La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/05


CHAPITRE V.


LES SLAVOPHILES RUSSES ET LEURS IDÉES SUR L’ÉGLISE. REMARQUES CRITIQUES


Mgr Philarète a mis à nu, sans le vouloir, l’état réel de l’Église orientale séparée. Les slavophiles ont voulu couvrir cette nudité du voile transparent d’une théorie idéaliste de l’Église « dans son unité libre et vivante basée sur la grâce divine et la charité chrétienne ». Comme idée générale de l’Église sous l’aspect d’un organisme moral, la doctrine des slavophiles est parfaitement vraie, et ils ont le grand mérite d’avoir insisté en principe sur l’unité essentielle et indivisible de cet organisme, si méconnue par nos théologiens officiels et par nos dissidents. Du reste, ceux qui seraient d’avis que les slavophiles, en exposant l’idée positive de l’Église Universelle se tiennent trop dans le vague et dans les généralités trouveront cette même idée de l’Église, développée avec beaucoup plus d’ampleur et de clarté par certains écrivains catholiques, l’illustre Mœhler dans son admirable ouvrage die Symbolik der Christlichen Kirche[1].

« L’Église est une », tel est le titre que Khomiakof (le chef du cercle slavophile en Russie) a donné à un opuscule dogmatique qui, quoique insignifiant par lui-même, mérite d’être noté comme la seule tentative de la part des slavophiles de préciser et de systématiser leurs idées théologiques. L’unité de l’Église est déterminée par l’unité de la Grâce divine qui, pour pénétrer les hommes et les transformer en Église de Dieu, exige d’eux la fidélité à la tradition commune, la charité fraternelle et l’accord libre des consciences individuelles qui est la garantie définitive de la vérité de leur foi. C’est sur ce dernier point surtout que les slavophiles insistent en définissant la vraie Église comme la synthèse spontanée et intérieure de l’unité et de la liberté dans la charité.

Que trouverait-on à redire à un idéal semblable ? Quel est le catholique romain qui, si on lui montrait l’humanité entière ou une partie considérable de l’humanité pénétrée de l’amour divin et de la charité fraternelle, n’ayant qu’une âme et un cœur et demeurant ainsi dans une union libre et tout à fait intérieure, — quel est, dis-je, le catholique romain qui voudrait imposer à une telle société l’autorité extérieure et obligatoire d’un pouvoir religieux public ? Y a-t-il quelque part des papistes qui croient que les séraphins et les chérubins ont besoin d’un pape pour les gouverner ? Et d’un autre côté, où est le protestant qui, en voyant la vérité définitive réellement acquise par « la perfection de la charité » insisterait encore sur l’emploi du libre examen ?

L’union parfaitement libre et intérieure des hommes avec la Divinité et entre eux, — c’est le but suprême, le port vers lequel nous naviguons. Nos frères occidentaux ne sont pas d’accord entre eux quant aux meilleurs moyens d’y parvenir. Les catholiques croient qu’il est plus sûr de traverser la mer ensemble dans un grand vaisseau éprouvé, construit par un maître célèbre, gouverné par un pilote habile, et muni de tout ce qui est nécessaire pour le voyage. Les protestants prétendent au contraire que chacun doit se fabriquer une nacelle à sa guise pour voguer avec plus de liberté. Cette dernière opinion, tout erronée qu’elle soit, se laisse cependant discuter. Mais que pourrait-on entreprendre contre ces soi-disant orthodoxes, selon lesquels le vrai moyen d’arriver au port c’est de s’imaginer qu’on y est déjà. C’est par là qu’ils se croient au-dessus des communions occidentales qui, à vrai dire, n’ont jamais soupçonné que la grande question religieuse puisse se résoudre si facilement.

L’Église est une et indivisible, cela ne l’empêche pas de contenir des sphères différentes qu’on ne doit pas séparer, mais qu’on doit distinguer nettement, sans quoi on ne parviendra jamais à rien comprendre dans le passé et le présent, ni à rien faire pour l’avenir religieux de l’humanité. La perfection absolue ne peut appartenir qu’à la partie supérieure de l’Église, qui s’est déjà approprié et assimilé définitivement la plénitude de la grâce divine (l’Église triomphante ou le règne de la gloire). Entre cette sphère divine et les éléments purement terrestres de l’humanité visible, il y a l’organisme divino-humain de l’Église, invisible dans sa puissance mystique et visible dans ses manifestations actuelles, participant également à la perfection céleste et aux conditions de l’existence matérielle. C’est l’Église proprement dite et c’est d’elle qu’il s’agit pour nous. Elle n’est pas parfaite dans le sens absolu, mais elle doit posséder tous les moyens nécessaires pour avancer avec sécurité vers l’idéal suprême — l’union parfaite de toute la créature en Dieu — à travers des obstacles et des difficultés sans nombre, par les luttes, les tentations et les défaillances humaines.

L’Église n’a pas ici-bas l’unité parfaite du royaume céleste, mais elle doit cependant avoir une certaine unité réelle, un lien, organique et spirituel en même temps, qui la détermine comme une institution solide, comme un corps vivant et comme une individualité morale. N’embrassant pas matériellement et actuellement tout le genre humain, elle est cependant universelle, en tant qu’elle ne peut pas être attachée exclusivement à une nation ou à un groupe de nations quelconque, mais doit avoir un centre international pour se propager dans l’univers entier. L’Église d’ici-bas fondée sur la révélation divine et gardant le dépôt de la foi n’a pas pour cela la connaissance absolue et immédiate de toutes les vérités ; mais elle est infaillible, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas se tromper en déterminant à un moment donné telle ou telle vérité religieuse et morale dont la connaissance explicite lui est devenue nécessaire. L’Église terrestre n’est pas absolument libre puisqu’elle est soumise aux conditions de l’existence finie, mais elle doit avoir assez d’indépendance pour pouvoir lutter continuellement et activement contre les puissances ennemies, pour ne pas permettre aux portes de l’enfer de prévaloir contre elle.

Telle est l’Église véritable sur la terre, l’Église qui, quoique imparfaite dans ses éléments humains, a reçu de Dieu le droit, la puissance et tous les moyens nécessaires pour élever l’humanité et la diriger vers son but définitif. Si elle n’était pas une et universelle, elle ne pourrait pas servir de base à l’unité positive de tous les peuples, — et c’est là sa mission principale. Si elle n’était pas infaillible, elle ne saurait guider l’humanité dans la vraie voie, elle serait alors un aveugle conduisant un aveugle. Et enfin si elle n’était pas indépendante, elle ne pourrait remplir aucune de ses fonctions sociales, et, en devenant un instrument des puissances de ce siècle, elle manquerait complètement à sa mission.

Les caractères essentiels et indispensables de la vraie Église sont, à ce qu’il paraît, suffisamment clairs et déterminés. Et cependant, nos nouveaux orthodoxes, après avoir confondu dans leurs réflexions nébuleuses le côté divin et le côté terrestre de l’Église, ne trouvent aucune difficulté à identifier cet idéal confus avec l’Église Orientale actuelle, l’Église gréco-russe telle que nous la voyons…... Ils la proclament la seule et unique Église de Dieu, la véritable Église universelle et ne regardent les autres communions que comme des associations antichrétiennes. Ainsi tout en acceptant en principe l’idée de l’Église universelle, les slavophiles la renient en fait et réduisent l’universalité chrétienne à une Église particulière qui d’ailleurs est fort loin de répondre à l’idéal qu’ils professent eux-mêmes. La véritable Église selon leur pensée, c’est, nous le savons, « la synthèse organique de la liberté et de l’unité dans la charité » et c’est dans l’Église gréco-russe qu’il nous faut chercher cette synthèse ? Tâchons de garder notre sérieux et voyons ce qui en est.

  1. Cet ouvrage est loué et souvent cité dans les Prælectiones theologicæ du dogmatiste officiel de l’Église latine, le feu Père Perrone (professeur au Collegium romanum et membre de la société de Jésus).