La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 241-288).
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L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

II.
LES CLASSES SOCIALES

IV.
LE PAYSAN, LA FAMILLE PATRIARCALE ET LE COMMUNISME AGRAIRE[1].

L’affranchissement des serfs n’a point changé toutes les conditions d’existence du paysan russe. En le dotant de terres, l’acte d’émancipation l’a laissé dans des conditions économiques analogues à celles où il vivait du temps du servage. Le sol dont son seigneur lui concédait jadis la jouissance, le paysan en est aujourd’hui propriétaire, mais le mode de propriété est demeuré le même que l’ancien mode de jouissance. Après comme avant l’émancipation, les terres des paysans sont par eux possédées en commun, et non à titre personnel, individuel, héréditaire. Au lieu d’avoir été répartis entre les divers habitans d’un village, les lots obtenus par le rachat, restent la propriété collective, indivise de tous les membres de la commune. Le paysan, honoré par la loi du nom de propriétaire, ne possède d’ordinaire d’une manière fixe et permanente que sa cabane, son izba et le petit enclos y attenant; pour le reste, il n’est en réalité que l’usufruitier du lot par lui racheté.

Tel était de temps immémorial le mode de tenure du sol en usage chez les paysans de la Moscovie ou Grande-Russie. L’acte de libération n’y a rien changé. Loin d’abroger ce communisme agraire, le gouvernement émancipateur en a tiré parti pour la mesure la plus difficile de l’émancipation, pour le rachat des terres allouées aux paysans. La tenure du sol étant le plus souvent collective, le rachat, au lieu de se faire individuellement, a été fait d’ordinaire par communes, et ainsi singulièrement facilité. C’est le village entier et non l’individu ou la famille qui reste solidairement responsable des redevances de rachat vis-à-vis de l’état ou du seigneur. Grâce à cette nouvelle solidarité, ajoutée à l’ancienne charge solidaire du paiement des impôts, on pourrait dire qu’au lieu de renverser la vieille commune russe et la propriété collective, l’émancipation l’a temporairement fortifiée en intéressant le fisc à son maintien, jusqu’à l’entier paiement de la rançon du servage.

Le respect de l’antique mode de tenure du sol a singulièrement aplani pour le paysan le passage de la servitude à la liberté. En de telles conditions, l’affranchissement ne pouvait avoir brusquement toutes les conséquences, tous les dangers ou tous les avantages qu’il aurait eus avec des institutions nouvelles. En devenant indépendant du propriétaire noble, le moujik est tombé dans la dépendance de sa commune. Par là le lien qui enchaînait le paysan à la terre, à la glèbe, n’a pas été entièrement rompu, ou a été en partie renoué. La propriété indivise et l’impôt solidaire sont comme une double chaîne qui, en retenant les paysans dans la commune natale, les fixe encore au sol : s’ils ne sont plus légalement attachés à un maître, ils sont toujours légalement attachés les uns aux autres. Leur liberté comme leur propriété est dans une certaine mesure collective et indivise; dégagés des lisières du servage, ils peuvent difficilement se mouvoir en dehors de la communauté. S’ils n’avaient le droit de se donner mutuellement congé et si l’exercice de ce droit n’avait été récemment étendu, l’on pourrait comparer les serfs émancipés à un troupeau délivré du berger, mais dont les animaux, liés les uns aux autres et obligés de marcher ensemble, seraient contraints de brouter là où le berger les aurait laissés. On a dit que le paysan, affranchi du joug du propriétaire, était devenu le serf de sa commune. Il y a là une manifeste exagération. La domination de la commune, qui n’est au fond que le règne des paysans sur eux-mêmes, ne saurait se comparer à l’empire d’un homme d’une autre classe, d’une autre éducation. Pour la liberté individuelle, ce régime de solidarité forcée n’en est pas moins une entrave qui, tout en ayant pu avoir des avantages dans une période de transition, risquerait à la longue de compromettre les résultats mêmes de l’émancipation.

La commune russe, la commune rurale, nous offre ainsi deux côtés principaux, deux faces à considérer : le mode de propriété ou de tenure de la terre, et le mode d’administration ou de gouvernement. Ce sont là deux choses fort importantes pour la connaissance de la Russie et toutes deux fort originales. Liées assez intimement l’une à l’autre et tenues dans une mutuelle dépendance, la commune économique et la commune administrative sont cependant assez distinctes pour mériter d’être étudiées isolément. Nous nous occuperons aujourd’hui de la première, c’est-à-dire de la commune en qualité de propriétaire collective du sol. Pour l’Europe, le communisme agraire est peut-être le trait le plus digne de remarque comme le plus étrange de la Russie contemporaine. Dans un siècle de théories et de systèmes comme le nôtre, une telle étude offre aux peuples inquiets de leur état social et tourmentés d’un vague malaise, d’intéressantes et inappréciables leçons. Par malheur, notre éducation occidentale, nos habitudes nationales ou nos préjugés d’école, nous disposent peu à une intelligence calme et impartiale d’un tel régime de propriété. Devant le communisme, devant la communauté des biens, sous quelque forme atténuée qu’elle se présente, les esprits les plus sobres ont peine à se défendre de tout parti-pris. Plus les phénomènes sociaux ont de nouveauté ou de bizarrerie à nos yeux, et plus il importe de savoir considérer les faits en eux-mêmes, indépendamment de toute théorie et de toute idée préconçue ; plus le problème est grave et irritant, et plus nous devons nous garder des solutions aisées et hâtives, telles que nous en fournissent si souvent les notions toutes faites de notre éducation[2].


I.

La propriété collective en usage chez les paysans, qui pour nous semble le trait le plus saillant de la Russie, a été l’une des dernières choses que l’Europe occidentale y ait aperçues, l’une des dernières que les Russes eux-mêmes aient remarquées dans leur patrie. C’est un gentilhomme westphalien, le baron de Haxthausen, qui en a fait la découverte dans son voyage de 1842-1843 ; c’est lui au moins qui le premier l’a révélée à l’Europe dans ses célèbres études sur l’état intérieur de la Russie. L’Europe savante fut justement frappée de rencontrer dans l’empire autocratique du Nord une institution qui semblait en partie réaliser les rêves des utopistes de l’Occident. Les Russes, appelés soudainement à la connaissance ou à la conscience de cette singularité nationale, s’en emparèrent avec joie. Naturellement portés à mettre partout en avant l’originalité des Slaves, comme les Allemands celle des Germains et nous-mêmes parfois celle des Celtes, de nombreux écrivains russes firent honneur de ce communisme agraire du moujik à l’esprit russe, au génie slave. Slavophiles respectueux du passé et de la tradition moscovite, démocrates disciples de l’Occident, exaltèrent à l’envi la commune du Grand-Russe. On y voulut voir l’institution primordiale de la nation et en même temps la formule d’une nouvelle civilisation, le principe futur de la prochaine régénération de l’Europe en proie aux luttes de classes et mise en péril par les excès de l’individualisme. Aux yeux de certains patriotes, la communauté du sol, obscurément maintenue chez le moujik asservi, devint comme une secrète révélation confiée à un peuple choisi et dont, pour le bien de l’humanité, les Russes devaient se faire les apôtres et les missionnaires.

Les études récentes d’histoire et de droit comparés ont dissipé ces illusions de l’amour-propre national. Des communautés agricoles, analogues à celles qui subsistent encore en Russie, se sont rencontrées chez les peuples les plus divers, à Java, dans l’Inde, en Égypte. On les a retrouvées dans le passé aux deux extrémités de l’univers, au Mexique et au Pérou, comme en Chine et en Europe. A la commune propriétaire de la Grande-Russie répondent l’ager publicus des Latins et la mark germanique, dont les traces se laissent suivre à travers le moyen âge en Allemagne, en Scandinavie, en Angleterre, en France même. Sur ce point, les beaux travaux de sir Henry Maine et de M. E. de Laveleye ne sauraient guère laisser de doute[3]. La propriété collective de la terre semble la forme la plus ancienne de l’occupation du sol par l’homme. Ce n’est qu’après être restée pendant des siècles le domaine indivis de la tribu, du clan ou de la commune, que la terre, partagée périodiquement entre les différentes familles, a fini par devenir la propriété permanente et héréditaire des individus. Au rebours des conceptions de certains démocrates de la Russie ou de l’Occident, la propriété individuelle est relativement le mode nouveau et moderne de la tenure du sol, la propriété collective le mode ancien, primitif, archaïque. Au lieu d’être une innovation, un présage ou une ébauche de l’avenir, le régime russe des communautés de village est un débris d’un monde ailleurs disparu, un témoin d’un passé évanoui. A cet égard, comme à plusieurs autres, l’originalité de la Russie et des Slaves ne tient ni à la race, ni aux aptitudes du génie national; elle tient surtout à ce que les Russes et la plupart des Slaves en sont demeurés à un état économique et par suite à un état social déjà ancien ou déjà oublié ailleurs. Entre eux et l’Occident, la différence sous ce rapport est moins dans l’homme que dans les conditions extérieures de l’existence, moins dans le caractère du peuple que dans l’âge de la civilisation.

Il serait d’un haut intérêt de pouvoir suivre à travers les siècles les transformations des communautés de village de la Russie. Par malheur, il en est de la commune russe comme de la plupart des institutions reléguées au fond du peuple. Pour la philosophie et l’histoire, ce seraient les plus importantes à connaître, et ce sont toujours les plus enveloppées de voiles ; elles restent dans les ténèbres où le dédain des chroniqueurs laisse dormir les masses populaires et les classes rurales. L’obscurité est telle à ce sujet, qu’entre les écrivains russes il a pu s’engager de vives polémiques, non-seulement sur l’origine, mais sur l’antiquité des communautés de village en Russie. Des publicistes distingués, en particulier M. Tchitchérine, ont contesté l’antiquité ou la filiation patriarcale de la commune solidaire. Longtemps avant les récens travaux de l’Occident sur cette délicate matière, M. Tchitchérine, déjà précédé de Granovski, montrait, en Russie même, que loin d’être une institution nationale spéciale aux Slaves, la communauté de la terre avait longtemps existé chez maint autre peuple, chez les Germains et les Celtes, chez les Grecs et les Hébreux[4]. Contrairement aux préjugés de beaucoup de leurs compatriotes, ces écrivains rappelaient que partout la propriété s’était constituée avec le sentiment de la personnalité, et que les progrès de l’une étaient en rapport avec le développement de l’autre. Par une sorte de contradiction, des publicistes qui mettaient si bien en relief le caractère primitif et cosmopolite du communisme agraire, le regardaient en Russie comme une institution relativement récente. A les entendre, les Slaves, d’où est sorti l’état russe, sont bien originairement partis de la propriété collective, mais rien ne prouve que la commune russe actuelle, le mir solidaire, provienne directement de ce communisme patriarcal primitif. Loin de là, selon la théorie de M. Tchitchérine, la communauté du sol et surtout le partage périodique des terres auraient été étrangers à la Moscovie aussi longtemps que les paysans étaient demeurés libres. C’est le servage, c’est la solidarité des paysans pour le paiement des impôts et le recrutement militaire qui auraient introduit chez le serf russe le partage égal du sol[5]. En faveur de ce point de vue, on cite d’anciens documens historiques, on cite l’exemple de la Petite-Russie, pays foncièrement slave et russe, qui, avant la domination moscovite, avant l’introduction du servage et des institutions rurales de la Grande-Russie, ne connaissait que des propriétaires personnels, nobles ou cosaques, et des paysans attachés au sol par de libres contrats. Au lieu d’une institution patriarcale ou familiale (rodovaïa), la commune russe n’est, selon M. Tchitchérine, qu’une institution d’état (gosoudarstvennaïa). Le mir moscovite n’a ni la même origine ni le même caractère que le communisme agraire d’autres peuples slaves, des Serbes ou des Bulgares, par exemple, dont les communautés de familles ont, à travers toute l’histoire, gardé l’empreinte patriarcale. La commune russe, au contraire, n’est pas sortie spontanément de la propriété primitive ou de la libre union des cultivateurs du sol, elle est issue de la servitude de la glèbe et des besoins de la souveraineté politique, sous l’influence de certains procédés de gouvernement.

Dans ce système combattu par la plupart des écrivains russes, du grand critique Bielaïef à l’infatigable historien Solovief, il y a une part de vérité et aussi une part d’erreur ou d’exagération. On ne saurait admettre que les Russes, qui de tous les Slaves ont le mieux conservé ce mode primitif de tenure de la terre, y soient un jour revenus, après l’avoir entièrement abandonné. On ne saurait croire que les paysans moscovites aient suivi la marche inverse de tous les autres peuples et devancé les conseils des utopistes modernes pour passer sans bruit, à la fin du XVIe siècle, de la propriété personnelle à la propriété collective. Ce qui est acceptable, ce qui est vraisemblable même, c’est que l’établissement du servage et la solidarité des impôts ont rajeuni, ont fortifié au fond du peuple un mode de propriété dont, sans cela, la Russie fût peut-être sortie aussi bien que les autres peuples de l’Europe. Les serfs et le maître, l’état et les particuliers, pouvaient en effet trouver intérêt à maintenir ou à restaurer, là où elle avait disparu, une collectivité agraire qui assurait aux paysans une plus égale répartition des charges et au seigneur ou à l’état une plus sûre perception des revenus ou des taxes.

Bien d’autres causes cependant ont dû contribuer au même résultat et prolonger dans la partie orientale de l’Europe un ordre de choses depuis longtemps disparu de l’Occident : l’esprit de la race ou plutôt le degré de civilisation, l’état économique de la Moscovie, le régime politique et le mode patriarcal de gouvernement, enfin le sol et la nature même du pays. Dans ces vastes plaines que rien ne borne, où la terre semble sans limite, l’homme toujours au large ne sentait pas le besoin de s’assurer un champ en l’entourant de clôtures. Chez des populations nombreuses, pressées sur un sol restreint comme en Grèce et en Italie, le dieu Terme a pu de bonne heure être une divinité révérée, un des gardiens essentiels de la vie sociale. En Russie, où le sol était vaste et la population diffuse, les hommes devaient être longtemps avant d’avoir besoin de recourir à un pareil culte. Partout l’accroissement de la population a été une des choses qui ont hâté le passage de la propriété collective à la propriété individuelle. Partout la réduction du lot de chacun par la multiplicité des copartageans a été une des raisons qui ont mis fin à la communauté en mettant fin aux partages périodiques, pour laisser chaque famille en possession du lot dont elle avait la jouissance. Facilitatem partiendi camporum spatia prœstant, dit Tacite en expliquant la propriété collective des Germains, qui, comme les Russes d’aujourd’hui, avaient encore conservé la communauté primitive du sol. Arva per annos mutant, continue l’historien romain, et superest ager ; ils changent de champs chaque année et il demeure encore de la terre inoccupée. A quel pays de telles paroles pourraient-elles mieux s’appliquer qu’à la Moscovie? De toute l’Europe, la partie orientale, la plus riche en terres et longtemps la moins peuplée, devait naturellement être la dernière à renoncer à la communauté et aux partages périodiques. L’isolement moral de la Moscovie y contribuait aussi bien que son isolement géographique. Unie plus intimement à l’Occident par la religion, la politique ou les mœurs, la Russie eût pu voir la propriété individuelle détrôner chez elle la propriété collective sous l’influence latine ou germanique, sous l’influence du droit romain ou des coutumes féodales.

Dans la Grande-Russie, c’est-à-dire dans toute la Moscovie, chez les anciens serfs des particuliers aussi bien que chez les paysans de la couronne, prédomine encore aujourd’hui, ou mieux règne exclusivement, la propriété collective. Dans cette immense région de la Neva à l’Oural, le nombre des paysans possédant la terrera titre personnel, ne dépasse guère 1 ou 2 pour 100 de la totalité, et encore ces propriétés individuelles sont-elles presque toutes d’origine récente, issues de partages définitifs faits depuis l’émancipation. Jusqu’en 1862, les seuls propriétaires personnels, en dehors des nobles et de quelques colons étrangers, étaient les odnovortzy, qui par là même formaient une petite classe à part au milieu de la société russe[6]. Dans la Russie occidentale, jadis soumise à la domination de la Pologne ou de la Suède, et par là en plus étroite relation avec l’Europe, règne au contraire la propriété individuelle. A cet égard on pourrait presque dire que les limites des deux modes de tenure de la terre marquent encore les anciennes frontières de l’état moscovite et de l’état lithuano-polonais[7]. Dans quelques gouvernemens, il y a mélange des deux formes ; dans un ou deux, les Russes ont sans beaucoup de succès tenté d’acclimater la communauté. C’est ce qui s’est fait par exemple dans le gouvernement de Moghilef. Le système collectif et solidaire de la commune grande-russienne y a été introduit après l’émancipation et l’insurrection polonaise de 1863; mais si l’on en croit certaines dépositions de l’enquête agricole, les paysans n’effectuent réellement pas le partage des terres et regardent ce régime comme une autre sorte de servage. Dans la province voisine de Minsk, rien n’a pu les décider à substituer à notre mode occidental d’occupation du sol le mode grand- russien. Les Petits-Russes passent, comme les Bielo-Russes, pour répugner à la communauté. Il n’en est pas cependant toujours ainsi : sur la rive orientale du Dnieper, dans le gouvernement de Voronège par exemple, on rencontre des Petits-Russiens non moins habitués et non moins attachés au régime de la communauté que leurs voisins grands-russiens[8].


II.

Aux communautés de village de la Grande-Russie, on peut trouver un type primitif plus ancien, plus simple encore et cependant toujours vivant, la famille. Dans l’izba du moujik, la famille en effet a jusqu’à nos jours gardé un caractère patriarcal, antique, archaïque. Chez les paysans la propriété reste indivise entre les enfans ou les frères qui habitent ensemble; chaque fils, chaque homme de la maison y a un titre égal. Ce que nous voyons dans la commune, nous le retrouvons en germe dans la famille; l’une semble faite sur le modèle de l’autre. La commune russe peut ainsi être regardée comme une famille agrandie et gouvernée par un chef élu, l’ancien, le starosta. Chez elle aussi le sol, la terre est la propriété collective de la communauté; chaque homme ou chaque ménage en reçoit en jouissance une part égale; aussi Haxthausen et bien d’autres à sa suite ont-ils considéré le mir russe comme une simple extension de la famille devenue trop nombreuse pour habiter sous le même toit ou dans le même enclos[9].

Chez le paysan russe, le lien de la famille et de la commune, de la vie domestique et de la vie du mir, est en tout cas trop étroit pour que l’on puisse bien comprendre la seconde, sans connaître la première. Il y a d’autant plus d’intérêt à jeter un regard sur la maison et le foyer du moujik, que les vieilles mœurs conservées jusqu’à ces derniers temps dans les campagnes sont en voie de modification, et la famille dans un état de transition. Ce qui, jusqu’à la libération des serfs, caractérisait la famille de l’homme du peuple, c’était son unité, c’était l’habitation en commun, l’indivision des biens, l’autorité paternelle. Or, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer[10], l’affranchissement a en quelques années ébranlé ces mœurs séculaires. La pacifique révolution qui a tranché les liens du maître et du serf a relâché le lien du père et des enfans, le lien traditionnel de la famille. En même temps que la liberté, le goût de l’indépendance est entré au foyer domestique. Comme le serf s’est émancipé du joug de son seigneur, le fils en âge d’homme tend à s’émanciper de la domination paternelle. C’est là une des principales et une des plus naturelles conséquences de l’émancipation; c’est en même temps un fait qui ne peut manquer de réagir sur la commune, sur toute l’existence matérielle et morale du moujik.

Le père de famille, selon les vieilles mœurs russes, est souverain dans sa maison, comme le tsar dans la nation. Pour retrouver en Occident quelque chose d’analogue, il faut remonter au-delà du moyen âge, jusqu’à l’antiquité classique et à la puissance paternelle des Romains. Chez le paysan russe l’âge n’affranchit point l’enfant de l’autorité du père; le fils adulte et marié y reste soumis, jusqu’à ce qu’il ait lui-même des enfans en âge d’homme, ou qu’il soit devenu à son tour chef de maison, La souveraineté domestique était demeurée intacte à travers toutes les transformations, toutes les révolutions de la Russie; comme le tsar, le père semblait tenir du ciel une sorte de droit divin contre lequel toute révolte eût été une impiété. Au XVIe siècle, dans un manuel d’économie domestique, intitulé le Domostroï, le prêtre Sylvestre, conseiller du tsar Jean IV, exalte l’autorité du père de famille et son droit de répression vis-à-vis des enfans comme vis-à-vis de l’épouse. Dans la noblesse cette puissance paternelle s’est usée et émoussée au long frottement de l’Occident et de l’individualisme moderne; il n’en reste guère que quelques rites extérieurs, comme ce touchant usage slave qui, après chaque repas, fait baiser aux enfans la main de leurs parens. Dans le peuple, chez le paysan et aussi chez le marchand, les vieilles traditions ont survécu. Chez ces deux classes les plus nationales de la Russie, la famille était restée jusqu’au dernier quart du XIXe siècle plus fortement constituée qu’en aucun pays de l’Europe. A cet égard comme à bien d’autres, on peut dire que la Russie était naguère encore aux antipodes morales des États-Unis d’Amérique, bien que dans les deux pays prévalût le régime de l’égalité des enfans, tant le maintien de l’autorité paternelle mettait d’intervalle entre deux familles à d’autres points de vue constituées sur des bases analogues, et tant les mœurs ont plus d’importance que les lois ou le mode, de succession.

Chez le peuple russe, la puissance paternelle s’appuie sur un sentiment religieux et se lie au respect des vieillards. Aucune nation n’a mieux sous ce rapport gardé les simples et dignes mœurs du passé. Le Russe du peuple salue les hommes d’un âge supérieur au sien des titres de père ou d’oncle : en toute circonstance, en public comme en particulier, il leur témoigne une pieuse déférence, et ce respect de la jeunesse pour la majesté et l’expérience de l’âge n’a pas été sans rendre plus aisé le self-government intérieur des communes de paysans. « Où sont les cheveux blancs, là est la raison, là est le droit, » disent avec mainte variante de nombreux proverbes populaires. D’un vieillard, de son père en particulier, le Russe supportait tout avec soumission. Dans une rue de Moscou passaient un jour de fête deux moujiks, l’un dans la maturité de l’âge, l’autre déjà courbé sous le poids de la vieillesse. Ce dernier, qui paraissait pris de boisson, accablait son compagnon de reproches et aux injures ajoutait les coups. Le plus jeune, le plus vigoureux le laissait faire, n’opposant aux violences du vieillard que des excuses ou des prières, et, comme on voulait les séparer : « Laissez, dit-il, c’est mon père. » Pour le paysan, comme pour les assistans, ce mot expliquait tout. De pareils traits ne sont pas rares. Le malheur est que, tout sentiment pouvant tomber dans un excès, et toute vertu pouvant mener ceux qui en profitent à en abuser, l’autorité paternelle ainsi vénérée dégénérait parfois en véritable tyrannie. Le père inculte et grossier, avec le double modèle du despotisme du servage et du despotisme de l’état, se conduisait dans sa cabane en seigneur et en autocrate; il dépassait souvent les limites naturelles de ses droits, et le fils, formé par les mœurs et la servitude même à l’obéissance, ne savait pas toujours faire respecter sa dignité d’homme ou la dignité de sa femme. La puissance paternelle s’était trop souvent chez le moujik endurcie au dur et rude contact du servage; il n’est pas étonnant que l’émancipation l’ait affaiblie, et qu’affranchis du joug du seigneur, les jeunes ménages aient voulu secouer un joug parfois non moins pesant.

A l’autorité paternelle se joignait, dans la famille encore patriarcale du moujik, la propriété indivise, le régime de la communauté. La famille peut ainsi être considérée comme une association économique ou une corporation dont les membres sont liés par le sang et ont pour chef, pour gérant, le père ou l’ancien, portant le titre de chef de maison, domokhosiaïne. Souvent plusieurs générations, plusieurs ménages collatéraux, vivaient ensemble dans la même maison, dans le même enclos, travaillant en commun sous l’autorité du père ou de l’aïeul. La famille «était ainsi comme une commune au petit pied, une communauté gouvernée par un chef naturel[11]. Dans la maison en effet, devant l’inégalité native du père et de l’enfant, il y a un chef, ne tenant son droit que de lui-même et de la nature; il ne saurait y avoir de démocratie, et l’élection ne peut intervenir qu’à défaut du chef naturel. Quand le père selon la chair vient à manquer, il est, d’après l’ordre de succession patriarcale, remplacé par un des membres les plus âgés, par l’oncle ou le frère aîné, selon les usages locaux. Quelquefois c’est la veuve qui prend la direction de la maison, d’autres fois, comme dans le mir, l’ancien est choisi par les membres de la famille, et au lieu de l’aîné c’est le plus capable, le plus sage. Le père ou chef de famille a pleine autorité pour l’administration des biens de la communauté. Il en est de droit le représentant dans toutes les affaires privées ou publiques; c’est en se réunissant avec ses pareils qu’il forme l’assemblée de la commune, car là encore c’était moins l’individu qui siégeait que la famille dans son représentant.

Comme tous les membres mâles de la commune ont un égal titre à la terre communale, tous les membres mâles de la famille ont un droit égal aux biens de la maison. Au temps du servage, la famille rurale aimait à rester agglomérée. Les partages étaient redoutés, ils n’avaient lieu que lorsque la famille, devenue trop nombreuse, ne pouvait plus habiter ensemble. Cette nécessité était regardée comme un mal, et la division du petit capital patrimonial appelée le partage noir. L’intérêt du seigneur, obligé de fournir le bois et les matériaux pour la construction de la nouvelle izba, était d’accord avec la tradition pour s’opposer au morcellement des familles. Grâce à ces mœurs, le sol racheté par les anciens serfs eût été, lors de l’émancipation, définitivement attribué aux différentes familles, — celles-ci continuant à exploiter leur lot en commun, aux grandes communautés de villages eussent pu succéder de petites communautés de famille assez semblables à la zadrouga serbe. Aujourd’hui qu’avec la liberté l’individualisme et l’esprit d’indépendance ont envahi la demeure du moujik, si la tenure collective du sol vient à être abrogée, ce sera au profit de la liberté individuelle, et le paysan russe ne passera probablement point par l’étape intermédiaire où se sont arrêtés d’autres peuples slaves.

Dans la famille où la propriété reste indivise, la fortune étant commune, survit aux individus. Ce ne sont pas les décès qui donnent lieu aux successions, c’est la séparation des vivans qui donne lieu à un partage. D’ordinaire ce partage se fait par tête d’homme. Les membres de la famille qui sortent de la maison pour s’établir en dehors, reçoivent une part de la fortune commune proportionnelle à leur nombre. On n’a point d’habitude égard au degré de parenté; il n’y a pas seulement égalité entre les fils, il y a égalité entre tous les parens. Tous sont considérés comme ayant des droits égaux, le neveu autant que le fils, le cousin autant que le frère, parfois même l’étranger vivant dans la maison, autant que le parent. Le mode de division des biens est conforme au mode de jouissance. Ce n’est pas tant le lien du sang que la coopération qui donne un titre à une part de l’avoir commun. De tels partages font directement dériver la propriété du travail et l’hérédité de l’association. A cet égard, on pourrait même dire qu’il n’existe là ni succession, ni hérédité, mais qu’il y a seulement dissolution ou liquidation d’une société en commandite, chaque associé ayant droit à une part égale de l’actif social.

L’hérédité suppose partout la propriété ; là où l’une n’est pas encore bien fixée, il est naturel que l’autre ne soit pas encore établie sur des règles précises. Ce qui regarde le partage des biens dans la famille, comme tout ce qui touche au partage des terres dans la commune, est laissé par la loi à la tradition, à la coutume. Le règlement général de l’acte d’émancipation dit textuellement : Les paysans sont autorisés, quant à l’ordre de succession dans les héritages, à suivre les usages locaux[12]. Par ce simple article de loi, la commune rurale est mise en dehors du droit civil, en dehors du droit écrit. La justice des paysans a de même pour règle des coutumes juridiques spéciales et non point le code de l’empire, le Svod zakonof. Une telle liberté est en harmonie avec la nature et les conditions d’autonomie du mir russe. Le droit privé des paysans est cependant trop souvent obscur et indécis pour que, dans une époque de transition et de changement de mœurs comme l’époque actuelle, une telle latitude ne puisse prêter à des abus, à des erreurs, à des injustices. Aussi, dans l’enquête agricole, des personnages éclairés comme le ministre des domaines, M. Valouief, et le prince Vasiltchikof ont-ils demandé qu’au lieu d’être entièrement abandonné à la coutume, le droit privé des paysans fût réglé législativement. La difficulté est de ne pas violenter les usages en voulant en régulariser l’exercice. Les coutumes locales juridiques varient beaucoup suivant les régions ; en plusieurs contrées, dans les gouvernemens de Kazan, de Penza, de Samara par exemple, elles semblent tenir à l’origine de la population ou au mélange de races. Aussi ont-elles été récemment l’objet des recherches de la section ethnographique de la Société géographique de Russie. Dans une région par exemple, c’est le fils aîné qui, en cas de partage, conserve la maison paternelle; dans une autre, c’est, comme en quelques parties de la Suisse, le plus jeune, car l’on suppose que l’aîné a pu s’établir ailleurs du vivant du père. Lorsqu’on parle du droit de succession des paysans, il ne faut pas perdre de vue que ce qui fait d’ordinaire la principale ressource de la famille, les terres communales, tout en ne tombant pas directement sous le coup de l’hérédité, sont indirectement affectées par ces divisions de ménages.

Les partages ont aujourd’hui cessé d’être rares. Les jeunes gens, les jeunes femmes surtout, souhaitent l’indépendance, et les nouveaux ménages aiment à se voir chefs de maison pour être complétement libres. Cet esprit, qui semble en opposition avec le régime de la communauté des terres, y trouve un encouragement, car c’est cette communauté qui à chaque homme ou à chaque ménage offre un lot de terre. D’un autre côté, la construction d’une maison de bois coûte relativement peu de chose ; tout Russe est charpentier, et chaque paysan sait en quelques semaines s’élever une demeure. Aussi depuis l’émancipation le nombre des izbas a-t-il considérablement augmenté. Cette division des familles, qui n’est qu’une conséquence de l’affranchissement, semble être une des principales causes du peu de résultats apparens de la liberté des paysans. Ces partages, aujourd’hui fréquens, ont deux sortes d’inconvéniens presque également graves pour l’agriculture et la prospérité du peuple. Le premier est, en séparant les parcelles attribuées par la commune aux membres de la même famille, d’amener un morcellement excessif du sol et des cultures ; le second est, en divisant à l’infini le capital d’exploitation et le matériel agricole, de mettre les paysans hors d’état de tirer de la terre ce qu’il pourrait lui faire rendre[13]. Si le mir fournit le sol, il n’avance point en effet les moyens de le mettre en valeur. De cette façon, les inconvéniens inhérens au régime de la communauté et au partage des terres communales sont encore aggravés par les partages de famille.

La décadence des mœurs patriarcales peut ainsi devenir indirectement un obstacle au progrès du bien-être des paysans et à la production nationale même. Les dépositions de la grande enquête agricole sont à peu près unanimes à cet égard[14]. Aussi a-t-on songé à porter remède à ces inconvéniens en apportant des restrictions légales aux partages. La commission d’enquête demande que les biens de la famille, et surtout son matériel agricole, ne soient partagés avec les membres sortans que dans des conditions déterminées par la loi. Le ministère que regardent plus spécialement les affaires des paysans, le ministère des domaines, s’est dans ces deux dernières années occupé de cette question. On a proposé par exemple de ne permettre les partages que s’il n’y avait point d’arriéré d’impôts et si la séparation laissait à chaque lot de terre une étendue suffisante pour l’exploitation. On a même parlé de remettre aux parens ou au chef de famille le droit d’autoriser ou de refuser la division. Quel que soit l’intérêt de l’agriculture et du paysan lui-même, il est difficile d’user de telles restrictions sans attenter à la liberté rendue par l’émancipation au paysan, sans remettre l’individu sous le joug de la famille, de la commune ou de l’administration centrale. Le meilleur moyen de parer aux dommages des partages de famille, sans léser les droits individuels, serait de retarder les partages des terres communales, en allongeant la période de jouissance, et de ce côté l’expérience et les mœurs sont en train d’amener d’elle-même la population rurale à d’utiles réformes.

Tout du reste n’est point à regretter dans cette séparation des familles et ces progrès de l’individualisme. A côté de graves inconvéniens économiques, les partages ont aussi quelques bons côtés, ils contraignent les jeunes gens à compter sur leurs propres forces, et en stimulant l’énergie individuelle, ils peuvent accroître la somme du travail. Il y a surtout profit au point de vue de la santé et au point de vue de la moralité. Chez un peuple pauvre et chez des hommes grossiers, tout n’est point vertu sous le régime patriarcal. On sait combien de maux de toute sorte dérivent, dans les grandes villes de l’Occident, de l’étroitesse des logemens et de l’entassement des individus. Les inconvéniens ne sont pas moindres en Russie, quand une étroite izba réunit plusieurs générations, plusieurs ménages, et que durant les longues nuits d’un long hiver, les pères et les enfans, les frères et leurs femmes couchent pêle-mêle autour du large poêle. Il en résulte une sorte de promiscuité aussi malsaine pour l’âme que pour le corps. Chez le moujik, l’autocratie domestique était souvent un danger pour l’intégrité et la chasteté de la famille. De même que le noble propriétaire sur les serves de ses terres, le père, le chef de la maison, s’arrogeait parfois une sorte de droit du seigneur sur les femmes soumises à son autorité. Le vieux, qui, grâce à la précocité des mariages, avait souvent à peine quarante ans, prélevait sur ses belles-filles un tribut que la jeunesse ou la dépendance de ses fils leur défendait de lui contester. Il n’était pas rare de voir ainsi le foyer domestique souillé par l’autorité qui en devait maintenir la pureté. La chose était si fréquente que ce genre d’inceste n’excitait guère dans les villages que des railleries. « Feu mon père, disait en se signant un isvochtchick (cocher) de Moscou, feu mon père était un homme sage et honnête, il n’avait qu’un défaut : il aimait trop ses belles-filles! » Aujourd’hui les jeunes ménages peuvent plus aisément se soustraire à ces droits paternels, et la vie domestique se purifie en s’isolant. Les habitudes patriarcales concouraient ainsi, avec le servage, à la corruption des mœurs, et en même temps à l’abaissement de la femme, dont la situation inférieure est le plus mauvais côté de la vie populaire en Russie. Là comme partout, le despotisme domestique amène la servitude des femmes. Dans les hautes classes, la femme est, par l’éducation, par l’instruction et les mœurs, l’égale de l’homme, souvent même elle lui est ou lui semble supérieure. Dans le peuple, chez le marchand et le paysan, il en est tout autrement; nulle part ne se manifeste plus clairement le dualisme moral encore sensible entre la Russie des successeurs de Pierre le Grand et la vieille Moscovie. Le peuple a gardé les idées, les habitudes de l’ancienne Russie, et c’est par ce côté surtout qu’il se ressent des mœurs asiatiques ou byzantines. L’infériorité de la situation des femmes, soumises à d’ignominieuses pratiques lors de leur mariage, et à d’ignobles traitemens de la part de leurs maris, le mépris du sexe est une des choses qui ont le plus choqué les voyageurs étrangers, du XVIe au XVIIIe siècle, de l’Allemand Herberstein, qui le premier a révélé à l’Europe l’intérieur de la Moscovie, jusqu’à l’académicien français Chappe d’Auteroche, dont l’impératrice Catherine II prit la peine de réfuter les assertions. C’est Herberstein, dans ses Rerum moscoviticarum commentarii, qui raconte l’histoire, tant répétée depuis, de la femme russe épousée par un Allemand, et se plaignant de n’être point aimée de son mari, parce qu’elle n’en était pas battue. Un proverbe populaire dit en effet : « Aimez votre femme comme votre âme, et battez-la comme votre chouba (pelisse fourrée). » — « Les coups d’un bon mari ne font pas longtemps mal, » dit un autre adage mis dans la bouche d’une femme[15]. Et, comme au temps d’Herberstein ou du prêtre Sylvestre, les maris du peuple usent de cette prérogative patriarcale, et aux corrections d’un époux souvent ivrogne et brutal, venait naguère ajouter le bâton du beau-père. La justice cherche à protéger les femmes sans en avoir toujours le moyen. Avec de telles mœurs, des coups et des sévices ne peuvent être des injures graves entraînant la séparation des époux. Le moujik a encore peine à comprendre qu’on lui puisse disputer le droit de châtier sa compagne. Un paysan, appelé pour ce délit devant le juge de paix, répondait à tous les reproches: « C’est ma femme, c’est mon bien. » Un autre répliquait aux leçons d’un magistrat sur le respect dû aux femmes : « Qui donc alors peut-on battre ? » Absous ou mis à l’amende, c’est sur sa femme qu’en dernier ressort le délinquant fait d’ordinaire retomber la sentence de la justice. Le sort de la femme du peuple, en tout pays si souvent encore triste et pénible, est particulièrement affligeant dans les campagnes russes. « Les siècles ont passé, dit le poète Nékrasof, tout en ce monde a tendu vers le bonheur, tout a bien changé de face; le sombre lot de la femme du moujik est la seule chose que Dieu ait oublié de changer. » Et ailleurs une héroïne villageoise du même poète s’écrie : « Dieu a oublié l’endroit où sont cachées les clés de l’émancipation de la femme[16]. » Les chants populaires mêmes portent des traces discrètes des douleurs que d’ordinaire la femme étouffe dans son sein. Fleur souvent fanée avant de s’être entièrement épanouie, employée à de rudes labeurs dès son enfance, la jeune fille était communément mariée avant d’être sortie de l’adolescence, souvent contre son gré, par la volonté du seigneur ou du chef de famille, à un homme qui d’ordinaire ne voyait en elle qu’une servante ou un outil. Esclave d’un esclave, la femme du paysan sentait retomber sur sa tête tout le poids d’un double édifice de servitude. Aujourd’hui encore le joug est parfois si lourd que, pour échapper à la brutalité maritale, nombre de paysannes ont recours au meurtre de leur tyran domestique. Ce genre de crime est fréquent, et le plus souvent le jury, mû de pitié, acquitte les coupables.

En dépit d’un long abaissement, elles ne sont pas sans grâce aux yeux de l’étranger, ces jeunes filles ou ces jeunes femmes de la Grande-Russie, quand, avec leurs corsages blancs et leurs jupes rouges, elles s’en reviennent des champs un soir d’été, marchant en ligne sur un ou deux rangs, occupant toute la largeur des larges rues d’un village russe et chantant ensemble une de leurs mélancoliques chansons populaires. La femme russe ne semble pas avoir tant dégénéré «de la belle et forte femme slave, » que le dit en ses vers le poète démocratique[17]. Pour lui rendre la dignité avec le bonheur, il suffira d’un peu de liberté et de bien-être. L’émancipation de l’homme finira par amener l’émancipation de la femme. Déjà dans les villages la mère d’enfans adultes, la veuve d’un chef de famille surtout, jouit d’une réelle considération; parfois même on accorde à la veuve la gestion des affaires de la maison, et souvent dans les assemblées communales les femmes représentent leurs maris absens. Là, comme en tout, l’instruction viendra au secours de la civilisation et les progrès mêmes de l’individualisme auront leur part au relèvement de la femme. Si les mœurs patriarcales nourrissent davantage l’esprit et les sentimens de famille, l’individualisme développe mieux dans les deux sexes le sentiment de la dignité personnelle. Seule en face de ceux dont elle possède le cœur, entre son mari et ses enfans, la paysanne russe deviendra plus aisément la compagne et l’égale de l’un, la mère et la tutrice des autres.

L’individualisme et l’esprit d’indépendance en train de miner aujourd’hui la famille patriarcale n’atteindront-ils pas à la longue la propriété collective ? La commune russe est-elle d’une trempe assez solide pour n’être point entamée par cet actif dissolvant qui, avec les vieilles mœurs et l’autorité paternelle, ronge et décompose le communisme autoritaire de l’ancienne famille russe ? La famille et la commune, la vie domestique et la vie du mir avaient même base, même principe, même esprit ; l’une ne peut point ne pas se ressentir des modifications de l’autre. Tout affaiblissement des traditions et des coutumes populaires est un affaiblissement pour les communautés de village, où tout repose sur la tradition et la coutume. L’homme qui s’émancipe du joug paternel aura bientôt besoin de s’affranchir du joug collectif de la commune. Celui qui est las de rester toujours enfant dans la maison ne voudra plus demeurer toujours mineur devant le mir ; celui qui redoute la solidarité de la famille se fatiguera bien vite de la solidarité de la commune. L’esprit d’indépendance est ainsi fait, qu’une fois entré dans une sphère il ne s’y laisse pas aisément enfermer ; on aurait beau calfeutrer la maison, une fois introduit au foyer, il saura bien se répandre au dehors.

Pour survivre à la transformation actuelle, il faut que la commune cesse de peser sur l’individu, il faut qu’elle laisse toute liberté à la personnalité. De même que pour garder ses enfans devenus grands, le père de famille cherche à leur rendre insensible le poids de l’autorité paternelle, pour retenir le paysan dans les liens de la communauté, la commune russe en doit alléger les chaînes et adoucir le joug. L’antique communisme agraire n’a de chance de durée qu’en s’alliant à l’individualisme moderne. Une telle alliance est-elle possible ? Dans le communisme de la famille patriarcale, la solidarité des membres est inévitable ; en est-il nécessairement de même dans les communautés de village ? Avant d’examiner cette question, nous en allons étudier une autre non moins importante, celle du mode de jouissance actuellement en usage dans les communes de la Grande-Russie. En voyant les inconvéniens, les dangers du régime actuel pour la culture et la richesse du pays, nous aurons aussi à nous demander si ces maux sont inséparables de la propriété collective. Dans notre âge de liberté individuelle et de libre concurrence entre les peuples comme entre les hommes, une institution économique ou politique ne peut en effet subsister qu’à deux conditions étroitement liées l’une à l’autre : la première est de ne pas gêner l’activité individuelle, la seconde, de ne point entraver la production nationale.


III.

Dans les temps où la population était plus diffuse, les communautés russes aujourd’hui restreintes à de simples villages ont parfois pu s’étendre à des divisions territoriales plus importantes. On en trouve un exemple contemporain chez les Cosaques de l’Oural, Cosaques grands-russiens d’origine, pour la plupart vieux croyans de religion et aussi attachés aux anciens usages qu’aux anciens rites[18]. Là, aux bords du fleuve Oural, a subsisté jusqu’à nos jours une vaste commune, un mir embrassant une grande région géographique; là une armée entière, seule propriétaire du sol qu’elle occupait, ne formait qu’une communauté indivise. On retrouvait presque intact au XIXe siècle le mode de propriété et le mode de jouissance de la tribu ou du clan des âges préhistoriques. Des steppes immenses, peu fertiles et peu peuplées, il est vrai, un espace de près de 9 millions d’hectares était la possession collective des Cosaques de l’Oural. Sur tout le cours du grand fleuve, dont on a fait la limite conventionnelle de l’Europe et de l’Asie, il n’y avait encore en 1874 pas un lot de terre appartenant en propre à un particulier, pas un lot même appartenant à une ville ou à une stanitsa (village ou division administrative et militaire des Cosaques). La jouissance ainsi que la propriété était commune. Au jour fixé par l’ataman, au signal donné par les officiers de chaque stanitsa, commençait la fenaison des prairies du bord des rivières, la principale richesse de cette ingrate région. Tous les hommes jouissant du titre de Cosaque se mettaient simultanément à l’œuvre, chacun traçant avec la faux dans les hautes herbes les limites du sol qui lui devait revenir. Tout ce qui, dans la première journée, avait été ainsi enclos par un cosaque lui appartenait de droit, et il pouvait ensuite le fau- cher à son aise avec sa famille. Dans cette vaste communauté, la terre comme l’eau, les champs ou les prairies, comme les pêcheries de la mer ou des fleuves, sont la propriété de tous, et sont exploités de la même manière, tous se mettant à l’ouvrage au même moment, sur un ordre et sous la surveillance des chefs, mais chacun travaillant pour soi, car cette commune propriété et cette commune jouissance restent étrangères au système d’égale rémunération prêché par certains socialistes[19]. Malgré cette importante restriction au principe communiste, ce régime d’exploitation en commun laisse peu de liberté à l’activité individuelle; il mène à la démocratie autoritaire ou à la réglementation bureaucratique, et, s’il a pu durer jusqu’à nos jours aux bords de l’Oural, c’est grâce à l’organisation militaire des Cosaques.

Les Cosaques de l’Oural sont le dernier reste de ces grandes communautés qui ne peuvent subsister que dans des pays déserts, où l’agriculture même tient encore peu de place. Les communautés russes se bornent en général aujourd’hui à de simples villages, d’ordinaire aux paysans qui avant l’abrogation du servage appartenaient à un même propriétaire. En érigeant les serfs de chaque domaine en commune, la loi du reste n’a fait que consacrer ce qui existait sous le règne du servage. Dans toutes ces communautés, après comme avant l’émancipation, le mode d’exploitation en commun pour le compte de tous ou chacun pour son compte, est depuis longtemps un fait anormal. Dans les régions lointaines, peut-être subsiste-t-il quelques communautés où les fruits de la terre et du travail sont partagés entre les copropriétaires. Cela s’est rencontré chez quelques vieux-croyans dans des skites écartés, mais là même, il faut probablement moins voir la persistance des vieux usages, qu’une influence religieuse, et l’esprit communiste des associations monacales. Dans les communautés russes, les pâturages et les bois restent seuls sous le régime de jouissance indivise. Par malheur, ces deux sortes de biens, qui étant les plus faciles à exploiter en commun sont ailleurs demeurés le plus longtemps soumis à la propriété collective, ne forment guère en Russie qu’un insignifiant appoint des terres communales. En ce pays si riche en forêts, où le bois est d’un usage si fréquent, les villages, souvent riches de terres, ne possèdent le plus souvent ni forêt, ni bois. La cause de cette anomalie est simple. Au temps du servage, les paysans n’avaient généralement en jouissance que des champs cultivés accrus de quelques pâturages ou prairies. La loi d’émancipation n’a guère cherché qu’à leur assurer la propriété des champs dont ils avaient l’usage. Les bois, là où ils ne sont point la propriété de l’état, sont ainsi demeurés à l’ancien seigneur, ce qui est d’autant plus regrettable, que primitivement la jouissance des forêts devait appartenir aux paysans, et que sous le régime du servage ils avaient habituellement le droit de tirer leur bois des forêts du maitre. Les serfs ayant racheté l’équivalent des terres dont ils jouissaient, le domaine communal est généralement formé de terres cultivées et de quelques prairies. Les dernières sont souvent encore exploitées en commun, les premières sont presque partout aujourd’hui partagées à intervalles réguliers entre les membres de la commune, pour être exploitées par chacun séparément, à ses risques et périls. La jouissance individuelle est ainsi universellement associée à la propriété collective.

Le communisme agraire conduit à une répartition périodique du sol. Il y a trois points à considérer dans ces partages, d’abord les titres qui donnent droit à un lot, ensuite les époques de division du territoire commun, enfin le mode même de parcellement ou d’allotissement. Sur ces trois points, sur les deux premiers surtout, il y a de grandes différences, de nombreuses variantes, selon les régions et les coutumes. Pour ce qui regarde les ayant-droit, il y a deux manières de procéder : tantôt le partage se fait par âme (doucha), c’est-à-dire par tête d’habitant mâle, tantôt il se fait par famille ou mieux par ménage, par tiaglo[20]. Le premier mode est généralement en usage chez les paysans de la commune, qui n’étaient soumis qu’à la capitation; le second chez les anciens serfs des particuliers, qui, répartissant leurs charges vis-à-vis du seigneur par tiaglo, répartissaient de même la terre que leur abandonnait le seigneur. Le lot de chaque famille est ainsi en raison du nombre de ses membres mâles, ou du nombre de ses membres adultes et mariés. On voit tout de suite quel encouragement donne à la population, dans un cas comme dans l’autre, ce système départage. Chaque fils venant au monde, ou chaque fils arrivé à l’âge d’homme, apporte à sa famille un nouveau lot de terre. Au lieu de diminuer en le divisant le champ paternel, une nombreuse progéniture l’agrandit. En droit, les femmes n’ont rien à prétendre à la terre; dans la pratique, elles y ont à peu près autant de part que les hommes, car avec le système de tiaglo, un lot étant donné à chaque couple, c’est la femme qui ouvre au mari l’accès de la propriété. Aussi la Russie est-elle le pays de l’Europe où il y a le plus de mariages, et en même temps le pays où les mariages sont le plus féconds. Grâce à cette double supériorité le nombre des naissances, en Russie, est proportionnellement presque le double du nombre des naissances en France. La rigueur du climat, le manque de bien-être, et par-dessus tout la mortalité des enfans, sont seuls à retarder la rapide croissance de la population rurale.

L’augmentation même de la population contraint à renouveler périodiquement les partages. Pour fournir un lot aux nouveaux venus, sans recourir à une nouvelle répartition du sol, certaines communes, surtout chez les paysans de la couronne, ont des réserves de terre. Ce fonds de réserve est tantôt loué au profit du mir, et tantôt utilisé comme vaine pâture. La densité croissante de la population, l’exiguïté des lots souvent accordés aux paysans lors de l’émancipation privent un grand nombre de villages de cette ressource. Les nouveaux venus ne peuvent alors faire valoir leur droit au sol que moyennant un partage nouveau. Le principe communiste suffirait seul à exiger des divisions périodiques, car sans de fréquentes répartitions les familles croissant inégalement, la propriété commune se trouverait bientôt inégalement répartie. On est là en face d’une des difficultés du communisme qui tend à se détruire de lui-même et de l’égalité absolue qui, pour ne pas s’évanouir sans cesse, a continuellement besoin d’être rétablie à nouveau. De là des partages fréquens; plus ils sont répétés, plus ils sont conformes au principe de la communauté et de l’égalité, mais plus aussi ils entravent l’agriculture et font obstacle à la prospérité générale.

Pour les prairies domine encore le système des partages annuels; on cite même, dans le gouvernement de Tambof, des communes qui partagent deux fois par an[21]. Il y a des districts où, comme les prairies, les champs cultivés sont encore soumis à une répartition annuelle; on en trouve des exemples dans les gouvernemens de Kalouga, de Nijni, de Voronège, etc.; dans celui de Perm, c’était jusqu’en 1872 une coutume fort répandue. Un tel régime est trop manifestement incommode, trop opposé aux intérêts du cultivateur pour être général. Les partages se font le plus souvent tous les trois ans, ce qui correspond au mode de culture le plus fréquent, à l’assolement triennal. Souvent aussi cette période de trois ans est doublée, triplée, quadruplée, et la terre est partagée tous les six, les neuf, les douze, parfois tous les quinze ans. Ailleurs, comme dans le gouvernement de Moscou, on s’est arrêté à une période décennale; ailleurs encore, comme chez les Grands-Russes du gouvernement de Voronège, les terres ne sont soumises à un nouveau partage que lors des recensemens officiels, lesquels se faisaient à des intervalles irréguliers et jusqu’ici supérieurs à une douzaine d’années. Le partage triennal a sa raison d’être dans le mode de culture, le partage aux époques de recensement dans le système d’impôt. Ce sont ces révisions (revizia) qui fixent pour une période donnée le nombre des âmes soumises à la capitation, nombre qui d’une révision à l’autre demeure invariable, quels que soient les décès ou les naissances. On comprend que pour la répartition des terres communales l’on ait adopté les époques fixées pour la répartition de l’impôt. La commune est solidaire devant le fisc, et grâce à un nouveau partage où chaque famille obtient un lot proportionnel aux charges qu’elle supporte ou aux bras dont elle dispose, l’impôt qui d’après la loi pèse sur les personnes, se trouve indirectement ramené à un impôt sur les terres, à un impôt proportionnel aux ressources agricoles de chacun.

Les fatales conséquences des fréquentes répartitions du sol n’ont pas besoin d’être indiquées. Sur ce point les dépositions de la commission d’enquête sont presque unanimes. Le paysan détenteur d’un lot de terre qu’il sait ne devoir pas conserver, ne s’y attache pas, et ne cherche qu’à en tirer un produit immédiat sans s’inquiéter du lendemain. Il réserve ses soins et sa prévoyance pour le petit enclos qui entoure son izba et n’est point sujet au partage périodique. Ainsi semblent se montrer chez le moujik même les avantages de la propriété fixe et individuelle sur la propriété collective. Le cultivateur du champ communal redoute de s’imposer un travail ou des frais dont ne profiterait qu’autrui. Le manque de toute fumure, de tout engrais dans beaucoup de villages de la Grande-Russie est attribuée à cette absence d’intérêt du cultivateur dans l’amélioration de la terre. De là appauvrissement inévitable du sol le plus riche, et aggravations constantes des mauvaises récoltes. À ce mal il y avait jadis un remède, au moins un palliatif : on abandonnait les terres épuisées pour des terres neuves, parfois vierges de la charrue; aujourd’hui l’accroissement de la population et de la culture rend le recours à ce moyen de plus en plus difficile et de moins en moins efficace.

Est-ce là un mal irréparable, un fléau naturellement inhérent à la propriété collective? Pour un esprit impartial, cela n’est point encore démontré. Certaines communes des gouvernemens de Simbirsk et de Penza entre autres, se sont mises à imposer aux paysans des fumures obligatoires, sous peine de garder le même lot à la nouvelle répartition. Cet exemple pourrait être imité, et l’autorité communale étant toujours sur les lieux serait mieux à même qu’un propriétaire éloigné de veiller à l’observation de semblables conditions. Il est du reste un moyen plus simple et d’un usage plus facile encore, c’est de reculer les époques de partage. Or, d’après l’enquête agricole, c’est ce qui se fait de plus en plus presque partout. Tantôt de leur propre mouvement, tantôt sous l’impulsion d’un fonctionnaire intelligent, comme à Kazan, les paysans allongent la période de jouissance. La répartition annuelle, pour les champs du moins, n’est déjà plus qu’une exception ; la répartition triennale se fait rare. Des périodes de dix, quinze, vingt, parfois même trente ans, deviennent de plus en plus fréquentes. En certains districts du gouvernement d’Orel, les paysans, instruits par l’expérience, ne recourent plus à une nouvelle répartition qu’à la dernière extrémité. Le ministère des domaines a, dit-on, fait mettre à l’étude la question de fixer un terme minimum pour la jouissance des terres arables, mais les mesures officielles sont déjà prévenues, et seront peut-être rendues inutiles par les décisions spontanées des communes rurales. Le cours naturel des choses apporte ainsi un remède à l’un des principaux inconvéniens de la tenure collective des terres[22]. En retardant les partages, on rend au paysan le précieux aiguillon de l’intérêt individuel, et à la terre le profit des longues jouissances et de la sécurité du travail. Le bénéfice de cette réforme est déjà sensible. Dans les gouvernemens de Toula et de Koursk, par exemple, la fumure et le rendement des terres ont augmenté avec l’allongement des périodes de jouissance. L’abrogation des partages fréquens des terres du mir a un autre avantage : elle retarde et limite les partages de famille. Les jeunes gens ou les jeunes ménages restent obligés de demeurer au foyer paternel ou d’aller vivre ailleurs en ouvriers salariés, jusqu’à ce qu’une nouvelle répartition leur donne accès à un lot du champ communal.


IV.

Le mode de répartition n’a pas moins d’importance, et aujourd’hui pas moins d’inconvéniens que l’époque même de partage. Là aussi le dommage est d’autant plus grand qu’on reste plus fidèle à l’esprit communiste et aux pratiques strictement égalitaires. Le principe communiste veut que chaque membre du mir ait un lot égal au lot de son voisin, et la commune russe s’y conforme d’ordinaire servilement. Pour qu’il n’y ait pas d’injustice possible, on cherche à faire des lots égaux à la fois en superficie et en valeur, et le plus souvent on les tire ensuite au sort. L’on ne peut d’ordinaire arriver à cette double égalité en donnant à chacun un champ d’un seul tenant. Chaque paysan reçoit une parcelle d’autant de sortes de terrain qu’il y a de qualités de terre dans la commune. Les arpenteurs commencent donc par délimiter les terres des différentes catégories, et dans chacune de ces divisions on taille autant de parcelles qu’il y a de copartageans. Quand les terres seraient toutes de même qualité, ce qui, avec l’homogénéité du sol russe, est heureusement moins rare qu’en Occident, l’inégale distance du village leur donne encore pour le paysan une inégale valeur. L’une des conséquences de la communauté des terres est en effet l’agglomération des demeures. Des maisons isolées, des fermes dispersées supposent l’appropriation permanente du sol. Pour être à portée du lot qui lui peut échoir, chaque membre de la communauté doit être établi près de ses frères, au centre de la propriété commune.

Dans la Grande-Russie, les maisons des paysans sont ainsi réunies en gros villages, renfermant souvent plusieurs milliers d’habitans. Les maisons de bois sont alignées sur deux longues files, qui, pour donner moins de prise aux incendies, laissent entre elles une rue démesurément large et autant que possible disposée le long d’un cours d’eau. Les izbas, toutes voisines, sans jamais se toucher, s’appuient d’ordinaire à la rue, non par leur façade, mais par un de leurs côtés, souvent orné d’un balcon ou de dentelures de bois. Autour de l’izba est une cour avec des écuries et des granges, et derrière, l’enclos non soumis aux partages périodiques. Ce mode d’habitation par villages, en harmonie avec le mode de propriété, a aussi d’autres causes dans le climat et la nature du sol russe. Au sud et à l’est, là où les terres sont le plus fertiles, c’est la rareté de l’eau et des sources; partout c’est la difficulté des communications aux époques de dégel, au printemps ou à l’automne, sans compter la crainte des vols ou des meurtres. Ces gros villages russes sont aujourd’hui un des principaux obstacles à l’établissement de la propriété individuelle qui, avec ce système de maisons agglomérées, ne saurait avoir tous ses avantages. La culture est en effet dans une dépendance presque aussi étroite du mode d’habitation que du mode de propriété. Dans un pays où la population est peu dense et où les distances sont grandes, la propriété individuelle ne peut avoir tous ses effets utiles que si le cultivateur, avec son matériel et ses bestiaux, réside au milieu de ses champs. Or dans la Grande-Russie les fermes, les habitations isolées, appelées du nom de khoutory, sont presque entièrement inconnues; elles sont encore rares, même chez le paysan ayant acheté des terres en propre.

Une bonne part des inconvéniens reprochés en Russie au régime des terres communes, tient en réalité au régime des agglomérations rurales. Or, pour substituer à ces gros villages, à ce que les Allemands appellent le dorfsystem, des fermes isolées, il ne suffirait point d’abolir la tenure collective de la terre. La substitution d’un mode d’habitation à un autre est partout chose difficile, longue, dispendieuse; elle le serait peut-être encore plus en Russie qu’ailleurs. On a parfois proposé de profiter des fréquens incendies de villages pour disperser les habitations. L’on aurait à cela un autre avantage : l’éloignement des maisons réduirait les pertes régulièrement infligées à la Russie par les centaines de villages qui chaque année sont la proie des flammes. Par malheur, les mœurs, la nature du sol et du climat, le caractère éminemment sociable du Russe ne sont pas les seuls obstacles à de tels plans. Les conditions de l’acte d’émancipation en ont mis un de plus, c’est l’attribution à chaque izba de l’enclos qui la touche, et dont elle garde la jouissance permanente. Grâce à cet enclos qui échappe au partage, la plupart des familles resteront fixées à leur emplacement actuel et longtemps attachées au village, quand même l’on partagerait définitivement entre elles les terres aujourd’hui communes. Alors même il faudrait probablement des siècles pour transformer le mode d’habitation, et en attendant la Russie demeurerait soumise à tous les désavantages qu’entraîne pour la culture l’éloignement du cultivateur. Ces inconvéniens sont d’autant plus sensibles aujourd’hui que les villages sont plus grands et leur territoire plus vaste, ce qui augmente d’autant la perte de temps, le prix des transports et la difficulté de restituer en engrais à la terre ce qu’on lui enlève en produits. Ce sont là du reste des défauts auxquels en Russie la propriété individuelle est loin de toujours échapper. Les anciens domaines seigneuriaux, restés souvent démesurément vastes, sont d’ordinaire encore moins à la portée des bras qui les doivent mettre en valeur.

Dans le système de partage généralement en usage, le territoire de la commune est le plus souvent divisé en trois zones concentriques, ou trois champs, conformément aux pratiques de l’assolement triennal. Du centre formé par le village partent autant de rayons qu’il y a de copartageans, et les secteurs ainsi obtenus donnent les lots à répartir entre les habitans. Grâce à cette méthode, les parcelles à distribuer affectent fréquemment la forme d’un coin et en reçoivent parfois le nom (kline). Le tirage se fait communément de telle sorte que chacun ait une part de chacun des trois champs, et de chaque catégorie de terres, sans qu’on ait soin de joindre ensemble les parcelles attribuées au même ménage. Chaque lot se compose ainsi le plus souvent de morceaux de terre séparés les uns des autres et enclavés dans ceux d’autrui. La part d’une âme ou d’un tiaglo peut être faite de parcelles dispersées en cinq ou six, neuf ou dix endroits, et parfois plus. Pour se rendre compte de la petitesse, de l’exiguïté des parcelles ainsi obtenues, il suffit de se rappeler que l’étendue moyenne des terres allouées aux paysans lors de l’émancipation est de 3 à 4 hectares par mâle, et que souvent les paysans n’ayant racheté que le minimum légal, la part de chacun est notablement inférieure. Dans les communes bien peuplées et mal pourvues de terre, ce parcellement du domaine communal aboutit à un fractionnement sans fin, à un véritable émiettement du sol. L’enquête agricole cite des parcelles, dans le gouvernement de Koursk entre autres, qui n’ont que 2 mètres de largeur. Sous le régime de la propriété individuelle, les partages de succession aboutissent rarement à un plus grand morcellement. Grâce à ce fractionnement indéfini, le système départage aujourd’hui en vigueur ajoute ainsi les défauts de l’individualisme, qui morcelle la terre à l’excès, aux défauts da communisme, qui diminue l’attachement au sol et l’énergie du travail.

Les inconvéniens de ce mode d’allotissement sont aussi visibles que nombreux. C’est d’abord que les parcelles éparses qui forment un lot ne constituent point un ensemble se prêtant à une culture rationnelle. C’est ensuite que le paysan, obligé de faire valoir à la fois de minces lopins de terre, situés souvent à plusieurs lieues de distance, dépense une bonne part de son temps et de ses forces en voyages inutiles, à tel point qu’il n’est pas rare de voir des parcelles éloignées entièrement abandonnées de leurs détenteurs. C’est encore que beaucoup de terre est perdue en limites et beaucoup de grain en semence. C’est enfin que ces parcelles emmêlées manquent de libre issue et qu’elles sont fréquemment si étroites qu’elles en deviennent difficiles à labourer ou à herser. Tous ces morceaux de terre incomplets se tiennent mutuellement dans une dépendance fatale à toute initiative individuelle. Les voisins incapables d’agir seuls sont contraints de s’entendre, et l’on arrive à la culture obligée, au flurzwang des Allemands. Pour assurer le droit de pâture de la communauté sur les terres cultivées, les paysans doivent décider d’un commun accord de l’époque où les champs seront ouverts au bétail. On est ainsi conduit par deux chemins différens à remettre au mir le soin de décider du temps, si ce n’est toujours de la nature des travaux. L’égalité dans le partage n’a ainsi entièrement triomphé qu’au détriment de la liberté dans la jouissance. L’excès même du morcellement ramène indirectement à une sorte d’exploitation commune ou du moins simultanée, que des moyens de culture perfectionnés pourraient rendre profitable, mais dont la routine, aujourd’hui régnante, fait une entrave de plus au progrès.

Pour corriger de tels défauts, il faudrait d’abord renoncer à la décevante chimère de lots absolument identiques, et aux pratiques enfantines d’une égalité toujours visible et indéniable. Au lieu d’attribuer à chaque famille un morceau de chaque classe de terre, il faudrait composer des lots arrondis plus grands ou plus petits, selon la qualité du fonds ou l’éloignement du village. De pareils lots, équivalens en valeur, pourraient comme aujourd’hui être tirés au sort. Une telle réforme ne mettrait cependant pas toujours un terme à l’extrême morcellement du sol. Dans les communes les plus pauvres enterre, les lots resteraient d’une exiguïté, que de génération en génération viendrait encore aggraver l’accroissement de la population[23]. Pour prévenir ce danger, on a proposé d’établir un minimum légal au-dessous duquel ne saurait descendre aucun lot de paysan. De pareilles mesures n’auraient pas seulement contre elles le principe théorique de la communauté, dont chaque membre du mir tient un droit égal à la terre, elles se heurteraient à de grandes difficultés pratiques et triompheraient malaisément de la diversité des conditions locales. Il ne faut point du reste oublier qu’un excessif fractionnement du sol n’est point un mal propre au régime collectif. Les partages de famille peuvent, sous le régime de la propriété individuelle, amener à des résultats analogues. Nous en pouvons voir quelque chose en Occident, dans certains districts de la France. En Russie même, cet inconvénient ne se rencontre pas uniquement dans les provinces où se sont conservées les communautés de village, il se retrouve en Lithuanie où règne la propriété personnelle. Dès qu’on veut que le paysan soit propriétaire, il est difficile de déterminer a priori si le morcellement du sol sera beaucoup moins grand avec la propriété individuelle et ses partages de succession qu’avec la propriété collective et ses partages périodiques. À ce point de vue, le régime de la collectivité a même un avantage, c’est qu’en cas de besoin il permettrait de recourir à l’exploitation par grandes fermes ou à l’exploitation commune, ce qui, avec les progrès de l’instruction et des mœurs, pourrait être aussi favorable à la fécondité du sol qu’aux intérêts des copropriétaires.

Le système de rigoureuse et matérielle égalité qui prévaut aujourd’hui dans les partages est loin d’empêcher toute inégalité dans la vie des paysans, ou même toute injustice dans le mode de distribution du fonds commun. Les écrivains russes, entre autres Herzen, Tegoborski, Gerebetzof, ont souvent loué la bonne foi et le bon sens des paysans dans leurs rapports entre eux et dans toutes leurs délicates opérations d’arpentage et de partage. L’arbitraire, l’intrigue, la corruption, ont cependant aujourd’hui trouvé moyen de faire brèche à ce régime en apparence d’une si stricte équité, qu’il semble vouloir donner à chacun une motte de terre pareille. L’enquête agricole est remplie à cet égard de plaintes qui, pour venir généralement de fonctionnaires ou de propriétaires étrangers au mir, ne peuvent être dédaignées. Ces petites démocraties autonomes sont exposées à deux fléaux contraires, à la tyrannie de la foule ou à la tyrannie des individus. Tantôt c’est la masse, ce sont les pauvres qui font la loi aux riches, leur imposant d’autorité des lots supplémentaires chargés de lourds impôts et faisant ainsi payer aux gens aisés les contributions des pauvres. Il ne faut pas oublier en effet que, là où la terre est peu féconde et a été estimée trop cher, l’intérêt de chacun est de restreindre sa part et non de l’accroître[24]. Tantôt au contraire ce sont les riches qui, par corruption ou intimidation, font la loi au nombre, s’emparent des meilleurs fonds, et créent au sein et aux dépens du mir une sorte d’oligarchie oppressive. Ce dernier vice, bien qu’en apparence moins en rapport avec la constitution du mir, semble en ce moment le plus fréquent ; c’est du moins celui dont se plaignent le plus les dépositions de l’enquête agricole. Il y a dans ces villages russes ce que le peuple d’occident appelle des exploiteurs, des hommes habiles, entreprenans, qui s’engraissent aux dépens de la communauté : le moujik les désigne du nom expressif de mangeurs du mir, miroiédy. Dans beaucoup de gouvernemens, à Kalouga, à Saratof, par exemple, les villages nous sont représentés comme étant sous la domination de deux ou trois riches paysans qui, pour rien ou pour peu de chose, se font céder les meilleures parts du fonds commun. Pour cela il n’est besoin ni d’injustice dans la répartition ni de tricherie dans le tirage des lots.

Au sein de ces villages russes, comme dans l’ancienne Rome, c’est d’ordinaire en qualité de débiteur que le pauvre est dans les mains du riche. Les miroiédy font au paysan imprévoyant ou malade des prêts qu’il est hors d’état de leur rembourser. Les fréquentes disettes du sud-est sont à ce point de vue un danger périodique pour l’indigent et une occasion d’illicites profits pour le riche. Le débiteur insolvable est obligé d’abandonner à son créancier, souvent pour un prix dérisoire, un lot que lui-même n’a plus les moyens de mettre en valeur. La boisson est l’appât le plus employé et le plus en faveur près du pauvre moujik, l’ivrognerie la source habituelle des dettes, et le cabaretier l’un des principaux mangeurs du mir. L’usure est en effet une des plaies qui rongent le paysan russe, et la collectivité de la terre n’est pas sans y contribuer. La propriété étant commune, le moujik ne peut donner hypothèque sur son bien. L’enclos même du paysan, qui n’est pas soumis au partage, ne peut être aliéné au profit d’un étranger au mir. Chez les paysans russes comme dans nos tribus arabes d’Algérie, il n’y a donc pas de crédit foncier, mais seulement un crédit personnel ; par suite, le moujik paie jusqu’à 100 pour 100 l’argent des miroiédy[25]. Aussi la misère est-elle fréquente chez ces villageois parés du titre de propriétaire. D’après un grand nombre de témoignages, il n’y a plus depuis l’émancipation que deux classes de paysans, des riches et des pauvres. La classe moyenne a disparu avec le servage, qui, en courbant les têtes sous le même joug, maintenait artificiellement une sorte de niveau au-dessous duquel il était presque aussi malaisé de tomber qu’il était difficile de s’élever au-dessus. Le frein de la tutelle seigneuriale une fois rompu, les qualités et les vices individuels, l’activité et la paresse, ont eu libre carrière, en sorte qu’en dépit de la communauté du sol, un des premiers effets de la liberté a été l’inégalité des hommes.

Le tableau que trace des communes rurales l’enquête agricole n’est point fait pour leur attirer des admirateurs ou des imitateurs. Les partages fréquens aboutissent à l’appauvrissement de la terre par le manque de fumure. Le parcellement égali taire amène à un absurde et incommode morcellement du sol, qui, pour que chacun en ait même quantité et qualité, est pour ainsi dire réduit en poussière, sans même que ce mode de division maintienne parmi les familles un certain niveau d’égalité et de bien-être. La propriété indivise, dit le rapport de la commission, est un obstacle insurmontable à l’agriculture, une chaîne pour la liberté individuelle, une entrave à tout esprit d’entreprise, une prime à l’incurie et à la paresse. Le grand avantage de la communauté, le grand argument mis en avant par ses défenseurs, c’est qu’en ouvrant à tous l’accès de la terre, elle empêche tout prolétariat, et déjà, grâce aux pratiques du communisme agraire, ce régime, en Russie comme à Java, menace de transformer la plus grande partie de la population rurale en un peuple de prolétaires[26]. La garantie contre le prolétariat est moins en effet dans une égale répartition des terres que dans la libre création et l’équitable répartition du capital. Aujourd’hui même, il n’est pas rigoureusement exact que chaque homme dans les campagnes russes ait sa part du sol. Le droit théorique de tous à la terre ne peut toujours être exercé. Non content de s’étendre dans les villes, dont rien ne lui défend l’entrée, le prolétariat pénètre peu à peu dans les campagnes, qui semblaient gardées contre lui par le régime de la communauté. Nombre de paysans se trouvent aujourd’hui sans un coin de terre, les uns parce qu’ils ont renoncé à leur part pour se livrer au commerce ou à une vie vagabonde, les autres parce que leurs pères y ayant renoncé n’ont pu leur y transmettre aucun droit; ceux-ci parce que les communes, n’ayant pas toujours de réserves et retardant de plus en plus les partages, ne les ont point encore admis à une répartition; ceux-là parce qu’ils ont perdu leur père avant d’être majeurs, et que la commune, qui est leur tutrice légale, leur a enlevé le lot paternel, craignant que des orphelins mineurs ne laissassent retomber sur la communauté les impôts dont chaque lot est chargé. Les statistiques provinciales donnent à cet égard des chiffres instructifs. Il y aurait ainsi 98,000 paysans dépourvus de tout lot dans le gouvernement de Kostroma, 94,000 dans celui de Tambof, 77,000 dans celui de Koursk[27]. Ce mal, dit-on, ne peut que s’accroître, les familles sorties des communautés de villages n’y pouvant retrouver accès qu’en rachetant le droit d’y rentrer, et les lots à distribuer devant devenir de plus en plus exigus par l’accroissement même de la population. La propriété collective est ainsi doublement accusée d’inefficacité, accusée de ne pouvoir réellement mettre la terre à la portée de tous et de ne pouvoir tirer de la misère ceux qu’elle parvient à doter de terre,

V.

La propriété collective a été condamnée par la commission d’enquête agricole. Est-ce là une décision sans appel, ou une sentence unanimement ratifiée? Aujourd’hui comme au temps du servage, la commune russe a d’ordinaire deux sortes de partisans et deux sortes d’adversaires. Elle a pour elle les slavophiles, défenseurs des traditions nationales, et les démocrates radicaux, disciples plus ou moins avoués de l’étranger. Ceux-là y voient une institution slave et patriarcale destinée à préserver la Russie des convulsions révolutionnaires de l’Occident ; ceux-ci y voient un débris de la communauté primitive du sol, et un précieux germe des associations populaires de l’avenir. Entre ces deux écoles d’esprit et de point de départ si différens, entre le slavophilisme orthodoxe et le radicalisme cosmopolite, ce goût pour la commune agraire établit même une sorte de trait d’union. Par malheur, ces deux alliés compromettent chacun par un côté la cause qu’ils défendent, l’un la rendant suspecte aux conservateurs autoritaires ou aristocrates, l’autre aux libéraux épris des institutions occidentales. Dans le camp nombreux des ennemis de la commune se distinguent aussi deux groupes également peu habitués à combattre sous le même étendard. Au secours des politiques qui redoutent la commune russe pour la société ou le gouvernement, viennent les hommes pratiques, préoccupés surtout de la production et de la richesse matérielle. Les communautés de village ont contre elles la plupart des économistes, d’ordinaire ennemis de tout obstacle à l’activité individuelle et à la libre concurrence. C’est de ce côté surtout, du côté de la production, que la question a besoin d’être étudiée, car au point de vue politique, au point de vue social même, adversaires et partisans de la commune semblent en avoir exagéré les qualités et les inconvéniens.

Dans la lutte engagée autour d’elle, la commune russe semble plutôt en train de perdre du terrain que d’en gagner. La popularité du mir a eu son apogée vers 1848 et à la fin du règne de l’empereur Nicolas ; elle a visiblement décliné sous le règne d’Alexandre II. Le préjugé public, qui jadis était pour lui, tourne aujourd’hui à son préjudice. C’est là une conversion toute naturelle. Avant l’émancipation des serfs, tous les vices sociaux, toutes les plaies économiques de la Russie étaient rejetés sur le servage : aujourd’hui tout retombe sur la propriété collective. Les peuples, comme les individus, résistent difficilement à la tentation d’avoir un bouc émissaire qu’ils puissent rendre responsable de leurs défauts, de leurs faiblesses ou de leurs déceptions. Or, pour beaucoup de Russes d’éducation et de tendances différentes, c’est là en ce moment le rôle de la commune rurale. Elle porte devant l’opinion le lourd poids des erreurs inévitables et des espérances trompées ; on la charge de tout ce qu’on reproche au moujik émancipé, à l’agriculture encore arriérée. L’imprévoyance ou l’ivrognerie des paysans, le manque ou la cherté des bras, les mauvaises récoltes, l’épuisement prématuré du sol, les disettes périodiques même de certaines contrées de l’empire, deviennent autant de textes d’accusation contre l’institution nationale des slavophiles. A en croire de nombreux écrivains russes et étrangers, pour vouer la richesse nationale à une décadence certaine, il n’y a qu’à conserver ce legs des temps barbares; pour ouvrir à l’agriculture et à la production une ère de prospérité sans exemple, il n’y aurait qu’à débarrasser la propriété des langes de la communauté. Quand le régime actuel mériterait toutes ces attaques, de telles vues, de telles espérances n’en seraient pas moins dangereuses, car en réunissant et confondant en un seul tous les maux dont souffrent la production et la population rurales, on s’expose à de graves mécomptes pour le jour où serait fermée la plaie dont on fait découler tout le mal.

Les reproches le plus fréquemment et le plus justement faits à la commune russe, le sont au nom de l’agriculture d’un côté, au nom de l’activité individuelle de l’autre. Nous avons signalé les inconvéniens agricoles en décrivant le mode de partage usité. La plupart se peuvent ramener à deux points : courte période de jouissance, et par suite négligence du cultivateur et épuisement de la terre; extrême fractionnement du soi et dispersion des parcelles, rendant toute culture rationnelle impossible. Les tristes effets de ce régime sont partout mentionnés dans l’enquête agricole. C’est ainsi que, dans certaines régions, dans le gouvernement de Symbirsk par exemple, le prix de location des terres communales serait en moyenne d’un tiers ou de moitié inférieur au prix de location des terres individuelles. C’est ainsi que les récoltes en froment, en seigle, en avoine, seraient généralement d’un ou deux tchetvert par dessiatine (c’est-à-dire de 2 ou 4 hectolitres par hectare), plus élevées sur les terres des propriétaires que sur les terres des paysans. Si tout cela est vrai, répondent les avocats de la commune, c’est avec le système de répartition en usage jusqu’à ces dernières années; mais ces méthodes peuvent changer, elles sont déjà en train de le faire. Ni les partages annuels ou rapprochés, ni même le parcellement extrême et la dispersion des parcelles, ne sont de l’essence de la propriété collective et n’en sont inséparables. Ce mode de propriété a pu se lier dans le passé à la culture extensive sans qu’il lui soit interdit de se prêter à une culture plus savante, à mesure que le nombre des habitans, l’ouverture des débouchés ou l’appauvrissement d’un sol jadis vierge, le rendront nécessaire. À cet égard, êtes-vous bien sûrs que les communautés de village seront plus fermées au progrès que la petite propriété personnelle de paysans ignorans et routiniers?

Et les entraves apportées à l’activité individuelle, reprennent les accusateurs du régime collectif, ne sont-elles point le fait de la communauté? N’est-ce pas elle qui dans nos campagnes décourage toute initiative et par là énerve le travail et stérilise le sol? La sécurité même que donne au paysan la certitude d’avoir toujours un lot ne tourne-t-elle point souvent au profit de l’indolence, au profit de l’imprévoyance et de l’ivrognerie? N’est-il pas vrai qu’assuré d’avoir toujours et quand même un coin de terre, le moujik fait peu d’efforts pour accroître son bien-être? — Cela encore peut être vrai, répliquent les apologistes du 7nir, mais de telles habitudes de paresse, longtemps fomentées par le servage, se rencontrent en d’autres pays, sous un régime de propriété comme sous un climat tout différent de celui de la Russie. Le remède chez nous, de même que dans le sud de l’Italie ou de l’Espagne, est moins dans le régime de la terre que dans le développement de l’instruction, et surtout dans le développement des besoins de consommation et les progrès du bien-être. En quoi la propriété indivise du fonds enlève-t-elle au cultivateur l’indispensable aiguillon de l’intérêt personnel? Dès que, grâce aux partages, la jouissance de la terre commune est individuelle, il n’y a nulle application du principe desséchant de l’égale rémunération des travailleurs indépendamment de leurs mérites et de leurs labeurs; chacun est récompensé suivant ses œuvres, chacun peut librement frapper aux deux grandes portes de la richesse, le travail et l’épargne. Pour qu’il donne tous ses soins et toutes ses forces à la culture du sol, est-il donc indispensable que le cultivateur en soit propriétaire, bien plus, qu’il en soit propriétaire personnel et héréditaire? Ne suffit-il pas que la jouissance lui en soit assurée pendant un laps de temps assez long pour qu’il soit certain de recueillir tous les fruits de son travail? En reculant les époques de partage, le paysan de la commune se trouve dans la situation d’un fermier à long bail. Entre ces deux hommes ou ces deux situations, quelle est la différence? Il n’y en a qu’une toute à l’avantage du moujik, c’est que, l’opération de rachat une fois terminée, il ne paiera d’autre loyer de la terre que l’impôt. Si avec une jouissance de douze, quinze ou vingt ans il peut y avoir encore des améliorations coûteuses, des travaux d’avenir que le détenteur temporaire du sol n’ose entreprendre, la même difficulté n’existe-t-elle point avec le régime des fermages en vigueur dans les régions agricoles les plus florissantes de l’Europe ? Une solution équitable de ce délicat problème ne serait-elle même pas plus aisée avec la propriété collective russe qu’avec la propriété individuelle anglaise, car dans le premier cas le propriétaire n’étant que la collectivité des cultivateurs réunis, ses intérêts sont identiques aux leurs, et près d’un tel maître les fermiers ne pourraient avoir grand mal à faire triompher leurs droits[28]?

Pour l’esprit impartial une chose est manifeste, c’est que beaucoup des inconvéniens du régime actuel ne sont nullement inhérens à la propriété collective» Ils tiennent souvent à des circonstances locales que l’on voit agir également sur la propriété personnelle; ils tiennent au manque d’instruction, au manque de capitaux, à l’agglomération des villages et à l’éloignement des terres, ils tiennent enfin aux conditions que la loi et le fisc font aujourd’hui à la commune russe. Nous touchons ici à un point important que nous ne pouvons aujourd’hui qu’effleurer. Beaucoup des plus graves défauts du régime rural de la Russie proviennent de son régime administratif et financier. C’est en partie l’état qui, en se servant du mir ainsi que d’un agent commode, en a fait un instrument d’oppression. C’est en grande partie l’impôt qui, en pesant d’une manière exorbitante sur la propriété commune, en a fait un instrument de gêne et de misère. La propriété collective se trouve ainsi placée en Russie dans des conditions qui l’ont complètement faussée et viciée.

C’est d’abord un fait général, une loi universelle, la solidarité devant l’impôt. Tous les détenteurs du sol communal sont également et réciproquement responsables des taxes les uns des autres. Voilà ce qui, non moins que le partage à bref délai, décourage l’initiative individuelle et ralentit le travail; ce n’est point la communauté de la propriété foncière, c’est, si l’on peut ainsi s’exprimer, le communisme de l’impôt qui, de même que tout système communiste, tourne uniquement au profit de l’ignorance et de la paresse. Le paysan aisé et laborieux craint de travailler au profit d’un voisin ivrogne et paresseux, qui ne tire point de la terre de quoi solder des taxes souvent hors de proportion avec le revenu de la terre. De là ce singulier et navrant spectacle, dans la Russie moderne comme dans notre France d’avant la révolution, du paysan se faisant parfois pauvre et misérable extérieurement pour éviter la saisie du collecteur d’impôts. On cite des cultivateurs aisés qui, pour se dégager de cette solidarité, ont renoncé à tout droit sur les terres du mir et acheté à deniers comptans le droit de sortir de la commune agraire. Le fisc saisit les bestiaux et parfois jusqu’aux instrumens de travail des débiteurs arriérés du trésor, au grand détriment de la culture, ainsi obligée de se passer de fumier et d’engrais. De là un mal plus grand encore, la dépendance où les membres de la commune sont vis-à-vis de l’autorité communale, des entraves à la première et à la plus simple des libertés, la liberté d’aller et de venir. De là obstacle au développement intellectuel et moral en même temps qu’au progrès matériel, affaiblissement de la conscience et de la responsabilité individuelle, destruction de l’originalité, de l’esprit d’invention et d’initiative.

La solidarité des taxes peut, il est vrai, être regardée comme la conséquence naturelle et légitime de la communauté du sol. La propriété foncière étant indivise, l’impôt foncier semble devoir être également indivis et collectif; c’est à la commune d’en répondre pour tous ses membres. Ceci peut être vrai sans justifier le système aujourd’hui en usage. Si elle ne s’appliquait qu’à un impôt foncier normal, prélevant seulement une portion du revenu de la terre, la solidarité aurait peu d’inconvéniens pour l’agriculture et la liberté, elle serait d’ordinaire purement formelle et nominale. Chaque lot de terre, en effet, rapportant plus que l’impôt dont il est chargé, il serait toujours aisé à la commune de remplacer un contribuable en retard par un autre qui prendrait à la fois son lot de terre et sa dette vis-à-vis de l’état. Or aujourd’hui il est loin d’en être ainsi partout. Dans nombre de communes, il s’en faut que le revenu de la terre soit toujours supérieur aux taxes de la terre. Cela tient à deux choses : au poids excessif des impôts qui frappent le paysan, au poids plus lourd encore de la taxe de rachat, qui pendant près d’un demi-siècle doit peser sur lui. L’acte d’émancipation a placé la commune russe dans une situation transitoire souvent précaire. Le sol dont on lui attribue d’ordinaire la propriété indivise, le serf ne l’a pas encore racheté, il est obligé de le payer par annuités, dont tous les membres de la commune sont solidaires, aussi bien que de l’impôt. C’est ainsi par erreur ou par anticipation que l’on appelle le moujik ou sa commune « propriétaire. » La tenure commune du sol existe bien en Russie; la propriété commune, c’est-à-dire la jouissance gratuite du sol, n’y existe réellement pas : elle n’y est encore qu’un fait exceptionnel ou une espérance que le paysan doit acheter par des années de labeurs et de privations. Quand on envisage les communautés de village en Russie il ne faut point perdre de vue qu’elles ne seront, dans un état régulier, normal, qu’après le paiement complet de l’indemnité de rachat. Tout aujourd’hui y est provisoire, et par suite elles ne peuvent donner lieu à un jugement définitif. L’émancipation même a ainsi temporairement empiré et compromis l’antique régime communal russe, d’abord et d’une façon générale en resserrant le lien de la solidarité des paysans; ensuite, et selon les localités, tantôt en exigeant des moujiks un taux de rachat hors de proportion avec le rendement de la terre, tantôt en leur concédant des allocations insuffisantes. Ces deux cas sont malheureusement fréquens, et ils déforment, dénaturent presque également la communauté foncière. Dans telle région, dans le pays de Smolensk, par exemple, le prix de rachat a été estimé 50 pour 100 au-dessus de la valeur vénale, et le rendement de la terre suffit à peine à en couvrir les charges annuelles. Parfois, dans le gouvernement de Novgorod entre autres, les lots de terre sont offerts pour rien à qui se chargera de l’impôt, et il ne se rencontre pas toujours d’amateurs. En de telles circonstances, la propriété individuelle ou collective ne peut être qu’une charge onéreuse, une sorte de travaux forcés temporaires au profit de l’ancien seigneur ou de l’état, et de fait un grand nombre de paysans n’ont racheté que sous la contrainte de la loi. Dans d’autres régions, et parfois dans les mêmes, les paysans n’ont eu que des allocations exiguës, deux, trois ou quatre fois moins de terre qu’ils n’en avaient en jouissance au temps du servage. Les lots attribués à chaque famille sont incapables de suffire à son entretien, et par suite, les communautés de village hors d’état de donner les fruits qu’elles semblent promettre. Dans ces districts, la modicité des allocations expose dès aujourd’hui la commune agraire au péril dont la menace ailleurs l’accroissement de la population. Le paysan, incapable de vivre sur la terre qui lui a été abandonnée, est souvent obligé de demander son pain à un métier industriel ou à la location de ses bras. L’insuffisance du fonds communal est parfois si notoire que l’assemblée provinciale de Tver, par exemple, a décidé de faire des avances aux communes de la province pour leur permettre d’arrondir le lot de leurs membres, et que cette conduite a pu dans la presse être donnée en modèle aux autres assemblées provinciales.

Les communautés de village, telles que les a laissées l’émancipation, traversent ainsi une sorte de crise; elles y doivent périr ou en sortir adaptées aux mœurs modernes. Le mir est embarrassé de liens qui paralysent sa libre activité et en dénaturent le fonctionnement. On ne saurait juger de ce que peut être la commune russe par ce qu’elle est aujourd’hui. Pour s’en former une opinion équitable, il faudrait d’abord la délivrer de ses entraves fiscales, l’alléger du lourd et immoral fardeau de la solidarité, et cela ne sera facile, cela même n’est peut-être possible que lorsque sera clos le compte du rachat, lorsque la commune sera réellement devenue propriétaire. Alors seulement la communauté agraire étant dépouillée de tout accessoire et libre de toute chaîne, l’épreuve se pourra faire et l’expérience prononcer. Dès aujourd’hui, quelques réformes que l’on puisse adopter à l’égard de la solidarité des taxes, on peut dire que la commune russe ne donnera toute sa mesure que le jour où, pour jouir de son lot, le paysan n’aura plus de lourdes annuités à verser au trésor» Or cette rançon du servage, échelonnée sur quarante-neuf années, ne sera soldée que vers 1910.


VI.

L’opinion et le gouvernement auront-ils la patience de laisser à la propriété commune le temps de faire ses preuves, ou, entraînés par les inconvéniens actuels, se décideront-ils à couper par la racine l’arbre séculaire du mir, au lieu de l’émonder et de le débarrasser des plantes parasites qui l’étouffent? Peu de personnes réclament l’abrogation immédiate de la tenure commune, beaucoup demandent des mesures qui en préparent et facilitent la suppression. Aujourd’hui même, les communautés de village ne sont point indissolubles; la loi qui les a maintenues laisse aux intéressés le droit de les anéantir en faisant entre eux un partage définitif du domaine communal. Il suffit pour cela d’une décision de l’assemblée des paysans; cette décision doit seulement être prise à la majorité des deux tiers des voix. Les adversaires de la propriété collective sollicitent l’abrogation de cette disposition. Ils voudraient abandonner le sort des terres communes au vote de la simple majorité, se flattant qu’une telle modification amènerait à la longue la disparition de toutes ces sociétés agraires. Contre cette demande, en apparence modeste et légitime, peut s’élever une grave objection. La dissolution de la communauté n’est pas la seule question que, d’après la loi actuelle, le mir ne puisse trancher qu’à la majorité des deux tiers des votans. Il en est de même aujourd’hui de toutes les affaires de quelque importance. Il en est ainsi par exemple de tout ce qui concerne les partages, et cette restriction à la domination du nombre n’est pas sans motif. C’est un utile frein à la liberté du paysan, une sage précaution contre l’entraînement d’une assemblée ignorante, qui a d’autant plus besoin d’être contenue et protégée contre elle-même que dans sa sphère d’action elle est souveraine et omnipotente. Remettre à la simple majorité la plus grave décision que puisse prendre le mir, lui abandonner la dissolution de la communauté, ce serait renoncer, pour toute mesure administrative ou économique, à la salutaire garantie des deux tiers des voix.

Avec cette restriction même, la législation russe actuelle est une de celles qui opposent le moins de barrières à l’aliénation ou aux partages des terres communes. En France, où ils occupent encore la onzième partie du sol national, les biens communaux sont autrement protégés contre toute velléité de vente ou de partage[29]. La loi laisse les communes libres de faire certaines acquisitions, elle leur interdit d’aliéner sans l’autorisation du pouvoir central. La jurisprudence du conseil d’état est même entièrement opposée à tout partage entre les habitans. En Angleterre, où elles jouissent d’une si large autonomie, les communes ne peuvent non plus aliéner leurs terres sans l’approbation du gouvernement[30]. Si l’on introduisait en France le régime actuellement en vigueur en Russie, si, pour se partager le domaine communal, il suffisait du vote des deux tiers des habitans, la plupart de nos biens communaux auraient vite disparu pour arrondir les champs des uns et alimenter les dépenses des autres. Comment en Russie une législation qui étaie aussi peu la propriété commune ne l’a-t-elle pas encore laissé s’écrouler et se réduire en champs individuels ?

Jusqu’ici la propriété collective a d’ordinaire gardé la majorité légale dans les assemblées des paysans; elle n’y a point toujours et partout réussi. On a dit souvent qu’il y avait des exemples de terres communes partagées jadis entre les anciens serfs par leurs propriétaires et depuis remises en commun par les paysans émancipés, tandis qu’on ne connaissait encore aucun exemple d’une commune rurale ayant librement abandonné la tenure collective du sol. C’est là une erreur. Les partages définitifs sont rares, exceptionnels, il y en a cependant ; l’enquête agricole en mentionne dans plusieurs gouvernemens de la Grande-Russie. Dans quelques districts même les cas de division sont relativement nombreux, et l’on pourrait voir là chez les paysans l’indice d’un revirement d’opinion en faveur de la propriété personnelle. D’après un propriétaire du gouvernement de Pskof, une des principales raisons qui amènent à un partage définitif, c’est l’augmentation de la population qui, en restreignant la part de chacun à chaque nouveau partage, fait tomber les lots au-dessous des allocations fixées par l’acte d’émancipation et déjà elles-mêmes insuffisantes. Or il y a là pour les communautés de paysans un danger que le temps peut aggraver jusqu’à le rendre mortel, à moins qu’au partage périodique on ne sache substituer à temps un autre mode d’exploitation. Les exemples de dissolution de la communauté suffiraient en toute circonstance à montrer que la loi actuelle est loin d’opposer à la division du fonds communal une barrière insurmontable. Avec la législation en vigueur, le sort du régime collectif est entre les mains des paysans, et le jour où il aura contre lui une sérieuse majorité, il tombera devant un simple vote. Un large mouvement d’opinion parmi les moujiks, et c’en est assez pour que la Russie, si riche encore en terres communes, en soit plus dépourvue que notre France.

Ce moment n’est pis encore arrivé. Outre la coutume et la tradition qui sur les moujiks gardent un grand empire, il y a plusieurs raisons et plusieurs préjugés militant contre un partage définitif. C’est d’abord l’agglomération des demeures, chacun appréhendant d’avoir à jamais un lot trop éloigné du village où tous habitent. C’est aussi la crainte d’avoir un mauvais lot, sans avoir comme aujourd’hui l’espoir d’être dédommagé par le sort à un prochain tirage. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, l’enquête cite une commune ayant passé à la propriété individuelle, où beaucoup de paysans se plaignent de la part qui leur est échue. Un autre motif de répulsion pour la propriété personnelle est tiré des mœurs communistes du mir. Dans le partage définitif, les paysans redoutent l’inégale multiplication des familles, qui en une ou deux générations rendraient naturellement les lots inégaux. En somme, la plupart des moujiks sont encore attachés à l’ancien mode de jouissance. Parmi les propriétaires interrogés par la commission d’enquête, plusieurs déclarent qu’ils ont en vain tenté d’amener leurs paysans à un partage définitif; j’ai moi-même entendu des hommes fort opposés au régime actuel faire le même aveu.

Il est du reste difficile de connaître avec précision l’opinion des paysans sur ce sujet qui les touche de si près. Quels sont dans le mir les partisans de la communauté? Sont-ce les paresseux, les ivrognes, les imprévoyans, ou au contraire les paysans laborieux et aisés? Dans l’enquête agricole et ailleurs se rencontrent sur ce point les affirmations les plus opposées. On représente aujourd’hui les paysans comme étant divisés en deux classes d’ordinaire sans intermédiaire, les riches et les pauvres. Vers quelle pente inclinent les uns et les autres? L’opinion la plus fréquente représente les premiers, ceux mêmes qui se sont enrichis avec le régime actuel, comme en étant généralement les adversaires; les seconds au contraire, ceux qui n’y ont trouvé que la misère, comme en étant les plus chauds défenseurs. Les plus aisés étant les plus industrieux ou les plus travailleurs, seraient pour le mode de propriété qui leur assurerait le mieux le fruit de leur travail; les plus imprévoyans ou les plus paresseux, pour celui qui leur garantit l’existence la plus facile. A prendre l’enquête agricole, il s’en faut cependant que partisans et adversaires de la commune soient partout distribués de cette sorte. Plusieurs déposans, le gouverneur de Koursk entre autres, nous disent bien que ce sont les paysans les plus aisés qui réclament la dissolution de la communauté, que parfois même ils adressent dans ce dessein des pétitions au gouvernement; mais dans la même enquête, de nombreux propriétaires nous viennent répéter que quelques riches paysans sont seuls à profiter de la communauté, que ces oligarques de village, tenant tout le mir sous leur dépendance, usent de leur autorité pour maintenir le régime qui leur permet d’exploiter leurs associés. Un déposant, M. Jéréméiéf, va même jusqu’à dire que, grâce à la tyrannie de ces mangeurs de la commune, de ces miroiédy, un pouvoir placé au-dessus de la communauté en peut seul prononcer l’abrogation. Pour faciliter la dissolution du mir, une commission de la noblesse de Saint-Pétersbourg proposait naguère d’en exclure les mauvais sujets et les contribuables en retard. Au projet pétersbourgeois un écrivain moscovite répondait que les vauriens, les paresseux, les ivrognes, étaient précisément les plus enclins au partage définitif, les plus désireux d’avoir en propriété un lot qu’ils pussent vendre et boire à volonté[31] ! Lorsque les Russes qui connaissent le mieux le moujik nous donnent des renseignemens aussi différens, parfois aussi contradictoires, un étranger aurait de la peine à choisir entre des avis si opposés, et ne saurait sans témérité en tirer une conclusion. De telles divergences ne peuvent s’expliquer que de deux manières : ou le paysan ne se pose pas encore cette grosse question que d’autres discutent en son nom, ou il n’a pas encore à ce sujet d’opinion arrêtée et a besoin, pour s’en faire une, de mieux se rendre compte des avantages et des inconvéniens de la communauté.

Un point est certain, c’est que tout en maintenant, là où elle existe, la propriété collective, les paysans russes n’ont point pour le régime opposé, pour la propriété individuelle et héréditaire, l’espèce de répugnance instinctive ou d’aversion raisonnée que leur a longtemps attribuée l’imagination de Herzen et des socialistes russes. Ils ne semblent nullement, comme le voudraient certains de leurs panégyristes civilisés, voir dans la communauté la seule forme naturelle et légitime de l’occupation du sol, et dans la propriété personnelle une monstrueuse anomalie, une inique usurpation. Les plus aisés aiment à acquérir un champ à eux, et chez le moujik, ce goût de tous les paysans du monde pour la terre n’est contre-balancé que par le goût national pour le négoce. Tous les inconvéniens qui dans l’avenir semblent devoir pousser à la dissolution de la communauté, poids de la solidarité communale, insuffisance des allocations, poussent déjà aujourd’hui à l’acquisition de la propriété individuelle. Les serfs émancipés achètent de la terre, mais c’est à leurs anciens seigneurs, en dehors des terres du mir. Cet appétit du paysan pour la propriété est remarqué de tous depuis l’émancipation. Les marchands achètent aussi beaucoup d’anciennes terres seigneuriales, mais d’ordinaire c’est pour les revendre par parcelles aux villageois. La demande des paysans est telle, que ce système de morcellement est d’ordinaire très rémunérateur, et qu’il y a un écart considérable entre le prix des terres vendues en bloc et le prix des terres morcelées. Dans le seul gouvernement de Koursk, les paysans des communes ont en une année acquis pour 2 millions de roubles de terre. Dans le district de Lioubine, du gouvernement de Jaroslaf, où il n’y avait avant l’émancipation qu’une vingtaine de propriétaires étrangers à la noblesse, on en compte aujourd’hui plus de 700, pour la plupart paysans[32]. Le moujik achète d’ordinaire seul; parfois cependant plusieurs se réunissent pour faire une acquisition. De grands biens sont ainsi tombés en possession des paysans ; quelquefois ils gardent la terre en propriété indivise ; le plus souvent ils se la partagent. De cette façon, beaucoup de moujiks sont en même temps usufruitiers d’un lot de terre communale, et seuls et uniques propriétaires d’un champ acheté de leurs deniers. Les deux modes de propriété se réunissent souvent ainsi dans le même homme.

Toute la terre russe est loin en effet d’être la propriété des communautés de village. A côté des biens communaux, il y a les biens individuels des anciens seigneurs, il y a des domaines souvent très vastes et parfois démesurés, souvent mal cultivés, parfois même encore incultes, et que leurs détenteurs ne demandent qu’à aliéner ou à diminuer[33]. Pour devenir propriétaire individuel, le moujik n’a pas besoin d’abroger la propriété collective du mir. Il n’y a point aujourd’hui en Russie à faire un choix entre deux régimes opposés, tous deux séculaires et également conformes aux habitudes nationales. Rien n’oblige à sacrifier l’un à l’autre. Chacun des deux modes d’occupation du sol a ses avantages sociaux, moraux, économiques. L’un encourage mieux l’esprit de solidarité et d’association, l’autre stimule plus l’esprit d’initiative et fortifie mieux la personnalité. Grâce à l’étendue du sol russe, les deux formes rivales peuvent encore longtemps coexister, soit pour se redresser et se compléter mutuellement, soit pour triompher un jour définitivement l’une de l’autre, après avoir chacune fait leurs preuves.


VII.

La compétition entre la propriété personnelle et la propriété collective se compliquera en Russie de la compétition habituelle entre la grande et la petite propriété, la grande et la petite culture. L’on n’a pas seulement à se demander quel est le mode d’appropriation du sol, mais aussi quel est le mode d’exploitation qui doit finalement l’emporter. Les habitudes et les lois de succession ne sont pas seules à régler l’étendue des terres possédées ou exploitées par un seul individu ; la structure du sol, les aptitudes agricoles de la terre ou du climat y ont aussi leur part. Il est des pays coupés, morcelés par la nature même, qui semblent voués d’avance à la petite propriété. Il est des cultures, comme celle de la vigne par exemple, qui semblent appeler la division du travail et par suite la division du sol. Or quel peut-être, à ce double point de vue, le mode de propriété, le mode d’exploitation agricole le plus rémunérateur et le plus naturel en Russie ? Si une contrée semble tenir du sol la vocation de la grande culture et de l’exploitation mécanique, ne sont-ce pas ces larges plaines unies du tckernozom où rien n’arrête la charrue ou les machines ? ne sont-ce pas ces steppes sans fin où les troupeaux ne peuvent souvent trouver à s’abreuver qu’à des lieues de distance ? Il est vrai qu’aujourd’hui, dans la zone fertile surtout, La propriété tend plutôt à se diviser, à se fractionner, qu’à s’agglomérer. Il est vrai que ce sont les grands propriétaires qui vendent, les paysans qui achètent. C’est là un fait incontestable, mais qui me paraît dépendre de conditions économiques transitoires plutôt que de conditions naturelles permanentes. Rien n’assure qu’au mouvement actuel de morcellement des immenses domaines des anciens propriétaires ne succédera pas un jour un mouvement en sens inverse. Rien n’assure que, lorsque les capitaux seront plus abondans, la population plus nombreuse, l’agriculture plus savante, la grande propriété et l’exploitation en grand ne reprendront pas rapidement l’avantage. Il y a là, comme en toutes choses dans le monde économique, une question de concurrence. Le jour où la grande culture serait plus productive, plus rémunératrice que la petite, la petite propriété individuelle serait exposée à de sérieux dangers. Elle ne serait guère mieux en état de soutenir la compétition de sa puissante rivale que les petits ateliers et les petites boutiques la compétition des grandes usines et des grands magasins, que la petite industrie ou le petit commerce la concurrence du grand commerce et de la grande industrie[34]. Les lois de succession offrent de ce côté à la Russie de sérieuses garanties; peut-être cependant serait-elle heureuse un jour d’avoir dans le mir une seconde barrière contre l’envahissement des grands domaines. Aujourd’hui même, dans la compétition naturelle de la grande et de la petite propriété, le régime communal russe est pour celle-ci un utile auxiliaire. Grâce à lui, la lutte entre les deux adversaires n’est pas égale. Actuellement en effet, la petite propriété, la petite culture, a dans le mir un retranchement derrière lequel son antagoniste ne peut l’atteindre, tandis que la grande propriété, dépourvue du rempart des majorats, combat à découvert, exposée à toutes les attaques et à toutes les conquêtes de sa rivale.

A cet égard, la propriété commune, qui est inaliénable, constitue au profit des paysans une sorte de majorât collectif, une sorte de substitution ou d’entail, comme disent les Anglais, avec cette différence que le majorât nobiliaire n’assure que l’avenir des aînés d’une famille, tandis que l’héritage communal profite à tous les habitans d’un village. On n’en dirait pas moins d’une institution aristocratique retournée au profit de la démocratie. Dans les deux cas, les garanties offertes sont du même genre. Dans les deux cas, les générations à naître sont protégées contre les dilapidations ou l’imprévoyance des vivans et l’enfant contre les conséquences des vices de ses pères. Du moujik de la Grande-Russie on peut dire comme du lord pourvu d’un majorat, que le fils hérite de la richesse de son père et n’hérite point de son indigence. Il est un degré de bien-être et de fortune au-dessous duquel un père ne peut laisser tomber ses descendans, ou un homme se précipiter lui-même. Aux déshérités, aux appauvris par leur faute ou celle de leurs ancêtres, le mir offre un asile. C’est ainsi que le considèrent les paysans eux-mêmes, et c’est pour cette raison que les moujiks aisés, devenus propriétaires individuels, abandonnent rarement leur commune. S’ils ne peuvent cultiver leur lot, ils le cèdent ou le louent à d’autres, regardant les terres du mir comme un en-cas, une réserve pour leurs enfans ou pour eux-mêmes en de mauvais jours.

Dans un ordre d’idées analogue, l’un des plus modérés et des plus sages défenseurs du régime actuel, M. Kaveline, a pu dire que la propriété commune était, pour la population des campagnes, une sorte de société d’assurance. Grâce à elle, chaque famille est certaine de conserver un coin de terre et un foyer. Sans elle, l’ancien serf pourrait être tenté d’aliéner son lot, tenté de manger ou de boire le patrimoine de ses enfans. Il n’est pas douteux que le moujik récemment émancipé n’ait un besoin au moins temporaire de cette protection contre lui-même. Ce qui le prouve c’est qu’en dépit de ce régime tutélaire, il n’est pas rare de lui voir engager frauduleusement la terre, le nadêl qu’il n’a point le droit de vendre[35]. Quand les hommes les plus entreprenans sortiraient du mir pour s’établir sur leurs propres terres, ou se livrer dans les villes au commerce ou à l’industrie, la commune agraire resterait le refuge des pauvres, des faibles ou des timides. Avec un grand développement de la richesse, elle pourrait demeurer comme une sorte d’atelier national, ou, selon l’expression d’un de ses critiques[36], comme une sorte de workhouse agricole librement administré par ses habitans mêmes, et indépendant de la charité publique ou privée.

Sans la réduire à un rôle aussi humble, les progrès de la richesse et de la population pourraient un jour étrangement transformer les destinées de la propriété indivise. Aujourd’hui, en face des grands domaines des anciens seigneurs, la terre communale représente en Russie la petite culture en même temps que la petite propriété. Si les achats des paysans continuaient à morceler les domaines seigneuriaux, il ne serait pas impossible que les rôles des deux modes de propriété ne fussent un jour intervertis. La grande et la petite propriété, la grande et la petite culture ont chacune leurs avantages, chacune leurs défauts. Si, au point de vue social, on peut toujours préférer la seconde, au point de vue économique, au point de vue de la production, il est difficile en certaines régions de ne point préférer la première. Or la propriété commune a cette singulière qualité de se prêter également à la petite culture et à la grande, de pouvoir réunir les avantages agricoles de l’une et les avantages sociaux de l’autre. Au partage temporaire entre les familles, rien n’empêche un jour de substituer une exploitation en bloc par la commune, ou par grandes fermes louées au compte de la communauté. Certes ce serait là pour le mir une transformation qui le dénaturerait aux yeux de beaucoup de ses partisans, mais qui, si elle devenait nécessaire, n’en reste pas moins praticable. Dans un pays de grandes plaines et dans un âge de machines à vapeur, le régime de la communauté s’adapterait mieux que son rival à une exploitation rationnelle et scientifique. Réunis en une association, en une sorte de syndicat permanent, les paysans trouveraient sur les terres communales un champ libre à la grande culture. Sous le régime actuel des partages périodiques, la communauté pourrait encore parfois faciliter aux moujiks l’amélioration de leurs terres et de leur système d’exploitation. L’autorité même du mir a déjà, dans certains villages, introduit des méthodes plus rationnelles. On cite des communes qui ont ainsi abandonné par délibération l’ancien mode d’assolement triennal, d’autres qui ont rendu la fumure des champs obligatoire. Les progrès de l’instruction pourraient un jour tirer de cette réunion des forces un parti considérable. L’association semble seule en état d’utiliser toutes les ressources du sol russe, seule en état de parer à tous ses défauts naturels. La commune saurait mieux que le paysan isolé entreprendre les grands travaux nécessaires à la mise en complète valeur du territoire national, dessécher les marais du nord et de l’ouest, irriguer ou reboiser les steppes du sud et de l’est.

En résumé, il ne serait pas impossible que le mode de propriété des âges primitifs s’adaptât aux besoins du monde moderne. De toutes les objections adressées à la propriété collective, la plus forte et la moins souvent faite est pourtant celle que fournit l’antiquité même de la tenure commune du sol. S’il était utile aux habitans et conforme à la loi naturelle, comment le régime de la communauté a-t-il presque entièrement disparu des pays les plus riches et les plus civilisés? Cette décadence ne saurait s’attribuer à des circonstances fortuites. Lorsqu’une institution qui a existé autrefois sur toute la terre ne se retrouve plus qu’à l’état de vestiges dans quelques contrées isolées, n’est-il pas permis de la croire inconciliable avec le développement des sociétés humaines? C’est là, on ne saurait le nier, un sérieux motif de douter de l’avenir de la propriété commune. Quelle qu’en soit la valeur, cette objection n’est toutefois pas décisive. Rien ne démontre qu’un procédé économique de l’enfance des sociétés ne puisse être rajeuni et approprié à l’esprit d’une civilisation déjà mûre. Ne pourrait-on pas découvrir dans les lois ou les usages politiques de l’Europe, plus d’une trace qui remonte aux barbares, plus d’une coutume que la Grèce et Rome avaient connue et abandonnée? Et quand cela ne serait point, n’y a-t-il pas quelque témérité à interdire aux sociétés humaines toute voie en dehors des routes frayées, ou à prétendre que tous les peuples doivent exactement passer par les mêmes étapes ?

Dans le monde moderne se livre depuis la révolution française un grand combat. Deux principes ennemis, parés de noms et de titres divers, l’un ramenant tout à l’individu, l’autre tout à la communauté, se font une guerre dont nul ne saurait prévoir l’issue. Une époque où l’on parle tant d’association et de coopération, où des millions d’êtres humains rêvent de mutualité et de solidarité, serait-elle bien choisie pour abroger une forme de propriété qui réalise partiellement ce qui en d’autres pays semble une utopie? En lui léguant la propriété collective, le passé a chargé la Russie d’une expérience qui, une fois abandonnée, ne saurait être reprise sans bouleversement. Plus l’objet en est grave, plus il importe que l’expérience soit complète, patiente même. La Russie en doit pour ainsi dire compte à la civilisation. L’un des grands avantages du monde moderne, c’est la variété, l’individualité des peuples. Les nations sont pour la civilisation autant d’ateliers, autant de laboratoires différens et rivaux; chacune est un ouvrier ayant son génie et ses outils propres, et il y a profit à ce que toutes ne travaillent pas toujours sur le même patron et ne se copient pas sans cesse les unes les autres. Grande encore au point de vue politique, religieux, juridique, la variété est presque nulle au point de vue du droit de propriété. Seuls dans le monde chrétien, les Slaves gardent encore à cet égard quelque originalité; c’est un point sur lequel ils se devraient faire scrupule d’imiter prématurément l’Europe. Seule dans les deux mondes, la Russie est, par ses traditions et l’étendue de son territoire, à même d’expérimenter concurremment les deux modes opposés de propriété. On ne saurait beaucoup compter sur les Slaves du sud, moins avancés en civilisation et toujours exposés à la tyrannie musulmane, ou envahis par les influences germaniques et latines. Si la communauté du sol doit être mise à l’épreuve en dehors de l’île d’Utopie ou des Icaries révolutionnaires, c’est en Russie, et si l’épreuve veut être concluante, il faut qu’elle dure au moins jusqu’à la libération des terres du moujik.

Quand elle sortirait victorieuse d’une telle épreuve, il serait encore difficile de prédire les destinées de la propriété collective chez des nations où l’étendue de la terre et la densité de la population sont en de tout autres rapports qu’en Russie. Le communisme agraire saurait-il jamais s’implanter de nouveau dans les pays dont depuis des siècles il a été presque entièrement extirpé ? En Russie même, le régime de la communauté pourrait-il jamais reprendre assez de vigueur pour y étouffer son rival et s’y emparer de tout le sol? Un tel succès ne paraît ni probable ni encore moins prochain. En dépit des aspirations de certaine école russe, il est fort douteux que la Russie doive donner au monde un pareil exemple. Si jamais un peuple civilisé a, sous une forme ou sous une autre, recours à ce qu’on a nommé la nationalisation du sol, ce sera plutôt un pays comme l’Angleterre, où la population est dense, le sol restreint et la propriété concentrée en peu de mains. Une contrée comme la France au contraire, où, sous le régime de la propriété personnelle, la plus grande partie de la terre tend à passer dans la possession directe des cultivateurs, sera toujours peu tentée d’emprunter des institutions d’un autre âge ou d’un autre peuple pour introduire chez elle une transformation qui se fait sans cela. Dans un pays comme le nôtre, la démocratie même y gagnerait peu. Il faut se garder en effet d’exagérer les conséquences d’une telle révolution, si grande qu’elle semble. Le triomphe de la propriété collective ne serait point le triomphe du communisme ni même de l’égalité des conditions, car, si elles peuvent revivre en Russie ou ailleurs, les communautés agraires ne loferont qu’en s’adaptant à la liberté individuelle et par suite à une certaine inégalité. Quant à croire qu’il y ait là une solution complète et rationnelle de ce qu’on appelle le problème social, c’est une erreur manifeste. Peut-être serait-ce une solution dans un pays tout primitif, tout rural et agricole, tel que l’a longtemps été la Russie. Chez les peuples modernes, avec la division du travail entre l’agriculture et l’industrie, entre les campagnes et les villes, il n’en saurait être de même. Quel lot de terre donner aux millions d’habitans de nos capitales? Où prendre une dotation foncière pour les familles entassées dans nos villes, qui, grâce à l’industrie et au commerce, iront toujours en attirant dans leurs murs une plus notable partie de la population? Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est d’un prolétariat manufacturier et urbain, et ce que certains démocrates russes nous offrent comme un remède, comme une sorte de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise tout au plus bonne pour les campagnes.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai et du 1er août.
  2. M. Émile de Laveleye, dans ses savantes études sur les formes primitives de la propriété, a fait ici même connaître les communautés de village de la Russie, en même temps que celles de Java, en même temps que l’ancienne mark germanique et les communautés de famille des Slaves du sud (voyez particulièrement la Revue du 1er juillet 1872). Je n’aurai rien à reprendre ni rien à rectifier dans les tableaux de M. E. de Laveleye ; j’aurai seulement à les compléter en tirant parti de nombreux écrits russes publiés sur la matière, et spécialement de la grande enquête agricole de 1873, dont les résultats ont été rassemblés par le gouvernement en cinq volumes sous le titre de Doklad vysotch. outchregd. kommissii dlia izslédovaniia nynéchniago pologéniia selskago khoziaistva.
  3. Henry Sumner Maine, Village Communities in the east and west. — É. de Laveleye, la Propriété et ses formes primitives.
  4. Tchitchérine : Opyty po istorii rousskago prava : Obzor istoritcheskago rasvitiia selskoï obchtchiny v Rossii.
  5. Dans ce débat, il faut distinguer entre la propriété commune et la coutume des partages. Un Anglais, qui a consacré de longues années à l’étude des institutions agricoles de la Russie, M. Mackenzie Wallace, faisait récemment remarquer (Macmillan’s Magazine, june 1875) que dans certaines parties de la Russie où la terre est très abondante, chez les Cosaques du Don, par exemple, la coutume du partage était d’introduction récente. Tant que le nombre des habitans était trop faible pour occuper tout le sol, chacun était libre de cultiver autant de terre qu’il lui plaisait et là où il voulait, pourvu qu’il n’empiétât point sur les cultures des autres. L’accroissement de la population devait naturellement mettre un terme à cette sorte de droit de jouissance du premier occupant. Pour que chaque Cosaque eût sa part du sol et fût capable de remplir ses obligations vis-à-vis de l’état, il a fallu recourir aux partages périodiques. Autrement, si les nouvelles générations eussent pu librement émigrer, par exemple, et si chacun fût demeuré en possession de la terre par lui cultivée, ces Cosaques auraient pu passer sans transition de la propriété commune indivise à la propriété personnelle. Il en eût pu être de même en d’autres parties de la Russie, si l’intérêt de l’état et des seigneurs n’y eût mis obstacle. Cette remarque fournit un moyen de rapprochement entre M. Tchitchérine et ses adversaires.
  6. Voyez la Revue du 1er avril.
  7. Dans la Lithuanie proprement dite, c’est-à-dire dans les gouvernemens de Kovno et de Vilna, de même que dans les trois provinces baltiques, on ne connaît que la propriété individuelle. Cette dernière a même été introduite dans quelques districts voisins de la Grande-Russie, du gouvernement de Pskof en particulier, par les colons esthoniens ou lettons de la Livonie et de la Courlande. En Russie-Blanche et en Petite-Russie, la propriété individuelle l’emporte encore sans comparaison, bien que son règne ne soit plus aussi exclusif.
  8. Ceci ressort de l’enquête agricole, t. II, gouvernement de Voronège. Pour terminer ce tableau, nous ferons remarquer que dans le gouvernement de Kherson, région d’Odessa, règne la propriété individuelle. En Bessarabie, où les Russes se mêlent aux Roumains, les deux systèmes coexistent. Il est à noter que plusieurs des colonies allemandes les plus florissantes, celles du Bas-Volga en particulier, ont adopté l’usage russe des partages périodiques.
  9. Ce point de vue peut être parfois conforme à la vérité sans l’être toujours et partout. Il est difficile de regarder les membres de la plupart des communautés de village comme descendant d’un ancêtre commun, alors même qu’ils se regardent traditionnellement comme tels. Haxthausen semble en tous cas s’être mépris sur les conditions historiques de la filiation de la commune et de la famille. Suivant lui, dans les communautés de village formées par l’extension ou le démembrement de la famille, la jouissance comme la propriété serait d’abord restée collective, ainsi que cela se voit encore aujourd’hui chez les Slaves du sud, dans la zadrouga serbe. Ce n’est qu’à une époque postérieure, et grâce aux difficultés de l’exploitation commune, que l’on aurait eu recours aux partages périodiques et à l’exploitation individuelle. Il se peut que les choses se soient passées ainsi pour les partages; mais, contrairement à cette théorie, les communautés de famille, dans leur forme actuelle au moins, paraissent plus modernes que les communautés de village, la zadrouga serbe que le mir russe. Les communautés de famille, en effet, telles qu’elles subsistent encore chez certains Slaves du sud, présupposent l’appropriation héréditaire du sol au profit d’un groupe, d’une famille déterminée. À ce titre, c’est un progrès de l’individualisation et une transition entre la propriété du clan et la propriété individuelle.
  10. Voyez, dans la Revue du 15 août, notre étude sur les résultats de l’émancipation.
  11. M. Le Play a, dans ses Ouvriers européens, p. 58 et 59, donné une monographie du régime économique d’une famille russe avant l’émancipation. On trouve dans le même volume une description semblable et à bien des égards analogue d’une famille bachkire des confins de l’Europe et de l’Asie.
  12. Première partie du Règlement général, ch. II, art. 38.
  13. On peut trouver des calculs à ce sujet dans un livre russe imprimé à Stuttgardt, Molodaïa Rossia, 1874, p. 65-66.
  14. Cette commission, réunie sur la proposition et sous la présidence du ministre des domaines, M. Valouief, était composée de hauts employés des ministères de l’intérieur, des domaines et des finances. Le principal objet de ses observations, dirigées à l’aide d’un vaste questionnaire, a été l’étude des effets de la propriété collective. La commission a reçu et publié environ un millier de rapports ou dépositions écrites, elle a entendu de vive voix plus de deux cents personnes, pour la plupart gouverneurs de province, maréchaux de la noblesse, membres des assemblées provinciales, etc. Par malheur, au milieu de tous ces déposans, il y a fort peu de paysans ou de fonctionnaires ruraux, fort peu d’hommes participant directement à la propriété commune ainsi soumise à l’enquête. En dépit de la haute intelligence et de l’impartialité voulue des rapporteurs, cette absence des représentans naturels des communautés rurales affaiblit en partie les conclusions de la commission.
  15. M. Ralston, dans une étude sur les proverbes russes (Quarterly Review, octobre 1875), cite d’autres proverbes de ce genre. Ainsi : La liberté gâte les femmes. Femme trop libre, mari volé, etc.
  16. Nékrasof, Annales de la patrie, n° de janvier 1874. Dans une élégie du même écrivain, qui s’est attaché à peindre les souffrances de la vie populaire, un paysan pleurant sa femme dit, en cherchant à se consoler : « Je ne la grondai jamais sans motif, et, quant à la battre, je ne l’ai presque jamais battue, hormis quand ma tête était prise de boisson. »
  17. Nékrasof.
  18. Haxthausen, Studien, t. III, p. 153-162, donne une description du régime de ces Cosaques avant les récentes réformes.
  19. Au mode de propriété correspondait jadis, dans cette singulière communauté militaire, le mode d’administration et de gouvernement. Ce qui survivait de l’ancienne constitution de ces Cosaques a été modifié par un oukase de 1874 pour être rapproché des institutions du reste de l’empire; mais cette réforme n’a pas été acceptée sans provoquer quelque résistance.
  20. Le mot tiaglo signifie une charge, une redevance ou contribution, et par suite les gens qui doivent cette redevance. Au temps du servage, on désignait par ce terme l’unité de travail à fournir au seigneur par famille, par ménage. Aujourd’hui on entend d’ordinaire par tiaglo tout couple marié.
  21. Les faits et les exemples mentionnes ici et plus loin sont d’ordinaire empruntés aux dépositions de la commission d’enquête agricole.
  22. Il est à noter qu’en Russie un grand nombre de propriétés personnelles sont soumises aux mêmes inconvéniens. La plupart des propriétaires, en effet, louent leurs terres aux communes de paysans, qui naturellement les cultivent de la même manière que leurs terres communales, en sorte que le régime de la collectivité s’étend indirectement au-delà du domaine de la communauté. » Quelle différence y a-t-il, disait récemment à ce propos un écrivain russe, entre une propriété personnelle mise chaque année en loyer et une propriété collective mise chaque année en partage? Il est plus difficile d’amener les propriétaires à allonger leurs baux que les paysans à reculer leurs partages. S’il faut une loi pour régler l’époque des derniers, pourquoi n’en faudrait-il pas pour régler la durée des premiers? » Kochelef, Ob obchtchinnom zemlevladénii v Rossii, p. 12-14, Berlin 1875.
  23. A Java, où domine également la propriété collective, des causes semblables ont produit des effets analogues. Le rapide accroissement de la population a réduit le lot de chaque travailleur à des parcelles encore bien autrement petites qu’en Russie. Là aussi on a demandé de mettre une limite au fractionnement du sol, ou mieux de substituer au mode de tenure actuellement en usage la propriété individuelle et héréditaire. Voyez l’ouvrage de M. de Laveleye sur la Propriété.
  24. Dans le nord, où l’industrie et le commerce sont fréquemment les principaux moyens d’existence des paysans, il n’est pas rare de voir des communes imposer à un artisan plus habile ou à un commerçant plus heureux deux lots de terre, c’est-à-dire double contribution, ce qui en somme revient à une sorte d’impôt sur le revenu.
  25. Rapport M. de Bouchene, Enquête agricole, t. III. Il résulte de là que tout crédit foncier populaire est fort difficile à établir en Russie. Cette délicate question a été récemment examinée par le prince A. Vasiltchikof et M. A. V. Jakovlef dans un ouvrage intitulé Melkii zemelnii kredit v Rossii, Saint-Pétersbourg 1876.
  26. On doit remarquer qu’en prenant le mot de prolétaire dans son sens étymologique, producteur d’enfans, rien n’encourage plus le prolétariat que le système communiste, qui donne une prime aux nombreuses familles. Par là aussi, en enlevant aux parens une grande part du souci que donnent naturellement les enfans, le communisme agraire peut indirectement encourager le prolétariat, dans le sens économique du mot, car, le sol étant restreint, ce régime risque d’amener à une multiplication des hommes plus rapide que la multiplication des moyens d’existence ou de bien-être. Cette considération a fait de Stuart Mill un adversaire de la propriété collective du sol ; mais elle n’aurait toute son importance que si la famille ne possédait ni instrument de travail, ni capital en dehors de la dotation territoriale à recevoir de l’état ou de la commune.
  27. Le prince Vasiltchikof, Melkii zemelnyi krédit v Rossii. La plupart de ces prolétaires ruraux semblent, il est vrai, devoir être des jeunes gens, des célibataires ou d’anciens soldats, parmi lesquels beaucoup pourraient plus tard recevoir un lot, car dans le même ouvrage on trouve que sur 1,193,000 ménages de paysans recensés dans une statistique partielle, il n’y en a que 75,000 complètement dépourvus de propriété foncière et 7,400 ne conservant plus que l’enclos héréditaire.
  28. Cette question des améliorations du sol par le fermier et des dédommagemens auxquels ces améliorations lui peuvent donner droit à sa sortie, est une de celles qui préoccupent le plus aujourd’hui les agronomes et les économistes anglais. Voyez William E. Bear, The Relations of landlord and tenant in England and Scotland, publication du Cobden Club, Londres 1876, chap. I, III.
  29. Environ 5 millions d’hectares (4,718,000), l’Alsace comprise. La propriété commune est très inégalement répartie en France. Nulle en certaines régions, elle est importante en d’autres. La commune où j’écris ces pages, par exemple, Rouvres-sur-Aube (Haute-Marne), possède 1,100 hectares de bois et une centaine d’hectares de pâturage, le tout pour une population qui dépasse à peine 400 âmes. C’est beaucoup pour un pays qui compte 70 habitans par 100 hectares. Ces communaux semblent contribuer à entretenir l’aisance dans les régions de l’est qui en sont encore pourvues; peut-être sont-ils aussi pour quelque chose dans le bon état des écoles et la diffusion de l’instruction, qui dans la Haute-Marne en particulier est universelle.
  30. Sur la législation française et anglaise à cet égard, voyez l’ouvrage de M. Paul Leroy-Beaulieu, de l’Administration locale en France et en Angleterre, p. 284-287.
  31. Dmitrief, Revolutisionny conservatism, p. 96-97.
  32. Voyez le prince Vasiltchîkof, Melkii zemelnii kredit v Rossii.
  33. Je ne crois pas qu’il y ait (aujourd’hui de statistique complète des terres des communes russes. Selon le prince Vasiltchikof (ouvrage cité plus haut), 65 millions de dessiatines (70 millions d’hectares) seraient demeurées entre les mains des anciens propriétaires, réduits au faible chiffre de 71,000 individus. Il y a quelques années, le même écrivain attribuait encore à cette classe 70 millions de dessiatines; la différence doit être récemment passée aux mains des paysans. L’état ou la couronne possédait environ 113 millions de dessiatines, les petits cultivateurs des diverses classes 4 millions 1/2, les paysans près de 123 millions. Il y a une douzaine d’années, le même publiciste n’attribuait à ces derniers que 109 millions de dessiatines. Il s’en faut que toutes ces terres de paysans soient des terres communes. Le régime de la communauté étant propre à la Grande-Russie, et les acquisitions récentes des paysans étant personnelles, l’étendue des terres communes ne doit pas, croyons-nous, dépasser 80 millions d’hectares, c’est-à-dire le cinquième ou le sixième du sol russe, et peut-être reste-t-elle fort au-dessous de ce chiffre. Il est à remarquer du reste que la relation des deux modes de propriété varie beaucoup suivant les régions. En général, dans les gouvernemens les plus fertiles et les plus peuplés, la plus grande partie de la terre appartient déjà aux paysans.
  34. En Angleterre par exemple, c’est là, croyons-nous, une des causes de l’excessive prédominance de la grande propriété. Longtemps il y eut chez nos voisins des petits propriétaires, et la force de l’état fut chez les yeomen. La grande propriété a englouti les débris de la petite, encore fréquente au XVIIIe siècle. La réduction des biens communaux par les enclosure acts n’a profité qu’à la première. Selon Fawcet, Manual of political economy, les enclosure acts ont depuis 1710 enlevé 8 millions d’acres aux communes pour les donner aux grands propriétaires. Voyez Taine, Notes sur l’Angleterre, ch. V, et l’étude de M. Wren Hoskyns dans les Systems of land tenure in varions countries. De là, en Angleterre, un prolétariat, un paupérisme rural comparable au prolétariat industriel d’autres pays.
  35. Samarine et Dmitrief, Revolutionny conservatism, p. 96, 97.
  36. Le Dr Julius Faucher, ''Systems of land tenure in varions countries, p. 336.