La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 16 (p. 644-677).
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

II.
LES CLASSES SOCIALES

III.
LE PAYSAN, L’EMANCIPATION DES SERFS ET SES CONSEQUENCES[1].

Un théâtre de Paris a longtemps joué cette année une pièce française, d’auteur russe et de mœurs russes, — pièce originale et incomplète, accueillie du public français avec une faveur marquée, sans en avoir peut-être été bien comprise, je veux parler des Danichef. Cette comédie, ou mieux ce drame qui peint la société russe avant l’émancipation, a pour héros un paysan, et l’on pourrait dire qu’il a pour sujet la supériorité morale du moujik. La noblesse vaniteuse et frivole, le clergé dépendant et timide, le marchand enrichi et servile font triste figure devant l’homme du peuple, devant l’ancien serf Ossip. « Cet homme est grand, cet homme vaut mieux que nous, ma mère, » dit de cet affranchi le jeune comte Danichef. Ce mot donne le sens de la pièce. La conclusion peut-être inconsciente et involontaire de ce drame rustique, c’est l’apothéose de l’homme du peuple aux dépens des classes privilégiées par la naissance, l’instruction ou la fortune. À ce point de vue, la comédie de l’Odéon, bien qu’écrite pour des Français et dans notre langue, appartient bien aux lettres russes contemporaines. Cette tendance souvent démocratique, parfois paradoxale, d’une littérature encore si mal connue de l’Europe, est une des choses qui révèlent le mieux le travail intérieur et inachevé de la société russe. Au premier abord, cela semble une singulière anomalie ; en y regardant de près, c’est un fait qui se comprend sans peine.

Dans un état presque tout rural, comme le demeure encore la Russie, le paysan forme la classe la plus importante, aussi bien que la plus nombreuse de la nation. Là, plus qu’ailleurs, c’est chez l’habitant des campagnes que se retrouve le fonds national. En présence de l’insignifiance relative des villes et de la population urbaine, le paysan est encore à lui seul tout le peuple russe. Cet homme qui dans la Russie tient une place naturellement prédominante, a longtemps été dédaigné et incompris d’une haute classe façonnée à des mœurs et à des idées étrangères. La réaction de l’esprit national contre le cosmopolitisme superficiel du XVIIIe siècle, la réhabilitation de la nationalité dans l’art, la littérature, la politique, devaient naturellement profiter avant tout au paysan, qui était l’homme russe par excellence. Ce peuple des campagnes, ce peuple de serfs, si longtemps l’objet des mépris et des rigueurs de tout ce qui était au-dessus de lui, se vit tout à coup étudié dans ses mœurs et ses coutumes, dans ses chants et ses croyances. Une fois à la recherche de ce qui était russe, la classe cultivée s’éprit d’autant plus, chez l’homme du peuple, des particularités nationales, qu’elle les avait elle-même depuis longtemps perdues. Ne trouvant plus dans ses hautes classes que des reflets décolorés ou de banales copies de l’étranger, la Russie se sentit soudainement heureuse de se découvrir chez le peuple des campagnes une originalité, un caractère, une personnalité. Satisfaite de s’être enfin reconnue, enfin retrouvée sous ses vêtemens d’emprunt, la Russie se mit à s’admirer elle-même dans le plus inculte de ses enfans, dans le représentant le plus légitime de sa nationalité, le paysan. Pour une grande portion d’une société raffinée, le serf à peine affranchi, le villageois ignorant, sale, grossier, devint ainsi un objet d’engouement et d’enthousiasme, un objet de respect et de vénération. Le moujik, l’homme russe naguère encore jugé indigne d’un regard, s’est vu élever sur l’autel, et le culte que lui ont rendu ses contempteurs de la veille n’a pas toujours été exempt de superstition, exempt de fétichisme. La mode n’est naturellement pas restée étrangère au succès de cette nouvelle religion. Comme toute conversion brusque, elle a eu ses excès en sens inverse des excès précédens, ses intempérances de foi et de zèle, et en même temps, à côté des croyans et des dévots, elle a eu ses incrédules et ses hypocrites. Dans ce pays d’ordinaire réaliste, des hommes habituellement incroyans et sceptiques ont été sur ce point pris d’une sorte de mysticisme. Des nihilistes déterminés ont été parmi les plus zélés sectateurs de la foi nouvelle, parmi les prêtres les plus intolérans de l’impersonnelle divinité. Comme d’autres religions du reste, celle-ci est souvent demeurée dans le domaine de la théorie, demeurée dans la tête ou dans l’imagination, et l’idole pourrait fréquemment dans la pratique se plaindre du sans-gêne de ses plus fervens adorateurs.

Cette sorte de culte à rebours, du haut de la société pour le bas, cette apothéose du moujik et du touloup, s’expliquent par des raisons propres à la Russie et des raisons empruntées à l’état social de l’Europe. Au sentiment russe issu de la désillusion des efforts trompés et d’une patriotique impatience de devancer l’avenir, s’est mêlé un écho du sentiment démocratique de l’Occident. Comme ailleurs en Europe, comme en France au XVIIIe siècle, nombre de Russes professent que c’est en revenant à la vie simple du peuple, que c’est en se retrempant aux sources de l’honnêteté et des vertus populaires que les hautes classes de la société retrouveront la vigueur et la santé morale, qu’elles se purifieront de la corruption dont les a infectées le contact de l’Occident[2]. Les propagateurs de ces idées ne s’aperçoivent pas qu’ils reviennent ainsi aux doctrines de Rousseau et au culte naïf de l’homme de la nature. En Russie, de semblables tendances proviennent à la fois d’un certain découragement, d’une certaine humilité des classes instruites, et d’un grand orgueil national, d’une grande foi dans l’énergie native et l’avenir du peuple. Des hommes fatigués d’imiter l’étranger, sentant que de longtemps ils ne peuvent guère que s’assimiler les œuvres d’autrui, des hommes résignés à leur propre impuissance et d’autant plus ambitieux pour leur patrie, en sont venus, par lassitude et par irritation de n’avoir pu faire davantage, à célébrer ce qui en Russie est resté pur de tout contact du dehors, ce qui n’a point essayé ses forces, ce qui est neuf, vierge, intact, en un mot la force populaire. De là cette adoration de l’homme inculte par l’homme cultivé, de là ces hommages d’un monde souvent élégant, ces agenouillemens de gens lettrés et instruits devant l’armiak et le touloup, devant la peau de mouton du paysan. « Nous autres, hommes civilisés, nous ne sommes que des guenilles ; mais le peuple, oh ! le peuple est grand. » Ainsi s’écrie, dans Fumée, un des personnages d’Ivan Tourguénef. Frappés de la stérilité relative des classes dirigeantes en Russie, ces fils désabusés de la civilisation occidentale lui tournent le dos, reviennent au moujik et mettent tout leur espoir en lui. Ils contemplent avec une joyeuse admiration ce peuple russe encore muet et comme dans les langes, ce peuple qui occupe la plus large demeure de l’humanité, et qui par le nombre l’emporte déjà sur toute autre nation chrétienne du globe. En présence de cette masse compacte de plus de 50 millions de paysans, les patriotes se prennent à faire des songes ; pour ce peuple encore ignorant et inculte, ils rêvent une grandeur intellectuelle, un rôle moral proportionné à sa masse et à l’immensité de sa demeure. Ce peuple de paysans est comme un œuf gigantesque qui n’est pas encore ouvert ; on ne sait ce qui en sortira, mais on en attend involontairement quelque chose de grand, parce qu’en dépit de la fable il semble qu’une montagne doive enfanter autre chose qu’une souris. On comprend le respect instinctif, la religieuse vénération d’un Russe devant ce lent travail de la nature, devant cette secrète incubation d’un peuple d’où dépendent toutes les destinées de la patrie. Les Russes en attendent volontiers une initiative nouvelle, une révélation politique ou religieuse, une rénovation de l’Europe et de l’humanité. Les devins ou les prophètes qui en annoncent la grandeur peuvent d’autant plus librement prédire ce que dira, ce que fera ce sphinx populaire, qu’il n’a pas encore ouvert la bouche et n’est pas encore éveillé. Certes d’aussi hardies espérances peuvent n’être pas sans illusion. Il n’y en a pas moins là un mystère, un arcane intéressant hautement la civilisation, et l’on doit pardonner au patriotisme qui : à force de le méditer, y égare quelque peu sa raison.

Pour une partie des classes lettrées, le paysan, l’homme du peuple, est ainsi une divinité inconsciente, pareille à ces dieux enfans, à ces dieux embryonnaires de l’Égypte, dont la force divine est en puissance sans avoir encore été en acte, et dont on adore l’énergie secrète avant qu’elle n’ait pu se manifester au dehors. Pour un autre monde, pour une autre école, l’homme du peuple, le paysan, n’est qu’une sorte de matière brute, de matière première humaine, une argile n’ayant d’autre forme que celle que lui donnent les classes supérieures. Ainsi s’exprimait récemment un des plus remarquables défenseurs des tendances aristocratiques en Russie, le général Fadéef. Par opposition aux hautes classes, à la noblesse, qu’il appelle habituellement la couche cultivée, l’ingénieux écrivain désigne d’ordinaire le peuple sous le nom de force élémentaire (stikhiinaïa sila) ou de matière plastique, de protoplasme, et regarde cette force élémentaire comme semblable à elle-même en tout pays et partout dénuée d’esprit propre, partout incapable de développement spontané[3]. Il est inutile de montrer ce qu’ont de commun ces deux points de vue opposés et ce que l’un et l’autre ont d’outré. Si la littérature s’est singulièrement rapprochée du peuple en Russie, elle l’a trop souvent abordé avec des vues préconçues, n’y cherchant que ce qu’elle y voulait trouver. Les uns ont cru découvrir dans les secrètes profondeurs de l’esprit populaire des puissances cachées qu’ils opposaient à l’infécondité de la culture étrangère des hautes classes ; d’autres, plus dédaigneux ou plus superficiels, n’ont vu dans l’âme populaire que ténèbres et barbarie, que vide et néant. Dans le monde pratique se rencontrent à l’égard du paysan les mêmes différences de point de vue, les mêmes contradictions que dans le monde théorique et littéraire. « Qu’avez-vous besoin de vous intéresser à notre moujik ? C’est une brute dont on ne fera jamais un homme, » me disait aux bords du Volga une dame de province, et le même jour, sur les mêmes lieux, un autre propriétaire me disait avec autant d’assurance : « Le paysan le plus intelligent de l’Europe, c’est à mon avis le contadino de l’Italie du nord ; mais notre moujik lui rendrait des points. » Ainsi élevé par les uns, abaissé par les autres, on pourrait dire du paysan russe ce que Pascal dit de l’homme : ni si haut, ni si bas. L’intelligence du moujik n’est pas douteuse, et ses panégyristes sont manifestement moins éloignés de la vérité que ses détracteurs ; mais cette intelligence a été entravée et comme garottée par les événemens. Il y a dans les légendes russes un géant d’une force prodigieuse, sorte d’Hercule ou de Samson rustique, appelé Ilya de Mourom, et souvent regardé comme une personnification du peuple et du paysan russe[4]. Ce colosse populaire n’a pu depuis longtemps montrer sa force ni son génie. Ilya de Mourom était réduit en servitude ; jusqu’à ces dernières années, il était enchaîné à la glèbe et ne pouvait librement marcher où agir. Aujourd’hui que l’émancipation a dénoué ses liens, le géant peut de nouveau se mouvoir, mais, longtemps chargé de chaînes, il n’a point encore retrouvé le libre usage de ses membres et n’a plus conscience de sa force. Ce n’est qu’après des années d’affranchissement, après plusieurs générations peut-être, que ce peuple asservi pourra se reconnaître lui-même et montrer ce que l’avenir doit attendre de lui. Le paysan, courbé sous une servitude séculaire, n’a pu se redresser tout à coup ; sous l’affranchi d’hier se sent encore le serf de la veille. L’émancipation a été pour la Russie un événement capital, un événement sans analogue dans l’histoire des nations où le servage s’est effacé peu à peu ; l’émancipation a été le point de départ d’une foule de changemens, elle a entraîné des modifications, des réformes, dans le domaine entier de la vie nationale ; mais cette grande révolution n’a pu en quelques années donner tous ses fruits. Cela se pouvait d’autant moins que cette vaste opération d’affranchissement n’est pas encore achevée ; elle est seulement en voie d’exécution et ne sera entièrement terminée que dans les premières années du XXe siècle. Jusque-là, l’étude du paysan libre est inséparable de l’étude du servage et des conditions mêmes de l’affranchissement.


I

L’émancipation opérée par l’empereur Alexandre II n’a profité qu’à une moitié environ des paysans de l’empire. Les autres, appelés paysans de la couronne et établis sur les biens de l’état, étaient regardés comme libres, bien que leur liberté, soumise à certaines restrictions, ne fût pas entièrement ce que nous entendons sous ce nom en Occident. La grande masse des paysans russes se divisait ainsi en deux portions, en deux classes numériquement à peu près égales, et qui, même après l’émancipation, sont demeurées distinctes. D’un côté sont les paysans de la couronne ou paysans libres, de l’autre les paysans des particuliers ou serfs, aujourd’hui en voie d’affranchissement. Entre ces deux catégories principales s’en plaçait une troisième, à certains égards intermédiaire, c’étaient les paysans des apanages ou des biens réservés aux membres de la famille impériale[5]. Ces paysans, longtemps répartis en groupes divers, jouissaient primitivement de la même liberté et des mêmes droits. En Russie plus qu’en Occident, on pourrait dire que pour l’homme des champs la liberté était la condition primitive, la servitude de la glèbe la condition accidentelle, qui, en s’aggravant peu à peu, avait dégénéré en une sorte d’esclavage. Le servage russe n’était point né à la même époque que le servage des peuples occidentaux. C’est seulement à la fin du XVIe siècle, au moment où ils tombaient ou se relâchaient dans la plus grande partie de l’Europe, que les liens de la glèbe se nouaient en Russie. Dans l’ancienne Russie, il y avait des esclaves (kholopy, raby) ; c’étaient des prisonniers de guerre, des débiteurs insolvables, ou des gens qui par misère s’étaient eux-mêmes vendus à un maître. Ces esclaves étaient en petit nombre : la masse des paysans était considérée comme libre. De bonne heure néanmoins, les hommes des champs se trouvèrent vis-à-vis des hommes de guerre et de la droujina dans une situation inférieure et dédaignée. Les premiers étaient appelés petits hommes, moujiki, ou encore demi-hommes, polylioudi, par opposition aux guerriers, aux membres de la droujina, auxquels était réservé le titre d’homme (moujy), ou d’hommes complets (polnylioudi). Tel est le sens méprisant du diminutif encore aujourd’hui vulgairement employé pour désigner le paysan : moujik, c’est-à-dire petit homme, homunculus[6]. En Moscovie, ce nom était appliqué aux habitans des villes et à ceux des campagnes, aux marchands comme aux villageois. Dès avant l’établissement du servage, les moujiki ou petits hommes avaient pour principal rôle de faire vivre les hommes, les moujy, et de cultiver pour ces derniers les terres que le souverain concédait à ses serviteurs en salaire ou comme moyen d’entretien. Les moujiks, les hommes noirs, comme on les appelait aussi (tchernye lioudi), n’étaient cependant alors enchaînés ni à la personne du maître qu’ils servaient, ni à la terre qu’ils cultivaient. De même que les membres de la droujina et les boïars pouvaient passer à leur gré d’un prince, d’un kniaz à un autre, les hommes du peuple, les paysans pouvaient changer de maître, pouvaient passer d’une terre ou d’un lieu à un autre[7]. Les hommes noirs possédaient ainsi à un certain degré, tout comme les guerriers et le droujinnik, le droit de libre service avec le droit de libre passage, et, comme le boïar, le moujik perdit le premier de ces droits en perdant le second, qui en était la garantie. Ce droit de libre passage, les paysans de la Moscovie l’exerçaient une fois par an, le 26 novembre, jour de la Saint-George, ou mieux toute la semaine qui précédait et toute la semaine qui suivait cette fête. Avant l’établissement du servage, alors que les bras étaient déjà fort recherchés, le pomêchtchik, le propriétaire qui voulait retenir ses paysans, recourait, dit la tradition, au goût séculaire du moujik pour la boisson, et maintenait ses tenanciers en état d’ivresse pendant toute la quinzaine où ils pouvaient librement disposer d’eux-mêmes. Quand cette précieuse faculté lui fut enlevée, le paysan n’en perdit pas le souvenir ; aujourd’hui encore, après trois siècles de servitude, la fête qui jadis lui rendait sa liberté, inspire au moujik un amer souvenir, et le jour de la Saint-George est devenu chez le peuple l’expression proverbiale du désappointement.

Pour attacher le paysan à la glèbe, il suffit de lui ravir le droit de changer de terre et de domicile à la Saint-George. Cette défense, d’abord temporaire, puis renouvelée et confirmée par plusieurs souverains, finit par devenir une des lois fondamentales de l’état. La principale institution de la Russie des derniers siècles sortit ainsi d’une simple mesure de police. Le fait le plus important de l’histoire du peuple passa pour ainsi dire inaperçu, dans l’histoire de la nation. Le servage s’établit en Russie comme ailleurs il disparut, presque insensiblement, sans que les contemporains en fussent frappés., C’était à la fin du XVIe siècle, au milieu des grandes guerres contre les Lithuaniens et l’ordre teutonique, Les serviteurs de l’état pourvus de terres par le souverain se plaignaient de l’insuffisance de leurs moyens d’entretien. La main-d’œuvre était rare et précieuse dans ce pays, où la terre abondait et où manquait la population. Les propriétaires, les pomêchtchiks, se disputaient les bras et les paysans : les petits accusaient les grands d’attirer à eux tous les laboureurs. Un tel état de choses mettait en péril la force militaire de la Moscovie au moment le plus critique de son histoire[8]. Le système financier de l’état, alors aussi fort primitif, se trouvait menacé en même temps que son système militaire par les fréquens changemens, les émigrations, le vagabondage des gens taillables. C’était l’âge où l’empire moscovite, récemment agrandi aux dépens des Tatars, offrait aux cultivateurs des ingrates régions du nord les terres plus fertiles du sud, l’âge où, pour se soustraire à l’impôt et mener la libre vie de Cosaques, les hommes aventureux fuyaient vers le Volga et le Don, vers le Kama et la Sibérie. L’homme se dérobait au fisc comme aux propriétaires, Pour assurer au pays ses ressources financières et militaires, le plus simple moyen était de fixer l’homme au sol, le paysan au champ qu’il cultivait, le bourgeois à la ville qu’il habitait. C’est ce que firent Godounof et les tsars du XVIIe siècle. Depuis lors jusqu’au règne d’Alexandre II, le moujik est demeuré fixé à la terre, affermi, consolidé : prikrêplennyi, car tel est le sens du terme russe que nous traduisons assez improprement par le mot de serf. Le servage russe ne fut pas autre chose et n’eut pas d’autre origine ; il sortit des conditions économiques, des conditions physiques mêmes de la Sloscovie, considérablement agrandie par les derniers souverains de la maison de Rurik et menacée de voir sa mince population s’écouler et se perdre dans ces vastes plaines comme des ruisseaux au sein du désert. Dans cette Europe orientale, dans ce pays de cabanes de bois presque aussi aisées à transporter ou à refaire que la tente ou le gourbi de l’Arabe, l’homme avait peu d’attachement pour le sol, peu de goût pour l’agriculture. Trois siècles de servage n’ont pu faire disparaître entièrement chez le moujik d’aujourd’hui ce trait de caractère souvent à tort attribué au sang slave, ce penchant pour la vie nomade et vagabonde, encouragé par les longues rivières et les plaines sans fin. Le servage qui lia l’homme à la terre peut être regardé comme une réaction de l’état contre ces instincts aventureux qui, à la suite des Cosaques, entraînaient aux extrémités de l’empire la partie la plus vigoureuse, la plus active du peuple russe, ainsi qu’à la même époque les Conquistadores attiraient sur leurs pas en Amérique la jeunesse espagnole. Moins la Russie était limitée par la nature, plus le sol était vaste et plus l’homme avait besoin d’y être enchaîné : le servage le retint et pour ainsi dire l’immobilisa.

C’est en 1593, sous le règne de Fedor, le fils d’Ivan le Terrible, et sous l’inspiration de son beau-frère et successeur Godounof, que fut enlevé aux paysans le libre passage d’une terre à une autre. De ce seul fait, d’une mesure originairement provisoire découla le servage du moujik. On avait vu quelque chose d’analogue douze siècles plus tôt dans l’empire romain, lors de l’établissement du colonat sous les empereurs chrétiens. Une fois affermi, une fois attaché à la terre, le paysan moscovite tomba peu à peu dans une dépendance que le législateur n’avait point prévue : il devint le bien, la chose du propriétaire. Des ukases des premiers Romanof confirmèrent et complétèrent l’œuvre de Godounof La réforme de Pierre le Grand resserra les liens du paysan au lieu de les relâcher, la servitude devint plus étroite en étant mieux réglée. Le premier recensement général (pervaïa revisia), opéré en 1722 et depuis renouvelé de dizaine en dizaine d’années, fournit au servage des registres réguliers. Par mesure de simplification et par économie, l’état abandonna aux propriétaires presque toute l’administration et la police de leurs terres, et le servage devint d’autant plus difficile à détruire qu’il était devenu un instrument de gouvernement, un des principaux rouages d’une machine politique encore peu compliquée.

Le servage ne s’était pas répandu sur toute la Russie d’une manière égale ; dans les pays éloignés et presque déserts, où il y avait peu de propriétaires, dans la région des grands lacs et de la Mer-Blanche, comme dans la Sibérie conquise par les Cosaques, les règlemens sur l’enchaînement du paysan au sol n’avaient point pénétré ou n’avaient point été exécutés. Ces contrées déshéritées de la nature ont toujours presque entièrement ignoré le servage et la noblesse : la liberté comme l’égalité primitive s’y étaient maintenues jusqu’à nos jours[9]. Au sud, les Cosaques avaient également repoussé cette institution, qui grossissait leurs rangs de tous les serfs fugitifs. L’Ukraine, la Petite-Russie de la rive gauche du Dnieper, est, jusqu’au règne de Catherine II, demeurée indemne du servage. Au moment de l’émancipation, le centre historique de la Russie était encore le centre du servage, qui des environs de Moscou rayonnait en s’affaiblissant vers le nord et le sud, vers l’Europe et l’Asie. A l’ouest, le servage moscovite rencontrait dans la Russie-Blanche et la Lithuanie le servage polonais, auquel avait été soumise toute la population russienne ou lithuanienne des campagnes. Par une singulière anomalie, c’était la race dominante, la race slavo-lithuanienne, la race russe en particulier, qui dans l’empire russe était le plus généralement courbée sous le servage, tandis que les Tatars de l’est, les Roumains de la Bessarabie, les colons allemands et les tribus finnoises avaient pour la plupart gardé leur liberté.

La condition des paysans fixés sur les terres des particuliers variait beaucoup suivant les régions, les coutumes et les maîtres. Pour décrire toutes les formes du servage, il eût fallu classer les krêpostnyé lioudi en une vingtaine de groupes différens[10]. Ces divers modes de servitude se ramenaient à deux types, à deux états principaux, aujourd’hui encore temporairement en usage, la corvée ou barchtchina (boïarchtchina, le travail dû au boïar ou seigneur) et la redevance en argent ou obrok, La corvée, le travail personnel du serf pour le maître, était la forme primitive, rudimentaire. D’ordinaire les paysans travaillaient trois ou quatre jours au profit du propriétaire, l’autre moitié de la semaine ils cultivaient les terres que le propriétaire leur abandonnait pour leur entretien. Comparé à la corvée, l’obrok ou redevance annuelle en argent, constituait un véritable perfectionnement ou adoucissement du servage. Ce système était surtout en usage dans le voisinage des centres de production ou dans les contrées peu fertiles. Par l’obrok, le paysan rachetait, ou mieux, louait temporairement l’usage de sa liberté, quittant la terre seigneuriale pour exercer tel ou tel métier à la campagne ou dans les villes. Grâce à l’obrok, beaucoup de serfs avaient cessé toute vie rurale, mais il suffisait d’un ordre de leur maître pour les rappeler à la charrue. Au moyen de ces redevances en argent, le but primitif du servage, qui devait fixer l’homme au sol, était tourné, le serf à l’obrok redevenait maître de lui-même ; extérieurement il était libre, mais il demeurait retenu par un lien qui, quelle qu’en fût la longueur, l’enchaînait à son maître. Le taux de la redevance annuelle variait considérablement suivant les régions, les exigences du maître et les aptitudes des serfs. En général, l’obrok oscillait entre 25 et 50 francs par an. On voit que sous ce régime on n’était vraiment riche qu’en possédant des villages ou plutôt des cantons entiers. La pauvreté des petits propriétaires les contraignait à tirer de leurs serfs tout ce qu’ils en pouvaient arracher. Les paysans des grands pomêchtchiki, auxquels la richesse rendait la générosité facile, étaient d’ordinaire plus heureux ; habituellement ils étaient soumis à une redevance fixe ; le maître usait même rarement de la capacité ou des bonnes affaires de ses paysans pour augmenter le taux de leur obrok. On connaît des grands seigneurs qui avaient pour serfs des marchands millionnaires, qui se seraient fait scrupule de profiter de l’opulence de ces hommes, et dont la vanité ne se faisait point conscience de les retenir dans le servage. Les paysans de la couronne ou paysans libres, établis sur les terres de l’état, étaient au régime de l’obrok. En plus de l’impôt de capitation et des taxes locales, ils payaient à l’état une redevance qu’on pouvait regarder comme une sorte de loyer de la terre et qui variait entre 2 et 3 roubles (8 et 12 francs). Ces paysans, n’ayant d’autre seigneur que l’état, avaient deux grands avantages, l’un de payer des redevances plus fixes et moins lourdes ; l’autre de ne point appartenir à des maîtres changeans, variant d’humeur d’un domaine à l’autre. Ils étaient en possession de libertés communales, et, lors de l’émancipation, leurs institutions ont servi de modèle à l’organisation administrative des serfs affranchis. En dépit de la pression et des concussions d’employés souvent corrompus, les paysans de la couronne étaient d’ordinaire plus riches que les paysans des particuliers. Encore aujourd’hui leurs villages ont un air de bien-être et de propreté qui les fait souvent reconnaître à première vue.

Le servage en Russie, comme l’esclavage en Amérique, a eu ses défenseurs dans le passé, et compte encore aujourd’hui des panégyristes. Il est certain que d’ordinaire la servitude du paysan n’était pas pour lui sans quelque compensation : le serf avait le bénéfice comme les inconvéniens de la tutelle, il était le protégé en même temps que le serviteur de son maître. Le servage russe, qui n’était fondé ni sur la conquête comme dans les provinces baltiques, ni sur la différence de race comme l’esclavage américain, avait gardé jusqu’à la fin quelque chose de plus paternel, de plus patriarcal. Il est certain aussi qu’en dépit des adoucissemens apportés par les mœurs, un tel régime était nuisible à l’homme asservi, nuisible au pays, nuisible au maître même. Le paysan des hommes bizarres ou corrompus était exposé à toutes les misères, à toutes les oppressions, à toutes les hontes, la loi ne le pouvant garantir efficacement contre la cupidité, la brutalité ou la débauche du seigneur. Il y avait dans le servage un mal incurable, la violation de la conscience humaine, l’effacement de la responsabilité morale. Le mal économique n’était pas moindre, l’institution profitait peu à la classe qui en devait bénéficier. Bien que le droit d’avoir des serfs appartînt à toute la noblesse héréditaire, on ne comptait, au moment de l’émancipation, qu’environ cent-vingt mille propriétaires de serfs, dont le plus grand nombre était dans une situation médiocre. Trois ou quatre mille de ces propriétaires de serfs n’avaient pas de terre, car au XVIIIe siècle les serfs avaient fini par se vendre sans la terre[11]. Pour être à son aise, il fallait posséder des centaines d’âmes, pour être vraiment riche, des milliers, tant le servage produisait peu, tant cette confiscation séculaire du travail humain en avait ravalé le prix. Le travail gratuit des paysans ne suffisait même point à ceux qui en avaient le monopole. Le labeur servile était escompté et dévoré d’avance par un grand nombre de propriétaires. Au moment de l’émancipation, les deux tiers des terres habitées, c’est-à-dire peuplées de serfs, ou mieux les deux tiers des serfs eux-mêmes, car c’est sur la tête des paysans que prêtaient les banques, étaient engagés, étaient hypothéqués dans les lombards ou établissemens de crédit de l’état. Le pomêchtchik n’avait donc le plus souvent que l’apparence de la propriété, et au lieu de fructifier dans le sol, les sommes avancées par l’état sur le corps des moujiks s’évaporaient d’ordinaire en fêtes et en plaisirs. Le servage dans les derniers temps menaçait ainsi d’aboutir à la ruine de la noblesse, pour laquelle il avait été institué, et s’il n’avait pas arrêté tout progrès dans la nation, c’était grâce aux redevances en argent, grâce à l’obrok, qui, en restituant aux serfs une liberté conditionnelle, neutralisait les pires effets de la servitude.

On est étonné qu’un tel ordre de choses ait pu durer aussi longtemps. A certains égards, on pourrait dire que pendant ses trois siècles de durée, le servage n’avait jamais été entièrement accepté du peuple. Plusieurs fois, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à la suite de Stenka Razine et de Pougatchef, les paysans s’étaient laissé soulever au nom de la liberté. La couronne qui l’avait imposé, la noblesse qui en bénéficiait ne regardaient plus depuis longtemps le servage comme une institution irrévocable et définitive. L’émancipation n’a peut-être été autant retardée que grâce aux appréhensions suscitées par les mouvemens révolutionnaires de l’Europe qui en semblaient devoir précipiter l’exécution. L’empereur Alexandre Ier paraissait fait pour une telle œuvre, il la prépara par une expérience partielle en faisant libérer les serfs des trois provinces de la Baltique, les paysans esthoniens et lettons, peut-être les plus opprimés de tous, parce que d’une autre race que leurs conquérans et seigneurs allemands. L’empereur Nicolas, suivant l’exemple de son frère, allégea et relâcha autant que possible les liens qu’il n’osait rompre. L’émancipation était son rêve favori, et l’on assure qu’à son lit de mort Nicolas en légua l’accomplissement à son fils et successeur. Ce fut probablement du reste un bien pour l’empire que cette grande tâche n’ait pas été affrontée plus tôt, la préparation en fut plus sûrement étudiée, l’exécution plus hardiment conduite.

Une des choses qu’il importe le plus de ne point perdre de vue si l’on veut comprendre la transformation contemporaine de la Russie, c’est la part qu’y ont prise l’opinion et l’esprit public. La littérature, qui chez les peuples modernes ouvre toujours le chemin, les lettres sous toutes leurs formes, poème, roman, histoire, critique, avaient d’avance frayé la route ; elles n’avaient eu pour cela qu’à ramener l’attention des hautes classes vers le peuple et les mœurs populaires. Comme en Amérique, des romanciers furent les apôtres ou les prophètes de l’émancipation. La Russie a eu mieux que la Case de l’oncle Tom et les novels à tendances des femmes américaines ; elle a eu dans les Ames mortes de Gogol, dans les Mémoires d’un Chasseur d’Ivan Tourguénef, des tableaux d’une admirable vérité, ou plutôt des miroirs où, comme dans une glace polie, se reflétaient sans travestissement, sans faute de dessin ou de couleur, le visage et la vie des serfs et des maîtres. Les publicistes du dedans et du dehors étudiaient scientifiquement la réforme que faisaient ardemment désirer les peintures des romanciers. Sur ce point, les deux courans qui d’ordinaire se disputent l’esprit russe, le courant européen et le courant national, poussaient dans le même sens. Toutes les écoles, slavophiles et occidentaux, étaient d’accord sur le but ; la même cause avait pour avocats Nicolas Tourguénef et Herzen. Ce n’était plus un souverain, un homme isolé, ce n’étaient plus quelques individus formés à la discipline de l’étranger qui menaient, en l’éperonnant et la fouettant au besoin, la nation par la bride ; c’était de l’esprit public, de l’opinion que venaient l’impulsion et la direction. Il y a eu là un mouvement national comparable sans injustice au mouvement d’où est sortie la révolution française. Ce phénomène nouveau dans l’histoire russe est à lui seul aussi digne d’attention que l’émancipation même. Jusque-là, sous les Romanof comme sous les Rurikovitch, dans la Russie moderne comme dans l’ancienne Moscovie, tout s’était fait par l’impulsion d’en haut, toute l’initiative était venue du gouvernement. Il en a été tout autrement pour l’émancipation et les grandes réformes qui l’ont accompagnée. A cet égard, l’œuvre d’Alexandre II diffère totalement de l’œuvre de Pierre le Grand et montre tout le progrès de la Russie dans l’intervalle ; la première était l’œuvre d’un homme, la seconde est déjà l’œuvre d’un peuple. La Russie, au moment de l’émancipation des serfs, n’apparaît plus seulement comme une sorte de matière inerte, de matière à expériences administratives, ou, selon le mot d’un Russe instruit, comme une sorte de laboratoire sociologique, c’est une nation sortie de l’enfance qui, au lieu de s’abandonner aveuglément à la conduite d’un père ou d’un tuteur, travaille elle-même à son propre développement.

Si préparée, si réclamée qu’elle fût de la nation et de l’opinion publique, l’émancipation des serfs se fût peut-être encore longtemps fait attendre sans la malheureuse issue de la guerre de Crimée. Il est chez tous les peuples de ces réformes si graves, si compliquées, touchant à tant d’intérêts, qu’on ne se décide à y mettre la main que sous la pression d’un grand événement, sous le stimulant d’un grand péril ou d’une calamité nationale. Pour les nations comme pour les individus, le malheur est souvent le meilleur conseiller, et une blessure extérieure, une défaite militaire a plus d’une fois été le point de départ de la rénovation, de la régénération morale d’un grand peuple. Ce que Iéna avait été pour la Prusse et l’Allemagne, ce que Novarre a été pour le Piémont et l’Italie, la guerre de Crimée, qui avait à peine entamé la frontière russe, le fut pour la Russie. Cette campagne si stérile pour la Turquie, qui, sous la protection de l’Occident se corrompit de plus en plus, a été d’une admirable fécondité pour l’empire vaincu. La chute de Sébastopol fut pour le servage une irrémédiable défaite. J’ai entendu raconter en Russie qu’un ancien serf avait chez lui le portrait de Napoléon III avec cette inscription : « au libérateur des serfs. » Je ne sais si l’anecdote est vraie, mais ce qui est certain c’est que, sans le savoir, c’était au profit du moujik, au profit du peuple russe que se battaient la France et l’Angleterre. A cet égard, la Russie a été heureuse de sa défaite même ; jamais un pays n’a peut-être acheté aussi bon marché sa régénération nationale. D’une guerre dont l’issue ne lui coûta que des sacrifices d’amour-propre, d’une paix dont les clauses humiliantes ont été rapidement effacées, il ne lui est resté qu’une durable transformation intérieure.


II

C’était un mouvement national qui, sous la pression d’une défaite, poussait de toutes parts à l’émancipation ; la nation devait-elle prendre à l’œuvre même une part directe ? Allait-on comme Catherine II, et dans un dessein mieux défini, réunir les députés des différentes provinces et des différentes classes de l’état en une sorte d’états généraux ? Quelques esprits le pensaient. Plusieurs personnes annonçaient qu’en dédommagement de la perte de ses serfs, la noblesse allait recevoir des droits politiques, et que de l’émancipation sortirait une constitution. En dépit des apparences, il est probablement heureux que les choses ne se soient point passées ainsi, qu’au lieu de faire délibérer directement des députés de la noblesse ou des autres classes, le gouvernement les ait simplement interrogés par voie consultative. Pour être efficace, pour être équitable, une assemblée eût dû comprendre à la fois des représentans des deux intérêts opposés, des représentans des serfs et des anciens seigneurs, et les premiers ne pouvant être appelés à délibérer sur leur avenir, il y aurait eu injustice à remettre la discussion aux seuls propriétaires. Une assemblée où eût nécessairement dominé l’un des deux élémens hostiles eût difficilement échappé à l’alternative d’un replâtrage aristocratique ou d’une loi agraire. Entre le paysan et le pomêchtchik, il n’y avait qu’un juge naturel, un arbitre désintéressé, la couronne. C’était une de ces situations où une monarchie élevée au-dessus de toutes les classes et fidèle à sa mission d’impartialité est la plus apte à trouver une solution équitable. Les assemblées de la noblesse des diverses provinces furent appelées à examiner la question et à donner leur avis, mais la rédaction du projet de loi fut confiée à une commission nommée directement par le souverain. Cette commission, composée des hommes les plus distingués, des esprits les plus actifs, mit au jour un projet bien autrement libéral, bien autrement favorable au peuple, que les vues adoptées par la plupart des assemblées de propriétaires. Les décisions en furent même jugées si démocratiques que des influences de cour en firent modifier certaines clauses, et aujourd’hui même que l’opération est en voie d’achèvement, une partie du monde officiel tend plus ou moins ouvertement à réagir contre certaines des conditions de l’acte d’émancipation.

L’œuvre accomplie par les Russes n’était pas sans exemple, sans modèle en Europe ; pour ne parler que des états voisins, la Prusse et l’Autriche avaient dans ce siècle même, à différens intervalles, accompli sur une échelle plus modeste une tâche analogue. L’émancipation, telle qu’elle avait été conduite en Prusse après Iéna, sous l’influence du baron de Stein, offrait à la Russie des leçons dont elle a heureusement profité, sans copier personne[12]. Nulle part en Europe le servage n’a été abrogé dans des conditions aussi favorables aux anciens serfs. Au lieu de se contenter de leur donner la liberté personnelle, la liberté nue pour ainsi dire, la Russie a doté les paysans de terres ; elle ne s’est pas, comme la Prusse de 1809 ou de 1848, arrêtée à mi-chemin, laissant les paysans émancipés sous le patronat et la tutelle de leurs anciens seigneurs, dans une sorte de servage administratif. La Russie s’est du premier coup décidée à constituer ses serfs en communes indépendantes de leurs maîtres de la veille. Tandis que le Bauer de la Prusse orientale est au moins jusqu’aux réformes de 1872 demeuré sujet et vassal de la Ritterschaft, le moujik russe, grâce à la propriété du sol et grâce à l’autonomie de sa commune, a été émancipé à la fois économiquement et administrativement.

Le grand résultat du système d’émancipation adopté en Russie, c’est d’avoir pourvu les affranchis de terres, d’avoir fait des anciens serfs des propriétaires. C’est là le principal mérite de l’émancipation et cela en fut naturellement la grande difficulté. Aux yeux d’une grande partie de la noblesse, aux yeux des politiques les plus timides, il suffisait de rendre aux paysans la liberté personnelle. C’était ce qu’avait fait l’empereur Alexandre Ier pour les serfs des provinces baltiques. Qu’est-ce que le servage ? disaient les théoriciens de ce système. C’est le travail de l’homme concédé gratuitement à un autre homme. Pour abolir le servage, il n’y a qu’à supprimer la gratuité du travail. Comment, continuait-on, s’est établi le servage ? Par un règlement de police défendant aux paysans de passer d’une terre à une autre. Comment abroger cette institution ? En rendant au moujik le droit d’aller et de venir.. Ainsi entendue, l’émancipation eût été une opération fort simple ; mais quels en eussent été les résultats ? Le paysan n’eût recouvré la liberté que pour tomber dans une situation souvent plus misérable qu’au temps de son esclavage. Le moujik fût resté pendant des années, des siècles peut-être, complètement exclu de la propriété : tout ce peuple de serfs émancipés eût formé une nation de prolétaires. Tel était le langage des partisans de la dotation territoriale, telle fut l’opinion qui triompha dans la commission. Le gouvernement russe a été ainsi conduit à faire au profit des paysans, aux dépens des propriétaires, une sorte de loi agraire, une sorte d’expropriation du sol pour cause d’utilité publique. On le lui a souvent reproché comme une mesure révolutionnaire. On a comparé ces allocations forcées de terres seigneuriales aux confiscations et aux biens nationaux de la révolution française. Il y a dans ces rapprochemens une singulière exagération. Pour apprécier de pareilles mesures, il ne faut pas seulement tenir compte des nécessités politiques, il faut se rappeler l’origine ambiguë, l’indécision, l’obscurité du droit de propriété en Russie. A qui du propriétaire ou du paysan appartenait réellement le sol ? Tous deux y avaient des prétentions, et si la loi décidait officiellement en faveur du premier, le second pouvait invoquer la coutume pour les terres dont les seigneurs lui abandonnaient traditionnellement la jouissance, Si le pomêchtchik avait reçu son bien du souverain en échange de ses services, le moujik en pouvait souvent être considéré comme l’habitant et l’usufruitier, avant la concession faite à son seigneur. A prendre ainsi les choses, le gouvernement russe n’a point enlevé aux uns pour donner aux autres, il à plutôt distingué entre des prétentions rivales, séparé des droits et des intérêts opposés, et cela en imposant aux deux adversaires un compromis. Le paysan eut une portion de la terre, mais il dut dédommager son propriétaire, et si des deux côtés il y a eu des déceptions et des plaintes, c’est qu’étant impartiale la sentence ne pouvait satisfaire entièrement aucune des deux parties.

La décision du gouvernement était d’autant plus sage, qu’une résolution opposée eût difficilement triomphé des résistances des paysans. Le paysan, en effet, tout serf qu’il était, n’avait cessé de se considérer comme propriétaire de la terre qu’il cultivait, de la portion de terre au moins que depuis plusieurs générations le seigneur lui abandonnait pour subvenir à ses besoins. « Je suis à toi, disait le serf à son maître ; mais la terre est à moi. » Une liberté qui l’aurait frustré des parcelles dont lui et ses pareils avaient la jouissance, n’eût semblé au moujik qu’une hypocrite spoliation. Il a déjà du mal à comprendre que pour obtenir l’entière propriété de cette terre qu’il regardait comme sienne, il soit obligé de dédommager l’ancien seigneur qui la lui abandonne. Lorsque fut publié le manifeste du 19 février 1861, indiquant les conditions de l’émancipation, les paysans ne purent cacher leur déception ; beaucoup se crurent dupés, et sur plusieurs points il y eut des troubles. On disait dans les campagnes que c’était le manifeste des seigneurs, un faux acte d’émancipation, que le manifeste impérial, le véritable acte officiel paraîtrait plus tard : peut-être y a-t-il encore des moujiks qui l’attendent. Les paysans ont eu besoin de plusieurs années pour bien entendre les conditions de la liberté qui leur était donnée, et se réconcilier avec elles. A vrai dire, ces pauvres serfs étaient pour la plupart hors d’état de comprendre les clauses de l’édit impérial (polojenie). Il leur manquait pour cela l’intelligence du langage juridique, une notion claire du droit de propriété, et la notion même de la liberté ; il leur manquait en même temps la confiance dans leurs maîtres ou dans les autorités locales chargées de leur expliquer le nouvel ordre de choses. Dressé à la méfiance par des siècles d’oppression, le paysan ne voulait croire que les rêves de son imagination, les fallacieuses promesses des émissaires démocratiques, ou les menteuses chimères des prophètes de village. Le serf habitué à l’arbitraire et étranger à l’idée de légalité, le moujik qui d’ordinaire a peu le sens du définitif et de l’irrévocable, s’est difficilement persuadé que l’acte d’émancipation pût être définitif et irrévocable. Ce peuple encore enfant attendant tout de l’intervention du tsar ou de l’intervention de Dieu, espérait vaguement un soudain changement de fortune, une brusque métamorphose de sa situation. Les traces de ces idées sont visibles dans mainte secte du raskol, dans les sectes millénaires qui prêchaient le prochain établissement du royaume de Dieu. Plusieurs années encore après l’acte d’émancipation, des prophètes populaires tels qu’un certain Pouchkine dans le gouvernement de Perm, annonçaient que selon la volonté du ciel, la terre devait être concédée au paysan gratuitement. Les illusions politiques se mêlaient aux illusions religieuses, et les fraudes des faussaires ou des mauvais plaisans aux hallucinations des illuminés. J’en citerai un exemple arrivé à ma connaissance dans le gouvernement de Voronège. Un séminariste en vacances, revenant de la campagne sans argent, et ne sachant comment avoir des chevaux pour achever sa route, imagina de s’en procurer aux dépens de la crédulité du moujik. « Je suis, disait-il aux paysans, un grand-duc voyageant incognito, en charrette, pour juger par moi-même de votre situation et voir ce que, dans votre intérêt, il faut changer à l’acte d’émancipation. » La ruse réussit, le séminariste fit ainsi plusieurs postes, gratuitement hébergé, voituré et remercié par ses dupes.

Pour comprendre la position matérielle et les sentimens des paysans émancipés, il faut se rappeler quelles sont les conditions de ce difficile partage de la terre, de cette sorte de liquidation entre le propriétaire noble et l’ancien serf, que depuis 1861 poursuit la Russie. Le prîncipe adopté par le gouvernement est un compromis : le paysan doit avoir la jouissance perpétuelle de sa maison, de son enclos, et en plus d’une portion des terres par lui cultivées ; mais cette maison et cette terre, le paysan en doit racheter la propriété au pomêchtchik qui la lui cède. A ce principe général, il y a cependant toute une classe de serfs qui fait exception, une classe émancipée sans terre, et par suite sans rachat ; ce sont les serfs domestiques, les gens de la cour (dvorovyè lioudi), c’est-à-dire les serfs employés à la ville ou à la campagne au service intérieur du maître. Pour ne point leur allouer de terre et d’isba, il y avait une bonne raison, c’est qu’ils n’en avaient point au temps du servage, que d’ordinaire ils n’avaient ni maison dans le village, ni part aux terres laissées en jouissance aux autres serfs, que le plus souvent même ils avaient entièrement abandonné la vie agricole. Les dvorovyè ont donc reçu purement et simplement la liberté personnelle. Pour eux, l’émancipation a été presque immédiate ; après avoir prolongé de deux années leur service gratuit, ils ont pu quitter leurs maîtres, ou se changer en domestiques salariés. Ces dvorovyè qui sont venus grossir la population prolétaire des villes, sont peut-être de tous les serfs ceux qui ont eu le moins à se louer de l’émancipation. C’est parmi eux, parmi les vieillards surtout, que se sont rencontrés les hommes les moins empressés à user de la liberté. On comptait au moment de l’émancipation environ 1 million et demi de ces gens de service. La domesticité si aisément recrutée par le servage en était démesurément et inutilement grossie. Comme dans tous les pays à esclaves, les demeures des riches propriétaires étaient encombrées de serviteurs des deux sexes, peu actifs, peu adroits, cuisiniers, valets de chambre, cochers, palefreniers, servantes, ouvrières de toute sorte. Cette population, à demi civilisée et à demi corrompue par le séjour des villes et l’approche du maître, formait souvent la portion la moins saine et la moins recommandable des serfs. Cette facilité d’avoir à son service des tribus d’hommes et de femmes, et le gaspillage de travail humain qui en était la suite, étaient pour les hautes classes une des grandes commodités matérielles et un des grands inconvéniens moraux du servage. Par ce côté, la vie russe se rapprochait plus de la vie du planteur des colonies que de la vie européenne, et le pomêchtchik puisait dans le servage les habitudes d’indolence que partout donne au maître l’esclavage.

Le double principe de l’allocation territoriale et du rachat une fois posé, il y avait deux points difficiles à fixer. Quelle serait la quantité de terre concédée au paysan ? Quel serait pour lui le mode de rachat ? Dans un pays aussi vaste, il était impossible de déterminer un même chiffre, une même quantité de terre pour tous les serfs émancipés. Le gouvernement a suivi une règle générale : il a voulu autant que possible que le lot concédé au paysan pût subvenir à la nourriture et à l’entretien d’une famille. Cette règle admise, il a fallu l’adapter à toutes les différences du sol, à toutes les diversités du climat, à toutes les inégalités de la population, et en dépit de la fréquente homogénéité et du peu de complexité du sol russe, cette seule opération exigeait un travail colossal. Il a fallu ensuite prendre en considération les rapports établis par la coutume et la loi entre le maître et le paysan. On fut ainsi obligé de recourir à plusieurs règlemens distincts. La Petite-Russie, la Lithuanie et les anciennes provinces polonaises eurent des règlemens particuliers, et dans la plus grande partie de ces contrées, l’opération du rachat fut précipitée et rendue obligatoire à la suite de l’insurrection polonaise de 1863. La Grande-Russie avec la Nouvelle-Russie, 34 gouvernemens formant plus des deux tiers de la Russie d’Europe ont été, pour le besoin de l’opération, divisés en trois larges bandes, en trois longues zones parallèles selon la nature du sol ou la diversité de la population : la zone des terres diverses, ou zone du nord, comprenant les terres les plus pauvres, la zone des terres noires, comprenant les terres les plus riches, et la zone des steppes, comprenant les terres les moins peuplées. Chacune de ces grandes zones a été elle-même subdivisée en une dizaine de régions, et dans chacune des 29 régions ainsi formées on a fixé un maximum et un minimum des terres à concéder aux anciens serfs, le maximum étant le chiffre le plus élevé auquel pussent prétendre les paysans, le minimum, le chiffre le plus bas auquel ils pussent descendre. En prenant la moyenne de ces différentes régions, l’allocation réglementaire est de 3 ou 4 dessiatines par tête de paysan mâle. Elle monte jusqu’à 7 dessiatines dans le nord, jusqu’au dessus de 10 dans les steppes du sud, et descend à 2 dessiatines et au-dessous, dans les riches contrées de la terre noire, du tchernozem[13]. Une famille comptant trois âmes, c’est-à-dire trois membres mâles, doit ainsi recevoir en moyenne une douzaine d’hectares, ce qui dans la plupart des contrées est largement suffisant à l’entretien d’une famille, et correspond en général à la quantité de terre dont les paysans avaient la jouissance au temps du servage. Il s’en faut cependant que tous les anciens serfs soient dans une aussi favorable situation. En mainte région, la concession territoriale a été manifestement trop faible, dans d’autres elle a, grâce au taux du rachat, été manifestement onéreuse pour le paysan.

III

Ces terres dont le rachat lui est imposé, le moujik n’était pas d’ordinaire en état de les payer comptant. Il ne pouvait s’acquitter qu’à long terme, par annuités. De là l’obligation d’échelonner l’opération du rachat, et par suite l’émancipation même, sur une longue série d’années. Tant qu’il n’a pas entrepris le rachat de sa terre, le paysan doit à son maître la corvée ou l’obrok comme au temps du servage. La différence est que ces redevances en travail ou en argent sont librement débattues, ou légalement fixées par les règlemens locaux, et qu’elles prennent fin avec le rachat de la terre. Les paysans soumis à ce régime transitoire sont encore aujourd’hui nombreux ; d’après le Messager officiel, au 1er janvier 1876 on en comptait plus de 2 millions (2,118,000) dans les 37 gouvernemens de l’intérieur. La loi les appelle paysans temporairement obligés. Ils demeurent dans cette situation provisoire tant qu’ils ne sont pas entièrement libérés vis-à-vis de leur ancien maître. Or d’après la loi tous les propriétaires et serfs de Russie ont dû, dans les deux années, qui ont suivi l’acte d’émancipation, dresser entre eux une charte réglementaire ou convention de rachat indiquant à quelles conditions ils entendaient régler leur situation réciproque. Une classe particulière de magistrats appelés arbitres de paix, qui a été tout récemment supprimée, avait été créée pour juger les différends qui pouvaient surgir entre les deux parties intéressées.

Abandonnée aux seules forces des paysans, une telle méthode de rachat eût présenté bien des difficultés, bien des embarras pour le maître comme pour l’ancien serf. Aussi le gouvernement leur a-t-il offert son concours financier. L’état fait aux anciens serfs qui le demandent l’avance des sommes exigées par le rachat, ou plus exactement l’avance de la plus grande partie de ces sommes, car une partie est toujours laissée à la charge des paysans, qui doivent à ce sujet traiter de gré à gré avec leur seigneur. Ce système a pour le propriétaire l’immense avantage de transformer la créance privée. du paysan en créance publique sur l’état, l’avantage de convertir la redevance annuelle de l’affranchi en une sorte d’impôt temporaire dont le gouvernement assure la rentrée. L’état se fait ainsi l’intermédiaire et comme le banquier des deux parties intéressées. Les avances faites par, le gouvernement aux paysans lui doivent être remboursées en quarante-neuf annuités à raison de 6 pour 100, intérêt et amortissement compris. Les anticipations sont naturellement autorisées, mais naturellement aussi elles sont rares. C’est ainsi en quarante-neuf années, autrement dit en un demi-siècle, qu’avec l’aide du gouvernement le paysan pourra être définitivement libéré et l’immense opération définitivement close. C’est alors seulement, dans le cours du XXe siècle, que le paysan, affranchi des redevances temporaires envers son propriétaire ou envers l’état, sera devenu libre propriétaire de la terre qui lui aura été concédée et pourra sentir tous les bienfaits de l’émancipation.

L’affranchissement des serfs, grâce au rachat des terres, aboutit ainsi à une vaste opération de crédit qui, entreprise au lendemain de la guerre de Crimée, ne manquait pas de hardiesse. Le gouvernement russe ne pouvait verser en espèces aux propriétaires le montant de la dette qu’il se chargeait d’acquitter vis-à-vis d’eux au nom du paysan, il ne pouvait leur remettre que du papier garanti par les versemens annuels des anciens serfs. On créa pour ces besoins des certificats de rachat rapportant 5 pour 100, nominatifs, assujétis, pour prévenir l’encombrement du marché, à de difficiles formalités de transfert, et successivement convertis par tirage en billets de banque ou obligations au porteur rapportant également 5 pour 100 et amortissables dans le délai de trente-sept ans. Je ne puis entrer ici dans le détail de cette vaste et complexe opération, accomplie à la faveur, mais aussi avec tous les risques du cours forcé[14]. Le principal besoin des propriétaires fonciers, subitement privés de leur capital humain, était de retrouver un capital argent. Pour eux, il eût fallu que l’indemnité de rachat fût immédiatement réalisable, et le papier donné par le gouvernement ne l’était pas ou ne l’était qu’à des conditions onéreuses. Les détenteurs des obligations de rachat ayant presque tous à la fois besoin d’argent, l’offre des titres en amenait une dépréciation à laquelle les mesures plus ou moins bien combinées du gouvernement ne pouvaient qu’imparfaitement remédier. Là est un des principaux motifs des embarras, des souffrances même apportées à nombre de propriétaires par l’émancipation. Ce qu’il y a d’étonnant, ce n’est pas qu’une telle transformation ait amené une crise foncière et économique, c’est qu’avec des finances déjà embarrassées la Russie soit sortie de cette crise si promptement et sans s’en ressentir davantage.

La façon dont la France a traversé les désastres de 1870, de 1871, dont elle a fait face à sa rançon de 5 milliards et à ses propres dépenses, ajustement émerveillé le monde. La manière dont la Russie, avec ses ressources économiques inférieures, avec son crédit encore peu développé, a traversé les difficultés de l’émancipation est moins brillante, moins frappante aux yeux ; pour l’esprit, elle n’est guère moins admirable. Les avances du gouvernement pour les prêts de rachat se montent à près de 700 millions de roubles[15] ou plus de 2 milliards 1/2 de francs. Si l’opération était terminée, si tous les paysans avaient usé du concours du gouvernement et racheté le maximum de terres auquel ils avaient droit, les avances du gouvernement se seraient élevées à environ 4 milliards.

Quelques chiffres donneront l’état de l’opération du rachat au moment actuel. Au 1er janvier 1876, il restait encore dans les trente-sept gouvernemens de l’intérieur plus de 2 millions de paysans mâles temporairement obligés, c’est-à-dire encore astreints à la corvée ou à l’obrok. Le nombre des anciens serfs ayant procédé au rachat était dans les mêmes gouvernemens de 5,300,000 âmes[16] ayant racheté environ 20 millions d’hectares de terre, De ces paysans 4,660,000 avaient demandé le concours de l’état, et le reste, 640,000 âmes environ, s’était passé de ce concours. À ces chiffres il faut ajouter 2,700,000 âmes pour les neuf provinces occidentales, où, à la suite de l’insurrection polonaise, le lien du servage a été brusquement rompu, et le rachat rendu immédiatement obligatoire. C’est donc pour ces quarante-neuf gouvernemens, qui comprenaient le plus grand nombre des serfs, un peu plus de 8 millions d’âmes aujourd’hui définitivement délivrées des liens de la glèbe et n’ayant plus qu’à servir l’intérêt du prêt de rachat. Ces 8 millions de paysans ont acquis près de 30 millions d’hectares de terre. Bans les autres parties de l’empire et jusque dans les provinces les plus éloignées, l’opération a été conduite de la même manière. Dans la Transcaucasie par exemple, où l’on comptait près de 250,000 serfs, le rachat est, croyons-nous, entièrement effectué. Les 12 millions de paysans mâles, retenus dans le servage au moment de l’émancipation, auront bientôt tous procédé au rachat de leurs terres.

On a cependant dans ces dernières années remarqué un ralentissement dans l’opération du rachat. L’exécution de cette grande mesure se poursuit d’une manière assez inégale selon les provinces. Les divers gouvernemens présentent à cet égard de singulières différences : propriétaires et paysans sont loin de montrer partout le même zèle pour régler leur situation. Dans le gouvernement de Samara par exemple, à peine un cinquième des paysans, dans la Bessarabie, à peine un dixième, avaient entrepris le rachat en 1874. Dans d’autres gouvernemens au contraire, comme ceux de Viatka, Pskof, Kharkof, Kherson, l’opération, à la même époque, était très avancée. La raison de ces différences est dans la diversité même des conditions du rachât selon les diverses régions. Il est à remarquer que les rachats effectués du consentement mutuel des propriétaires et des paysans sont les moins nombreux, environ les deux cinquièmes du total, 21,000 sur 57,000 en 1874 ; le reste a été opéré sur la demande des propriétaires ou des établissemens de crédit, auxquels les propriétaires avaient engagé leurs biens. L’acte d’émancipation accorde en effet au propriétaire le droit d’exiger le rachat, et dans ce cas les paysans ont seulement la faculté de réduire leur lot au minimum légal des règlemens locaux. Les rachats forcés sur la demande des propriétaires prévalent dans les régions du nord, dans les gouvernemens de Pétersbourg, Novgorod, Pskof, Tver, Smolensk, Moscou et généralement dans les contrées peu fertiles. Les rachats opérés par consentement mutuel l’emportent au contraire dans le sud, dans les gouvernemens de Poltava, Tchernigof, Kharkof, Kherson, et généralement dans les riches pays à terre noire. Dans le premier cas, le sol étant peu fertile et le taux du rachât, calculé sur le taux des anciennes redevances, étant relativement élevé, le propriétaire a tout intérêt à tirer de ses terres le prix que la loi l’autorise à en exiger des paysans. Dans le cas opposé, le sol étant d’ordinaire d’une remarquable fécondité, et grâce au développement de la population et des voies ferrées la terre augmentant toujours de valeur, le propriétaire a peu d’intérêt à s’en défaire au prix légal, qui, le plus souvent, se trouve inférieur à la valeur réelle.

On voit par là que, tout en étant fondée sur des règles identiques, l’émancipation n’a pu produire partout les mêmes effets, que là elle a été onéreuse aux paysans et ici aux propriétaires. De là en partie la différence des jugemens qu’en Russie même on entend porter sur cette grande réforme. Parmi les anciens détenteurs du sol, les plus malheureux ont été les moins riches, et la chose était si facile à prévoir, que l’acte d’émancipation a dû promettre des secours aux petits propriétaires qui souvent se sont trouvés à peu près ruinés. Parmi les paysans, aucune catégorie n’a été ouvertement appelée à recevoir une indemnité ou des secours ; mais indirectement l’état a du parfois leur venir en aide en leur remettant une partie des taxes arriérées. C’est ce qui s’est fait en particulier dans le gouvernement de Smolensk, où le rendement des terres est hors de proportion avec le prix du rachat, et où le lot que le paysan a été contraint de racheter est souvent insuffisant à l’entretien de sa famille, incapable de lui fournir de quoi payer ses impôts et redevances. A cet égard, les vues de la commission d’émancipation sont loin d’avoir été partout remplies. Il est juste de rappeler que le projet primitif de la commission eût donné aux serfs des terres plus étendues à un taux souvent moins onéreux. Le gouvernement a, sur les réclamations des propriétaires, modifié à leur profit les clauses de rachat, mais en cherchant à être plus équitable pour les anciens seigneurs, on a peut-être parfois cessé de l’être pour les serfs.

Là où les conditions du rachat leur étaient le plus favorables, les paysans n’ont pas toujours su profiter des avantages que leur offrait le règlement légal. Ils montraient souvent pour l’opération à laquelle on les voulait amener une répugnance qu’expliquaient seuls leurs préjugés et leurs défiances. Comment, disaient-ils, racheter la terre qui nous appartient ? Beaucoup voyaient là un piège et s’imaginaient que la terre devant leur être un jour concédée gratuitement, le seigneur seul avait avantage à faire procéder au rachat. Au village de K…, dans un des plus riches gouvernemens du tchernozem, un grand propriétaire, homme droit et libéral, avait voulu faire comprendre à ses paysans qu’il était de leur intérêt de racheter le maximum des terres que leur concédait le règlement local. Ses propositions ne firent qu’éveiller la méfiance, et après de longues discussions elles furent repoussées par la commune. C’est par commune en effet, et par engagement solidaire de tous les paysans, que s’opère d’ordinaire le rachat. Dans l’assemblée communale du village en question, les paysans qui, suivant l’avis du propriétaire, opinaient, pour le maximum légal, étaient traités par les autres de partisans du seigneur. On leur prenait la barbe et on leur disait : « Vous n’êtes que des serfs, vous êtes les gens du barine (maître), vous ne savez pas ce qu’est la liberté. » Ceux qui tenaient ce langage entendaient que la terre allait leur venir d’elle-même, avec le titre d’homme libre. Nombre de communes ont, dans des conditions analogues, agi de même. De tels faits montrent que le législateur avait ses raisons en imposant aux paysans un minimum de terres à racheter. S’ils n’avaient pu être contraints par les propriétaires, les moujiks, attendant toujours la propriété gratuite, se fussent souvent refusés à tout accord. Dans le village de K…, que je citais tout à l’heure en exemple, les paysans n’ont ainsi que deux ou trois dessiatines par âme, tandis qu’en acceptant le maximum réglementaire ils auraient eu plus du double. Les terres qu’ils n’ont pas voulu lui racheter, les moujiks de K… les tiennent en location de leur ancien seigneur à un taux légèrement inférieur au taux des annuités de rachat. En payant quelques roubles de plus par dessiatine durant les quarante-neuf années fixées pour le remboursement des avances de l’état, ils seraient devenus propriétaires au lieu de rester locataires. C’est là un point que tous les paysans n’ont pas compris, ou un courage qu’ils n’ont pas toujours eu, remplis comme ils l’étaient de chimériques espérances, et plus attentifs aux charges du présent qu’aux avantages de l’avenir. D’après la loi d’émancipation, le propriétaire, au lieu de vendre aux paysans les lots fixés par les règlemens locaux, avait le droit de se dégager de cette obligation en leur en cédant gratuitement le quart. Cela s’est fait dans un assez grand nombre de cas, dans les régions naturellement où le sol avait une valeur supérieure au taux légal du rachat, et les paysans qui avaient le plus à perdre à cette combinaison l’ont souvent acceptée avec joie, satisfaits de ne pas supporter le poids des redevances annuelles. Déjà cependant plusieurs de ces esprits égarés sentent leur erreur, ils se plaignent et cherchent à se persuader qu’ils ont été frustrés. Au village de K… les femmes, qui n’ont pas voix à l’assemblée communale, reprochent aujourd’hui aux hommes leur imprévoyante décision. « Vous êtes des malheureux, leur disent-elles ; grâce à vous, nos enfans seront toujours des mendians. » De ce mécontentement et de l’inégale situation des diverses communes, selon les conditions par elles acceptées ou imposées par les propriétaires, pourraient peut-être à un moment donné sortir, dans certains districts, de graves embarras.

Tous les paysans sont loin d’avoir les mêmes motifs de regrets, la plupart cependant ont eu le même sentiment de déception. Les mieux traités n’ont pas trouvé dans la liberté la fée merveilleuse dont la main devait magiquement transformer leur isba.’, ils n’ont point rencontré dans leur nouvelle situation le paradis que leur dépeignait leur imagination de serf. L’attente éveillée dans les masses populaires par le nom d’émancipation, attente surexcitée par des aspirations séculaires, était trop haute, trop chimérique pour n’être pas déçue par la réalité. Dans les songes du serf, l’image de la liberté se colorait de teintes d’autant plus chaudes, d’illusions d’autant plus brillantes, que les formes en étaient plus vagues. Le moujik émancipé a souvent oublié les maux du servage, la corvée, l’obrok ; il est tenté de ne plus voir que les charges présentes et l’évanouissement de ses rêves. « Le père, disait devant moi une vieille femme veuve d’un village des bords du Bytiouk, le père avait, au temps du manifeste, vu une nuit un champ en rêve, et au matin il me dit : Je sais ce que cela signifie, nous ne serons jamais libres. » Pour cette vieille femme, ce mot avait un sens profond, et quinze ans après l’acte d’émancipation elle y voyait encore une sorte de prophétie ou de divination. Comment entendait-elle ce songe mystérieux ? Le champ entrevu par son mari était-il, à ses yeux le symbole de la glèbe, ou au contraire était-ce pour elle l’emblème de la propriété et de la richesse, que le paysan apercevait en rêve sans pouvoir les saisir ? Peu importe, le serf et la vieille femme s’étaient compris : « Nous ne serons jamais libres ! » Cette naïve exclamation révèle chez le moujik de vagues et nuageuses aspirations, qui ne sont pas sans analogie avec les théories des socialistes de l’Occident sur l’esclavage du peuple et la servitude moderne. Pour le paysan des steppes comme pour l’ouvrier de nos grandes villes industrielles, la vraie liberté, c’est la libre jouissance de la vie, c’est la richesse ; l’esclavage dont on rêve l’affranchissement, c’est le travail, le lourd et ingrat travail des mains, le labeur journalier de l’ouvrier. Dans les colonies tropicales, c’est à peu près ainsi que le nègre affranchi entend la servitude et la liberté, tant sous toutes les latitudes et chez toutes les races se ressemblent les chimères des songes populaires.

Dans tout rapprochement de ce genre le paysan russe a cependant un grand avantage ; si, comme le prolétaire d’Occident, le serf russe a eu ses illusions et ses rêves, il n’a guère encore de théories et de fausse science ; s’il trouve lourd le joug du travail, il le supporte encore patiemment et n’est point en révolte ouverte contre lui ; Chez le moujik à peine affranchi, les conceptions erronées de la liberté se pourront corriger par l’usage de la liberté ; puis, grâce aux précautions de l’émancipation, le paysan russe n’est point un prolétaire : ses rêvés même de propriété et de bien-être seront en partie réalisés. Aujourd’hui, et tant que durera l’opération du rachat, il sent tout le poids de sa nouvelle situation, mais quand le demi-siècle d’annuités sera écoulé, quand la terre qu’il a du payer de ses sueurs sera devenue sienne, il pourra enfin comprendre les bienfaits de l’émancipation, et un jour, à l’inverse de leurs pères, les fils oseront se dire et se sentir libres.


IV

Ce n’est pas seulement dans les cabanes, du moujik que l’émancipation a paru donner moins qu’elle n’avait promis. Cette révolution qui, aux yeux des hommes d’état, pouvait mettre en péril tout l’ordre social, s’est accomplie pacifiquement, sans désordre ni trouble ; cette grande opération du rachat, qui, aux yeux des financiers, pouvait conduire à la banqueroute un état déjà obéré, s’est effectuée sans faillite au milieu des progrès manifestes de la fortune publique. L’émancipation a été un grand succès, et, pour beaucoup de ceux qui y ont travaillé, elle a été une déception. En dépit de nombreuses souffrances privées, l’émancipation a réussi comme ont réussi dans l’histoire peu de grandes entreprises, et, l’œuvre achevée, les obstacles franchis, l’impression la plus générale est une sorte de désenchantement. Aux deux extrémités du monde civilisé, en Russie et aux États-Unis d’Amérique, s’est accomplie presqu’au même moment, mais avec des moyens bien divers, une œuvre analogue. En Amérique, l’émancipation des esclaves, achetée au prix d’une guerre meurtrière et conduite par la violence, sans pouvoir médiateur, a fini par mettre l’ancien maître blanc aux pieds de l’affranchi noir, et par établir au bord du golfe du Mexique un état de choses presque aussi attristant, aussi périlleux que l’esclavage même. En Russie, au contraire, l’émancipation n’a amené aucune lutte de classes, et il n’en pouvait sortir de luttes de races, elle n’a engendré ni animosité ni rivalité, la paix sociale n’a pas été troublée, et cependant des deux pays le plus satisfait, le plus content de son œuvre, n’est peut-être pas l’empire du nord. Au lieu d’exaltation, une telle réussite a, chez beaucoup des plus nobles, des plus généreuses natures, produit le découragement.

Comment expliquer cette apparente anomalie ? Elle s’explique par l’excès même des espérances qui partout dépassent la réalité, par l’ardeur des désirs toujours trompés par la possession. Comme le serf ignorant, le politique et l’écrivain, le public et l’opinion avaient, eux aussi, nourri des illusions. Les Russes cultivés avaient entrevu dans leurs songes un Éden terrestre presque aussi chimérique que l’Éden rêvé du moujik ; ils avaient vu une Russie idéale, une Russie libre, toute nouvelle, toute différente de la Russie du servage. Or le changement n’a été ni aussi rapide, ni aussi complet qu’on l’avait attendu, la métamorphose soudaine n’a pas eu lieu. De là les déceptions, le désenchantement, le découragement de beaucoup des meilleurs esprits. C’est là un point sur lequel il importe de ne point prendre le change : l’émancipation et toutes les grandes réformes qui lui servent de cortège n’ont pas amené dans les mœurs, dans les relations sociales, dans la vie nationale, tous les changemens qu’en auguraient adversaires et partisans. Les conséquences en bien ou en mal ont été moins grandes, moins visibles, moins frappantes que ne l’espéraient les uns, que ne le craignaient les autres. Après avoir tant discuté, après avoir eu de si ambitieuses visées ou de si sombres appréhensions, progressistes et conservateurs ont été surpris de se retrouver tellement au même point, surpris d’avoir si peu marché. A cet égard, la Russie ressemble un peu à un homme qui aurait subi une dangereuse opération, et qui n’en sentant pas immédiatement tout le bien qu’il en attendait, se montrerait à la fois satisfait d’en être sorti et mécontent de ne s’en pas trouver mieux.

La Russie n’est pas le seul peuple qui ait passé par ces douloureuses et contraires impressions. Nous aussi, à la veille et au lendemain de nos révolutions, nous n’avons que trop connu ces alternatives d’enthousiasme et d’abattement, ces désillusions des songes par la réalité, et cet abattement, cet affaissement moral qui suit les grands efforts alors que l’excitation de la lutte est tombée. En Russie, la réaction a été d’autant plus vive, le désenchantement d’autant plus amer, que le pays était plus jeune et qu’il avait encore la confiance de la jeunesse en sa propre toute-puissance. Il ne faut donc pas trop s’étonner du découragement qui se fait souvent jour dans l’opinion et dans la presse russe, en dépit même des magnifiques succès obtenus ; il ne faut point surtout ajouter trop de foi aux doléances du pessimisme. En Russie aussi, on se plaint de l’inertie et de l’apathie générale, on parle de sénilité précoce. De même que chez nous on a proclamé l’avortement de 1789 et la banqueroute de la révolution, en Russie on a dénoncé la banqueroute de l’émancipation et l’avortement des réformes. Toutes ces plaintes sont sincères et peuvent même avoir une part de vérité. L’opinion déçue s’est, dans les provinces surtout, désintéressée des réformes et des questions qui la passionnaient à l’avènement de l’empereur Alexandre II. Ce sont là de fâcheux symptômes, mais de telles heures de dépression sont inévitables dans la vie des peuples ; on aurait tort de trop s’en alarmer ou de trop en rejeter la faute sur l’inconstance russe. En tout pays, l’arbre grandit lentement au gré de la main qui l’a planté, et les yeux sont toujours disposés à s’étonner de ne point voir plus tôt de fruits aux branches.

Pour n’avoir pas encore donné tout ce qu’en attendait l’impatience de ces promoteurs, l’émancipation est loin d’avoir été stérile. Toutes les transformations, tous les progrès désirés y sont en germe ; il ne faut que du temps pour les mûrir et les rendre visibles à tous les yeux. Politiquement, les effets de l’émancipation semblent avoir été presque nuls ; à tout autre égard, les conséquences en sont nombreuses et se rencontrent partout. Il serait difficile de les résumer toutes en quelques mots. On pourrait cependant les ramener à trois points principaux : progrès économiques, grâce au stimulant donné à la production par la liberté, par l’activité du travail rémunéré et la concurrence ; progrès moral, grâce à l’affranchissement de la conscience populaire et au sentiment nouveau de la responsabilité ; enfin transformation sociale, grâce à l’affaiblissement des habitudes patriarcales au profit de l’individualisme. Cette dernière conséquence de l’émancipation, la moins remarquée de toutes, est peut-être la plus digne d’attention. Plus d’un lien s’est relâché en même temps que les liens du maître et du serf, le lien du père et des enfans, les liens de la famille. Le goût de la liberté est entré au foyer domestique. Comme le serf s’est émancipé de son seigneur, le fils tend à s’émanciper de la domination paternelle, jusque-là demeurée entière et absolue. Les jeunes ménages commencent à vivre indépendans de leurs parens, chacun voulant avoir sa maison et son champ[17]. En excitant le goût de l’indépendance et en rendant, au paysan la liberté d’aller et de venir, l’émancipation doit aussi tourner à la longue au profit des villes et peut-être au profit de la colonisation des contrées les moins peuplées de l’empire. Telles sont les principales conséquences de la grande réforme ; si elles ne sont pas plus apparentes et plus rapides, c’est que la plupart ont rencontré un obstacle dans le maintien de l’organisation administrative qui lie encore les paysans les uns aux autres, dans le maintien de la commune solidaire. C’est en grande partie cette institution qui a retardé la transformation ; mais, si elle a entravé et ralenti les effets de l’émancipation, elle en a aussi prévenu ou amorti les contre-coups.

Un des plus considérables, et naturellement aussi un des plus lents bienfaits de la liberté, ce sera l’amélioration morale du serf et du maître, du moujik et du propriétaire noble. Tous les paysans, tous les propriétaires à l’âge d’homme ont grandi sous le règne du servage ; les uns et les autres se ressentent de l’éducation que leur a donnée ce triste précepteur. Beaucoup des défauts reprochés à la noblesse russe, beaucoup des défauts reprochés au peuple proviennent de ces démoralisantes leçons du servage. Les vices contraires et connexes, dans leur opposition même, du maître et de l’esclave, l’infatuation, la frivolité, la prodigalité de l’un, la bassesse, la duplicité, l’insouciance de l’autre, la paresse et l’imprévoyance de tous deux, découlaient de la même source. Le propriétaire, auquel le servage fournissait des instrumens de culture gratuits et des revenus assurés en dépit de son incapacité ou de son ignorance, est aujourd’hui obligé de compter avec les hommes et les caractères, obligé de sortir de l’orgueil et de la routine ; il est contraint d’améliorer son économie domestique et son économie rurale, et condamné à l’activité ou à la ruine par le libre travail et la concurrence. L’émancipation seule pouvait amener une transformation de la noblesse russe.

Chez le paysan, les stigmates laissés par le servage sont trop anciens et trop profonds pour que la marque en puisse être effacée en quelques années. Le moujik est paresseux et routinier, il est menteur et rusé ; selon un proverbe national, un paysan russe attraperait le diable : tout cela est la suite du servage, de ce long asservissement privé qui pour le paysan s’est venu superposer à l’asservissement politique ; lui ravissant sa liberté au moment où sa patrie, émancipée des Tatars, venait de recouvrer la sienne. Le paysan affranchi est certes loin de se montrer toujours digne du culte que rendent au peuple russe en sa personne de nombreux adorateurs. La mystérieuse divinité de cette idole d’une certaine littérature reste encore voilée de vices humilians. Le moujik continue à s’enivrer et à battre sa femme, il n’a pas appris à toujours respecter le bien d’autrui, mais toutes ces mauvaises inclinations ont été longtemps fortifiées par le servage : l’ivresse par le besoin d’oublier son avilissement, la brutalité domestique par les rudesses du maître ou de l’intendant, le goût du larcin par l’habitude de regarder comme sien tout ce qui était à son maître. Ces défauts n’ont point disparu, plusieurs même, selon les pessimistes, se seraient déchaînés en ne sentant plus de frein. L’ivrognerie, disent les esprits chagrins, a fait d’effroyables progrès ; pourboire, le paysan vend jusqu’à ses instrumens de culture, et ce fléau suffira à le ruiner[18]. Le mal de ce côté est grand en effet, l’excédant des recettes fourni à l’état par les boissons en est chaque année une nouvelle preuve ; mais cet excédant n’étant pas accompagné de diminution dans d’autres impôts, dans l’impôt direct surtout, qui pèse presque entièrement sur le paysan, les statistiques financières mêmes montrent que le moujik gagne assez pour ajouter à ses impôts forcés la libre contribution du cabaret, sans compter que les annuités de rachat lui font en réalité faire des économies contraintes. L’émancipation, loin d’appauvrir le paysan, l’a ainsi enrichi, de même qu’au lieu d’étouffer la production nationale, elle l’accroît d’année en année.

Un autre des reproches faits à l’affranchi des campagnes, c’est son imprévoyance. Il sait moins bien qu’au temps du servage se mettre, par de larges réserves, à l’abri de l’inconstance du climat et des mauvaises récoltes, auxquelles en Russie les meilleures terres sont toujours exposées. Ce reproche des défenseurs du servage peut être fondé, mais il se retourne contre le servage, qui a jadis habitué le paysan à se reposer de tout sur son maître, comme un enfant sur son tuteur. Le moujik est aujourd’hui dans une période de transition, il n’a pu encore se défaire des défauts de la servitude, et y ajoute déjà certains des défauts de la liberté. Longtemps courbé sous le joug, il n’est pas étonnant qu’il ne se soit pas entièrement redressé, et qu’il lui faille du temps pour apprendre à agir en homme maître de ses actions. Rien de surprenant si, ainsi qu’une boisson inaccoutumée, la liberté lui a monté à la tête et l’a parfois au début enivré. Il s’y fait cependant peu à peu, il apprend à connaître la responsabilité morale, et comprend déjà la première vertu de l’homme libre, la dignité personnelle. Des améliorations seraient aisées à indiquer dans le bien-être, dans le goût pour l’instruction et les efforts pour la répandre. Si les progrès n’ont pas été plus rapides, cela tient en partie à l’énormité de la masse populaire à pénétrer, et au manque de classe intermédiaire pour aider à en atteindre le fond. Les portraits ou caricatures que l’on fait du moujik affranchi, au dedans ou au dehors de la Russie, ne peuvent faire mal augurer de son avenir. Aucun peuple de l’Europe n’a encore à cet égard le droit d’être bien fier et de dédaigner autrui. Que l’on se rappelle ce qu’était sous notre ancienne monarchie le paysan français, cet animal à deux pieds et à face humaine de La Bruyère, tel que le laisse voir Fléchier dans ses Grands jours d’Auvergne, tel que le montre l’Anglais Young à la veille même de la révolution. Il n’y a certes pas là de quoi faire honte au moujik, ou de quoi faire désespérer de la civilisation russe. Je connais des pays en Orient, l’Égypte par exemple, où l’homme des champs, le fellah, tout libre qu’il soit nominalement, m’a paru si abaissé par une oppression séculaire, qu’en le voyant je me demandais malgré moi s’il lui restait encore la force de jamais se relever. En Russie, le paysan n’éveille jamais de telles pensées.

Parmi tous les défauts qu’on peut d’ordinaire reprocher aux affranchis, il en est un auquel le serf libéré semble avoir entièrement échappé, c’est l’irritation ou la rancune vis-à-vis de son ancien maître. Il est curieux de voir combien en Russie les rapports des deux classes, jadis liées l’une à l’autre par un lien si blessant, sont demeurés empreints d’une naturelle cordialité. Cette disposition, qui fait honneur à la fois au paysan et au propriétaire, se manifeste partout, dans la vie publique comme dans la vie privée.. Aux assemblées provinciales, où les deux ordres ont été par le réformateur placés côte à côte, les paysans, loin d’entrer en lutte avec leurs anciens seigneurs, en suivent d’ordinaire docilement l’inspiration ; souvent même c’est parmi les propriétaires nobles qu’ils choisissent les représentans que leur accorde la loi. L’esprit sage et conservateur du paysan se montre ainsi clairement, et de ce côté toute spéculation sur les rancunes serviles et les luttes de classe serait au moins prématurée. Pour peu que l’ancien seigneur ne soit pas un oppresseur, le moujik l’appelle toujours son bon maître, son bon barine ; s’il n’a plus comme jadis besoin de s’humilier devant le maître dont il implore une grâce, de se prosterner à ses pieds en frappant la terre du front, le moujik n’a généralement pas renoncé à saluer le propriétaire de ces grandes inclinaisons de corps dont il use à l’église devant les saintes images. J’ai eu l’occasion d’assister dans un gouvernement du sud à des conférences entre des paysans et un propriétaire dont j’étais l’hôte. Une douzaine de moujiks, délégués selon la coutume par leur commune, étaient venus s’entendre avec le pomêchtchik à propos de la location de ses champs. Dès qu’ils approchèrent de la maison seigneuriale, les moujiks ôtèrent leur chapeau et restèrent tête nue à la porte attendant patiemment la fin du repas du propriétaire. Ce dernier étant arrivé escorté de son intendant, les paysans, toujours le chapeau à la main et rangés en cercle autour du barine, entamèrent avec lui une longue négociation, parlant tantôt tour a tour, tantôt tous à la fois, employant fréquemment les humbles formules du servage : « Petit père, ayez pitié de nous, — notre bon maître, ne nous réduisez pas à la misère ; » se faisant petits volontairement, mais ne lâchant pas pied, soutenant leur dire, défendant habilement leurs intérêts et cherchant à faire oublier les siens au propriétaire. En revanche, les anciens serfs qui témoignent au pomêchtchik tant de déférence extérieure ne sont pas toujours très fidèles aux engagement qu’ils ont pris vis-à-vis de lui. Ils ont encore quelque peine à comprendre que les travaux dont ils se sont volontairement chargés doivent être exécutés avec ponctualité. Le respect des conventions, l’obligation qu’impose un contrat n’est pas d’accord avec l’idée que le moujik se faisait de la liberté. Par une contradiction fréquente chez les natures simples, l’homme qui par le fait d’être libre se regarde volontiers comme dispensé de toute obligation envers autrui, se croit parfois encore le droit d’user des anciens privilèges du serf. Comme avant l’émancipation, il est disposé à recourir en toute circonstance à la bourse du propriétaire. A-t-il une vache malade, un cheval blessé, il vient naïvement demander à son ancien maître de lui en donner un autre à la place, et ne comprend qu’à demi que ce dernier n’est plus obligé à rien vis-à-vis de lui.

Combien de temps durera cette mutuelle bienveillance des paysans émancipés et de leurs anciens seigneurs ? La divergence des intérêts et de l’éducation, les excitations du dehors ne peuvent-elles mettre un jour les deux classes en lutte et les amener à un antagonisme d’autant plus regrettable qu’entré elles deux il y a moins d’intermédiaire ? Quelques esprits le craignent ou font mine de le craindre. Non contens de la déférence actuelle du moujik, certains propriétaires voudraient pouvoir le remettre en tutelle. L’œuvre de l’émancipation n’est pas aussi incontestée qu’on se l’imagine à l’étranger. Un certain monde influent dans la capitale et à la cour même en critique vivement les résultats. L’assemblée de la noblesse de Pétersbourg a souvent, dans ces dernières années, été l’écho de ces plaintes. Comme si l’esclavage avait pendant des siècles été une école de vertu, on dit que l’immoralité se répand parmi les paysans, que le respect se perd dans les campagnes, que l’esprit de famille disparaît devant l’esprit d’indépendance ; on dit que, pour sauver le paysan et la Russie, il faut fortifier l’autorité et la remettre aux mains de la classe cultivée, c’est-à-dire aux mains de la noblesse, aux mains des grands propriétaires que l’émancipation en a dépouillés. Le servage, de l’opinion de tous, était un lien imparfait, vicieux, impossible à rétablir ; mais beaucoup d’esprits n’ont pas encore accepté sans réticence l’abolition de tout lien légal entre les communes de paysans et les propriétaires, et ils cherchent sous quelle forme se pourrait renouer entre les deux classes un lien de cette sorte. On veut ainsi, plus ou moins ouvertement, par des moyens plus ou moins détournés, revenir sur une des parties les plus importantes de l’acte d’émancipation, et sinon restaurer le servage, rétablir l’ancienne dépendance du paysan. Les uns voudraient rendre aux propriétaires le droit de police domaniale et le droit de nommer les fonctionnaires des communes rurales, les autres proposent une réorganisation de l’administration locale avec un système d’élections qui remettrait toute l’influence à la grande propriété. Nous pourrons, en étudiant la commune russe, voir quels sont ces divers procédés, ces diverses méthodes de contre-réforme aristocratique, car toute cette grave question des rapports de la noblesse et du peuple des campagnes, des anciens seigneurs et des anciens serfs, se ramène à la question des rapports de la propriété individuelle et de la propriété commune.

Nous avons montré quel est l’esprit libéral, l’esprit à la fois moderne et national dont a été animée cette grande œuvre de l’émancipation. Nous en avons signalé les mérites et les faiblesses, les espérances et les déceptions, les avantages et les défauts inséparables de toute œuvre humaine. Cette réforme, pacifiquement accomplie sous nos yeux sans bruit et sans éclat, est une des plus grandes choses que mentionne l’histoire et sera une de celles qui feront le plus d’honneur au XIXe siècle. De telles entreprises ne s’achèvent pas sans qu’un pays soit obligé d’y consacrer toutes ses forces. L’opération du rachat était une lourde charge pour le peuple et pour le trésor ; l’un et l’autre l’ont vaillamment et heureusement supportée, grâce à une sage administration et grâce à une longue paix. C’est pour ne point compromettre sa transformation intérieure que la Russie a si soigneusement évité toute aventure extérieure et qu’elle s’est longtemps tenue en dehors de toutes les complications européennes. Une telle situation éclaire beaucoup de choses dans la politique des vingt dernières années et jette aujourd’hui sur la politique russe en Orient une lueur rassurante. En dépit des ambitieux desseins qu’on lui prête à l’étranger, la Russie s’est trop bien trouvée de la paix et en a encore assez besoin pour ne point l’aller troubler, à moins d’y être contrainte par les provocations d’autrui ou le salut même des chrétiens d’Orient.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue de 1er avril et du 15 mai.
  2. Un des écrivains les plus distingués de la Russie, M. Dostoïevsky, s’exprimait ainsi cette année même dans la livraison de février d’une revue qu’il rédigea lui seul : « Qui des deux vaut le mieux du peuple ou de nous ? Est-il à désirer que le peuple prenne exemple sur nous ou nous sur lui ? Je répondrai en toute sincérité : c’est à nous de nous incliner devant lui, de lui demander tant l’idée que la forme, de reconnaître et d’adorer sa vérité ! »
  3. Fadéef, Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i boudouchtchem.
  4. Voyez The Songs of the Russian People, de M. Ralston, et le récent ouvrage de M. Alfred Rambaud, la Russie épique.
  5. Voici quelles étaient, au moment de l’émancipation, les proportions relatives de ces trois catégories dans la Russie d’Europe, sans le Caucase, la Pologne et la Finlande. Le nombre des paysans des particuliers ou serfs des deux sexes était en gros de 22 millions et demi, le nombre des paysans de la couronne de 22 millions et plus, en y comprenant certains groupes accessoires de paysans libres, tels que les colons d’origine étrangère, — le nombre enfin des paysans d’apanage, de 2 millions environ. A cette époque, sur 100 habitans de la Russie proprement dite, on trouvait la proportion de 38,1 pour les serfs des particuliers, de 37,2 pour les paysans libres, et de 3,4 pour les paysans des apanages. — Voyez dans Buschen, Russlands Bevölkerung, p. 79, le tableau par gouvernement. Quelques années plus tôt, la proportion était beaucoup plus défavorable ; en 1838, par exemple, la proportion des serfs était encore de 44 pour 100 de la population totale. Le nombre relatif des serfs allait donc en diminuant, grâce aux émancipations individuelles, grâce au service militaire, qui affranchissait les soldats, grâce aux biens privés hypothéqués au profit de l’état et qui, en cas de non paiement des intérêts, venaient accroître les biens de la couronne. De cette façon, le servage, abandonné à lui-même, eût pu finir par disparaître au bout de quelques siècles sans émancipation formelle.
  6. Une distinction plus ou moins analogue se retrouve dans l’ancien droit germanique, entre les leudi et les manni, les leute et les männer. En Russie, le nom officiel de la classe des paysans est krestianine, pluriel krestiane, mot qui parait une forme corrompue de khristianine, chrétien, ou peut-être un dérivé de krest, croix, et qui sans doute est devenu le nom des paysans russes sous la domination tatare.
  7. Voyez à cet égard Tchitchérine, Rousskoé Pravo, chap. I.
  8. Voyex Solavief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 47-48.
  9. Voyez Tchitchérine, Oblastnyia outchregdéniia Rossii v XVIIm véké, p. 563, 564 et dans Buschen, Russlands Bevölkerung, p. 78, 70, le tableau des serfs et des paysans libres par gouvernement.
  10. Sur l’état des paysans sous le régime du servage, voyez les documens récemment publiés sous le titre de Materialy dlia istorii krépostnago prava v Rossii, et Materialy dlia istorii ouprazdnéniia krépostnago sostoïaniia poméchtchitchik krestian a Rossii. Le lecteur français peut consulter avec fruit les Lettres sur la Russie de M. X. Marmier et de M. de Molinari, et, pour plus de détails, les grands ouvrages de Haxthausen et de Schnitzler.
  11. Cinq millions d’âmes environ, c’est-à-dire de paysans mâles, les seuls portés au recensement, se divisaient entre 70,000 propriétaires possédant chacun de 1 à 100 âmes et comptés comme petits propriétaires. Cinq millions d’âmes et demi formaient le lot de 22,000 maîtres, ayant chacun de 400 à 1,000 âmes, et regardés comme moyens propriétaires. Enfin 1,400 soigneurs, ayant chacun plus de 1,000 paysans mâles et entre eux 3 millions d’âmes, étaient appelés grands propriétaires. Quelques familles, comme les Chérémetief, avaient sur leurs terres 100,000 serfs. Troinitzki : Krêpostnoïè Naceleniè v Rossii, p. 64, et suiv. : Schnitzler, t. III, p. 193,194.
  12. On peut aisément se rendre compte des exemples donnés à la Russie par l’étranger grâce à l’ouvrage de Samuel Sugenheim, Geschichte der Aufhebung der Leibeigenschaft und Hörigkeit in Europa, Saint-Pétersbourg 1861.
  13. La dessiatine vaut 1,09 hectare. Le prix du rachat a été calculé moins sur la valeur vénale de la terre cédée que sur le montant de la redevance payée par le serf pour la terre dont son maître lui laissait la jouissance. Le taux du rachat s’établit on capitalisant à 6 pour 100 le montant de la redevance payée en espèces, autrement dit en multipliant par 16 2/3 le chiffre de cette redevance. De là vient qu’ici, dans les terres noires surtout, le taux du rachat a été inférieur à la valeur vénale du sol, et là au contraire, généralement dans les terres ingrates, il a été supérieur.
  14. Voyez à ce sujet M. Golobatchef, Deciat lêt reform, première partie, et dans la Revue les savantes études de M. Wolowski au moment où parut l’acte d’émancipation.
  15. Au 1er janvier 1875, le » prêta se montaient à 605 millions, et en 1874 les annuités étaient de 41 millions, auxquels s’ajoutaient 15 millions d’arriéré. La banque avait avancé en moyenne 31 roubles 50 kopecks par dessiatine de terre et environ 107 roubles par paysan mâle.
  16. Comme au temps du servage, on entend toujours par âme, doucha, le paysan mâle soumis à la capitation.
  17. Un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, M. Le Play, avait, dans sa Réforme sociale, t. Ier, chap. III. signalé d’avance, non sans inquiétude, cette conséquence probable de l’émancipation. Les faits justifient aujourd’hui ses prévisions sans justifier encore toutes ses craintes.
  18. Pendant un séjour d’été à la campagne, j’ai vu mourir un ivrogne. Ayant reçu de l’argent, il s’était enivré pendant trois jours de suite ; le dernier jour, en sortant du cabaret, il alla se baigner dans la rivière pour se rafraîchir ; on l’en retira mort, et sur son cadavre, étendu au bord de l’eau, sa femme et ses sœurs vinrent chanter les lamentations d’usage. « Le pauvre homme ! disait-on, son père est mort exactement de la même manière. » Il est du reste à remarquer que dans plusieurs communes les paysans ont d’eux-mêmes pris des mesures pour arrêter l’ivrognerie en réduisant le nombre des cabarets ou en les éloignant du centre du village.