La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/07


CHAPITRE VII.


J.-S. AKSAKOV, SUR L’ÉGLISE OFFICIELLE EN RUSSIE


« Les aiguillettes (achselband) d’aide de camp général dont a été décoré (sous Paul Ier) Mgr Irénée, archevêque de Pskov et membre du Saint Synode, représentent d’une manière significative les rapports de l’Église et de l’État en Russie. Cette décoration laïque et même militaire recouvrant la soutane de l’archevêque ne doit pas nous paraître étrange : elle prouve seulement que l’idée fondamentale de notre constitution ecclésiastique a reçu depuis Pierre le Grand des développements logiques[1]. On sait que l’Église russe est gouvernée par un conseil administratif appelé collège spirituel ou Saint Synode, dont les membres sont nommés par l’empereur et subordonnés à un employé civil ou militaire (le procureur supérieur du Saint Synode) auquel appartient toute l’initiative du gouvernement ecclésiastique. Les diocèses (éparchies) sont nominalement gouvernés par des évêques, nommés par le chef de l’État sur la recommandation du Synode, c’est-à-dire du procureur supérieur qui les déplace ensuite selon son bon plaisir.

« Les degrés hiérarchiques du clergé ont été consignés dans « la Table des rangs » et mis en correspondance exacte avec les grades militaires. Un métropolite équivaut à un maréchal (« général complet » selon l’expression russe), un archevêque — à un général de division (« général-lieutenant »), un évêque — à un général de brigade (« général-major »). Quant aux prêtres, ils peuvent avec un peu de zèle parvenir jusqu’au grade de colonel. Paul Ier n’a été que conséquent en décorant de cordons militaires les hauts personnages de l’Église[2].

« Sont-ce là des détails insignifiants, des choses purement extérieures ? Mais dans cet extérieur se reflète l’état intérieur de notre Église. Incorporés au service de l’État, les serviteurs de l’autel se considèrent eux-mêmes comme des employés et des instruments du pouvoir séculier. Si ce dernier récompense les services du clergé par des décorations laïques, c’est que le clergé lui-même est avide de telles récompenses[3]. Le Synode de Saint-Pétersbourg, dès les premières années de son existence, tenait à affirmer son caractère d’institution impériale et ne manquait jamais de citer le pouvoir temporel comme la vraie source de son autorité. Dans tous les actes de sa première époque, il rappelle sans cesse qu’ « il est ordonné » (povéliéno) par le souverain à tout le monde « aux personnes de tout rang, ecclésiastiques et laïques, de considérer le Synode comme un gouvernement important et puissant » et qu’on ne doit pas diminuer « la dignité qui lui est donnée par Sa Majesté tsarienne ». On conçoit facilement que l’élément temporel où le Synode croyait puiser sa force, a dû nécessairement prévaloir sur tous les autres éléments et asservir complètement cette institution hybride qui, tout en s’affirmant comme un organe du pouvoir séculier, prétendait néanmoins à l’autorité d’un concile[4]. La dignité accordée par Sa Majesté tsarienne ne pouvait être diminuée par personne — excepté Sa Majesté. Et c’est ainsi que le procureur supérieur Jakovlev a obtenu un ordre impérial qui défendait sévèrement au Synode d’entretenir une correspondance immédiate avec qui que ce fût : toutes les communications ( « tout papier » selon l’expression russe) concernant les affaires de l’Église devaient être transmises au procureur.

« Ainsi notre Église, du côté de son gouvernement, apparaît comme une espèce de bureau ou de chancellerie colossale qui applique à l’office de paître le troupeau du Christ tous les procédés du bureaucratisme allemand avec toute la fausseté officielle qui leur est inhérente[5]. Le gouvernement ecclésiastique étant organisé comme un département de l’administration laïque et les ministres de l’Église étant mis au nombre des serviteurs de l’État, l’Église elle-même se transforme bientôt en une fonction du pouvoir séculier, où tout simplement elle entre au service de l’État. (Avec « les droits et les privilèges du fisc (kazna) » que le code russe attribue à l’Église établie, l’élément fiscal (kazenny) pénétra dans sa vie intérieure.) En apparence, on n’a fait qu’introduire l’ordre nécessaire dans l’Église, — c’est son âme qu’on lui enleva. À l’idéal d’un gouvernement vraiment spirituel, on substitua celui d’un ordre purement formel et extérieur. Il ne s’agit pas du pouvoir séculier seulement, mais surtout des idées séculières qui entrèrent dans notre milieu ecclésiastique et s’emparèrent à un tel point de l’âme et de l’esprit de notre clergé que la mission de l’Église dans son sens véritable et vivant leur est devenue à peine compréhensible[6]. »

Cette assertion est confirmée par toute une masse de traités et de projets de réforme ecclésiastique que le parti « intelligent et progressiste » de notre clergé envoyait à Aksakov et qui, tous sans exception, portaient le même caractère de sécularisme antireligieux[7].

« Les uns recommandent, pour ranimer le zèle des prédicateurs, un nouveau système de récompenses officielles au moyen de décorations spéciales. D’autres insistent sur la nécessité de garanties formelles assurées par l’État, pour défendre le bas clergé contre le pouvoir épiscopal. Et d’autres encore rattachent notre avenir religieux à l’augmentation des revenus ecclésiastiques et voudraient pour cette fin que l’État accordât aux Églises le monopole de certaines branches de l’industrie. Il y en a qui proposent d’introduire des taxes déterminées pour l’administration des saints sacrements… Quelques-uns vont jusqu’à affirmer que notre vie religieuse n’est pas assez réglementée par le gouvernement et demandent un nouveau code de lois et de règles pour l’Église. Et cependant dans le Code actuel de l’Empire on trouve plus de mille articles déterminant la tutelle de l’État sur l’Église, et précisant les fonctions de la police dans le domaine de la foi et de la piété.

« Le gouvernement séculier est déclaré par notre Code le conservateur des dogmes de la foi dominante et le gardien du bon ordre dans la sainte Église ? » Nous voyons ce gardien, le glaive levé, prêt à sévir contre toute infraction à cette orthodoxie établie moins avec l’assistance du Saint-Esprit qu’avec celle des lois pénales de l’Empire russe[8].

« Le procureur supérieur du Synode, comme chef responsable de l’Église, présente chaque année à l’Empereur un compte-rendu de l’état de cette institution. Il n’y a aucune différence quant à la forme et au style entre ces comptes-rendus et ceux des autres ministères, par exemple le Ministère des Voies de communication. On y voit les mêmes divisions et subdivisions de matières ; seulement, au lieu des titres : « chaussées », « chemins de fer », « fleuves navigables », le compte-rendu de M. le procureur supérieur porte les rubriques : « affirmation et propagation de la foi », « activité pastorale », « manifestations du sentiment religieux, de dévouement à la personne sacrée de Sa Majesté », etc[9]. » Le compte-rendu de l’an 1866, analysé par Aksakov, se termine par cette conclusion caractéristique : « L’Église russe, infiniment redevable de sa prospérité à l’attention auguste du souverain, est entrée dans la nouvelle année de son existence avec des forces renouvelées et des promesses plus grandes pour l’avenir[10]. »

L’Église a abdiqué sa liberté ecclésiastique ; et l’État en échange lui a garanti son existence et sa qualité d’Église dominante, en supprimant la liberté religieuse en Russie. « Là où il n’y a pas d’unité vivante et intérieure, dit Aksakov, l’intégrité extérieure ne peut être soutenue que par la violence et la fraude[11]. »

Le mot du patriote moscovite est cruel, mais il est juste. L’unité fragile et douteuse de notre Église ne tient qu’aux fraudes et aux violences protégées ou exercées par le gouvernement. Depuis les actes controuvés d’un concile fictif contre un hérétique imaginaire[12] jusqu’aux falsifications récentes dans la traduction des actes des conciles œcuméniques (publiée par l’Académie ecclésiastique de Kazan), toute l’action offensive et défensive de notre Église n’est qu’une série de fraudes accomplies dans la plus parfaite sécurité, grâce à la protection vigilante de la censure ecclésiastique qui prévient toute tentative de les dévoiler. Quant à la violence en matière de foi, elle est reconnue en principe et développée en détail dans notre Code pénal. Toute personne née dans l’Église dominante ou convertie à l’orthodoxie, si elle embrasse une autre religion, même chrétienne, est inculpée de crime et doit être jugée par les tribunaux au même rang que les faux monnayeurs et les voleurs de grands chemins. Celui qui sans employer aucun moyen de contrainte et de violence, par la persuasion seule a amené quelqu’un à abandonner l’Église dominante est privé des droits civils et déporté en Sibérie ou jeté en prison.

Cette sévérité n’est pas lettre morte chez nous ; et Aksakov a eu occasion de la constater à propos d’une persécution cruelle contre une secte protestante dans la Russie méridionale.

« Supprimer par la prison la soif spirituelle quand on n’a rien pour la satisfaire ; répondre par la prison au besoin sincère de la foi, aux questions de la pensée religieuse qui s’éveille ; prouver par la prison la vérité de l’orthodoxie — c’est saper par la base toute notre religion et rendre les armes au protestantisme victorieux. Avec de tels moyens de défense, avec de tels procédés pour établir la vérité orthodoxe, le zèle des pasteurs devenu superflu s’évanouit bientôt, tout feu sacré doit s’éteindre. Les prescriptions sévères des chefs ecclésiastiques qui, sous peine d’amende, obligent le clergé à fonder des écoles ne pourront jamais établir une véritable instruction religieuse du peuple et même — mais ne sommes-nous pas trop sceptiques ? — même l’oukaze récent qui accorde aux prêtres travaillant dans le domaine de l’éducation populaire le droit à la croix de Sainte-Anne du 3e degré et à la dignité de chevalier sera insuffisant pour susciter de nouveaux apôtres[13]. »

Et cependant il se trouve que les lois pénales sont absolument indispensables pour conserver « l’Église dominante ».

Les défenseurs les plus sincères de cette Église (par exemple l’historien Pogodine, cité par notre auteur) avouent que la liberté religieuse une fois admise en Russie, la moitié des paysans passeront au rasskol et la moitié du grand monde (les femmes en particulier) deviendront catholiques. Que signifie un aveu semblable ? demande Aksakov : « Que la moitié des membres de l’Église orthodoxe ne lui appartiennent qu’en apparence ; qu’ils ne sont retenus dans son sein que par la crainte des peines temporelles. Tel est donc l’état actuel de notre Église ! Un état indigne, affligeant et affreux. Quelle surabondance de sacrilège dans l’enceinte sacrée, de l’hypocrisie qui remplace la vérité, de la terreur au lieu de l’amour, de la corruption sous l’apparence d’un ordre extérieur, de la mauvaise foi dans la défense violente de la vraie foi, — quelle négation, dans l’Église même, des principes vitaux de l’Église, de toute sa raison d’être, — le mensonge et l’incrédulité là où tout doit vivre, être et se mouvoir par la vérité et la foi… Cependant le danger le plus grave, ce n’est pas que le mal ait pénétré parmi les croyants, mais c’est qu’il y ait reçu droit de cité, que cette situation de l’Église soit créée par la loi, qu’une anomalie semblable soit une conséquence nécessaire de la norme acceptée par l’État et par notre société elle-même[14].

« En général chez nous, en Russie, dans les choses de l’Église, comme dans toutes les autres, c’est l’apparence, le decorum qu’on tient surtout à garder ; et cela suffit à notre amour envers l’Église, à notre amour paresseux, à notre foi fainéante. Nous fermons volontiers les yeux et, dans notre crainte puérile du scandale, nous nous efforçons de cacher à nos propres regards et aux regards du monde entier, tout le grand mal qui, sous un voile convenable, dévore comme un cancer l’essence vitale de notre organisme religieux[15]. Nulle part ailleurs on n’a la vérité en telle horreur que dans le domaine de notre gouvernement ecclésiastique ; nulle part ailleurs la servilité n’est plus grande que dans notre hiérarchie spirituelle ; nulle part « le mensonge salutaire » n’est pratiqué sur une échelle plus large que là où tout mensonge devrait être abhorré. Nulle part ailleurs on n’admet, sous prétexte de prudence, autant de compromis qui rabaissent la dignité de l’Église et lui enlèvent son autorité. La cause principale de tout cela, c’est qu’on n’a pas une foi suffisante dans la force de la vérité[16]. Ce qui est le plus grave, c’est que tous ces maux de notre Église — nous les connaissons et nous nous sommes arrangés avec eux et nous vivons en paix. Mais cette paix honteuse, ces compromis déshonorants ne peuvent pas soutenir la paix de l’Église, et dans la cause de la vérité ils signifient une défaite sinon une trahison[17].

« S’il faut en croire ses défenseurs, notre Église est un troupeau vaste, mais infidèle, dont le pasteur est la police qui, par force, à coups de fouet, fait entrer dans le bercail les brebis égarées. Une image semblable répond-elle à la vraie idée de l’Église du Christ ! Et si elle n’y répond pas, elle n’est plus l’Église du Christ, et alors qu’est-elle donc ? Une institution d’État qui peut être utile aux intérêts de l’État, à la discipline des mœurs. Mais l’Église, il ne faut pas l’oublier, est un domaine où aucune altération de la base morale ne peut être admise, où aucune infidélité au principe vivifiant ne peut rester impunie, où, si l’on ment, — on ne ment pas aux hommes mais à Dieu. Si une Église est infidèle au testament du Christ, elle est dans le monde entier le phénomène le plus stérile et le plus anormal, condamné d’avance par la parole divine[18]. Une Église qui fait partie d’un État, c’est-à-dire d’un « royaume de ce monde » a abdiqué sa mission et devra partager la destinée de tous les royaumes de ce monde[19]. Elle n’a en elle-même aucune raison d’être, elle se condamne à l’impuissance et à la mort[20].

La conscience russe n’est pas libre en Russie, et la pensée religieuse reste inerte ; « l’abomination de la désolation » s’établit au lieu saint ; le souffle de la mort remplace l’esprit vivifiant, et le glaive spirituel — la parole — se couvre de rouille, remplacé par le glaive de l’État, et près de l’enceinte de l’Église, au lieu des anges de Dieu, gardant ses entrées et ses issues, on voit des gendarmes et des inspecteurs de police — ces gardiens des dogmes orthodoxes, ces directeurs de notre conscience[21]. »

Nous n’avons pas oublié que les slavophiles voient dans notre Église la seule véritable Église du Christ et la synthèse vivante de la liberté et de l’unité dans l’esprit de charité. Et voici la conclusion à laquelle arrive le dernier représentant de ce parti après un examen impartial de nos affaires ecclésiastiques : « L’esprit de vérité, l’esprit de charité, l’esprit de vie, l’esprit de liberté — c’est son souffle salutaire qui fait défaut à l’Église russe[22]. »

Ainsi, selon le témoignage non suspect d’un orthodoxe et d’un patriote russe éminent, notre Église nationale abandonnée par l’Esprit de Vérité et de Charité n’est pas la véritable Église de Dieu. Pour éviter cette conséquence qui s’impose, on a l’habitude chez nous d’évoquer ad hoc le souvenir des autres Églises orientales (auxquelles on ne pense pas autrement). « Nous n’appartenons pas, dit-on, à l’Église russe, mais à l’Église orthodoxe et œcuménique de l’Orient. » On conçoit facilement que les partisans de l’Église Orientale séparée ne demandent pas mieux que de lui attribuer une unité réelle et positive. Il reste à savoir si cette unité lui appartient effectivement.

  1. Recueil complet des œuvres de J.-S. Aksakov, t. IV, p. 119.
  2. Aksakov, ibid, p. 120.
  3. Ibid, p. 121.
  4. Aksakov, ibid, p. 122.
  5. Aksakov, ibid., p. 124.
  6. Ibid., p. 125, 126.
  7. Aksakov, ibid., p. 126.
  8. Aksakov, ibid., p. 84.
  9. Ibid., p. 75.
  10. Ibid., p. 77.
  11. Aksakov, ibid., p. 100.
  12. J’entends les actes du prétendu concile de Kiev en 1157, où l’on a mis sur le compte d’un hérétique du XIIe siècle, Martin l’Arménien (qui du reste n’a jamais existé), toutes les opinions des « vieux croyants » des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette invention était si grossière et si invraisemblable que notre école ecclésiastique elle-même en a eu honte un moment. Mais en ce dernier temps le revirement de l’obscurantisme officiel a mis de nouveau sur le tapis l’invention de l’évêque Pitirime. (Voir l’article cité du Prav. Obozr., octobre 1887, p. 306, 307, 314.)
  13. Aksakov, ibid., 72.
  14. Aksakov, ibid., p. 91.
  15. Ibid., p. 91.
  16. Aksakov, ibid., p. 35.
  17. Ibid., p. 43.
  18. Aksakov, ibid., p. 91, 92.
  19. Ibid., p. 111.
  20. Ibid., p. 93.
  21. Ibid., p. 83, 84.
  22. Aksakov, ibid., p. 127.