La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/04


CHAPITRE IV.


LES DISSIDENTS RUSSES. VÉRITÉ RELATIVE DU RASSKOL. — MONSEIGNEUR PHILARÈTE DE MOSCOU ET SON IDÉE DE L’ÉGLISE UNIVERSELLE


Quand on veut réduire l’orthodoxie à l’idée nationale russe, on est logiquement conduit à chercher la véritable expression de cette idée parmi nos sectaires indigènes et non pas dans le domaine de l’Église officielle, grecque d’origine et organisée à l’allemande par Pierre le Grand. Privé de tout principe déterminé et de toute indépendance pratique, ce « ministère des affaires spirituelles de la confession orthodoxe » ne fait que reproduire le cléricalisme impérial byzantin tempéré par la bonhomie et l’insouciance de notre race et par le bureaucratisme allemand de notre administration. En faisant abstraction des causes particulières qui ont produit le rasskol[1] et qui n’ont qu’une importance historique, on peut affirmer sans crainte d’erreur que la raison d’être permanente de ce schisme national est l’insuffisance manifeste du gouvernement ecclésiastique russe unie à des prétentions exorbitantes. Soumise sans réserves au pouvoir séculier et privée de toute force intérieure, cette Église, « établie » par le tzar, n’en abuse pas moins du principe hiérarchique en s’arrogeant sur le peuple une autorité absolue qui n’appartient de droit qu’à l’Église Universelle et indépendante fondée par le Christ. L’inanité de ces prétentions, plutôt sentie que reconnue, a poussé un parti de nos dissidents à des tentatives infructueuses pour constituer une Église orthodoxe russe indépendante de l’État, tandis qu’un autre parti plus nombreux a tout simplement proclamé que la vraie Église a complètement disparu du monde depuis 1666 et que nous vivons sous le règne spirituel de l’antéchrist résidant à SaintPétersbourg. On voit la raison pour laquelle les partisans de « l’idée russe » se gardent bien de fouiller le rasskol et d’y chercher cette idée énigmatique. Une doctrine qui proclame que la monarchie et l’Église russes se trouvent sous l’empire absolu de l’antéchrist, et qui remet à la fin du monde tout espoir d’un meilleur état de choses, cette doctrine est évidemment peu favorable à un patriotisme outré qui représente la Russie telle qu’elle est, comme le second Israël, le peuple élu de l’avenir. Néanmoins, il n’est pas sans intérêt de remarquer que ceux-là précisément qui voudraient imposer une mission religieuse particulière à la Russie, (les slavophiles) sont forcés d’ignorer ou de méconnaître le seul phénomène historique où l’esprit religieux du peuple russe se soit manifesté avec une certaine originalité. D’un autre côté, quelques cercles de nos libéraux et radicaux « occidentalistes[2] » prennent volontiers, malgré ses formes barbares, notre protestantisme national sous leur protection, et pensent y apercevoir la pensée d’un avenir meilleur pour le peuple russe. Quant à nous, n’ayant aucun motif ni pour déprécier, ni pour surfaire ce phénomène caractéristique de notre histoire religieuse, nous pouvons le juger d’une manière plus objective. Nous ne méconnaissons pas la grande part qui revient à l’ignorance la plus profonde, aux tendances ultra-démocratiques et à l’esprit de révolte dans l’origine du rasskol. Nous n’y chercherons donc aucune vérité supérieure, aucun idéal religieux positif. Et cependant, nous devons constater qu’il y eut toujours une étincelle du feu sacré dans cette agitation grossière, voire même absurde, des passions populaires. Il y avait là une soif ardente de la vérité religieuse, le besoin urgent d’une Église véritable et vivante. Notre protestantisme national dirige ses coups contre une manifestation partielle et imparfaite du gouvernement ecclésiastique, et non contre le principe de l’Église visible. Même pour le parti le plus avancé de nos vieux croyants, une Église réelle et organisée est tellement indispensable que, privés d’elle, ils se croient déjà sous le règne de l’antéchrist. Abstraction faite de l’ignorance qui les conduit à prendre la Russie pour l’univers, on trouve du fond de toutes ces erreurs bizarres l’idée ou le postulatum d’une Église indépendante de l’État et intimement liée à toute la vie sociale et privée du peuple, d’une Église libre, puissante et vivante. Et si, en voyant l’Église officielle — russe et grecque — sans indépendance et sans force vitale, nos dissidents déclarent qu’elle n’est pas la vraie Église du Christ, ils sont complètement dans leur tort.

La vérité négative du rasskol reste inébranlable. Ni les persécutions sanglantes des siècles passés, ni l’oppression bureaucratique moderne, ni la polémique officielle de notre clergé n’ont de prise sur cette thèse irréfutable : Il n’existe pas de gouvernement vraiment spirituel dans l’Église gréco-russe. Mais la vérité de notre protestantisme national ne s’étend pas plus loin. Dès que les vieux croyants, abandonnant la simple négation, prétendent ouvrir une issue quelconque à leurs besoins religieux et réaliser leur idéal ecclésiastique, ils tombent dans des contradictions et des absurdités manifestes qui donnent beau jeu à leurs adversaires. Il est facile à ceux-ci de prouver contre les popovtsi[3] qu’une société religieuse qui a été pendant des siècles privée de l’épiscopat et qui n’a rétabli en partie cette institution fondamentale qu’à l’aide de procédés anticanoniques ne peut pas être la continuation authentique de l’ancienne Église et la gardienne unique de la tradition orthodoxe. Il n’est pas moins facile d’établir contre les bezpopovtsi[4] que le règne de l’antéchrist ne peut avoir une durée indéfinie et que, pour être conséquents, ces dissidents devraient renier non seulement l’Église actuelle, mais aussi celle des temps anciens qui, selon leur avis, a été détruite, l’an de grâce 1666 ; car une Église contre laquelle les portes de l’enfer ont prévalu ne peut pas avoir été la vraie Église du Christ.

Comme fait historique, le rasskol avec ses milliers de martyrs manifeste — et c’est là sa grande importance — la profondeur du sentiment religieux chez le peuple russe, l’intérêt vivant que lui inspire l’idée théocratique de l’Église. S’il est très heureux d’un côté que la majorité de la population soit restée fidèle à l’Église officielle qui, malgré l’absence d’un gouvernement ecclésiastique légitime[5], a gardé néanmoins la succession apostolique et la validité des sacrements, il serait d’autre part déplorable que le peuple russe tout entier se contentât de cette Église officielle telle quelle : cela prouverait à coup sûr qu’il n’a aucun avenir religieux à espérer. La protestation véhémente et tenace de ces millions de paysans nous fait prévoir la régénération de notre vie ecclésiastique. Mais le caractère essentiellement négatif de ce mouvement religieux est une preuve suffisante que le peuple russe, aussi bien que toute autre puissance humaine abandonnée à ses propres moyens, est incapable de réaliser son idéal suprême. Toutes ces aspirations et toutes ces tentatives vers une Église véritable ne dénotent qu’une capacité religieuse passive qui, pour se réaliser effectivement dans une forme organique déterminée, attend un acte de régénération morale venant de plus haut que l’élément purement national et populaire.

Si l’Église officielle gouvernée par un employé civil n’est qu’une institution d’État, une branche secondaire de l’administration bureaucratique, — l’Église rêvée par nos dissidents ne serait tout au plus qu’une Église nationale et démocratique. C’est l’idée de l’Église Universelle qui manque de part et d’autre. L’article du symbole touchant l’Église une, sainte, catholique et apostolique, bien que chanté a chaque messe et récité à chaque baptême, demeure lettre morte pour les vieux orthodoxes aussi bien que pour « l’Église dominante ». Pour les premiers, l’Église, c’est le peuple russe — dans sa totalité jusqu’aux temps du patriarche Nicon, et, après lui, — dans sa partie restée fidèle au vieux rite national. Quant aux théologiens de l’Église officielle, leurs idées sur ce sujet sont aussi vagues que contradictoires. Mais ce qui se retrouve dans toutes leurs variations et ce qui leur est commun, malgré toutes leurs différences, c’est l’absence d’une foi positive dans l’Église Universelle. Pour ne nous arrêter qu’à un seul écrivain qui en vaut plusieurs, voici la théorie de l’Église exposée par l’habile Philarète, archevêque métropolitain de Moscou, dans un de ses ouvrages les plus importants[6].

— La vraie Église chrétienne embrasse toutes les Églises particulières qui confessent Jésus-Christ « venu en chair ». La doctrine de toutes ces sociétés religieuses est au fond la même vérité divine ; mais elle peut être mêlée à des opinions et des erreurs humaines. De là, il y a dans l’enseignement de ces Églises particulières une différence de plus ou de moins de pureté. La doctrine de l’Église orientale est plus pure que les autres et même on peut la reconnaître comme tout à fait pure, puisqu’elle n’associe aucune opinion humaine à la vérité divine. Mais comme, du reste, chaque communion religieuse a absolument la même prétention à une pureté parfaite de foi et de doctrine, il ne nous convient pas de juger les autres, mais il faut abandonner le jugement définitif à l’Esprit de Dieu qui gouverne les Églises. —

Tel est le sentiment de Mgr Philarète, et la meilleure partie du clergé russe pense comme lui. Ce qu’il y a de large et de conciliant dans cette manière de voir ne peut pas en couvrir les défauts essentiels. Le principe d’unité et d’universalité dans l’Église n’est rattaché ici qu’au fond commun de la foi chrétienne (le dogme de l’Incarnation). Mais cette foi vraiment fondamentale en Jésus-Christ, l’Homme-Dieu, n’est pas considérée comme le germe vivant et fécond d’un développement ultérieur : le théologien moscovite veut y voir l’unité définitive du monde chrétien et la seule qu’il croie nécessaire. Il se contente de faire abstraction des différences actuelles dans la religion chrétienne et se déclare satisfait de l’unité purement théorique qu’il obtient de cette manière. C’est l’unité de l’indifférence large, mais vide, ne supposant aucun lien organique et ne demandant aucune communauté effective entre les Églises particulières. L’Église Universelle est réduite à un être de raison. Les parties sont réelles, mais le tout n’est qu’une abstraction subjective. S’il n’en a pas toujours été ainsi, si l’Église dans sa totalité a été autrefois un corps vivant, ce corps est aujourd’hui en proie à la mort et à la décomposition : ce n’est que l’existence des parties séparées qui se manifeste actuellement, tandis que leur unité substantielle a disparu dans les régions du monde invisible.

Et cette idée de l’Église morte, ce n’est pas seulement une conséquence qui nous parait implicitement contenue dans les thèses de notre illustre théologien : il a pris soin de nous décrire l’Église Universelle comme il la concevait sous l’image d’un corps inanimé composé d’éléments hétérogènes et désunis. Il lui vint en effet l’inspiration d’appliquer à l’Église du Christ et aux phases de sa vie historique la vision de la grande idole racontée dans le livre de Daniel. La tête d’or de l’idole — c’est l’Église chrétienne primitive ; la poitrine et les bras d’argent — c’est « l’Église qui se fortifie et s’étend » (époque des martyrs) ; le ventre d’airain, — c’est « l’Église abondante » (triomphe du christianisme, époque des grands docteurs). Enfin l’Église actuelle — « l’Église divisée et fractionnée » est représentée par les deux pieds avec les orteils où l’argile est mêlé au fer par la main des hommes. Pour accepter sérieusement ce symbole sinistre, il faut renier l’Église de Dieu fondée pour toute la durée des siècles, l’Église une, infaillible et inébranlable. L’auteur l’a bientôt senti et, dans les éditions ultérieures de son ouvrage, il a rayé toute cette allégorie, mais il n’a rien trouvé pour la remplacer. Du reste, en limitant l’application de cette image à l’Église officielle gréco-russe, on doit avouer que l’éminent représentant de cette institution ne manquait ni d’esprit ni d’impartialité. Le fer et l’argile confondus par la main des hommes — la violence et l’impuissance et une unité factice qui n’attend qu’un choc pour tomber en poussière — on ne saurait mieux peindre l’état actuel de notre établissement ecclésiastique.

  1. Le nom générique de rasskol (schisme) est employé chez nous pour désigner spécialement ceux des dissidents qui se séparèrent de l’Église officielle pour des questions de rites et qu’on appelle aussi starovères (vieux croyants). La séparation fut consommée dans les années 1666 et 1667, quand un concile convoqué à Moscou anathématisa les vieux rites.
  2. C’est le nom (zapadniki, en russe) qu’on donne au parti littéraire opposé aux slavophiles et tenant aux principes de la civilisation européenne.
  3. Parti modéré qui, par des moyens illégitimes, se trouve en possession d’un sacerdoce et depuis 1848 même d’un épiscopat (qui a son centre en Autriche, à Fontana Alba).
  4. Parti radical qui croit que le sacerdoce et tous les sacrements, excepté le baptême, ont complètement disparu depuis 1666.
  5. La nomination de tous nos évêques se fait d’une manière absolument prohibée et condamnée par le troisième canon du septième concile œcuménique, — canon qui, au point de vue de notre Église elle-même n’a jamais pu être abrogé (faute de conciles œcuméniques ultérieurs). Nous aurons encore à revenir sur ce sujet.
  6. « Conversation d’un examinateur et d’un convaincu sur la vérité de l’Église Orientale. »