 1875[4]. Ce n’est que sous le règne actuel qu’à l’impôt personnel, à l’ancienne capitation, est venu se joindre un véritable impôt foncier. Malgré cette réforme ou ce commencement de réforme, l’impôt personnel, tel qu’il fut établi par Pierre le Grand, demeure encore le principal des impôts directs. La capitation, la taxe des âmes (podouchnaia podat), se ressent toujours de son origine et pèse encore exclusivement sur le bas peuple, ou même aujourd’hui sur le moujik. La noblesse et le clergé en ont toujours été affranchis, et cette exemption avait été étendue par Catherine II aux gros marchands ou commerçans des villes. Il n’y avait donc d’assujettis à la capitation que les habitans n’appartenant point à l’une de ces trois classes privilégiées, c’est-à-dire le menu peuple des campagnes et des villes, le paysan et le petit bourgeois, formant ce qu’on appelait de là les classes imposables ou taillables (podatnyia soslvaviia). Jusqu’au règne d’Alexandre II tout l’impôt direct était ainsi fondé sur la subdivision en classes et partageait la nation en deux moitiés inégales dont la plus nombreuse et la plus pauvre subissait seule le joug de l’impôt[5].

Une telle anomalie semblait ne pouvoir durer après l’émancipation des serfs. Une commission nommée pour l’étude de la réforme fiscale n’a pu cependant, après dix ans de travaux, amener la suppression de l’impôt des âmes. Le petit bourgeois, le mêchtchanine des villes, a seul été exempté de la capitation, remplacée pour lui par un impôt foncier. Le paysan, le moujik, attend encore sa libération. La commission a bien proposé en 1870 un projet de loi ayant pour but de faire passer l’impôt de la tête du paysan sur son bien et de l’homme sur la terre : ce projet, soumis aux délibérations des assemblées provinciales, y a soulevé de vives et justes critiques. La commission en effet s’était surtout préoccupée de ne point diminuer le revenu du trésor et de ne pas faire tomber sur d’autres classes le fardeau actuellement à la charge des paysans. Une réforme conçue dans un tel esprit portait plutôt sur la forme que sur le fond de l’impôt ; elle laissait persister dans le régime financier les traces séculaires de la division en classes privilégiées et en classes taillables, alors même que l’égalité avait triomphé dans la nouvelle organisation judiciaire et la nouvelle loi militaire. C’eût été sanctionner d’une main des distinctions ou des privilèges que l’on renversait de l’autre. Aussi le projet de la commission renvoyé à l’examen des zemstvos provinciaux y a-t-il rencontré peu de faveur. La noblesse et la grande propriété, qui dans ces assemblées ont une influence prépondérante, n’ont pas voulu en abuser au profit de leurs intérêts particuliers. Avec une claire intelligence des conditions de la vie moderne, la plupart des zemstvos ont demandé que l’impôt direct fût étendu à toutes les classes et que le revenu de la terre en fût la seule base. La question est ainsi demeurée à l’étude, et en attendant que l’on ait effacé cette marque d’inégalité, le paysan reste soumis à l’impôt des âmes tout comme au temps du servage.

Ce ne sont pas seulement les idées théoriques d’égalité ou de justice qui réclament une réforme, c’est l’intérêt de la richesse nationale et du fisc lui-même. Le poids de la capitation est lourd, et, chose triste, au lieu d’être allégé, il a été aggravé depuis l’émancipation, en sorte que le paysan n’a connu la liberté qu’avec des charges inconnues à la servitude. Cette augmentation de la taxe semblait cependant, comme on l’a fait remarquer, en contradiction indirecte avec le principe même de l’émancipation, dont le but était l’affranchissement du travail. Les besoins du trésor ont fait la loi ; le serf, délié de ses liens, a été obligé de travailler pour l’état et de lui payer des redevances d’autant plus fortes qu’il n’en avait plus d’autres à acquitter. Si la libération des paysans ne paraît pas avoir produit tous ses effets, l’aggravation des impôts n’y est point étrangère. Un signe, du reste, que le contribuable pliait sous le faix, c’est que, dans les premières années au moins, le rendement de la capitation n’a pas été en proportion de l’élévation de l’impôt. Le chiffre de la capitation est, comme au temps du servage, fixé sur le chiffre des paysans mâles d’une commune. D’un recensement à l’autre, le nombre des âmes assujetties à l’impôt reste invariable. Le fisc ne tient compte ni des naissances, ni des décès ; c’est, on le sait, sur cet usage que Gogol a fondé la singulière spéculation du héros de son roman des Ames mortes. Aussi n’est-ce pas l’individu, c’est la commune qui est responsable de l’impôt vis-à-vis de l’état. La répartition de cette charge solidaire se fait par la commune elle-même. J’ai montré récemment comment, en faisant peser la taxe sur les lots de terre communale qu’ils se partagent, les paysans peuvent ramener indirectement la contribution personnelle à une sorte d’impôt foncier[6].

Le taux de la capitation varie suivant les régions et suivant les différentes catégories de paysans entre lesquelles se subdivise la population rurale. Descendant à 1 rouble 18 kopeks[7] par âme chez les sujets russes de race finnoise ou tatare du gouvernement de Tobolsk, l’impôt monte à 2 roubles 61 kopeks pour les colonistes allemands du district d’Odessa. En 1867, il était l’un dans l’autre de 1 rouble 29 kopeks ; on y a ajouté en moyenne un demi-rouble par âme, c’est-à-dire près de 40 pour 100[8]. Outre la capitation générale levée sur les différentes classes de paysans et aussi sur les bourgeois urbains de Sibérie et les juifs agriculteurs, il y a la capitation spéciale prélevée sur les voituriers, les anciens cosaques de la Petite-Russie, les Tatars et les habitans de Bessarabie, capitation d’un taux souvent supérieur. Ainsi les voituriers paient de 6 à 14 roubles. En sus des contributions personnelles portées au budget de l’état viennent les impositions personnelles locales. Les communes et parfois les provinces ont aussi leur capitation, dont le chiffre inconnu doit, pour l’ensemble de l’empire, être considérable. Un savant économiste russe, M. V. Bezobrazof[9], estimait, il y a quelques années, à environ 3 roubles 80 kopeks par âme la contribution personnelle des classes soumises à la capitation, sans y comprendre les taxes communales. Avec les prestations en nature pour l’entretien des chemins ou pour les chevaux de transport, le même savant faisait monter les impositions personnelles à 4 roubles 1/2 par âme, c’est-à-dire par mâle. Il faut remarquer que ces taxes semblent d’autant plus accablantes que naguère encore, grâce à l’intermédiaire du seigneur, le serf en acquittait une grande partie en nature.

Ce chiffre, si élevé qu’il puisse paraître dans un pays relativement encore pauvre, est loin de comprendre toutes les charges incombant aujourd’hui au moujik. Le paysan de la couronne paie au fisc, sous forme de capitation spéciale, une redevance qui, bien que justifiée par la jouissance des terres de l’état, participe de l’impôt, en ce sens que c’est l’état propriétaire qui fixe et impose au cultivateur la rente à payer pour l’usage du sol. L’ancien serf des particuliers supporte une charge analogue temporaire, il est vrai, mais souvent lourde pour la génération actuelle, c’est l’indemnité de rachat due par les serfs affranchis pour les terres qui leur ont été concédées lors de l’émancipation. Il y a de ce chef aujourd’hui une grande inégalité parmi les paysans de cette classe. Si la terre n’avait jamais été comptée au-dessus de sa valeur, on ne saurait ranger cette juste indemnité à l’ancien propriétaire à côté des charges fiscales. Par malheur, il n’en a pas toujours été ainsi : dans beaucoup de régions, dans les pauvres contrées du nord et de l’ouest surtout, la dette de rachat est, comme je l’ai montré, hors de proportion avec le rendement de la terre et constitue pour le paysan une seconde capitation plus pesante que la première[10]. D’ordinaire l’indemnité de rachat se perçoit du reste de la même manière que la contribution personnelle, c’est-à-dire qu’elle est payée non par l’individu, mais par la commune solidairement responsable. En dépit de cette précaution et de la rigueur de la perception, il y a de ce chef beaucoup de recouvremens en souffrance, la terre devant acquitter des redevances souvent supérieures au revenu du sol. D’après le dernier compte-rendu budgétaire, celui de 1875, l’arriéré des annuités de rachat montait, au 1er janvier 1876, à plus de 15 millions de roubles.

Le total des avances faites aux paysans par l’état était alors de 681 millions de roubles, les annuités à percevoir de plus de 40 millions. Si c’est là pour le paysan une pénible charge de surcroît, il faut songer qu’elle doit prendre fin vers 1910, et que ce jour-là l’ancien serf, affranchi de toute redevance pour la terre qu’il cultive, verra ses forces contributives notablement accrues, et l’état la matière imposable singulièrement étendue ou améliorée. Ce qui peut être un danger pour le présent ouvre ainsi de riantes perspectives pour l’avenir. Plus de 40 millions de roubles, près de 150 millions de francs, annuellement versés par le paysan aux collecteurs d’impôt, ne font aujourd’hui que traverser les caisses publiques, car dans cette opération l’état ne sert que d’intermédiaire et comme de banquier aux anciens seigneurs et aux anciens serfs. Ce qu’il reçoit de ceux-ci d’une main, le trésor le rend à ceux-là de l’autre[11]. Au jour de la libération, au contraire, ces 40 millions de roubles annuellement remis aux paysans viendront grossir le rendement des taxes indirectes ou, en cas de besoin, rentreront dans les caisses de l’état, grâce à l’augmentation de l’impôt direct, Par malheur, cette libération du moujik n’aura lieu que dans les premières années du XXe siècle, et jusque-là il sera difficile, en temps de paix, de tirer plus de revenus de la classe rurale, au moins de la partie de cette classe naguère soumise au servage, et peut-être difficile, en temps de guerre, de faire rentrer toutes les impositions existantes.

L’impôt personnel est loin d’être le seul impôt tombant presque uniquement sur le paysan ; il en est de même en Russie de la plupart des taxes indirectes, de la plus considérable en particulier, l’impôt sur l’alcool. Grâce aux besoins du climat et à la pauvreté du régime du moujik, l’impôt sur l’alcool pourrait en Russie être regardé comme une sorte de capitation presqu’au même degré que l’impôt sur le sel, avec cette différence que dans le premier cas la restriction apportée par le fisc à la consommation est plus utile que nuisible à la santé publique. En faisant le compte des taxes qui frappent principalement sur le peuple, un écrivain du Vestnik Evropy trouvait, il y a quelques années, que chaque homme du peuple payait par tête près de 15 roubles au fisc. Selon l’auteur russe, chaque tiaglo (unité de travail au temps de la corvée), autrement dit chaque ménage, supporterait en moyenne une charge de 33 roubles avec un revenu qui, nourriture et entretien déduits, ne dépasserait point 50 roubles et resterait souvent beaucoup au-dessous[12]. Le paysan verrait ainsi les deux tiers de son revenu net absorbés par l’état, et sur le tiers restant il aurait encore à faire face aux annuités de rachat et aux taxes communales. L’on peut dire ainsi qu’aujourd’hui le paysan russe travaille plus pour l’état que pour lui-même, et que le fisc s’est substitué à son ancien maître. On comprend qu’une telle situation soit peu favorable au bien-être du peuple et au développement de la richesse, et par suite au progrès même du revenu public. Si la libre contribution de l’alcool naturellement en rapport avec les moyens présens du moujik rentre sans peine, il n’en est pas ainsi de l’impôt direct ; toutes les rigueurs légales ne réussissent point toujours à faire payer des paysans que chaque mauvaise récolte rend insolvables. Le chiffre des arriérés d’impôt est toujours considérable, et de temps en temps le gouvernement est obligé de faire remise de cet arriéré aux contrées les plus pauvres. Le ralentissement des rentrées de l’impôt personnel dans ces dernières années est un symptôme non équivoque de la lassitude du contribuable. De 96 millions 1/2 de roubles en 1870, cette branche de revenu est, sous l’influence de mauvaises récoltes, tombée à 94 millions en 1872 et à 93 en 1873 ; en 1874, elle s’est relevée jusqu’à près de 94 millions de roubles[13]. Dans ce chiffre de l’impôt personnel et foncier la noblesse n’entre que pour ses propriétés urbaines, maintenant soumises à l’impôt. Aujourd’hui comme avant l’émancipation, la grande propriété ne fournit directement à l’état aucun subside. Elle ne supporte que des contributions locales pour la province ou le district, et de plus une taxe spéciale mise sur les terres de la noblesse et destinée au petit budget de cet ordre de l’état. Cette franchise de l’impôt direct, en partie justifiée par les embarras infligés aux propriétaires lors de l’émancipation, n’est plus entière aujourd’hui. La grande propriété a été indirectement atteinte par le fisc au moyen d’un fonds de concours prélevé par le trésor sur les revenus provinciaux ou municipaux. Ce fonds de concours auquel contribuaient toutes les classes de la population, s’est élevé jusqu’à 29 millions de roubles en 1871, pour descendre à 24 millions en 1874. Une grande partie de ce revenu était fournie par les biens fonds, et de ce côté la grande propriété semble avoir été plus taxée que les terres de paysans. Le mode de répartition varie beaucoup du reste suivant les régions. Dans certaines provinces, dans quelques districts des gouvernemens de Tambof et de Novgorod par exemple, le fonds de concours et les taxes locales auraient absorbé jusqu’à 20 ou 25 pour 100 du revenu net de la grande propriété[14]. L’on voit que malgré leur franchise légale, les terres de la noblesse sont, en fait, loin d’être exemptes de toute contribution. La moyenne des charges incombant à la grande propriété ne paraît pas cependant supérieure à 5 pour 100 du revenu. C’est dire combien l’établissement d’un impôt foncier normal, à l’aide d’un cadastre régulier, pourrait faire cesser d’anomalies et combien profiter à l’état. De toutes les branches du revenu public le fonds de concours était celle qui présentait le plus de variations, de fluctuations dans les rentrées. Aussi a-t-on en 1875 procédé a la fusion de la contribution provinciale avec les autres ressources du trésor. Le fonds de concours réduit aux contributions urbaines et à quelques taxes accessoires est ainsi tombé à 6 millions de roubles. En revanche, c’est à cette modification de compte qu’il faut sans doute attribuer la plus-value des impôts personnels et redevances foncières qui, ayant à peine donné, en 1874, 95 millions de roubles, ont dépassé, en 1875, 117 millions.

A la capitation a depuis 1863 été substitué dans les villes un véritable impôt foncier, reposant sur les biens et non plus sur les personnes. Cette réforme a une plus grande importance morale que financière. Dans ce pays encore tout rural, l’impôt foncier urbain ne contribue aux taxes directes que pour deux millions et demi de roubles. Ce qui lui mérite l’attention, c’est la manière dont cette innovation a été appliquée. Naguère l’impôt personnel n’atteignait dans les villes que les mêchtchanes, c’est-à-dire la classe inférieure et peut-être la partie de la population russe la moins assurée de moyens d’existence[15]. Le nouvel impôt foncier atteint au contraire toute la population urbaine. Sans distinction de classe ni de privilège ; c’est l’application stricte du principe de l’égalité devant l’impôt et de la taxation de chacun suivant ses facultés. Au rebours de l’ancien ordre de choses, la loi nouvelle a même voulu exempter de toute contribution la demeure du pauvre. Par malheur cette équitable intention reste souvent sans efficacité pratique. La loi affranchit de toute taxe les biens qui, d’après la répartition de l’impôt mis à la charge d’une ville, auraient à payer moins d’un quart de rouble. Ce mode d’évaluation a l’inconvénient de laisser au-dessus du minimum légal dans les petites villes pauvres beaucoup d’habitations, qui resteraient au-dessous dans les grandes cités. En maintes villes russes, qui ne sont que de grandes bourgades décorées d’un hôtel de ville et d’une prison, la masse des habitations, véritables izbas de paysans, a si peu de valeur, que presque toutes tombent sous le coup de l’impôt. De là souvent la difficulté de recouvrer la taxe. Dans beaucoup de villes, le contribuable n’est pas en état de verser sa contribution en une fois, comme l’exige la loi. Le mêchtchanine, pauvre artisan ou ouvrier à gages, n’ayant souvent qu’un salaire d’un rouble ou d’un rouble et demi par semaine, ne peut acquitter sa contribution foncière que kopek par kopek, c’est-à-dire sou par sou[16]. Au jour du marché, lorsque le mêchtchanine est en train de faire son petit commerce ou vient de recevoir sa paie, le percepteur des contributions va de l’un à l’autre des retardataires, prenant de chacun en à compte une ou deux pièces de cuivre. On comprend que cette manière de faire rentrer l’impôt, kopek par kopek et semaine par semaine, offre aussi peu de garanties au contribuable qu’au trésor. Il y a loin de là à notre habitude française de payer d’avance l’impôt foncier ; quand ils ne seraient qu’une exception, de tels faits suffisent à montrer le poids des contributions en certaines villes, même après la réforme dont a bénéficié la population urbaine.

A la suite des impôts personnels et des contributions foncières confondus sous la même rubrique vient, dans le budget russe, l’impôt sur les patentes de commerce. Cet impôt, d’origine déjà ancienne, a été remanié sous le règne actuel au moment où dans les villes la contribution foncière était substituée à l’ancienne capitation. Malheureusement ces deux lois contemporaines ne se sont guère inspirées des mêmes principes. On ne les dirait point élaborées par la même commission. Il se rencontre là une sorte de contradiction, d’anomalie, qui n’est pas rare dans la nouvelle législation russe, où, à côté d’un triomphe de l’esprit nouveau, l’on peut souvent signaler une victoire des anciennes maximes. La nouvelle loi sur les patentes a les mêmes bases que le régime auquel elle succède. Naguère les marchands russes étaient, selon l’importance de leur commerce, divisés en trois guildes, dont les deux premières conféraient à leurs membres la plupart des privilèges personnels de la noblesse. Chacune de ces guildes payait un droit de patente fixe pour tout l’empire ; la première 570 roubles, la seconde 285, la troisième 30 seulement. La nouvelle loi n’admet plus que deux guildes, l’une pour le commerce en gros, l’autre pour le commerce de détail. Les membres de la première sont soumis à un droit fixe et uniforme de 265 roubles ; ceux de la seconde sont, selon les localités, divisés en cinq classes, dont la plus élevée paie 65 roubles et la plus basse 25. Comme les anciennes guildes, les deux nouvelles donnent à leurs membres le titre et les droits de la classe des marchands (koupetcheskoé soslovié). En dehors de cela, il y a, pour les trafiquans qui ne peuvent entrer dans les guildes, des patentes ou permis de commerce (promyslovyia svidêlelsiva), n’attribuant à leurs possesseurs aucun droit personnel. A cet impôt sont soumis le petit commerce, le colportage, tout négoce et tout métier de quelque nature qu’il soit. Les droits perçus varient aussi suivant les localités et montent suivant l’échelle de la classe de 8 à 20 roubles. Ce n’est point tout : ces petits trafiquans, de même que les commerçans des guildes, doivent pour chaque établissement, chaque boutique ouverte par eux, acquitter un droit spécial s’élevant, selon la classe ou la localité, de 2 à 30 roubles. Les patrons, industriels ou négocians, ne sont pas seuls assujettis au droit de patente ; les simples commis, divisés en deux catégories, supportent un droit fixe de 20 roubles dans la première et de 5 dans la seconde. Ce n’est point tout encore : tout homme s’occupant d’un métier, alors même qu’il n’emploie aucun ouvrier à gages, le simple artisan, doit payer une patente annuelle de 2 roubles 1/2. A la plupart de ces taxes viennent en outre s’ajouter des centimes additionnels pour les dépenses locales.

Il n’est pas nécessaire d’insister sur le caractère d’une semblable législation : elle aboutit à un véritable droit sur le travail, que l’ouvrier doit acquitter avant même d’être autorisé à travailler. Dans les villes comme dans les campagnes, c’est au bas de l’échelle sociale que le fardeau est le plus lourd. La réforme a eu pour résultat de diminuer les charges des riches négocians, de maintenir à peu près celles du moyen commerce, d’aggraver celles des hommes dépourvus de capital. Ici encore la loi russe semble aller contre le précepte économique qui veut que l’on ne frappe que la richesse produite. Ici encore, il est vrai, se rencontre la même excuse que pour l’ensemble du budget. Le fisc est contraint de descendre d’autant plus bas que les hautes couches sociales ont moins à lui donner ; il est d’autant plus obligé de frapper les petits et les pauvres que les riches sont en moins grand nombre et ont moins de moyens. L’impôt des patentes a beau s’abaisser jusqu’au simple commis, au simple artisan, il ne donne encore en Russie qu’un chiffre bien inférieur aux mêmes taxes en Occident : 13 millions de roubles en 1873,12 millions 1/2 seulement en 1874. Pour 1875, les prévisions étaient de plus de 15 millions ; les résultats sont restés légèrement au-dessous de ce chiffre, bien qu’en cette année on ait commencé à percevoir une taxe additionnelle en remplacement de l’ancienne contribution provinciale et des logemens militaires[17].

Les patentes ne sont naturellement pas la seule taxe atteignant l’industrie et le commerce. La Russie a emprunté à l’Europe les droits de timbre et d’enregistrement, qui dans nos grands états modernes sont devenus une des principales sources du revenu public. Si les subsides fournis au trésor russe de ce double chef sont encore bien modestes, c’est une des branches de recettes qui se sont le plus rapidement développées et qui promettent le plus pour l’avenir. Dans les cinq années antérieures à 1870, le timbre ne produisait en moyenne que 7 millions de roubles, l’enregistrement que 3 millions. En 1875, le dernier exercice dont les recettes effectuées aient été publiées, le premier de ces droits a donné près de 10 et le second plus de 7 millions 1/2 de roubles. Certes, il y a encore loin de là aux 500 ou 600 millions de francs annuellement fournis au trésor français par les droits sur les actes ; mais plus l’intervalle à franchir est grand et plus, en dépit de l’infériorité de la richesse mobilière en Russie, le budget russe a de marge pour l’avenir. La progression continue de l’enregistrement témoigne du développement des transactions encouragées par la fondation de nombreuses banques. Le revenu de cet impôt a doublé dans les cinq dernières années ; avec le maintien de la paix, il pourrait doubler encore dans les cinq années suivantes.

Au timbre et à l’enregistrement, à la section des droits (pochliny) le budget russe rattache trois ou quatre impôts divers, passeports, droits de navigation, péages sur les chaussées et autres menues taxes, donnant ensemble 5 ou 6 millions de roubles. La première, celle sur les passeports, mérite l’attention, comme étant l’un des impôts qui montrent le mieux le caractère encore archaïque du budget russe et les vexations infligées par le fisc au contribuable. Cette taxe donne annuellement 2 millions et demi de roubles, c’est-à-dire presque autant que donnait l’enregistrement il y a une dizaine d’années. Ces passeports n’entravent pas seulement la liberté du commerce, mais aussi la liberté d’aller et venir. Pour l’étranger, le droit est de 10 roubles ; sous l’empereur Nicolas, il était de 250 ou de 1,000 francs. A l’intérieur, le droit est de 85 kopeks pour six mois, et d’un rouble 45 kopeks pour un an, et il faut un passeport à tout commerçant, paysan, ouvrier, s’éloignant de sa demeure de plus de 30 verstes, ou autrement dit de plus de six lieues. Il est inutile de montrer de quelle gêne est une pareille restriction à la liberté des voyages dans un pays où les distances sont si grandes, et où une notable partie de la population est condamnée par le climat ou la pauvreté du sol à passer périodiquement la moitié de l’année hors de ses foyers. Ces passeports se rattachent, du reste, à tout le système financier comme au régime administratif russe ; c’est une conséquence et une aggravation de la solidarité communale pour l’impôt personnel. À ce titre, le passeport pourrait être regardé comme un moyen de perception ou un moyen de contrôle fiscal autant que comme un procédé administratif et un moyen de police. C’est le corollaire et comme le couronnement de la capitation, et de même que cette dernière, de même que la solidarité de l’impôt personnel, c’est un reste de l’époque du servage, c’est une dernière précaution du fisc qui, après avoir longtemps enchaîné le taillable à la glèbe, s’attache à ses trousses depuis son émancipation. C’est encore là un des points essentiels de la grande réforme à opérer dans l’assiette, dans la répartition et dans la perception de l’impôt direct.

III

Le total des recettes provenant des revenus ordinaires de l’état russe est évalué, pour l’exercice 1876, à 534,791,000 roubles ; en 1875, elles se sont élevées à 576 millions. Là-dessus, le budget ne reçoit de l’impôt direct que 130 millions de roubles, du timbre et de l’enregistrement, des passeports et de quelques droits accessoires que 22 millions environ. La plus grande partie du reste doit être, comme ailleurs, fournie par les impôts indirects (kosvennye naloghi), et spécialement par l’impôt sur les objets de consommation. Le trésor comptait toucher de ce chef, en 1876, près de 218 millions de roubles, indépendamment des droits sur la consommation perçus à la douane. Une seule taxe fournit la plus grande partie de cette somme, c’est l’accise des boissons, ou mieux l’accise de l’alcool, de l’eau-de-vie de grain, de la pâle vodka, car les autres boissons, le vin, la bière, l’hydromel des vieux Slaves, n’apportent à l’impôt qu’un tribut insignifiant. Le produit des spiritueux est, pour 1876, évalué à 192 millions ; en 1875, la même taxe a donné 197 millions, soit 11 millions de plus que les prévisions ; en 1874, elle avait rendu plus de 200 millions de roubles et dépassé de 21 millions les évaluations budgétaires. C’est en moyenne plus du tiers, c’est près des deux cinquièmes du revenu total du pays, en sorte que l’on peut dire que c’est en buvant que le Russe paie les dépenses ou les emprunts de son gouvernement.

Si tous les états modernes, tirant un avantage public des vices privés, doivent à l’intempérance une bonne part de leurs recettes, en aucun pays l’alcool n’est pour l’état une source de revenu aussi abondante, et le cabaretier un aussi précieux agent du fisc. La raison n’en est pas le penchant à l’ivresse, le vice du Russe, qui, malgré le préjugé contraire, boit proportionnellement moins que certains peuples germaniques. La raison n’en est même pas le climat, qui rend l’usage des spiritueux plus utile et l’abus moins funeste que sous un ciel plus clément. Le vrai motif de cette prédominance, de cette sorte de souveraineté de l’alcool sur le budget russe, c’est toujours l’état économique du pays, son peu de richesse accumulée et la pauvreté de la masse des contribuables. Certes il est fâcheux pour un peuple de voir ses finances reposer sur une telle base et tout l’équilibre budgétaire appuyé sur le kabak (cabaret’). Il est permis aux philanthropes de rêver aux moyens de modifier un tel état de choses ; il n’est guère permis d’espérer y parvenir dans un avenir prochain. L’impôt direct est écrasant ; l’impôt indirect, pour être productif, doit frapper les objets d’une consommation universelle. Chez un peuple ayant encore peu de besoins et peu de ressources, il n’est qu’un objet de cette sorte, les boissons, l’alcool. Le fisc, obligé de ramasser sa récolte dans les basses régions sociales, est contraint de s’adresser à un appétit grossier, à une passion vulgaire, et, là comme ailleurs, l’état le fait avec d’autant moins de scrupule, qu’en l’imposant il modère ou limite le vice dont il profite.

En Russie, il est vrai, l’impôt sur les spiritueux a longtemps été perçu d’une manière qui le rendait plus dangereux qu’utile pour la moralité publique. Dans la plus grande partie de l’empire, l’impôt des boissons (piteinii dokhod) était affermé. Le droit d’abreuver et d’enivrer le peuple était vendu à des fermiers qui, payant à l’état une taxe fixe, avaient intérêt, pour grossir leurs bénéfices, à fomenter dans la nation l’usage de l’alcool et l’ivrognerie. Les baux de la ferme des eaux-de-vie se renouvelaient de quatre ans en quatre ans par adjudication publique, et le taux en augmentait rapidement de bail en bail avec la consommation[18]. C’est l’empereur Alexandre II qui, en 1863, a substitué au régime de la ferme le régime de l’accise et de la perception par les agens de l’état. Ce n’est pas là une des moindres réformes de ce grand règne, et ce n’était pas une des plus aisées.

Les inconvéniens du système de l’adjudication étaient manifestes pour l’état et les contribuables, ceux-ci déboursant plus que ne recevait celui-là. Une considération cependant, la plus importante de toutes en matière fiscale, militait pour l’intermédiaire des fermiers : c’était la crainte de voir demeurer dans la main des collecteurs de la taxe une grande partie des sommes par eux encaissées. La corruption, la vénalité sous toutes ses formes, a longtemps, on le sait, été pour la Russie une plaie toujours ouverte. Le vice qui se donnait carrière dans l’administration et la justice, que dans son Revisor Gogol flétrissait sur la scène aux applaudissemens de l’empereur Nicolas, ne pouvait manquer de sévir dans un domaine pour lui aussi propice que la perception des impôts. On comprend l’avantage de l’intermédiaire des fermiers pour un état peu sûr de la probité de ses agens. La ferme a cependant été supprimée en 1803, et depuis lors les revenus de l’impôt ont progressé d’une manière normale et considérable. C’est là un fait digne de remarque, qui montre les progrès accomplis en Russie et prouve que le temps n’est plus, où ce pays pouvait être assimilé aux états orientaux, dont le trésor ne perçoit d’ordinaire que la moindre partie des taxes prélevées sur le peuple. De quel procédé s’est servi pour cela le gouvernement du tsar ? D’un procédé simple, partout recommandable en pareille occurrence : on a donné aux agens du fisc, aux percepteurs de la taxe, un traitement élevé qui, s’il ne les met pas à l’abri de toute tentation, les aide à y résister. Le moyen a réussi ; le seul inconvénient est qu’étant mieux, rétribués que la plupart des autres administrations, les employés de l’accise des boissons excitent des jalousies contre ce que le public appelle leur immoral privilège. Dans ce service envié, il y a aussi des inégalités de traitement qui peuvent nuire aux intérêts du fisc. Les inspecteurs des distilleries, qui n’ont qu’un salaire modeste, ne sont peut-être pas tous inaccessibles à la séduction, et l’état peut ainsi éprouver quelque dommage. La fraude lui en fait subir un bien plus considérable. L’accise des boissons, l’immense tonneau officiel du fisc, a de ce côté des fissures par où fuit une bonne partie du précieux liquide, et que les agens du gouvernement ne savent point découvrir ou ne peuvent fermer.

En Russie, comme partout en effet, l’impôt sur l’alcool est, par son énormité même, celui qui stimule davantage le génie inventif de la fraude. En Russie comme en France, l’élévation des droits ne fait qu’encourager le commerce clandestin en le rendant plus avantageux. Or depuis la suppression de la ferme, la taxe a par deux fois, en 1864 et en 1873, été notablement élevée. La consommation s’en est chaque fois ressentie. A la suite d’une première augmentation de 25 pour 100, la consommation est tombée de 27 millions de védros à 24 millions, et la moyenne par âme, par habitant mâle, de 1,05 à 0,92 védro[19]. En 1873, l’accise a été portée de 6 roubles à 7 par védro ; l’effet a été le même. De 27 millions de védros, la consommation est temporairement descendue à 26 et la moyenne par âme de 0,98 à 0,94, c’est-à-dire à moins de 6 litres par personne de tout sexe et de tout âge.

L’accroissement des recettes n’a donc pu être en proportion de l’accroissement des droits. Les écrivains qui prévoyaient une diminution dans le rendement de l’impôt ont cependant reçu des faits un démenti. La progression d, es recettes a été considérable et normale. En dix ans, de 1863 à 1874, la plus-value a été d’environ 90 pour 100. De 108 millions en 1863, le revenu des spiritueux est monté à 122 millions en 1866, à 163 millions en 1870, à 179 millions en 1873, à 200 millions en 1874, c’est-à-dire, en comptant le rouble au pair, à 800 millions de francs. Il est vrai que ce chiffre d’une année exceptionnellement favorisée par les récoltes semble pour le moment marquer l’apogée de la taxe. L’exercice 1875 n’est cependant resté que de 3 millions au-dessous de l’année précédente. L’arrêt dans la progression depuis 1874 n’en semble pas moins indiquer que, si la limite de la taxation n’a pas été dépassée, elle a été atteinte, et que toute augmentation des droits ne saurait profiter qu’à la fraude.

Une autre cause pourrait dans l’avenir entraver le rendement de la taxe et fomenter la contrebande : c’est le zèle plus ou moins éclairé des philanthropes, fonctionnaires ou particuliers, qui, pour diminuer l’ivrognerie, s’efforcent de restreindre le nombre des cabarets. Aux kabaks, où se vend l’alcool, on cherche en certaines localités à substituer les gostinitsy, où se boit le thé. Comme en Angleterre, le teatotalism a quelques apôtres, mais peu de prosélytes, et la propagande en est encore moins redoutable pour le fisc qu’aux îles britanniques. L’administration des finances est cependant obligée d’être sur ses gardes. Les municipalités, en cela soutenues par le ministère de l’intérieur, ont prétendu qu’il ne pouvait s’établir de débit de boissons dans l’enceinte de leur juridiction sans l’assentiment de l’autorité municipale. Or, dans certaines communes, il se produit à cet égard une tendance louable en son but, mais parfois imprudente dans ses moyens. De leur propre mouvement ou sous l’impulsion de fonctionnaires publics désireux de se faire la réputation d’hommes éclairés, certaines communes rurales décident qu’elles ne toléreront plus de cabaret sur leur territoire. Le plus souvent cette résolution, alors même qu’elle est unanime, ne reçoit qu’une exécution apparente. Au kabak ostensible et patenté succède le débit clandestin ; le fisc y perd beaucoup, l’ivrognerie peu de chose[20]. En d’autres communes, il y a un abus d’un autre genre : l’autorité municipale vend aux cabaretiers le droit de s’établir an village, ce qui revient au monopole du commerce des eaux-de-vie : de là prélèvement indirect d’un impôt supplémentaire et nouvel encouragement à la fraude. Dans un pays où l’alcool a un rôle aussi public, aussi national, tout ce qui touche à la production ou à la vente des spiritueux a une importance générale. Aussi le kabak est-il en ce moment l’objet de vives polémiques de la part des journaux, et donne-t-il lieu à des contestations entre les diverses administrations et les différens ministères. La question des cabarets est une des grosses questions du moment ; c’est celle, je crois, qui, dans l’année 1876, a le plus occupé la presse russe après la question d’Orient.

Derrière les boissons, mais à une grande distance, marchent presque de front dans le budget russe deux articles dent ailleurs le fisc s’est souvent réservé le monopole : le sel et le tabac. Le premier apporte un contingent d’un peu plus, et le second d’un peu moins de 11 millions de roubles. C’est là un chiffre minime pour le tabac dans un pays où, en dépit de l’opposition religieuse de certains raskoiniks, une grande partie de la population fume, et où les femmes, même en public, ne s’interdisent point toujours ce plaisir. Il est vrai qu’en Russie comme en Espagne, la cigarette est peut-être d’un usage plus général que le cigare ou la pipe, et que ces derniers sont pour le fisc de meilleurs auxiliaires. La progression de la taxe est du reste rapide ; vers 1860, le tabac ne donnait pas au trésor 3 millions de roubles ; en 1872, il produisait déjà 10 millions. Le revenu annuel avait plus que triplé en une dizaine d’années, et quoique la marche ascensionnelle se soit depuis ralentie, c’est un des chapitres du budget qui paraissent susceptibles d’une large augmentation dans l’avenir.

Il n’en est pas ainsi du sel, aujourd’hui placé sur la même ligne et même avant le tabac dans le tableau des recettes. Pour avoir le chiffre total des impôts perçus de ce chef, il faut ajouter aux 11 millions de roubles fournis par l’accise sur la production des salines de l’intérieur, plus de 7 millions de roubles perçus par les douanes sur les sels de l’étranger, en particulier sur les produits des célèbres mines de Wielicka, près de Cracovie. La conformation continentale de la Russie fait qu’une grande partie de l’empire est, de ce côté, tributaire de l’étranger. L’est et le sud possèdent seuls de riches salines, comme le lac d’Elton, dans la steppe du Bas-Volga, ou les dépôts de Crimée. Le sel indigène n’est plus aujourd’hui en régie, mais l’impôt n’en est ni plus populaire ni moins critiqué. On lui fait les mêmes reproches qu’ailleurs. L’on prétend que, grâce aux intermédiaires, le contribuable paie beaucoup plus que ne touche le fisc, 5 ou 6 millions de roubles en sus, dit-on, et comme les frais de perception s’élèvent à 1,800,000 roubles, on assure que le trésor ne reçoit guère que la moitié de ce que coûte au pays la gabelle. L’on rappelle que l’impôt du sel est une seconde capitation mise sur les basses classes, déjà si rudement frappées par l’impôt personnel et l’impôt des eaux-de-vie. Les droits sur le sel sont enfin représentés comme pernicieux pour la santé publique, dans un pays froid où le régime du peuple est encore pauvre et peu substantiel. Selon un écrivain déjà cité du Vesl-ik Evropy, les Russes ne consomment par tête que 17 livres de sel, et dans ce chiffre sont compris tous les emplois agricoles ou industriels. En Angleterre, au contraire, la consommation individuelle serait de 25 livres, déduction faite des emplois de l’industrie ou de l’agriculture[21]. À cette insuffisance du sel dans l’alimentation nationale l’auteur russe attribue en bonne partie les fréquentes épidémies et la grande mortalité qui frappent le peuple en Russie. M. Golovatchef va jusqu’à prétendre que l’abolition de cet impôt n’enlèverait rien à l’état, qui verrait les mêmes sommes affluer dans ses caisses par d’autres canaux. Une chose certaine, c’est que cet impôt est lourd ; si le rendement en varie naturellement peu, il est plutôt en diminution depuis 1871 et 1872, années où il a atteint son apogée. Après avoir donné 13 millions de roubles en 1872, le revenu du sel n’est évalué pour 1875 et 1876, qu’à 11 millions, c’est-à-dire qu’il recule jusqu’à 1870.

Le sucre clôt la liste des impôts de consommation, mais malgré ses récens progrès il reste encore bien en arrière du sel et du tabac. L’industrie sucrière est une de celles qui, dans les dix dernières années, ont pris en Russie le plus brillant essor. Grâce à des droits protecteurs ou presque prohibitifs, de nombreuses raffineries se sont construites dans le sud-ouest de la Russie et le royaume de Pologne. Jusqu’en 1866, l’accise sur le sucre de betteraves ne donnait guère au trésor qu’un demi-million de roubles annuellement. A partir de cette année, le revenu s’est élevé avec l’élévation de la taxe, portée de 50 à 70 kopeks par poud (40 livres environ). L’aggravation de l’impôt n’a pas empêché l’accroissement des recettes. Un demi-million de roubles en 1864,1 million 1/2 en 1867, 2 millions 1/2 en 1870, près de 4 millions de roubles en 1873, telles sont les principales étapes de cette marche rapidement ascendante. Depuis lors le revenu annuel du sucre indigène s’est brusquement arrêté et est demeuré stationnaire. Ce n’est là probablement qu’un phénomène temporaire, n’ayant d’autre raison que la mauvaise récolte des betteraves en 1874 et 1875. Les progrès de la consommation ne se sont pas ralentis, le progrès des recettes non plus, car dans les trois dernières années le fisc a retrouvé à la douane sur les sucres étrangers plus qu’il n’avait perdu à l’accise sur les sucres indigènes. L’importation étrangère, presque nulle jusqu’en 1871, s’est, malgré l’exagération des tarifs douaniers, considérablement développée en 1874 et 1875[22]. Les raffineries indigènes ne sont pas sans en prendre ombrage, d’autant plus qu’à partir du 1er janvier 1876 les droits protecteurs sur les sucres ont dû être légèrement abaissés (de 2 roubles 30 kopeks à 2 roubles 20 kopeks par poud). Le tarif demeure assez élevé pour que les producteurs russes n’aient pas à s’alarmer ; leur impuissance à suffire aux besoins de la consommation dans les années de mauvaise récolte montre que la douane ne doit point opposer à l’importation d’infranchissables barrières.

Malgré sa récente diffusion, l’usage du sucre est loin d’être aussi répandu qu’il devrait l’être dans un pays où le thé est en si grande faveur. Un des meilleurs symptômes du progrès économique de la Russie, du progrès de la richesse et du bien-être, c’est le développement de l’accise du sucre. Naguère c’était un objet de luxe hors de la portée du peuple, et dans les hôtelleries, dit-on, il y avait un morceau de sucre candi attaché au mur par une chaîne et qui passait successivement de consommateur en consommateur. Encore aujourd’hui l’homme du peuple qui use de sucre avec son thé ne le laisse pas fondre dans sa tasse ou son verre ; d’ordinaire il met la précieuse substance dans sa bouche pendant qu’il boit et la retire ensuite afin de s’en servir de même pour une autre tasse. La consommation du sucre est un des meilleurs moyens de mesurer le degré de bien-être d’un pays. En France, pour 36 millions d’habitans, les droits sur le sucre indigène et les sucres coloniaux ou étrangers donnent environ 175 millions de francs. En Russie, pour plus de 80 millions d’âmes, l’accise et la douane réunies ne rendent que 6 millions de roubles. L’on voit quelle carrière reste ouverte à la consommation et à la taxe du sucre. Peut-être le meilleur moyen de stimuler l’une et l’autre serait-il l’abaissement simultané des droits d’accise et des droits de douane.


IV

La question des tarifs douaniers à laquelle nous a conduits le sucre est une des plus importantes pour le développement économique de la Russie. Cette question peut être envisagée à deux points de vue parfois d’accord, plus souvent divergens, au point de vue du fisc et au point de vue de la production de l’industrie nationale. Ce dernier a jusqu’ici prévalu dans les conseils du gouvernement comme dans la presse. La douane est cependant une des principales sources du revenu de l’état ; dans le budget des recettes, elle vient en troisième ligne, immédiatement après l’impôt sur les boissons et les contributions personnelles et foncières. Les douanes ont donné en 1874 56 millions, en 1875 62 millions de roubles, soit 7 millions de plus que les prévisions budgétaires. Cette branche de revenu est longtemps restée stationnaire, n’augmentant pas en proportion de l’augmentation générale des recettes. Plusieurs causes pouvaient, outre des tarifs prohibitifs, contribuer à ce regrettable phénomène : l’isolement du pays et le manque de voies de communication, la faiblesse et les oscillations de l’exportation, peut-être aussi la contrebande et les malversations des agens du fisc. Depuis quelques années, au contraire, les recettes des douanes suivent une marche ascendante, et c’est là un des faits qui témoignent le plus favorablement des progrès de l’empire, d’autant plus que l’exportation a le plus souvent marché du même pas que l’importation. Vers 1860, le rendement annuel de la douane n’était guère que d’une trentaine de millions de roubles ; on a vu qu’en 1875 elle avait procuré au trésor plus de 60 millions ; c’est donc un revenu qui a doublé en quinze ans. C’est surtout dans les dernières années que la progression a été rapide ; en 1870, le produit n’atteignait encore que 40 millions de roubles. En cinq ans, il y a donc eu une augmentation de 50 pour 100, et cela malgré deux ou trois années de mauvaises récoltes, malgré des tarifs protecteurs encore excessifs, en sorte qu’avec quelques nouveaux dégrèvemens le fisc eût pu espérer une considérable plus-value. Il est à remarquer du reste que l’exportation russe consistant presque uniquement en matières premières et surtout en grains, tout le commerce extérieur de l’empire est dans une étroite dépendance des récoltes annuelles. Les fluctuations de l’exportation ont leur contre-coup sur l’importation. Un autre signe de progrès, c’est précisément que dans les dernières années les oscillations ont été moins fréquentes ou moins brusques et la plus-value plus régulière[23].

En 1874, la dernière année dont nous ayons le relevé, une importation de 471 millions de roubles a laissé entre les mains de la douane 56 millions ; c’est un prélèvement de 12 pour 100 sur l’ensemble des marchandises entrées dans l’empire. Un sixième des denrées importées, soit 76 millions de roubles, ayant été admis en franchise, la moyenne des droits perçus par le fisc est notablement supérieure. Je n’entrerai pas ici dans le détail des tarifs, dont l’étude concerne plutôt l’industrie ou le commerce de la Russie que ses finances. Le plus grand nombre de ces droits est surtout protecteur, et si quelques-uns ont été récemment abaissés, d’autres ont été relevés pour favoriser l’industrie nationale. Les plus lourds sont les droits sur les articles manufacturés, et en particulier sur les machines, les wagons, les rails de chemins e e fer, sur les tissus de tout genre : laine, coton, toile, soie, sur les produits chimiques enfin. Les denrées alimentaires, qui paient aussi leur tribut à la douane, sont plutôt frappées de droits fiscaux et ont plus souvent dans ces derniers temps bénéficié de réductions. Le trésor pourrait de ce côté voir augmenter ses recettes, tout en mettant à la portée d’un plus grand nombre des aliments utiles à la santé publique. Le via, le thé, le café, par exemple, le premier surtout, pourraient être utilement dégrevés au double profit de la consommation et du fisc. Chaque bouteille de vin de champagne paie, je crois, un rouble, et il en entre dans l’empire de 1,100,000 à 1,200,000 par an, soit une recette de plus de 4 millions. C’est là un bel et bon revenu, mais les vins communs les plus utiles à la consommation sont encore frappés d’impôts que se peuvent guère supporter que les vins de luxe. Il y aurait intérêt pour la Russie à imiter à cet égard la conduite de l’Angleterre. Les réductions faites ont déjà donné à la douane de notables plus-values, spécialement sur le thé, les vins et les huiles d’olives. Ce serait bien autre chose, si les dégrèvemens s’appliquaient aux articles fabriqués en même temps qu’aux objets de consommation, si le pays se décidait à sortir de l’ornière protectioniste ; mais cela ne saurait être espéré. La Russie est pour longtemps encore vouée aux préjugés économiques ; des sociétés privées et une partie de la presse réclament journellement une augmentation des tarifs. La politique commerciale des États-Unis d’Amérique, dont les résultats sont cependant si contestables, sert de modèle ou d’exemple à la Russie. Elle aussi veut se passer de l’étranger, et avant même d’avoir pu mettre en valeur tout le sol national, prétend rivaliser avec l’industrie des vieilles contrées de l’occident. C’est là certainement une des principales raisons du lent développement de ses admirables richesses naturelles.

La somme totale des impôts directs et indirects est évaluée, pour le budget de 1876, à 431 millions de roubles. Des recettes d’origine diverse viennent y ajouter encore plus de 100 millions. Ce sont d’abord les postes et les télégraphes, que la nomenclature russe réunit aux mines et au monnayage sous la dénomination commune de droits régaliens. Les mines et la monnaie, le premier article comprenant un impôt sur les mines de métaux précieux appartenant aux particuliers, donnent ensemble un revenu annuel de à ou 7 millions de roubles. Les postes fournissent 10 millions, les télégraphes près de 5. La progression de ces deux chapitres a été continue, en dépit ou peut-être à cause des réductions de taxes. Le contrôleur de l’empire nous apprenait ces derniers jours qu’en 1875 la poste a donné des recettes de 900,000 roubles supérieures aux évaluations budgétaires. L’extension des affaires et la diffusion de l’instruction ont simultanément contribué à ce progrès. Malgré cette constante amélioration, les postes ne couvrent probablement pas encore en Russie les frais qu’elles coûtent. Aux frais de la poste aux lettres s’ajoutent du reste ceux de la poste aux chevaux, qui comme l’autre atteint les extrémités de l’empire. Dans ce pays, où les distances sont si vastes, où la population est souvent éparse et d’ordinaire peu lettrée, les communications et la correspondance ont un double obstacle. Ce n’est point une petite affaire que d’organiser un service régulier pour les lettres dans toutes les parties du vaste empire. En Asie, il y a des localités que la poste ne visite que tous les trois ou six mois. En Europe, dans le centre même de l’empire, le facteur rural ne pénètre dans les campagnes les plus favorisées que deux ou trois fois par semaine. L’état du reste a eu la sagesse de toujours regarder les postes non comme une matière fiscale, mais comme un des plus importants services publics, et dans cette difficile mission il a aujourd’hui pour auxiliaires les nouvelles assemblées provinciales, qui, en vue du développement des relations postales, s’imposent souvent d’intelligens sacrifices[24].

Une source de revenu plus considérable et qui, dans un avenir plus ou moins long, promet des plus-values autrement importantes, ce sont les domaines de l’état. Les biens de l’état, ou autrement dit de la couronne, sont énormes. Ils couvrent une grande partie de la surface de l’empire, presque la moitié de la Russie d’Europe, près de 250 millions d’hectares, ou environ cinq fois l’étendue de la France. Une grande partie de ce gigantesque domaine est composée de forêts situées dans le nord de l’empire ; une autre est formée de terres en culture et de prairies, et quoique de vastes espaces en demeurent inhabités ou incultes, les biens de l’état portent une population de 23 ou 24 millions d’habitans. La couronne de Russie est ainsi aujourd’hui, comme à l’époque moscovite, le plus grand propriétaire foncier de l’Europe et probablement du globe. Quelles immenses ressources, quelle énorme réserve pour les générations futures qu’une pareille fortune immobilière le jour où elle sera en pleine valeur ! On a estimé ce domaine à 4 ou 5 milliards de roubles, 16 ou 20 milliards de francs. De telles évaluations sont loin d’avoir rien d’exagéré si l’on envisage l’avenir, mais elles ne sauraient représenter une valeur vénale actuelle et réalisable. Sous les règnes précédens, on avait imaginé de considérer les biens de la couronne comme la garantie ou la couverture du papier-monnaie en circulation. C’était une imitation de ce qu’avait fait la révolution avec les biens nationaux en faveur des assignats. La copie n’a guère mieux réussi que le modèle, et son immense richesse foncière n’a pu préserver la Russie d’une banqueroute partielle de sa monnaie fiduciaire. C’est que ces terres sans limites ne sauraient être réalisées, c’est qu’une grande partie du domaine forestier, celui dont l’état pourrait le plus librement disposer, est inhabitée, inaccessible, inexploitable. Les voies de communication, les chemins de fer surtout, permettront seuls d’utiliser les vastes espaces du nord-est. Pour les terres habitées par les paysans de la couronne, elles pourraient, en cas de besoin extraordinaire du trésor, être aliénées aux laboureurs qui les cultivent et faire l’objet d’une opération de rachat analogue à celle pratiquée pour les terres des anciens propriétaires de serfs.

Que tire aujourd’hui de cette colossale propriété le trésor impérial ? Son premier revenu est l’obrok, ou redevance foncière des paysans qui vivent sur les biens de la couronne. Cet obrok, qui représente une sorte de loyer de la terre, se perçoit de même que la capitation par tête de paysan, mâle, et grâce à la solidarité de la commune. Aussi le produit de l’obrok est-il, dans la nomenclature budgétaire, confondu avec le produit de l’impôt personnel, comme si ce n’était qu’une contribution, une capitation supplémentaire ajoutée à la capitation ordinaire. Cette redevance des paysans de la couronne varie suivant les régions ou la qualité du sol et a été successivement accrue. Depuis 1861, où a eu lieu, croyons-nous, la dernière augmentation, l’obrok est de 3 roubles 30 kopeks par tête pour la première classe, et de 2 roubles 25 kopeks pour la quatrième et dernière. En 1862, on a ajouté à cette redevance personnelle une redevance foncière proportionnelle à la quantité de terres arables dont jouit le paysan. Le produit total de cette double redevance s’élève à près de 40 millions de roubles, dont la plus grande partie est à tort inscrite dans les actes officiels parmi les contributions foncières et personnelles.

Le principal revenu du domaine de la couronne ne figure pas ainsi dans le budget du domaine. Les recettes inscrites sous cette rubrique au budget général sont inférieures à 30 millions de roubles. La vente des terrains de l’état donne annuellement environ 4 millions, les fermages ou baux librement consentis (par opposition à l’obrokj dont le taux est fixé par la loi), donnent 6 millions, les mines et usines 4 ou 5 millions, les forêts 10 ou 11. Ce dernier chiffre, à peine égal au produit des forêts domaniales françaises, est faible pour un domaine forestier assurément plus vaste que la France entière. Le revenu des forêts de l’état s’est cependant rapidement développé depuis un demi-siècle. Avant 1840, il ne dépassait guère 1/2 million de roubles ; au lendemain de la guerre de Crimée, il en était encore à 1 million ; en 1859, il arrivait à 2 millions ; en 1864, à 4 millions ; en 1870, à 8 millions, doublant ainsi tous les cinq ou six ans. Depuis lors la progression est continue, bien que moins précipitée. Avec la création des voies ferrées et avec une exploitation plus rationnelle les forêts de l’état promettent à l’avenir de larges plus-values[25].

Pour clore l’étude et l’analyse des ressources ordinaires du budget russe, il reste à indiquer les recettes diverses, évaluées, pour les années 1875 et 1876, à une cinquantaine de millions de roubles. Le revenu des titres rapportant intérêt en possession du trésor, et particulièrement d’obligations de chemins de fer, forme le principal contingent de ce chapitre. Ce qu’il offre de plus digne de remarque, ce sont les recettes des contrées de la Russie d’Asie soumises à un régime spécial, ce que l’on pourrait appeler le revenu colonial de l’empire. Les contributions prélevées dans le Turkestan ne dépassent guère 2 millions 1/2 de roubles, les redevances imposées aux Kirghiz de la horde intérieure n’atteignent pas 200,000 roubles. Pour le Turkestan au moins, ce sont des recettes qui doivent être loin d’égaler les frais d’administration, et surtout les frais de conquête et d’occupation militaire. Le revenu du Transcaucase est estimé, pour 1876, à 7 millions de roubles, et les seules dépenses de l’administration civile égalent à peu près ce chiffre. Les autres régions d’Asie soumises au sceptre du tsar n’ont point de place spéciale dans le budget des recettes. La Sibérie est assimilée au reste de l’empire, et les impôts levés sur les tribus aborigènes, Samoièdes, Vogules, Kirghiz d’Orenbourg, Boudâtes, etc., tout comme les taxes acquittées par les Tatars, les Nogaïs et les Kalmouks d’Europe, sont compris dans le revenu général de l’impôt direct. Grâce à cette confusion, il est difficile de se rendre compte de ce que rapportent et de ce que coûtent à la Russie les immenses régions placées sous la domination russe. En dehors de la Sibérie occidentale, cet énorme empire asiatique doit encore pendant longtemps être pour la mère patrie une source de dépenses. Le Turkestan surtout, théâtre d’expéditions et de guerres continuelles, a dans ces dix dernières années lourdement pesé sur les finances impériales, et les contributions de guerre n’ont pu solder seules les glorieuses expéditions du Khiva et du Khokand[26].

Le total des revenus ordinaires de l’empire est évalué pour l’année 1876 à près de 535 millions de roubles. Si aux recettes effectives l’on joint les recettes d’ordre, l’on arrive à 560 millions ; en ajoutant les ressources spéciales affectées à la construction des chemins de fer et des ports, l’on dépasse 570 millions de roubles, total général de l’évaluation des recettes pour l’année courante. En 1874, les recouvremens effectués ont atteint près de 558 millions ; en 1875, 576 millions, ou 18 millions de roubles de plus que l’année précédente. C’est là un gros chiffre, d’autant plus qu’il ne comprend pas toutes les sommes qui passent par les mains de l’état, mais laisse de côté le fonds de rachat des terres des anciens serfs et le fonds spécial des chemins de fer. En calculant le rouble au pair, le total des recettes brutes affectées aux services généraux monterait à environ 2 milliards 300 millions de francs ; en tenant compte de la dépréciation du papier russe au change moyen de ces dernières années, l’on resterait encore peu au-dessous de 2 milliards de francs. C’est déjà là un budget en rapport avec la grandeur de l’empire, un budget sensiblement égal à celui de la riche Angleterre. De tous les états de l’Europe, un seul dépasse de pareils chiffres, la France, chargée par ses récens désastres d’un poids sous lequel tout autre état du continent eût plié[27]. Ce n’est pas sans efforts, ce n’est pas sans surtaxes de toute sorte que la Russie est arrivée à mettre son revenu au niveau de celui des plus prospères nations du monde. La plupart des contributions, directes ou indirectes, impôts personnels ou impôts de consommation, ont été notablement accrus depuis douze ou quinze ans. Le peuple russe, les classes inférieures surtout, ont vu leurs charges pécuniaires s’aggraver en même temps que s’améliorait leur condition civile. Le paysan ou le petit bourgeois est, en dépit des libertés qui lui ont été rendues, demeuré comme par le passé taillable à merci, et, comme il n’y a point dans le pays de classe capable de prendre sur les siennes le fardeau qui pèse sur les épaules du moujik et du mêchtchanine, le pauvre peuple ne peut guère espérer d’allégement que du développement normal de la richesse publique. L’impôt que ses 80 millions de sujets paient au tsar ne dépasse pas de beaucoup une vingtaine de francs par tête. En France, nous payons en moyenne au fisc trois ou quatre fois plus, mais les impôts impériaux ne sont pas la seule charge que supporte le paysan russe, et n’en eût-il point d’autres qu’elle serait aussi lourde pour lui qu’une charge triple ou quadruple pour les Français, parce qu’en France les classes riches ou aisées sont assez nombreuses pour ne laisser retomber sur les moins fortunées qu’une moindre part du fardeau public.

La taxation en Russie semble avoir atteint une limite qu’elle ne saurait guère franchir sans risquer de tarir les sources appauvries du revenu national. On a souvent dit que les bornes raisonnables avaient déjà été dépassées et la richesse du pays prématurément épuisée par l’excessif drainage du fisc. Je ne saurais accepter cette opinion. Si le peuple russe a été taxé jusqu’à l’extrême mesure de ses forces, cette mesure n’a pas encore été outre-passée. Il y a pour la capacité contributive des peuples un criterium certain, c’est le rendement même des impôts. Les taxes disproportionnées aux forces du contribuable ne rentrent pas au trésor ; au lieu de plus-values, les impôts enflés outre mesure ne donnent à l’état que des moins-values. Or tel n’est pas le cas de la plupart des contributions en Russie. Après un moment de défaillance lors de l’aggravation de la taxe, les principaux impôts se sont bientôt relevés et ont repris pour ne point l’abandonner leur mouvement ascensionnel.

L’ensemble même des recettes a monté d’année en année, les rentrées se sont trouvées supérieures aux prévisions, les ressources ont égalé les besoins, l’équilibre budgétaire a été atteint, et les excédans se sont accrus sans chute ni interruption. Sous ce rapport, il suffit de comparer les étapes parcourues par le budget russe depuis la guerre de Crimée. À cette époque, le total des ressources du trésor n’atteignait pas 200 millions de roubles. Une dizaine d’années plus tard, en 1864, on parvenait à 354 millions. Depuis lors, la progression est constante, et si régulière qu’avec le maintien de la paix on ne saurait guère douter de la voir persister. Voici le chiffre des recettes effectuées dans les dernières années : en 1870, 480 millions de roubles, en 1871 508, en 1872 523, en 1873 538, en 1874 557, en 1875 enfin 576 millions. C’est une plus-value annuelle d’une soixantaine de millions de francs.

Quelles sont les causes de cette élévation continue et de cette remarquable élasticité des revenus depuis vingt-cinq ans, depuis dix ans surtout ? Ces causes, un haut fonctionnaire, M. le contrôleur de l’empire, les signalait avec beaucoup de justice et de franchise, dans son dernier rapport[28]. Ce sont d’abord les réformes financières les modifications apportées à l’assiette ou plus souvent à la perception des impôts ; mais, comme ces réformes ont porté sur la superficie plutôt que sur le fond du système financier, la principale, la vraie raison de la progression des recettes est ailleurs. C’est l’émancipation des serfs, c’est une justice plus facilement accessible et plus intègre, ce sont toutes les réformes libérales du règne actuel ; c’est l’ouverture des voies de communication, la multiplication des écoles, la création de nombreuses banques ; c’est par-dessus tout la longue période de paix dont a joui l’empire et l’épanouissement naturel des richesses du pays à ce bienfaisant soleil de la paix. Ce développement normal et constant, des complications extérieures peuvent l’entraver, le suspendre pour plusieurs années. Il est déjà facile de prévoir qu’à cet égard l’exercice 1876 n’offrira pas des résultats aussi satisfaisans que les précédens. La marche ascensionnelle a été si rapide que, même en conservant la paix, M. le contrôleur de l’empire croit qu’à moins de créer de nouveaux impôts ou d’augmenter les anciens, on ne peut prétendre voir désormais les ressources du budget s’accroître d’année en année dans la même proportion que pendant la dernière période décennale. Si une telle progression semble invraisemblable à l’abri même de la paix, que serait-ce avec les inquiétudes ou les dépenses de la guerre ?

Je n’examinerai pas aujourd’hui à quelles ressources ou à quels expédiens pourrait, en cas de grande ou de longue guerre, recourir le gouvernement russe. Les états modernes ont, pour faire face à des besoins extraordinaires, trois moyens inégaux et inégalement à leur portée : l’impôt, l’emprunt et l’émission de papier, qui n’est qu’une sorte d’emprunt forcé déguisé. De ces trois procédés, il est manifeste que les deux derniers resteraient seuls à la disposition de la Russie. Dans quelle mesure s’en pourrait-elle servir, jusqu’à quel point peut-elle compter sur le crédit, ou, ce qui revient au même, jusqu’à quoi point le crédit peut-il compter sur elle ? La réponse à cette question entraîne l’examen des charges ordinaires et des ressources extraordinaires de l’empire, l’examen de ses dépenses, de sa dette, de sa situation monétaire. Ce sont là des questions que nous réservons pour une prochaine étude. Je terminerai aujourd’hui en rappelant à la Russie, à ses amis ou à ses créanciers, un mot bien connu et toujours vrai d’un de nos ministres des finances d’autrefois : « Faites-moi une bonne politique, je vous ferai de bonnes finances, » disait à ses collègues le baron Louis. C’est là un propos que l’habile ministre des finances de Russie est aujourd’hui en droit de tenir au prince chancelier, dont la pacifique diplomatie n’a pas été, dans les vingt dernières années, le moindre auxiliaire du trésor impérial.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août et du 15 novembre.
  2. Voyez la Revue du 1er avril et du 15 novembre.
  3. Voyez, dans la Revue du 15 août et du 15 novembre 1854, les Finances de la guerre, par M. Léon Faucher, et la réponse de M. Tengoborski. — L’étude sur les Finances de la Russie, de M. Wolowski, publiée dix ans plus tard (Revue du 15 janvier et 1er mars 1864, donne un autre point de comparaison et peut servir à marquer l’étape intermédiaire entre l’ancien ordre de choses et l’époque actuelle.
  4. La valeur approximative du rouble en numéraire est, on le sait, de 4 francs, mais la Russie étant depuis longtemps sous le régime du cours forcé et du papier, tous les chiffres budgétaires doivent être calculés en billets, dont la valeur varie quotidiennement selon le cours du change. Dans ces dernières années, le cours du rouble oscillait d’ordinaire entre 3 fr. 60 cent, et 3 fr. 40 cent. Depuis les appréhensions de la guerre, il a notablement baissé et est tombé à environ 3 fr. Une guerre pourrait le faire descendre plus bas encore. Ces variations nous ont décidé à donner tous les chiffres budgétaires en monnaie indigène, laissant au lecteur le soin de les convertir plus ou moins approximativement en sa monnaie nationale.
  5. Voyez à ce sujet notre étude sur les Classes sociales en Russie dans la Revue du 1er avril 1876.
  6. Voyez la Revue du 15 novembre.
  7. Le kopek est la centième partie, le centime du rouble ; si ce dernier était au pair, c’est-à-dire à 4 francs, le kopek vaudrait donc 4 centimes.
  8. Golovatchef, Deciat lêt reform : Finansovaia reforma, p. 61.
  9. Vladimir Bezobrazof, Etude sur les revenus publics de la Russie, p. 46. Saint-Pétersbourg 1872.
  10. Les annuités à recevoir de ce chef en 1875 étaient fixées à 40 millions de roubles, et, comme tous les paysans affranchis n’ont pas encore procédé au rachat, ou ne se sont point servis de l’intermédiaire de l’état, cette dette devait représenter environ 4 roubles par âme. Voyez, pour les détails, la Revue du 15 mai 1876.
  11. Le produit des annuités de rachat est employé au service des intérêts et de l’amortissement des diverses classes de titres remis en dédommagement aux propriétaires expropriés par la loi d’émancipation. En 1875, ce service a absorbé 40 millions de roubles, c’est-à-dire la totalité des annuités perçues la même année. Les dépenses et recettes du compte de rachat sont ainsi en équilibre ; mais de graves événemens publics, comme une guerre prolongée ou malheureuse, pourraient compromettre ce service et interrompre le paiement de l’indemnité au propriétaire en même temps que les versemens des annuités du paysan.
  12. Golovatchef, Deciat lêt reform, p. 60. La gazette russe de Pétersbourg, dans le n° 307 de l’année 1873, porterait même jusqu’à 17 roubles par personne et 42 roubles 1/2 par tiaglo la charge incombant à l’homme du peuple. Un écrivain autrichien d’origine Slovène, M. Célestin, qui dans la partie financière de son ouvrage sur la Russie ne fait que résumer ou traduire M. Golovatchef, remarquait récemment qu’en Autriche, chez les Slaves de la Carniole en particulier, la situation du paysan n’était souvent pas meilleure. Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, Laibach 1875.
  13. Il y a toujours un chiffre plus ou moins considérable d’impôts arriérés ; en 1873, les rentrées en souffrance se sont élevées a 1,600,000 roubles, attribuables pour la plus grande partie aux gouvernemens de Samara et d’Orenbourg, qui cette année même étaient la proie d’une vraie disette. En 1874, où la récolte était favorable, les arriérés d’impôt ont diminué dans 49 gouvernemens et se sont accrus dans 19. Cette même année on a effacé des créances de l’état l’énorme somme de 14,700,000 roubles, radiation d’anciens arriérés dont le recouvrement ne pouvait être espéré.
  14. Économiste français, juin 1874. En s’appuyant sur de tels exemples, certains écrivains russes ont représenté la noblesse comme ayant souvent plus à se plaindre de l’impôt que les paysans. Je citerai entre autres l’auteur anonyme de Molodaïa Rossia (Stuttgardt 1874), p. 22-24. — L’assiette de l’impôt varie tant, suivant les régions dans les mêmes classes, qu’en prenant des exemples particuliers, il semble qu’on puisse arriver pour deux districts parfois voisins aux résultats les plus contradictoires.
  15. Voyez la Revue du 1er avril.
  16. Golovatchof, Decial lêt reform, p. 70.
  17. Il est à noter que les patentes pour la fabrication ou la vente des spiritueux sont en dehors de ces 15 millions de roubles et donnent à elles seules un revenu à peu près égal compris dans le total de l’impôt sur les boissons.
  18. Voyez Schnitzler, Empire des tsars, t. III, p. 600-605, et Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 383.
  19. Le védro vaut 12 litres. A la fin du régime de la Terme, la consommation était presque double de ce qu’elle était dans ces dernières années, 50 millions de védros ou 6 millions d’hectolitres, Schnitzler, t. III, p. 601. A la taxe actuelle de 7 roubles par védro ou par 12 litres, il faut ajouter l’impôt BUT les patentes des débits de boissons.
  20. Dans les villes même, le nombre des cabarets a été considérablement réduit. D’après un article récent du Vestnik Evropy, le chiffre des cabarets de Moscou s’est abaissé depuis 1875 de 951 à 240, et le commerce clandestin de l’eau-de-vie a crû d’autant.
  21. Golovatchef, Deciat lêt reform, p. 65, 67.
  22. Les sucres étrangers ont donné à la douane 3,286,000 roubles en 1875 contre 820,000 roubles en 1874 et des sommes tout à fait insignifiantes dans les exercices antérieurs. En 1875, le revenu total des sucres s’est ainsi élevé à 6,372,000 roubles, sur lesquels l’accise sur les sucres indigènes n’a guère fourni que 3 millions.
  23. Voici la marche générale des importations dans les dernières années : en 1865, 155 millions de roubles ; en 1866, 195 millions de roubles ; en 1867, 252 millions ; en 1868, 260 ; en 1869, 342 ; en 1870, 335 ; en 1871, 368 ; en 1872, 435 ; en 1873, 443 ; en 1874, 471 millions de roubles.
  24. Les journaux russes nous donnent un curieux résumé de la statistique postale en 1874. Le personnel du service se composait de 5,130 employés et de 7,800 facteurs, postillons, etc. Le total des lettres expédiées dans l’intérieur était de 65 millions, dont plus de 20 millions expédiées en franchise pour la correspondance administrative. Il y avait là-dessus 5,000 lettres chargées, représentant une valeur de 1 milliard 435 millions de roubles. Ce dernier chiffre, s’il est exact, indique pour le commerce intérieur de l’empire un chiffre plus élevé qu’on ne le suppose d’ordinaire à l’étranger.
  25. Au budget des domaines sont encore inscrites les recettes des chemins de fer construits aux frais de l’état, soit 2,900,000 roubles pour l’exercice 1875, et seulement 1,891,000 pour les prévisions de 1876. Il y faut ajouter le revenu des obligations de chemins de fer appartenant à l’état, estimé pour 1876 à 16 millions de roubles Ces recettes sont plus que compensées par les engagemens du trésor vis-à-vis des voies ferrées. Il y a du reste en outre un fonds particulier et une sorte de budget spécial pour les chemins de fer, et il est plus naturel de réunir dans nos études tout ce qui touche à cette importante question.
  26. Le royaume de Pologne n’a plus depuis 1867 de budget particulier ; les dépenses et les recettes des provinces de la Vistule sont englobées dans le budget des différens ministères. Le grand-duché de Finlande au contraire, qui a gardé son autonomie, a ses finances particulières entièrement indépendantes des finances russes. Le grand-duché ne contribue au revenu général de l’empire que pour une somme modique, 108,0110 roubles en 1871, 158,000 en 1872, 197,000 en 1873. D’après la Gazette de Moscou (6/18 février 1875), la Finlande ne couvrirait qu’une faible partie des dépenses effectuées à son profit par le trésor russe, soit 2,900,000 roubles en 1871, 2,200,000 en 1872, 2,400,000 en 1873. D’après la même feuille, les provinces de la Vistule, au contraire, donnent régulièrement an excédant des recettes sur les dépenses, en sorte que l’absorption du budget du royaume de Pologne par le budget russe a profité au dernier.
  27. Comme dans tous les budgets il entre des recettes qui ne représentent pas des ressources réelles, et que de plus les services abandonnés aux administrations locales ne sont point les mêmes dans les divers pays, tout rapprochement de ce genre ne peut être qu’approximatif. Pour établir une comparaison quelque peu précise entre deux budgets, il faudrait en décomposer les différens chapitres. Je remarquerai seulement qu’en tenant compte du fonds spécial des chemins de fer et du fonds de rachat des terres, sans parler du budget de la Finlande, le trésor russe doit recevoir ou détenir dans ses caisses des sommes peu inférieures aux sommes perçues par le trésor français. La grande différence est que, malgré l’existence légale du cours forcé dans les deux états, les ressources du trésor français peuvent être regardées comme fixes et stables, tandis que les ressources de la Russie sont exposées à toutes les fluctuations du change et aux défaillances possibles d’un papier déprécié.
  28. Rapport présenté au conseil de l’empire par son excellence le contrôleur de l’empire pour l’exécution du budget de 1875 (Saint-Pétersbourg, novembre 1876).