La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/06


CHAPITRE VI


LIBERTÉ RELIGIEUSE ET LIBERTÉ ECCLÉSIASTIQUE


Dans le domaine de la religion et de l’Église, on peut entendre par liberté deux choses très différentes : 1o l’indépendance du corps ecclésiastique (tant clergé que fidèles) par rapport au pouvoir extérieur de l’État ; et 2o l’indépendance des individus en matière de religion, c’est-à-dire le droit concédé à chacun d’appartenir ouvertement à telle ou telle communion, de passer librement de l’une d’elles à une autre, ou de n’appartenir à aucune et de professer impunément toute espèce de croyances et d’idées religieuses tant positives que négatives[1]. Pour éviter toute confusion, nous appellerons la première — liberté ecclésiastique, et la seconde — liberté religieuse[2]. — Toute Église suppose une certaine somme de croyances communes, et quiconque ne les partage pas ne peut jouir dans la communauté des mêmes droits que les croyants. Le pouvoir de réagir par tous les moyens spirituels contre les membres infidèles et de les exclure définitivement de la communauté est un des attributs essentiels de la liberté ecclésiastique. Quant à la liberté religieuse, elle n’entre dans le domaine propre de l’Église que d’une manière indirecte : ce n’est que le pouvoir temporel de l’État qui peut directement admettre ou restreindre le droit de ses sujets à professer ouvertement tout ce que chacun croit en matière de religion. L’Église ne peut qu’exercer une influence morale pour déterminer l’État à être plus ou moins tolérant. Aucune Église n’a jamais regardé d’un œil indifférent la propagande des croyances étrangères qui menaçaient de lui arracher ses fidèles. Mais il s’agit de savoir quelles armes doit employer l’Église pour combattre ses ennemis : doit-elle se borner aux moyens spirituels de la persuasion, ou doit-elle recourir à l’État pour profiter de ses armes matérielles — la contrainte et la persécution ? Ces deux manières de lutter contre les ennemis de l’Église ne s’excluent pas absolument. On peut distinguer (si l’on a les facultés nécessaires pour cela) entre l’erreur intellectuelle et la mauvaise volonté et en agissant par la persuasion contre la première se défendre de la seconde en lui enlevant les moyens de nuire[3]. Mais il y a une condition absolument indispensable pour que la lutte spirituelle soit possible : c’est que l’Église elle-même soit en possession de la liberté ecclésiastique, qu’elle ne se trouve pas assujettie à l’État. Qui a les mains liées ne peut se défendre par ses propres moyens, force lui est de s’abandonner au secours d’autrui. Une Église d’État complètement assujettie au pouvoir séculier et n’existant que par ses bonnes grâces a abdiqué sa puissance spirituelle et ne peut être défendue avec quelque succès que par les armes matérielles[4].

Dans les siècles passés, l’Église catholique romaine (qui a toujours eu en partage la liberté ecclésiastique et qui n’a jamais été une Église d’État) tout en luttant contre ses ennemis par les armes spirituelles de l’enseignement et de la prédication, autorisait les États catholiques à servir par le glaive temporel la cause de l’unité religieuse. Il n’y a plus d’États catholiques aujourd’hui ; l’État est athée en Occident, et l’Église romaine continue d’exister et de prospérer en s’appuyant uniquement sur le glaive spirituel, sur l’autorité morale et la prédication libre de ses principes. Mais une hiérarchie qui s’est abandonnée au pouvoir temporel et qui a prouvé par là que la puissance intérieure lui a manqué, comment pourrait-elle exercer l’autorité morale qu’elle a abdiquée ? Notre institution ecclésiastique actuelle a embrassé exclusivement les intérêts de l’État pour recevoir de lui la garantie de son existence menacée par les dissidents. Le but étant purement matériel, les moyens ne peuvent pas avoir un caractère différent. Les mesures de contrainte et de violence consignées dans le Code pénal de l’Empire — voilà au fond les seules armes défensives que notre orthodoxie de par l’État sache opposer aux dissidents indigènes ainsi qu’aux communions étrangères qui voudraient lui disputer l’empire des âmes. Si des agents cléricaux ont fait en ces derniers temps quelques tentatives de lutte contre les sectaires au moyen des discussions semi-publiques[5], le manque de bonne foi trop manifeste de ces débats, — où l’une des parties est prédestinée à avoir tort quand même et ne peut dire que ce que ses adversaires lui permettent, — n’a servi qu’à mettre en relief l’impuissance morale de cette Église établie qui est trop complaisante à l’égard des pouvoirs terrestres pour être respectée, et trop implacable envers les âmes pour être aimée. Et ce serait elle qui nous représenterait l’union libre des consciences dans l’esprit de la charité !

Les slavophiles dans leur polémique anticatholique ont eu soin de confondre la liberté ecclésiastique avec la liberté religieuse. Comme l’Église catholique n’a pas toujours été tolérante et qu’elle n’admet pas le principe de l’indifférence en matière de religion, il n’était que trop facile de déclamer contre le despotisme romain en passant sous silence la grande prérogative de la liberté ecclésiastique que le catholicisme seul a toujours gardée parmi toutes les communions chrétiennes. Mais quand il s’agit de notre propre cause, la confusion de ces deux libertés ne sert à rien, puisqu’il est clair que nous ne possédons ni l’une ni l’autre. Et personne n’a exposé cette triste vérité avec plus de force et de chaleur que le défunt J. Aksakov, le dernier représentant éminent de l’ancienne école slavophile. Nous n’avons qu’à citer quelques passages remarquables de ses écrits[6].


  1. Nous n’avons pas à parler ici d’une troisième espèce de liberté, celle des différents cultes reconnus par l’État. Une certaine liberté des cultes (dans leur statu quo) est imposée par la force des choses à un empire qui, comme la Russie, compte plus de trente millions de sujets en dehors de l’Église dominante.
  2. Les termes usités dans ce dernier sens — liberté de conscience et liberté de confession — devraient être rejetés comme impropres : la conscience est toujours libre et personne ne peut empêcher un martyr de confesser sa foi.
  3. Nous admettons cette distinction en principe (in abstracto), mais nous sommes bien loin de la recommander comme règle pratique.
  4. Cela est avoué avec beaucoup de naïveté par nos écrivains ecclésiastiques eux-mêmes. Par exemple, dans une série d’articles de la Revue orthodoxe (Pravoslavnoïé Obozrénié) concernant la lutte du clergé russe contre les dissidents, l’auteur (M. Tchistiakov), après avoir exposé les exploits de l’évêque Pitirime (de Nijni-Novgorod), dont le zèle était invariablement soutenu par les troupes du vice-gouverneur Rjevski, arrive à la conclusion que le missionnaire célèbre est redevable de tout son succès à ce secours du pouvoir séculier et au droit d’amener par force les dissidents à écouter sa prédication. (Prav. Obozr., octobre 1887, p. 348). On peut trouver de semblables aveux au sujet des missions contemporaines parmi les païens de la Sibérie Orientale (dans la même Revue année 1882).
  5. J’entends « les conversations (sobésiédovania) avec les vieux croyants » à Kazan, à Kalouga et surtout à Moscou. Malgré les conditions gênantes de ces disputes et l’abstention des chefs du rasskol, les représentants de l’Église officielle n’y ont pas toujours l’avantage. Un journal « la Voix de Moscou » (Golos Moskvy), qui a osé imprimer (en 1885) des comptes-rendus sténographiques de ces débats, a eu à se repentir de sa témérité. — Ce journal n’existe plus maintenant.
  6. Aksakov a été pendant longtemps poursuivi par l’administration russe pour la franchise de ses critiques. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie qu’il partagea avec Katkov le privilège de dire librement sa pensée — privilège exclusif de ces deux hommes et qui est mort avec eux.