La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/08


CHAPITRE VIII.


RAPPORTS ENTRE L’ÉGLISE RUSSE ET L’ÉGLISE GRECQUE. LA BULGARIE ET LA SERBIE


Le corps de l’Église Orientale n’est pas homogène. Entre les nations différentes dont elle se compose, les deux principales ont donné leur nom à cette Église qui s’appelle officiellement l’Église gréco-russe. Ce dualisme national (qui — soit dit en passant — rappelle singulièrement les deux pieds d’argile dont parle Mgr Philarète) permet de donner une forme concrète à la question de notre unité ecclésiastique. Il nous importe de savoir quel est le lien réel et vivant qui rattache l’Église russe à l’Église grecque pour faire des deux un seul organisme moral. On nous dit que les Russes et les Grecs ont une foi commune, et que c’est là l’essentiel. Mais il faut savoir ce qu’on entend ici par le mot foi ou religion (viéra). La vraie foi est celle qui embrasse toute notre âme et se manifeste comme principe moteur et directeur de toute notre existence. La profession d’une seule et même croyance abstraite, ne déterminant pas la conscience et la vie, ne constitue aucun lien social, ne peut vraiment unir personne, et il est après tout indifférent de savoir si l’on a ou non cette foi morte en commun avec qui que ce soit. L’unité de la foi réelle, au contraire, devient nécessairement une unité vivante et active, une solidarité morale et pratique.

Si l’Église russe et l’Église grecque ne manifestent leur solidarité par aucune action vitale, leur « unité de foi » n’est qu’une formule abstraite qui ne crée rien et n’oblige à rien. — Un laïque, préoccupé des questions religieuses, demanda un jour au métropolite Philarète — (que le lecteur ne s’étonne pas de retrouver toujours ce nom sous notre plume : c’est le seul personnage public vraiment remarquable que l’Église russe ait produit au XIXe siècle) — un laïque demanda donc à l’illustre prélat : Que pourrait-on faire pour vivifier les rapports entre l’Église russe et l’Église-mère ? — Mais à propos de quoi peuvent-elles avoir des rapports entre elles ? répliqua l’auteur du catéchisme gréco-russe. — Quelques années avant cette conversation curieuse, avait eu lieu un incident qui permet d’apprécier les paroles du prudent archevêque à leur juste valeur. Un membre éminent de l’Église anglicane et de l’université d’Oxford, William Palmer, voulut s’unir à l’Église orthodoxe. Il alla en Russie et en Turquie pour étudier l’état actuel de l’Orient chrétien et pour s’informer des conditions auxquelles il pouvait communier avec les orthodoxes orientaux. À Saint-Pétersbourg et à Moscou on lui dit qu’il n’avait qu’à abjurer les erreurs du protestantisme devant un prêtre qui lui administrerait ensuite le sacrement du saint chrême (la confirmation). Mais à Constantinople il apprit qu’il devait être baptisé de nouveau. Comme il se savait chrétien et ne voyait aucune raison de suspecter la validité de son baptême (parfaitement reconnu d’ailleurs par l’Église russe orthodoxe), il regarda un second baptême comme un sacrilège. D’un autre côté, il ne put se résoudre à embrasser l’orthodoxie selon les règles particulières de l’Église russe, puisqu’alors il ne devenait orthodoxe qu’en Russie tout en demeurant païen aux yeux des Grecs. Ce n’était pas à une Église nationale, mais à l’Église orthodoxe universelle qu’il voulait se réunir. Personne ne put résoudre cette difficulté et il devint catholique romain[1]. — On voit qu’il y a des questions à propos desquelles l’Église russe pourrait et devrait entrer en rapport avec sa métropole, et si l’on évite soigneusement d’y toucher, c’est qu’on est sûr d’avance qu’en posant nettement ces questions on n’aboutirait qu’à un schisme formel. La haine jalouse des Grecs envers les Russes, à laquelle ces derniers répondent par une hostilité mêlée de mépris, — voilà le fait dominant qui détermine les rapports réels de ces deux Églises nationales qui demeurent officiellement en communion religieuse. Mais cette unité officielle elle-même ne tient qu’à un fil et toute la prudence sacerdotale de Saint-Pétersbourg et de Constantinople n’est pas de trop pour éviter de laisser se rompre ce lien si fragile. Ce n’est certes pas par charité chrétienne qu’on veut maintenir ce simulacre d’unité. Mais on craint une révélation fatale : le jour de la rupture formelle entre l’Église russe et l’Église grecque, tout le monde verra que l’Église Orientale œcuménique n’est qu’une fiction, qu’il n’existe que des Églises nationales isolées en Orient. Voilà le vrai motif qui impose à notre hiérarchie une conduite prudente et modérée envers les Grecs, laquelle consiste à éviter toute espèce de rapports avec eux[2]. Quant à l’Église de Constantinople qui, dans son orgueil particulariste s’appelle « la Grande Église » et « l’Église œcuménique », elle serait satisfaite peut-être de se débarrasser des barbares du Nord qui ne sont qu’un obstacle à ses tendances panhelléniques. Dans ces derniers temps, le patriarcat de Constantinople a été deux fois sur le point d’anathématiser l’Église russe[3]. Des considérations purement matérielles ont seules empêché cet éclat : l’Église grecque de Jérusalem, qui de fait est complètement assujettie à celle de Constantinople, dépend d’un autre côté, pour ses moyens d’existence, presque exclusivement de la piété russe. Cette dépendance matérielle dans laquelle le clergé grec se trouve par rapport à la Russie date de très loin et constitue actuellement la seule base réelle de l’unité gréco-russe. Il est évident que ce lien purement extérieur n’est pas de nature à transformer les deux Églises en un seul corps moral doué d’une unité de vie et d’action.

On sera encore confirmé dans cette conclusion, si l’on prend en considération les Églises nationales de moindre importance qui, étant sous la juridiction du patriarche de Constantinople, faisaient autrefois partie de l’Église grecque et devenaient autocéphales à mesure que les petits États correspondants recouvraient leur indépendance politique. Les rapports de ces prétendues Églises entre elles, avec la métropole byzantine et avec l’Église russe, sont à peu près nuls. Même des relations purement officielles et de convenance comme celles qui se maintiennent entre Saint-Pétersbourg et Constantinople ne se sont pas établies — que je sache — entre la Russie et les nouvelles Églises autocéphales de la Roumanie et du royaume hellénique. C’est pire encore pour la Bulgarie et la Serbie. On sait que les patriarches grecs ont, avec l’assentiment du synode d’Athènes, excommunié, en 1872, tout le peuple bulgare pour des motifs de politique nationale.

Les Bulgares ont été condamnés pour leur phylétisme, c’est-à-dire la tendance à soumettre l’Église aux divisions de race et de nationalité. L’accusation était vraie ; mais ce phylétisme, qui était une hérésie chez les Bulgares, était l’orthodoxie même chez les Grecs.

L’Église russe, tout en sympathisant avec les Bulgares, voulait se mettre au-dessus de cette querelle nationale. Elle aurait dû pour cela parler au nom de l’Église Universelle ; mais comme ce droit appartenait aux Russes aussi peu qu’aux Grecs, le Synode de Saint-Pétersbourg, au lieu d’une déclaration nette, se contenta de bouder la hiérarchie byzantine et, ayant reçu les décisions du concile de 1872 avec l’invitation de les approuver, elle s’abstint de dire oui ou non. De là naquit un état de choses qui n’avait pas été prévu ou, pour mieux dire, qu’on avait jugé impossible selon les canons ecclésiastiques. L’Église russe est restée en communion formelle avec l’Église grecque et en communion réelle avec l’Église bulgare sans avoir protesté explicitement contre l’acte canonique d’excommunication qui a séparé ces deux Églises et sans en appeler — ne fût-ce que pour la forme — à un concile œcuménique. Une complication du même genre eut lieu avec la Serbie. Quand le gouvernement athée de ce petit royaume publia des lois ecclésiastiques qui établissaient la hiérarchie de l’Église serbe sur la simonie rendue obligatoire (puisque toutes les dignités sacrées devaient être achetées à une taxe déterminée) et quand, après la déposition arbitraire du métropolite Michel et des autres évêques, on créa, au mépris des lois canoniques, une nouvelle hiérarchie, celle-ci, formellement rejetée par l’Église Russe, acheta en revanche l’adhésion du patriarche de Constantinople. Pour cette fois, ce fut « la grande Église » qui se trouva être en communion avec deux Églises qui ne l’étaient pas entre elles. — Faut-il ajouter encore que toutes ces Églises nationales ne sont que des Églises d’État absolument privées de toute espèce de liberté ecclésiastique ? On devine aisément l’influence néfaste que cet abaissement de l’Église peut exercer sur la religion elle-même dans ces malheureuses contrées. L’indifférence religieuse des Serbes est assez connue ainsi que leur manie d’employer l’orthodoxie comme un instrument politique dans leur lutte fratricide contre les Croates catholiques[4]. Quant à la Bulgarie, voici un témoignage dont l’autorité ne peut être mise en doute. Mgr Joseph, exarque de la Bulgarie, exposa dans un discours solennel prononcé à Constantinople, lors de la fête de Saint Méthode (1885), l’état affligeant de la religion chez lui. La masse du peuple, dit-il, est froide et indifférente. Quant à la classe cultivée, elle est décidément hostile à tout ce qui est saint ; et ce n’est que la crainte des Russes qui l’empêche d’abolir l’Église en Bulgarie[5]. Nous n’avons pas besoin de prouver que la condition religieuse de la Roumanie et celle du royaume hellénique ne diffèrent pas essentiellement de ce qu’on trouve chez les Serbes et les Bulgares. Dans un compte-rendu présenté à l’empereur de Russie par le procureur du Saint-Synode et publié l’année dernière, l’état religieux et ecclésiastique des quatre pays orthodoxes de la péninsule est présenté sous les couleurs les plus sombres. Il ne saurait en effet être plus misérable. Mais ce qui est vraiment surprenant, c’est l’explication qu’en donne le document officiel. Le régime constitutionnel serait, à en croire le chef de notre Église, la seule et unique cause de tous ces maux ! S’il en est ainsi, quelle est donc la cause de l’état déplorable de l’Église russe ?

  1. On trouvera dans une note, à la fin du volume, quelques détails historiques sur la question du second baptême de l’Église gréco-russe. Ces faits, que Palmer connaissait sans doute, ont dû l’affermir dans sa dernière résolution de ne pas chercher la vérité universelle là où le mystère fondamental de notre religion est devenu un instrument de la politique nationale.
  2. C’est aussi la seule raison pratique pour laquelle, en dépit du soleil et des astres, nous tenons toujours au calendrier Julien : on ne saurait le changer sans entrer en pourparlers avec les Grecs, et c’est ce qu’on craint le plus dans nos sphères cléricales.
  3. En 1872, quand le synode de Saint-Pétersbourg refusa de s’associer explicitement aux décisions du concile grec qui a excommunié les Bulgares, et en 1884, quand le gouvernement russe sollicita la Porte de nommer deux évêques bulgares dans des diocèses que les Grecs considèrent comme leur appartenant sans partage.
  4. Pour ne citer à ce sujet qu’un écrivain slavophile qui a longtemps vécu en Serbie, nous renvoyons à l’article de P. K — ky dans la Rouss d’Aksakov (1885, n° 12).
  5. Ce discours a été reproduit in extenso dans le journal de Katkov (Gazette de Moscou).