La Russie en 1839/Lettre vingt et unième

Amyot (troisième volumep. ).


SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT ET UNIÈME.


Adieux à Pétersbourg. — Rapport qu’il y a entre l’absence et la nuit. — Effets de l’imagination. — Description de Pétersbourg au crépuscule. — Contraste du ciel au couchant et au levant. — La Néva la nuit. — Lanterne magique. — Tableaux naturels. — Mythologie du Nord expliquée par les sites. — Dieu visible par toute la terre. — Ballade de Coleridge. — Réné vieillissant. — La pire des intolérances. — Conditions nécessaires pour vivre dans le monde. — De quoi se compose le succès. — Contagion des opinions. — Diplomatie de salon. — Défaut des esprits solitaires. — Flatterie au lecteur. — Le pont de la Néva la nuit. — Sens symbolique du tableau. — Pétersbourg comparé à Venise. — L’Évangile dangereux. — On ne prêche pas en Russie. — Janus. — Soi-disant conspirations polonaises. Ce qui en résultera. — Argument des Russes. — Scènes de meurtres aux bords du Volga. — Le loup de la Fontaine. — Avenir certain, époque douteuse. — Visite inattendue. — Communication intéressante. — Histoire du prince et de la princesse Troubetzkoï. — Émeute lors de l’avénement de l’Empereur au trône. — Dévouement de la princesse. — Quatorze années dans les mines de l’Oural. — Ce que c’est que cette vie. — Justice humaine. — Comment un despote flatte. — Opinion de beaucoup de Russes sur la condition des condamnés aux mines. — Le 18 fructidor. — Froid de 40 degrés. — Première lettre au bout de sept ans de galères. — Les enfants de galériens. — Réponse de l’Empereur. — Justice russe. — Ce qu’on appelle en Sibérie, coloniser. — Les enfants chiffrés. — Désespoir, humiliation d’une mère. — Seconde lettre au bout de quatorze ans. — Ce qui me prouve l’éternité. — Réponse de l’Empereur à la seconde lettre de la princesse. — Comment il faut qualifier de tels sentiments. — Ce qu’il faut entendre par l’abolition de la peine de mort en Russie. — La famille des exilés. — L’Empereur supplié par la mère de famille. — Éducation involontaire qu’elle donne à ses enfants. — Apostrophe de Dante. — Changements dans mes projets et dans mes sentiments. — Conjectures. — Parti que je prends pour cacher mes lettres. — Moyen détourné de tromper la police. — Note touchant la peine de mort. — Citation de la brochure de M. Tolstoï. — Ce qu’on y apprend.


LETTRE VINGT ET UNIÈME.


Pétersbourg, ce 2 août 1839, à minuit.

Je viens de jeter un dernier coup d’œil sur cette ville extraordinaire : j’ai dit adieu à Pétersbourg… Adieu !! c’est un mot magique !! il prête aux lieux comme aux personnes un attrait inconnu. Pourquoi Pétersbourg ne m’a-t-il jamais paru si beau que ce soir ? c’est que je le vois pour la dernière fois. L’âme riche d’illusions a donc le pouvoir de métamorphoser le monde dont la figure n’est jamais pour nous que le reflet de notre vie intérieure ? Ceux qui disent que rien n’existe hors de nous ont peut-être raison ; mais moi, philosophe sans le vouloir, métaphysicien sans autre mission que le laisser aller naturel de mon esprit, inclinant toujours vers les questions insolubles, j’ai tort sans doute de chercher à me rendre compte de cet incompréhensible prestige. Le tourment de ma pensée, le plus grand défaut de mon style, tient au besoin de définir l’indéfinissable ; ma force se perd à la poursuite de l’impossible, mes paroles n’y suffisent non plus que mes sentiments, que mes passions….. Nos rêves, nos visions, sont aux idées nettes ce qu’un horizon de nuages brillants est aux montagnes dont ils imitent quelquefois la chaîne entre le ciel et la terre. Nulle expression ne peut rendre ces fugitives créations de la fantaisie qui s’évanouissent sous la plume de l’écrivain, comme les brillantes perles d’une eau vive et courante échappent aux filets du pêcheur.

Expliquez-moi ce que peut ajouter à la beauté réelle d’un lieu l’idée que vous allez le quitter. En songeant que je le regarde pour la dernière fois, je crois le voir pour la première.

Notre destin est si mobile, comparé à l’immobilité des choses, que tout ce qui nous retrace la brièveté de nos jours nous inspire un redoublement d’admiration. Le courant que nous descendons est tellement rapide que ce que nous laissons sur le bord nous semble à l’abri du temps ; l’eau de la cascade doit croire à l’immortalité de l’arbre qui l’ombrage ; et le monde nous paraît éternel, tant nous passons précipitamment.

Peut-être la vie du voyageur n’est-elle si féconde en émotions que parce que les départs dont elle se compose sont une répétition de la mort. Voilà sans doute une des raisons qui font qu’on voit en beau ce qu’on quitte ; mais il y en a une autre qu’à peine j’ose indiquer ici.

Dans certaines âmes le besoin de l’indépendance va jusqu’à la passion ; la peur des liens fait qu’on ne s’attache qu’à ce qu’on fuit, parce que l’attrait qu’on sent pour ce qu’on va laisser derrière soi n’engage à rien. On s’enthousiasme sans conséquence ; on part ! Partir, n’est-ce pas faire acte de liberté ? Par l’absence on se dégage des entraves du sentiment ; l’homme jouit en toute sécurité du plaisir d’admirer ce qu’il ne reverra jamais ; il s’abandonne à ses affections, à ses préférences, sans crainte et sans contrainte : il sait qu’il a des ailes !!… Mais quand, à force de les déployer et de les reployer, il sent qu’il les use ; quand il découvre que le voyage l’instruit moins qu’il ne le fatigue, alors le temps du retour et du repos est venu ; je m’aperçois qu’il approche pour moi.

C’était la nuit : l’obscurité a son prestige comme l’absence, comme elle, elle nous force à deviner ; aussi vers la fin de la journée l’esprit s’abandonne à la rêverie, le cœur s’ouvre à la sensibilité, aux regrets ; quand tout ce qu’on voit disparaît, il ne reste que ce qu’on sent : le présent meurt, le passé revient ; la mort, la terre, rendent ce qu’elles avaient pris, et la nuit riche d’ombre laisse tomber sur les objets un voile qui les agrandit et les fait paraître plus touchants ; l’obscurité comme l’absence captive la pensée par l’incertitude, elle appelle le vague de la poésie au secours de ses enchantements : la nuit, l’absence et la mort sont des magiciennes, et leur puissance à toutes les trois est un mystère aussi bien que tout ce qui agit sur l’imagination. L’imagination dans ses rapports avec la nature, dans ses effets, dans ses prestiges ne sera jamais définie d’une manière satisfaisante par les esprits les plus subtils, ni les plus sublimes. Définir clairement l’imagination ce serait remonter à la cause des passions. Source de l’amour, véhicule de la pitié, instrument du génie, don redoutable entre tous les dons, car il fait de l’homme un nouveau Prométhée, l’imagination est la force du Créateur, prêtée pour un instant à la créature ; l’homme la reçoit, il ne la mesure pas ; elle est en lui, elle n’est pas à lui.

Quand la voix cesse de chanter, quand l’arc-en-ciel s’efface, savez-vous où sont allés les sons et les couleurs ? pouvez-vous dire d’où ils étaient venus ? Tels sont, mais bien plus incalculables, bien plus variés, plus fugitifs et surtout plus inquiétants les prestiges de l’imagination !!… Je l’ai senti toute ma vie avec un inutile effroi ; j’ai beaucoup trop d’imagination pour ce que j’en fais : je devais me rendre le maître de cette faculté ; j’en suis resté le jouet et devenu la victime.

Abîme de désirs et de contradictions, c’est elle encore qui me presse de parcourir le monde, et c’est elle qui m’attache aux lieux dans le moment même où elle m’appelle ailleurs. O illusions ! que vous êtes perfides quand vous nous séduisez, et cruelles quand vous nous quittez !!…

Il était plus de dix heures : je revenais de la promenade des îles. C’est le moment où l’aspect de la ville est d’un effet singulier et bien difficile à décrire, car la beauté de ce tableau ne consiste pas dans les lignes, puisque le site est entièrement plat, elle est dans la magie des vaporeuses nuits du Nord ; nuits lumineuses et qu’il faut voir pour en comprendre la poétique majesté.

Du côté du couchant la ville restait sombre ; la ligne tremblante qu’elle dessinait à l’horizon ressemblait à une petite découpure en papier noir collé sur un fond blanc : ce fond, c’est le ciel de l’Occident, où le crépuscule luit longtemps après que le soleil a disparu, tandis que, par un effet contraire, la même lueur illumine au loin les édifices du quartier opposé dont les élégantes façades se détachent en clair sur une partie du ciel de l’Orient, moins transparente et plus profonde que celle où brille la gloire du couchant. Il arrive de cette opposition qu’à l’ouest la ville est noire et que le ciel est clair, tandis qu’à l’est, ce qui s’élève sur la terre est éclairé et se détache en blanc sur un ciel sombre ; ce contraste produit à l’œil un effet que les paroles ne rendent que très-imparfaitement. La lente dégradation des teintes du crépuscule, qui semble perpétuer le jour en luttant contre l’obscurité toujours croissante, communique à toute la nature un mouvement mystérieux : les terres basses de la ville, avec leurs édifices peu élevés au bord de la Néva, semblent osciller entre le ciel et l’eau : on s’attend à les voir disparaître dans le vide.

La Hollande, quoiqu’elle ait un meilleur climat et une plus belle végétation, pourrait donner l’idée de quelques-unes des vues de Pétersbourg, mais seulement en plein jour, car les nuits polaires ont des apparitions merveilleuses.

Plusieurs des tours et des clochers de la ville sont, comme je vous l’ai dit ailleurs, surmontés de flèches aiguës et qui ressemblent à des mâts de vaisseau ; la nuit, ces aigrettes des monuments russes, dorées selon l’usage national, nagent dans le vague de l’air, sous un ciel qui n’est ni noir ni clair, et lorsqu’elles ne s’y détachent pas en ombre, elles brillent de mille reflets semblables à la moire des écailles du lézard.

Nous sommes au commencement du mois d’août, c’est la fin de l’été sous cette latitude : pourtant une petite partie du ciel reste encore lumineuse pendant toute la nuit ; cette auréole de nacre fixée sur l’horizon se reflète dans la Néva, qui, les jours calmes, paraît sans courant ; le fleuve, ou plutôt le lac, ainsi éclairé, devient semblable à une immense plaque de métal, et cette plaine argentée n’est séparée du ciel blanc comme elle que par la silhouette d’une ville. Ce peu de terre qu’on voit se détacher et trembler sur l’eau comme une écume apportée par l’inondation, ces petits points noirs et irréguliers, à peine marqués entre le blanc du ciel et le blanc du fleuve, seraient-ils la capitale d’un vaste empire, ou bien tout cela n’est-il qu’une apparence, qu’un effet d’optique ? Le fond du tableau est une toile et les figures sont des ombres animées un instant par la lanterne magique qui leur prête une existence imaginaire, et tandis qu’elles mènent dans l’espace leur ronde silencieuse, la lampe va s’éteindre, la ville va retomber dans le vide, et le spectacle finira comme une fantasmagorie.

J’ai vu l’aiguille de l’église de la cathédrale où sont déposés les restes des derniers souverains de la Russie, se détacher en noir sur la toile blanche du ciel : cette flèche domine la forteresse et la cité : plus haute et plus aiguë que la pyramide d’un cyprès, elle produisait sur le gris de perle du lointain l’effet d’un coup de pinceau trop dur et trop hardi donné par l’artiste dans un moment d’ivresse : un trait qui attire l’œil gâterait un tableau ; il embellit la réalité : Dieu ne sait pas peindre comme nous. C’était beau… peu de mouvement, mais un calme solennel, un vague inspirateur. Tous les bruits, toutes les agitations de la vie ordinaire étaient interrompus ; les hommes avaient disparu, la terre restait livrée aux puissances surnaturelles : il y a dans ces restes d’un jour indéfiniment prolongé, dans ces inégales et mourantes clartés des nuits boréales des mystères que je ne saurais définir et qui expliquent la mythologie du Nord. Je comprends aujourd’hui toutes les superstitions des Scandinaves. Dieu se cache dans la lumière du pôle comme il se révèle dans le jour éclatant des tropiques. Tous les lieux, tous les climats sont beaux aux yeux du sage qui ne veut voir dans la création que le Créateur.

En quelque coin du monde que l’inquiétude de mon cœur me fasse porter mes pas, c’est toujours le même Dieu que j’admire, toujours la même voix que j’interroge. Partout où l’homme abaisse son regard religieux, il reconnaît que la nature est le corps dont Dieu est l’âme.

Vous vous rappelez la ballade de Coleridge, où le matelot anglais voit le spectre d’un vaisseau glisser sur la mer : c’est à quoi je songeais tout à l’heure devant le spectre d’une ville endormie. Ces prestiges nocturnes sont pour les habitants des régions polaires, ce qu’est la Fata Morgana en plein jour pour les hommes du Midi : les couleurs, les lignes, les heures sont différentes ; l’illusion est la même.

En contemplant avec attendrissement une des contrées de la terre où la nature est la plus pauvre et passe pour la moins digne d’admiration, j’aime à me reposer sur cette consolante pensée que Dieu a dé parti assez de beautés à chaque point du globe pour que ses enfants puissent le reconnaître partout à des signes non douteux, et qu’ils aient sujet de lui rendre grâce, quelles que soient les zones où sa providence les appelle à vivre. La physionomie du Créateur est empreinte sur toutes les parties de la terre, qu’elle rend saintes à l’œil de l’homme.

Je voudrais pouvoir passer un été à Pétersbourg, uniquement occupé à faire chaque soir ce que j’ai fait aujourd’hui.

Quand j’ai trouvé le beau site d’un pays ou d’une ville, je m’y attache avec passion, j’y reviens tous les jours à l’heure favorable. C’est le même refrain sans cesse répété, mais qui chaque fois nous dit quelque chose de nouveau. Les lieux ont leur âme, selon l’expression si poétique de Jocelyn ; je ne puis me lasser d’un site qui me parle ; l’enseignement que j’en retire suffit au modeste bonheur de ma vie. Le goût des voyages n’est chez moi ni une mode, ni une prétention, ni une consolation. Je suis né voyageur comme on naît homme d’État ; ma patrie à moi est partout où j’admire, où je reconnais Dieu dans ses œuvres ; or, de toutes les œuvres de Dieu, celle que je comprends le plus facilement, c’est l’aspect de la nature et ses affinités avec les créations de l’art. Dieu est là qui se révèle à mon cœur par les indéfinissables rapports établis entre son Verbe éternel et la pensée fugitive de l’homme : j’y trouve le sujet d’une méditation féconde. Cette contemplation toujours la même et toujours nouvelle est l’aliment de ma pensée, le secret, la justification de ma vie ; elle emploie mes forces morales et intellectuelles, elle occupe mon temps, elle absorbe mon esprit. Oui, dans l’isolement mélancolique mais délicieux auquel me condamne cette vocation de pèlerin, ma curiosité me tient lieu d’ambition, de puissance, de crédit, de carrière… ; ces rêveries, je le sais, ne sont pas de mon âge ; M. de Chateaubriand était trop grand poëte pour nous peindre un Réné vieillissant. Les langueurs de la jeunesse excitent la sympathie, son avenir lui tient lieu de force ; mais la résignation de Réné grisonnant ne prête guère à l’éloquence ; pourtant mon destin, à moi pauvre glaneur dans le champ de la poésie, était de vous montrer comment vieillit un homme né pour mourir jeune ; sujet plus triste qu’intéressant, tâche ingrate entre toutes les tâches ! Mais je vous dis tout sans crainte, sans scrupule, parce que je n’affecte rien.

Appelé par mon caractère, qui a fait mon sort, à voir passer la vie des autres plutôt qu’à vivre moi-même, si vous me refusez la rêverie sous prétexte que j’ai joui trop longtemps de cette ivresse des enfants et des poëtes, vous m’ôtez avant l’heure ce que Dieu m’avait départi d’existence.

C’est par un esprit de réaction contre les doctrines chrétiennes qu’on est convenu dans le monde, surtout depuis un siècle, de préconiser l’ambition en la donnant pour remède à l’égoïsme ; comme si la plus cruelle, la plus impitoyable des passions, l’envie, fille de l’ambition, n’était pas tout à la fois une cause et un effet de l’égoïsme, et comme si l’État se voyait à chaque instant menacé de manquer de talents orgueilleux, de cours avides, d’esprits dominateurs. De cette soi-disant vertu des ambitieux il suit que les chefs des peuples, les hommes d’action, semblent avoir le privilége de l’iniquité ; quant à moi, je ne vois nulle différence entre l’injuste convoitise d’une nation conquérante et le vol à main armée d’un brigand ! La seule distinction à établir entre les crimes publics et les forfaits isolés, c’est que les uns font un grand et les autres un petit mal.

Mais que deviendrait la société, dites-vous, si tous les hommes faisaient ce que vous faites et disaient ce que vous dites ? Singulière crainte des serviteurs du siècle ! Ils croient toujours leur idole menacée d’abandon. Je n’ai garde de les prêcher ; néanmoins je rappellerai à ces glorieux esprits que la pire des intolérances est l’intolérance philosophique.

Je ne puis vivre de la vie du monde parce que ses intérêts, son but ou du moins les moyens qu’il emploie pour les défendre et pour l’atteindre n’ont rien qui m’inspire cette émulation salutaire, sans laquelle un homme est vaincu d’avance dans les luttes d’ambition ou de vertu qui font la vie des sociétés. Là le succès se compose de deux problèmes contraires : vaincre ses rivaux et faire proclamer sa victoire par ses rivaux. Voilà pourquoi il est si difficile à conquérir une fois, si rare pour ne pas dire si impossible à obtenir longtemps…

J’y ai renoncé même avant l’âge du découragement. Puisque je dois cesser de lutter un jour, j’aime mieux ne pas commencer : c’est ce que mon cœur me disait en me rappelant la belle expression du prédicateur des gens du monde : « Tout ce qui finit est si court ! » Là-dessus je laisse défiler sans envie comme sans dédain le cortége de nos audacieux jouteurs qui croient que le monde est à eux parce qu’ils se donnent à lui.

Accordez-moi mon congé sans craindre que jamais les soldats viennent à manquer à vos batailles, et laissez-moi tirer tout le parti possible de mon loisir et de mon indifférence ; ne voyez-vous pas d’ailleurs que l’inaction n’est qu’apparente, et que l’intelligence profite de sa liberté pour observer plus attentivement, pour réfléchir sans distraction ?

L’homme qui voit les sociétés à distance est plus lucide dans ses jugements que celui qui s’expose toute sa vie au froissement de la machine politique ; l’esprit discerne d’autant mieux la figure des mécaniques employées à la fabrication des choses de ce monde, qu’il demeure plus étranger à leur trituration : ce n’est pas en grimpant sur une montagne qu’on en distingue les formes.

Les hommes d’action n’observent que de mémoire et ne pensent à peindre ce qu’ils ont vu que lorsqu’ils sont retirés du théâtre ; mais alors aigris par une disgrâce ou sentant s’approcher leur fin, fatigués, désenchantés, ou livrés à des accès d’espérance dont l’inutile retour est une inépuisable source de déception, ils gardent presque toujours pour eux seuls le trésor de leur expérience.

Croyez-vous que si j’eusse été poussé à Pétersbourg par le courant des affaires, j’aurais deviné, j’aurais aperçu le revers des choses comme je les vois, et en si peu de temps ? Renfermé dans la société des diplomates, j’aurais considéré ce pays de leur point de vue ; obligé de traiter avec eux, il m’eût fallu conserver ma force pour l’affaire en discussion ; et sur tout le reste, j’aurais eu intérêt à me concilier leur bienveillance par une grande facilité ; ne croyez pas que ce manége puisse s’exercer longtemps sans réagir sur le jugement de celui qui s’en impose la contrainte, J’aurais fini par me persuader que, sur beaucoup de points, je pensais comme ils pensent, ne fût-ce que pour m’excuser à mes propres yeux de la faiblesse de parler comme ils parlent. Des opinions que vous n’osez réfuter, quelque peu fondées que vous les trouviez d’abord, finissent par modifier les vôtres : quand la politesse va jusqu’à une tolérance aveugle, elle équivaut à une trahison envers soi-même : elle nuit au coup d’œil de l’observateur qui doit vous montrer les choses et les personnes non comme il les veut, mais comme il les voit.

Et encore, malgré toute l’indépendance dont je me targue, suis-je souvent forcé pour ma sûreté personnelle de flatter l’amour-propre féroce de cette nation ombrageuse, parce que tout peuple à demi barbare est défiant. Ne croyez pas que mes jugements sur les Russes et sur la Russie étonnent ceux des diplomates étrangers qui ont eu le loisir, le goût et le temps d’apprendre à connaître cet Empire : soyez sûr qu’ils sont de mon avis ; mais c’est ce dont ils ne conviendront pas tout haut….. Heureux l’observateur placé de manière à ce que personne n’ait le droit de lui reprocher un abus de confiance !

Toutefois je ne me dissimule pas les inconvénients de ma liberté : pour servir la vérité, il ne suffit pas de l’apercevoir, il faut la manifester aux autres. Le défaut des esprits solitaires, c’est qu’ils sont trop de leur avis, tout en changeant à chaque instant de point de vue ; car la solitude livre l’esprit de l’homme à l’imagination qui le rend mobile.

Mais vous, vous pouvez et vous devez mettre à profit mes apparentes contradictions pour retrouver l’exacte figure des personnes et des choses à travers mes capricieuses et mouvantes peintures Remerciez moi : peu d’écrivains sont assez courageux pour abandonner au lecteur une partie de leur tâche et pour braver le reproche d’inconséquence plutôt que de charger leur conscience d’un mérite affecté. Quand l’expérience du jour dément mes conclusions de la veille, je ne crains pas de l’avouer : avec la sincérité dont je fais profession, mes voyages deviennent des confessions : les hommes de parti pris sont tout méthode, tout ordonnance, et par là ils échappent à la critique pointilleuse ; mais ceux qui, comme moi, disent ce qu’ils sentent sans s’embarrasser de ce qu’ils ont senti, doivent s’attendre à payer la peine de leur laisser aller. Ce naïf et superstitieux amour de l’exactitude est sans doute une flatterie au lecteur, mais c’est une flatterie dangereuse par le temps qui court. Aussi m’arrive-t-il parfois de craindre que le monde où nous vivons ne soit pas digne du compliment.

J’aurai donc tout risqué pour satisfaire l’amour de la vérité, vertu que personne n’a ; et dans mon zèle imprudent, sacrifiant à une divinité qui n’a plus de temple, prenant au positif une allégorie, je manquerai la gloire du martyre et passerai pour un niais. Tant il est vrai que dans une société où le mensonge trouve toujours son salaire, la bonne foi est nécessairement punie !… Le monde a des croix pour chaque vérité.

C’est pour méditer sur ces matières et sur bien d’autres, que je me suis arrêté longtemps au milieu du grand pont de la Néva : je désirais me graver dans la mémoire les deux tableaux différents dont j’y pou vais jouir en me retournant seulement et sans changer de place.

Au levant, le ciel sombre, la terre brillante ; au couchant, le ciel clair et la terre dans l’ombre : il y avait dans l’opposition de ces deux faces de Pétersbourg à l’occident et à l’orient du pont sur lequel je m’étais arrêté, un sens symbolique que je croyais pénétrer : à l’ouest l’ancien, à l’est le moderne Pétersbourg ; c’est bien cela, me disais-je : le passé, la vieille ville, dans la nuit ; l’avenir, la ville nouvelle, dans la lumière… Je serais demeuré là longtemps, j’y serais encore si je n’avais voulu me hâter de rentrer chez moi pour vous peindre, avant d’en avoir perdu la mémoire, une partie de l’admiration rêveuse que me faisaient éprouver les tons décroissants de ce mouvant tableau. L’ensemble des choses se rend mieux de souvenir, mais, pour peindre certains détails, il faut saisir ses premières impressions au vol.

Le spectacle que je viens de vous décrire me remplissait d’un attendrissement religieux que je craignais de perdre. On a beau croire à la réalité de ce qu’on sent vivement, on n’est point arrivé à l’âge que j’ai sans savoir qu’entre tout ce qui passe, rien ne passe si vite que les émotions tellement vives qu’elles nous semblent devoir durer toujours.

Pétersbourg me paraît moins beau, mais plus étonnant que Venise. Ce sont deux colosses élevés par la peur : Venise fut l’œuvre de la peur toute simple : les derniers des Romains aiment mieux fuir que mourir, et le fruit de la peur de ces colosses antiques devient une des merveilles du monde moderne ; Pétersbourg est également le produit de la terreur, mais d’une terreur pieuse, car la politique russe a su faire de l’obéissance un dogme. Le peuple russe passe pour très-religieux, soit : mais qu’est-ce qu’une religion qu’il est défendu d’enseigner ? On ne prêche jamais dans les églises russes. L’Évangile révélerait la liberté aux Slaves.

Cette crainte de laisser comprendre une partie de ce qu’on veut faire croire m’est suspecte : plus la raison, plus la science resserrent le domaine de la foi, et plus cette lumière divine concentrée dans son foyer divin répand d’éclat ; on croit mieux quand on croit moins. Les signes de croix ne prouvent pas la dévotion ; aussi, malgré leurs génuflexions et toutes leurs marques extérieures de piété, il me semble que les Russes dans leurs prières pensent à l’Empereur plus qu’au Roi des rois. À ce peuple idolâtre de ses maîtres, il faudrait, comme au Japonais, un second souverain : un Empereur spirituel pour le conduire au ciel. Le souverain temporel l’attache trop à la terre. « Réveillez-moi quand vous en serez au bon Dieu, » disait un ambassadeur à moitié endormi dans une église russe par la liturgie Impériale.

Quelquefois je me sens prêt à partager la superstition de ce peuple. L’enthousiasme devient communicatif lorsqu’il est général, ou seulement qu’il le paraît ; mais sitôt que le mal me gagne, je pense à la Sibérie, à cet auxiliaire indispensable de la civilisation moscovite, et soudain je retrouve mon calme et mon indépendance.

La foi politique est plus ferme ici que la foi religieuse ; l’unité de l’Église grecque n’est qu’apparente : les sectes, réduites au silence par le silence habilement calculé de l’Église dominante, creusent leurs chemins sous terre, mais les nations ne sont muettes qu’un temps : tôt ou tard le jour de la discussion se lève : la religion, la politique, tout parle, tout s’explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel : c’est par les dissensions religieuses qu’arrivera quelque jour une révolution sociale en Russie.

Lorsque je m’approche de l’Empereur, que je vois sa dignité, sa beauté, j’admire cette merveille ; un homme à sa place, c’est chose rare à rencontrer par tout ; mais sur le trône, c’est le phénix. Je me réjouis de vivre dans un temps où ce prodige existe, vu que j’aime à respecter, comme d’autres se plaisent à insulter.

Toutefois j’examine avec un soin scrupuleux les objets de mon respect ; il arrive de là que lorsque je considère de près ce personnage unique sur la terre, je crois que sa tête est à deux faces comme celle de Janus, et que les mots violence, exil, oppression, ou leur équivalent à tous, Sibérie, sont gravés sur celui des deux fronts que je ne vois pas.

Cette idée me poursuit sans cesse, même quand je lui parle. J’ai beau m’efforcer de ne penser qu’à ce que je lui dis, mon imagination voyage malgré moi de Varsovie à Tobolsk, et ce seul nom de Varsovie me rend toute ma défiance.

Savez-vous qu’à l’heure qu’il est les chemins de l’Asie sont encore une fois couverts d’exilés nouvellement arrachés à leurs foyers, et qui vont à pied chercher leur tombe comme les troupeaux sortent du pâturage pour marcher à la boucherie ? Ce renouvellement de colère est dû à une soi-disant conspiration polonaise ; conspiration de jeunes fous, qui passeraient pour des héros s’ils avaient réussi, quoique pour être désespérées leurs tentatives n’en soient, ce me semble, que plus généreuses. Mon cœur saigne pour les bannis, pour leur famille, pour leur pays !  !… qu’arrivera-t-il, quand les oppresseurs de ce coin de terre où fleurit naguère la chevalerie, auront peuplé la Tartarie de ce qu’il y avait de plus noble et de plus courageux parmi les enfants de la vieille Europe ? Alors, achevant de combler leur glacière politique, ils jouiront de leur succès : la Sibérie sera devenue le royaume et la Pologne le désert.

Ne devrait-on pas rougir de honte en prononçant le mot de libéralisme, quand on pense qu’il existe en Europe un peuple qui fut indépendant, et qui ne connaît plus d’autre liberté que celle de l’apostasie ? Les Russes, lorsqu’ils tournent contre l’Occident les armes qu’ils emploient avec succès contre l’Asie, oublient que le même mode d’action qui peut aider au progrès chez les Calmouks, devient un crime de lèse-humanité chez un peuple depuis longtemps civilisé. Je m’abstiens, vous voyez avec quel soin, de proférer le mot de tyrannie : il serait pourtant à sa place ; mais il prêterait des armes contre moi à des hommes blasés sur les plaintes qu’ils excitent sans cesse. Ces hommes sont toujours prompts à crier aux déclamations révolutionnaires[1] ! Ils répondent aux arguments par le silence, cette raison du plus fort ; à l’indignation par le mépris, ce droit du plus faible usurpé par le plus fort ; connaissant leur tactique, je ne veux pas les faire sourire….. Mais de quoi me vais-e inquiéter ? Passé quelques pages, ils ne me liront pas ; ils mettront le livre à l’index et défendront d’en parler ; ce livre n’existera pas, il n’aura jamais existé pour eux ni chez eux ; leur gouvernement se défend en faisant le muet comme leur Église ; une telle politique a réussi jusqu’à ce jour et doit réussir longtemps encore dans un pays où les distances, l’isolement, les marais, les bois et les hivers tiennent lieu de conscience aux hommes qui commandent, et de patience à ceux qui obéissent[2].

On ne peut assez le répéter, leur révolution sera d’autant plus terrible qu’elle se fera au nom de la religion : la politique russe a fini par fondre l’Église dans l’État, par confondre le ciel et la terre : un homme qui voit Dieu dans son maître n’espère le paradis que de la grâce de l’Empereur. Un tel homme détrompé deviendra un fanatique de liberté.

Les scènes du Volga continuent ; et l’on attribue ces horreurs aux provocations des émissaires polonais : imputation qui rappelle la justice du loup de la Fontaine. Ces cruautés, ces iniquités réciproques préludent aux convulsions du dénoûment et suffisent pour nous faire prévoir quelle en sera la nature. Mais dans une nation gouvernée comme l’est celle-ci, les passions bouillonnent longtemps avant d’éclater ; le péril a beau s’approcher d’heure en heure, le mal se prolonge, la crise se retarde ; nos petits-enfants ne verront peut-être pas l’explosion que nous pouvons cependant présager dès aujourd’hui comme inévitable, mais sans en prédire l’époque.


(Suite de la lettre précédente.)
Pétersbourg, ce 3 août 1839.

Je ne partirai jamais, le bon Dieu s’en mêle !… encore un retard !… mais celui-ci est légitime, vous ne me le reprocherez pas… J’allais monter en voiture ; un de mes amis insiste pour me voir : il entre. C’est une lettre qu’il veut me faire lire à l’instant même. Quelle lettre, bon Dieu !!… Elle est de la princesse Troubetzkoï, qui l’adresse à une personne de sa famille, chargée de la montrer à l’Empereur. Je désirais la copier pour l’imprimer sans y changer un mot, c’est ce qu’on n’a pas voulu me permettre.

« Elle parcourrait la terre entière, disait mon ami, effrayé de l’effet qu’il venait de produire sur moi.

— Raison de plus pour la faire connaître, répondis-je.

— Impossible. Il y va de l’existence de plusieurs individus ; on ne me l’a prêtée que pour vous la montrer sous parole d’honneur et à condition qu’elle sera rendue dans une demi-heure. »

Malheureux pays, où tout étranger apparaît comme un sauveur aux yeux d’un troupeau d’opprimés, parce qu’il représente la vérité, la publicité, la liberté chez un peuple privé de tous ces biens.

Avant de vous dire ce que contient cette lettre, il faut vous conter en peu de mots une lamentable histoire. Vous en connaissez les principaux faits, mais vaguement, comme tout ce qu’on sait d’un pays lointain et auquel on ne prend qu’un froid intérêt de curiosité : ce vague vous rend cruel et indifférent comme je l’étais avant de venir en Russie : lisez et rougissez ; oui, rougissez, car quiconque n’a pas protesté de toutes ses forces contre la politique d’un pays où de pareils actes sont possibles, et où l’on ose dire qu’ils sont nécessaires, en est jusqu’à un certain point complice et responsable.

Je renvoie les chevaux par mon feldjæger sous prétexte d’indisposition subite, et je le charge de dire à la poste que je ne partirai que demain ; débarrassé de cet espion officieux, je me mets à vous écrire.

Le prince Troubetzkoï fut condamné aux galères il y a quatorze ans ; jeune alors il venait de prendre une part très-active à la révolte du 14 décembre.

Il s’agissait de tromper les soldats sur la légitimité de l’Empereur Nicolas. Les chefs des conjurés espéraient profiter de l’erreur des troupes pour opérer, à la faveur d’une émeute de caserne, une révolution politique dont heureusement ou malheureusement pour la Russie eux seuls jusqu’alors avaient senti le besoin. Le nombre de ces réformateurs était trop peu considérable pour que les troubles excités par eux pussent aboutir au résultat qu’ils se proposaient : c’était faire du désordre pour le désordre.

La conspiration fut déconcertée par la présence d’esprit de l’Empereur[3] ou mieux par l’intrépidité de son regard ; ce prince, dès le premier jour d’autorité, puisa dans l’énergie de son attitude toute la force de son règne.

La révolution arrêtée, il fallut procéder à la punition des coupables. Le prince Troubetzkoï, un des plus compromis, ne put se justifier ; on l’envoya comme forçat aux mines de l’Oural pour quatorze ou quinze ans, et pour le reste de sa vie en Sibérie dans une de ces colonies lointaines que les malfaiteurs sont destinés à peupler.

Le prince avait une femme dont la famille tient à ce qu’il y a de plus considérable dans le pays ; on ne put jamais persuader à la princesse de ne pas suivre son mari dans le tombeau. « C’est mon devoir, disait-elle, je le remplirai ; nulle puissance humaine n’a le droit de séparer une femme de son mari ; je veux partager le sort du mien. » Cette noble épouse obtint la grâce d’être enterrée vivante avec son époux. Ce qui m’étonne depuis que je vois la Russie, et que j’entrevois l’esprit qui préside à ce gouvernement, c’est que, par un reste de vergogne, on ait cru devoir respecter cet acte de dévouement pendant quatorze années. Qu’on favorise l’héroïsme patriotique, c’est tout simple, on en profite ; mais tolérer une vertu sublime qui ne s’accorde pas avec les vues politiques du souverain, c’est un oubli qu’on a dû se reprocher. On aura craint les amis des Troubetzkoï : une aristocratie, quelque énervée qu’elle soit, conserve toujours une ombre d’indépendance, et cette ombre suffit pour offusquer le despotisme. Les contrastes abondent dans cette société terrible : beaucoup d’hommes y parlent entre eux aussi librement que s’ils vivaient en France : cette liberté secrète les console de l’esclavage public qui fait la honte et le malheur de leur pays.

Donc dans la crainte d’exaspérer des familles prépondérantes, on aura cédé à je ne sais quel genre de prudence ou de miséricorde : la princesse est partie avec son mari le galérien ; et ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’elle est arrivée. Trajet immense, et qui était à lui seul une épreuve terrible. Vous savez que ces voyages se font en téléga, petite charrette découverte, sans ressort ; on roule pendant des centaines, des milliers de lieues sur des rondins qui brisent les voitures et les corps. La malheureuse femme a supporté cette fatigue et bien d’autres après celle-là : j’entrevois ses privations, ses souffrances, mais je ne puis vous les décrire, les détails me manquent, et je ne veux rien imaginer : la vérité dans cette histoire m’est sacrée.

L’effort vous paraîtra plus héroïque quand vous saurez que jusqu’à l’époque de la catastrophe les deux époux avaient vécu assez froidement ensemble. Mais un dévouement passionné ne tient-il pas lieu d’amour ? n’est-ce pas l’amour lui-même ? L’amour a plusieurs sources, et le sacrifice est la plus abondante. Ils n’avaient point eu d’enfants à Pétersbourg ; ils en eurent cinq en Sibérie !

Cet homme glorifié par la générosité de sa femme est devenu un être sacré aux yeux de tout ce qui s’approche de lui. Eh ! qui ne vénérerait l’objet d’une amitié si sainte !

Quelque criminel que fût le prince Troubetzkoï, sa grâce, que l’Empereur refusera probablement jusqu’à la fin, car il croit devoir à son peuple et se devoir à lui-même une sévérité implacable, est depuis long temps accordée au coupable par le Roi des rois ; les vertus presque surnaturelles d’une épouse peuvent apaiser la colère divine, elles n’ont pu désarmer la justice humaine. C’est que la toute-puissance de Dieu est une réalité, tandis que celle de l’Empereur de Russie n’est qu’une fiction.

Il y a longtemps qu’il aurait pardonné s’il était aussi grand qu’il le paraît ; mais dans l’obligation où il est de jouer un rôle, la clémence, outre qu’elle répugne à son naturel, lui semble une faiblesse par laquelle le Roi manquerait à la royauté ; habitué qu’il est à mesurer sa force à la peur qu’il inspire, il regarderait la pitié comme une infidélité à son code de morale politique.

Quant à moi qui ne juge du pouvoir d’un homme sur les autres que par celui que je lui vois exercer sur lui-même, je ne crois son autorité assurée que lors qu’il a su pardonner ; l’Empereur Nicolas n’a osé que punir. C’est que l’Empereur Nicolas, qui se connaît en flatterie, puisqu’il est flatté toute sa vie par soixante millions d’hommes, lesquels s’évertuent à lui persuader qu’il est au-dessus de l’humanité, croit devoir rendre à son tour quelques grains d’encens à la foule dont il est adoré, et cet encens empoisonné inspire la cruauté. Le pardon serait une leçon dangereuse à donner à un peuple aussi rude encore au fond du cœur que l’est le peuple russe. Le prince se rabaisse au niveau de ses sauvages sujets ; il s’endurcit avec eux, il ne craint pas de les abrutir pour se les attacher : peuple et souverain luttent entre eux de déceptions, de préjugés et d’inhumanité. Abominable combinaison de barbarie et de faiblesse, échange de férocité, circulation de mensonge qui fait la vie d’un monstre, d’un corps cadavéreux dont le sang est du venin : voilà le despotisme dans son essence et dans sa fatalité !…

Les deux époux ont vécu pendant quatorze ans à côté, pour ainsi dire, des mines de l’Oural, car les bras d’un ouvrier comme le prince avancent peu le travail matériel de la pioche ; il est là pour y être… voilà tout ; mais il est galérien, cela suffit… Vous verrez tout à l’heure à quoi cette condition condamne un homme… et ses enfants !!!

Il ne manque pas de bons Russes à Pétersbourg, et j’en ai rencontré qui regardent la vie des condamnés aux mines comme fort supportable[4] et qui se plaignent de ce que les modernes faiseurs de phrases exagèrent les souffrances des conspirateurs de l’Oural. À la vérité, ils conviennent qu’on ne peut leur faire parvenir aucun argent ; mais leurs parents ont la permission de leur envoyer des denrées : ils reçoivent ainsi des vêtements et des vivres… des vivres !… Il est peu d’aliments qui puissent traverser ces distances fabuleuses sous un tel climat sans se détériorer. Mais quelles que soient les privations, les souffrances des condamnés, les vrais patriotes approuvent sans restriction le bagne politique d’invention russe. Ces courtisans des bourreaux trouvent toujours la peine trop douce pour le crime.

Au 18 fructidor, les républicains français ont usé du même moyen : l’un des cinq directeurs, Barthélemy, fut déporté à Cayenne, ainsi qu’un nombre considérable de personnes accusées et convaincues de n’avoir pas adopté avec assez d’enthousiasme les idées philanthropiques du parti de la majorité ; mais au moins ces malheureux furent exilés sans être dégradés, on les traitait en citoyens quoiqu’en ennemis vaincus. La République les envoyait mourir dans des pays où l’air empoisonne les Européens, mais en les tuant pour se débarrasser d’eux, elle n’en faisait pas des parias.

Quoi qu’il en soit des délices de la Sibérie, la santé de la princesse Troubetzkoï est altérée par son séjour aux mines : on a peine à comprendre qu’une femme habituée au luxe du grand monde dans un pays voluptueux, ait pu supporter si longtemps les privations de tous genres auxquelles elle s’est soumise par choix. Elle a voulu vivre, elle a vécu, elle est devenue grosse, elle est accouchée, elle a élevé ses enfants sous une zone où la longueur et le froid de l’hiver nous paraissent contraires à la vie. Le thermomètre y descend chaque année de 36 à 40 degrés : cette température seule suffirait pour détruire la race humaine… Mais la sainte femme a bien d’autres soucis.

Au bout de sept années d’exil, lorsqu’elle vit ses enfants grandir, elle crut devoir écrire à une personne de sa famille pour tâcher qu’on suppliât humblement l’Empereur de permettre qu’ils fussent envoyés à Pétersbourg ou dans quelque autre grande ville, afin d’y recevoir une éducation convenable.

La supplique fut portée aux pieds du Czar, et le digne successeur des Ivan et de Pierre Ier a répondu que des enfants de galérien, galériens eux-mêmes, sont toujours assez savants.

Sur cette réponse, la famille,… la mère,… le condamné, ont gardé le silence pendant sept autres années. L’humanité, l’honneur, la charité chrétienne, la religion humiliés, protestaient seuls pour eux, mais tout bas ; pas une voix ne s’est élevée pour réclamer contre une telle justice.

Cependant aujourd’hui un redoublement de misère vient de tirer un dernier cri du fond de cet abîme.

Le prince a fait son temps de galères, et maintenant les exilés libérés, comme on dit, sont condamnés à former, eux et leur jeune famille, une colonie dans un coin des plus reculés du désert. Le lieu de leur nouvelle résidence, choisi à dessein par l’Empereur lui-même, est si sauvage que le nom de cet antre n’est pas même encore marqué sur les cartes de l’état-major russe, les plus fidèles et les plus minutieuses cartes géographiques que l’on connaisse.

Vous comprenez que la condition de la princesse (je ne nomme qu’elle), est plus malheureuse depuis qu’on lui permet d’habiter cette solitude (remarquez que dans cette langue d’opprimés, interprétée par l’oppresseur, les permissions sont obligatoires) ; aux mines elle se chauffait sous terre ; là du moins cette mère de famille avait des compagnons d’infortune, des consolateurs muets, des témoins de son héroïsme : elle rencontrait des regards humains qui contemplaient et déploraient respectueusement son martyre inglorieux, circonstance qui le rendait plus sublime. Il s’y trouvait des cœurs qui battaient à sa vue ; enfin, sans même avoir besoin de parler, elle se sentait en société, car les gouvernements ont beau faire de leur pis, la pitié se fera jour partout où il y aura des hommes.

Mais comment attendrir des ours, percer des bois impénétrables, fondre des glaces éternelles, franchir les bruyères spongieuses d’un marais sans bornes, se garantir d’un froid mortel dans une baraque ? comment enfin subsister seule avec son mari et ses cinq enfants, à cent lieues, peut-être plus loin, de toute habitation humaine, si ce n’est de celle du surveillant des colons ? car c’est là ce qu’on appelle en Sibérie coloniser !…

Ce que j’admire autant que la résignation de la princesse, c’est ce qu’il lui a fallu trouver dans son cœur d’éloquence et de tendresse ingénieuse pour surmonter la résistance de son mari, et pour réussir à lui persuader qu’elle était encore moins à plaindre en restant avec lui, en souffrant comme lui, qu’elle ne le serait à Pétersbourg entourée de toutes les commodités de la vie, mais séparée de lui. Quand je considère ce qu’elle est parvenue à donner et à faire recevoir, je reste muet d’admiration ; c’est ce triomphe du dévouement récompensé par le succès, puis qu’il est consenti par l’objet de tant d’amour, que je regarde comme un miracle de délicatesse, de force et de sensibilité ; savoir faire le sacrifice de soi-même, c’est noble et rare ; savoir faire accepter un pareil sacrifice, c’est sublime…

Aujourd’hui, ce père et cette mère dénués de tout secours, sans force physique contre tant d’infortunes, épuisés par les trompeuses espérances du passé, par l’inquiétude de l’avenir, ensevelis dans leur solitude, brisés dans l’orgueil de leur malheur qui n’a plus même de spectateurs, punis dans leurs enfants, dont l’innocence ne sert que d’aggravation au supplice des parents : ces martyrs d’une politique féroce ne savent plus comment vivre eux et leur famille. Ces petits forçats de naissance, ces parias impériaux ont beau porter des numéros en guise de noms, s’ils n’ont plus de patrie, plus de place dans l’État, la nature leur a donné des corps qu’il faut nourrir et vêtir : une mère, quelque dignité, quelque élévation d’âme qu’elle ait, verra-t-elle périr le fruit de ses entrailles sans demander grâce ? non ; elle s’humilie ;… et cette fois ce n’est pas par vertu chrétienne ; la femme forte est vaincue par l’épouse au désespoir ; prier Dieu ne suffit que pour le salut éternel, elle prie l’homme pour du pain… que Dieu lui pardonne !… elle voit ses enfants malades sans pouvoir les secourir, sans avoir aucun remède à leur administrer pour les soulager, pour les guérir, pour leur sauver la vie qu’ils vont perdre peut-être… Aux mines, on pouvait encore les faire soigner ; dans leur nouvel exil ils manquent de tout. Dans ce dénûment extrême, elle ne voit plus que leur misère ; le père, le cœur flétri par tant de malheur, la laisse agir selon son inspiration, bref, pardonnant… (demander grâce, c’est pardonner…), pardonnant avec une générosité héroïque à la cruauté d’un premier refus, la princesse écrit une seconde lettre du fond de sa hutte ; cette lettre est adressée à sa famille, mais destinée à l’Empereur. C’était se mettre sous les pieds de son ennemi, c’était oublier ce qu’on se doit à soi même ; mais qui ne l’absoudrait, l’infortunée ?… Dieu appelle ses élus à tous les genres de sacrifices même à celui de la fierté la plus légitime ; Dieu est généreux et ses trésors sont inépuisables… Oh ! l’homme qui pourrait comprendre la vie sans l’éternité n’aurait vu des choses de ce monde que le beau côté ! il aurait vécu d’illusions comme on voudrait me faire voyager en Russie.

La lettre de la princesse est arrivée à sa destination, l’Empereur l’a lue ; et c’est pour me communiquer cette lettre qu’on m’a empêché de partir ; je ne regrette pas le retard : je n’ai rien lu de plus simple ni de plus touchant : des actions comme les siennes dispensent des paroles : elle use de son privilége d’héroïne, elle est laconique, même en demandant la vie de ses enfants… C’est en peu de lignes qu’elle expose sa situation, sans déclamations, sans plaintes. Elle s’est placée au-dessus de toute éloquence : les faits seuls parlent pour elle ; elle finit en implorant pour unique faveur la permission d’habiter à portée d’une apothicairerie, afin, dit-elle, de pouvoir donner quelque médecine à ses enfants quand ils sont malades… Les environs de Tobolsk, d’Irkutsk ou d’Orenbourg lui paraîtraient le paradis. Dans les derniers mots de sa lettre elle ne s’adresse plus à l’Empereur, elle oublie tout, excepté son mari ; c’est à la pensée de leur cœur qu’elle répond avec une délicatesse et une dignité qui mériteraient l’oubli du forfait le plus exécrable : et elle est innocente !… et le maître auquel elle s’adresse est tout-puissant, et il n’a que Dieu pour juge de ses actes !… « Je suis bien malheureuse, dit-elle, pourtant si c’était à refaire, je le ferais encore. »

Il s’est trouvé dans la famille de cette femme une personne assez courageuse, et quiconque connaît la Russie doit rendre hommage à cet acte de piété, une personne assez courageuse pour oser porter cette lettre à l’Empereur et même pour appuyer d’une humble supplication la requête d’une parente disgraciée. On n’en parle au maître qu’avec terreur comme on parlerait d’une criminelle ; cependant, devant tout autre homme que l’Empereur de Russie, on se glorifierait d’être allié à cette noble victime du devoir conjugal. Que dis-je ? il y a là bien plus que le devoir d’une femme, il y a l’enthousiasme d’un ange.

Néanmoins il faut compter pour rien tant d’héroïsme ; il faut trembler, demander grâce pour une vertu qui force les portes du ciel ; tandis que tous les époux, tous les fils, toutes les femmes, tous les humains devraient élever un monument en l’honneur de ce modèle des épouses ;… oui, tous devraient tomber à ses pieds en chantant ses louanges ; on la glorifierait devant les saints ; on n’ose la nommer devant l’Empereur !!… Pourquoi règne-t-on, si ce n’est pour faire justice à tous les genres de mérite ? Quant à moi, si elle revenait dans le monde, j’irais la voir passer, et si je ne pouvais m’approcher d’elle et lui parler, je me contenterais de la plaindre, de l’envier, et de la suivre de loin comme on marche derrière une bannière sacrée.

Eh bien ! après quatorze ans de vengeance suivie sans relâche, mais non assouvie… Ah ! laissez éclater mon indignation : ménager les termes en racontant de tels faits ce serait trahir une cause sacrée ! Que les Russes réclament s’ils l’osent : j’aime mieux manquer de respect au despotisme qu’au malheur ; ils m’écraseront s’ils le peuvent, mais au moins l’Europe apprendra qu’un homme à qui soixante millions d’hommes ne cessent de dire qu’il est tout-puissant, se venge !… Oui, c’est le mot vengeance que je veux attacher à une telle justice !… Donc, après quatorze ans, cette femme ennoblie par tant d’héroïques misères, obtient de l’Empereur Nicolas, pour toute réponse, les paroles que vous allez lire, et que j’ai recueillies de la bouche même d’une personne à qui le courageux parent de la victime venait de les répéter : « Je suis étonné qu’on ose encore me parler… (deux fois en quinze ans !…) d’une famille dont le chef a conspiré contre moi. » Doutez de cette réponse, j’en voudrais douter moi-même, mais j’ai la preuve qu’elle est vraie. La personne qui me l’a redite, mérite toute confiance ; d’ailleurs les faits parlent : la lettre n’a rien changé au sort des exilés.

Et la Russie se vante de l’abolition de la peine de mort !!… Modérez votre zèle, abolissez seulement le mensonge qui préside à tout, défigure tout, envenime tout chez vous, et vous aurez fait assez pour le bien de l’humanité.

Les parents des exilés, les Troubetzkoï, famille puissante, vivent à Pétersbourg ; et ils vont à la cour !!!… Voilà l’esprit de corps, la dignité, l’indépendance de l’aristocratie russe. Dans cet Empire de la violence, la peur justifie tout !… bien plus, elle est assurée d’une récompense. La peur, embellie du nom de prudence et de modération, est le seul mérite qui ne reste jamais oublié.

Il y a ici des personnes qui accusent la princesse Troubetzkoï de folie : « Ne peut-elle revenir seule à Pétersbourg ? » dit-on. La dérision de la bassesse, c’est le coup de pied de l’âne. Fuyez un pays où l’on ne tue pas légalement, il est vrai, mais où l’on fait des familles de damnés au nom d’un fanatisme politique qui sert à tout absoudre.

Plus d’hésitation, plus d’incertitude ; pour moi, l’Empereur Nicolas est enfin jugé… C’est un homme de caractère et de volonté ; il en faut pour se constituer le geôlier d’un tiers du globe ; mais il manque de magnanimité : l’usage qu’il fait de son pouvoir ne me le prouve que trop. Que Dieu lui pardonne ; je ne le verrai plus, heureusement ! Je lui dirais ce que je pense de cette histoire et ce serait le dernier degré de l’insolence… D’ailleurs, par cette audace gratuite, je porterais le coup de grâce aux infortunés dont j’aurais pris la défense sans mission, et je me perdrais moi-même[5].

Quel cœur ne saignerait à l’idée du supplice volontaire de cette malheureuse mère ? Mon Dieu ! si c’est là ce que vous destinez sur la terre à la vertu la plus sublime, montrez-lui donc votre ciel, ouvrez-le pour elle avant l’heure de la mort !… Se figure-t-on ce que doit éprouver cette femme quand elle jette les yeux sur ses enfants, et qu’aidée de son mari, elle tâche de suppléer à l’éducation qui leur manque ? l’éducation… c’est du poison pour ces brutes numérotées ! et cependant des gens du monde, des personnes élevées comme nous, peuvent-elles se résigner à n’enseigner à leurs enfants que ce qu’ils doivent. savoir pour être heureux dans la colonie sibérienne ? Peuvent-elles renier tous leurs souvenirs, toutes leurs habitudes pour dissimuler le malheur de leur position aux innocentes victimes de leur amour ? L’élégance native des parents ne doit-elle pas inspirer à ces jeunes sauvages des désirs qu’ils ne pourront jamais réaliser ? quel danger, quel tourment de tous les instants pour eux et quelle mortelle contrainte pour leur mère ! Cette torture morale ajoutée à tant de souffrances physiques est pour moi un rêve affreux dont je ne puis me réveiller : depuis hier matin, à chaque instant du jour ce cauchemar me poursuit ; je me surprends disant : que fait maintenant la princesse Troubetzkoï ? Que dit-elle à ses enfants ? De quel œil les regarde-t-elle ? Quelle prière adresse-t-elle à Dieu pour ces créatures damnées avant de naître par la providence des Russes ? Ah ! ce supplice qui tombe sur une génération innocente déshonore toute une nation !!…

Je finis par l’application trop méritée de ces vers de Dante. Quand je les appris par cœur j’étais loin de me douter de l’allusion qu’ils me fourniraient ici :

Ahi Pisa ! vituperio delle genti
Del bel paese là dove’l si sona,
Poich’i vicini a te punir son lenti,
Muovasi la Capraia e la Gorgona,
E faccian siepe ad Arno in su la foce,
Si ch’egli annieghi in te ogni persona :

Chè se’l conte Ugolino aveva voce
D’aver tradita te delle castella ;
Non dovei tui figliuoi porre a tal croce ?
Innocenti facea l’età novella,
Novella Tebe ! Uguccion, e’l Brigata
E gli altri duo, ch’el canto suso appella.

« Ah ! Pise ! honte des peuples de cette belle contrée, où le oui est sonore ; puisque les voisins sont lents à te punir, que la Capraia et la Gorgona s’ébranlent et forment digue à l’Arno près de la mer afin qu’il noie chez toi tous tes citoyens. Que si le comte Ugolin passait pour avoir livré tes forteresses, devais-tu condamner ses enfants à un tel supplice ? Innocents les faisait leur âge encore nouveau, nouvelle Thèbes, Uguiccion et le Brigata et les autres, que j’ai chantés plus haut[6]. »

J’achèverai mon voyage, mais sans aller à Borodino, sans assister à l’entrée de la cour au Kremlin, sans vous parler davantage de l’Empereur : qu’aurais-je à vous dire de ce prince que vous ne sachiez maintenant aussi bien que moi ? Songez, pour vous faire une idée des hommes et des choses de ce pays, qu’il s’y passe bien d’autres histoires du genre de celles que vous venez de lire : mais elles sont et resteront ignorées : il a fallu un concours de circonstances que je regarde comme providentiel pour me révéler les faits et les détails que ma conscience me force à consigner ici[7]

Je vais recueillir toutes les lettres que j’ai écrites pour vous depuis mon arrivée en Russie, et que vous n’avez pas reçues, car je les ai conservées par prudence ; j’y joindrai celle-ci, et j’en ferai un paquet bien cacheté que je déposerai en mains sûres, ce qui n’est pas chose facile à trouver à Pétersbourg. Puis je terminerai ma journée en vous écrivant une autre lettre, une lettre officielle qui partira demain par la poste ; toutes les personnes, toutes les choses que je vois ici seront louées à outrance dans cette lettre. Vous y verrez que j’admire ce pays sans restriction avec tout ce qui s’y trouve et tout ce qui s’y fait… Ce qu’il y a de plaisant, c’est que je suis persuadé que la police russe et que vous-même vous serez également les dupes de mon enthousiasme de commande et de mes éloges sans discernement ni restrictions[8].

Si vous n’entendez plus parler de moi, pensez qu’on n’a emporté en Sibérie : ce voyage seul pourrait déranger celui de Moscou que je ne différerai pas davantage, car mon feldjæger revient me dire que les chevaux de poste seront irrévocablement à ma porte demain matin.


______
  1. Ne m’accuse-t-on pas, dans une réfutation de ce livre, d’être un jacobin ?
  2. On a démenti ce passage par des livres et beaucoup de discours, mais la vérité finit toujours par triompher.
  3. Voyez tome II, treizième Lettre, conversation de l’Empereur.
  4. L’un d’eux a imprimé en trois langues que la vie des exilés en Sibérie est si douce qu’ils passent leur temps à sabler des allées et à arroser des fleurs. (Réfutation de la Russie en 1839, par M. Gretch.)
  5. Je n’ai pas cette crainte en publiant mon voyage, car ayant écrit librement mon opinion sur toutes choses, je ne puis être soupçonné de parler, en cette circonstance, à la prière d’une famille ou d’une personne.
  6. À quoi servent les institutions dans un pays où le gouvernement est au-dessus des lois, où le peuple languit dans l’oppression à côté de la justice, qui lui est montrée de loin comme on présente un morceau friand à un chien qu’on bat s’il ose en approcher, comme une curiosité qui subsiste à condition que personne n’y touche ? On croit rêver quand, sous un régime aussi cruellement arbitraire, on lit dans la brochure de M. J. Tolstoï, intitulée : Coup d’œil sur la législation russe, suivi d’un léger aperçu sur l’administration de ce pays, ces paroles dérisoires : « C’est elle (l’Impératrice Elisabeth) qui décréta l’abolition de la peine de mort ; cette question si difficile à résoudre, que les publicistes les plus éclairés, les criminalistes et les jurisconsultes de nos jours ont examinée, controversée et débattue sous toutes ses faces sans parvenir à en trouver la solution, Elisabeth l’a résolue il y a environ un siècle dans un pays qu’on ne cesse de représenter comme une terre barbare. » Ce chant de triomphe exécuté d’un air si délibéré nous donne un échantillon de la manière dont les Russes comprennent la civilisation. En fait de progrès politique et législatif, la Russie jusqu’à présent s’est contentée du mot ; à la manière dont les lois sont observées dans ce pays on ne risque rien de les faire douces. C’est ainsi que par un système opposé on les faisait sévères dans l’Europe occidentale du moyen âge et avec tout aussi peu de succès ! On devrait dire aux Russes : commencez par décréter la permission de vivre, vous raffinerez ensuite sur le code pénal.
      En 1836, la sœur d’un M. Pawlof, employé dans je ne sais quelle administration, avait été séduite par un jeune homme qui refusait de l’épouser, malgré les sommations du frère. Celui-ci apprenant que le séducteur allait se marier à une autre femme, attend le fiancé à la porte de sa maison au moment où le cortège revient de la messe et il le poignarde. Le lendemain, Pawlof fut dégradé ; il allait subir la peine légale de l’exil ; mais l’Empereur mieux informé casse l’arrêt de l’Empereur mal informé !… et le surlendemain, l’assassin est réhabilité.
      Lors de l’affaire d’Alibaud, un Russe, qui n’est pas un paysan puisqu’il est le neveu d’un des grands seigneurs les plus spirituels de la Russie, déclamait contre le gouvernement français : « Quel pays, s’écriait-il ; juger un pareil monstre !… que ne l’exécutait-on le lendemain de son attentat !!… »
      Voilà l’idée que les Russes se font du respect qu’on doit à la justice et au monarque.
      La courte brochure de M. J. Tolstoï n’est qu’un hymne en prose en l’honneur du despotisme, qu’il confond sans cesse, soit à dessein, soit naïvement, avec la monarchie tempérée ; cet ouvrage est précieux par les aveux qui s’y trouvent renfermés sous la forme de louanges : il a d’ailleurs un caractère officiel comme tout ce que publient les Russes qui veulent continuer de vivre dans leur pays. Voici quelques exemples de cette flatterie innocente qui ailleurs s’appellerait insulte ; mais ici l’encens n’est pas raffiné. L’auteur loue l’Empereur Nicolas des réformes introduites par ce prince dans le code des lois russes : grâce à ces améliorations, dit-il, aucun noble ne pourra désormais être mis aux fers, quelle que soit sa condamnation. Ce titre de gloire du législateur, rapproché des actes de l’Empereur, et particulièrement des faits que vous venez de lire, vous donne la mesure de la confiance que vous pouvez accorder aux lois de ce pays et à ceux qui s’enorgueillissent tantôt de leur douceur, tantôt de leur efficacité. Ailleurs le même courtisan…, j’allais dire écrivain, poursuit son cours de louanges et nous exalte en ces termes ce qu’il prend pour la constitution de son malheureux pays : « En Russie, la loi qui émane directement du souverain, acquiert plus de force que les lois qui proviennent des assemblées délibérantes par la raison qu’il y a un sentiment religieux attaché à tout ce qui dérive de ce principe, l’Empereur étant le chef-né de la religion du pays ; et le peuple que des doctrines déicides n’ont pas encore entamé, considère comme sacré tout ce qui découle de cette source. »
      La sécurité avec laquelle cette flatterie est dispensée rend toute remarque superflue, nulle satire ne pourrait porter coup après de tels éloges. Le choix du point de vue de l’écrivain, homme du monde, homme d’esprit, homme d’affaires, vous en apprend plus sur la législation de son pays, ou plutôt sur la confusion religieuse, politique et juridique qu’on appelle l’ordre social en Russie, sur la vie civile, sur l’esprit, les opinions et les mœurs des Russes que tout ce que j’essaierais de vous développer dans des volumes de réflexions.
  7. Depuis que la première édition de ce livre a paru, une personne attachée à l’ambassade de France lors de la mort de l’Empereur Alexandre, m’a raconté le trait suivant dont elle a été un des témoins :
      Après l’émeute de son avénement au trône, l’Empereur Nicolas condamna à mort les cinq principaux chefs du complot (voyez la brochure de M. Tolstoï, sur la législation russe, au chapitre ci-dessus cité : Abolition de la peine de mort) ; il fut décidé qu’on les pendrait à deux heures du matin sur le glacis de la citadelle, au bord d’un fossé profond de vingt-cinq pieds. Les patients furent placés au-dessous de la potence sur un banc élevé de quelques pieds. Tous les apprêts du supplice terminés, le comte de Tchernicheff, chargé par son maître de présider à l’exécution, commença son office de chef des bourreaux en donnant le signal convenu ; le tambour bat et le banc est retiré de dessous les pieds des criminels : à l’instant trois des cordes cassent, deux des victimes délivrées tombent au fond du fossé, la troisième s’arrête sur la berge… Les personnes qui avaient pu assister à cette lugubre scène, s’émeuvent, leurs cœurs battent de joie et de reconnaissance en pensant que l’Empereur a pris ce moyen pour accorder les droits de l’humanité avec les devoirs de la politique. Mais le comte de Tchernicheff fait continuer le roulement des tambours, les exécuteurs des hautes œuvres descendent dans le fossé, ramassent deux des victimes, dont l’une avait les jambes cassées et l’autre la mâchoire fracassée : ils les aident à se replacer sous la potence, leur rattachent la corde au cou ; mais, tandis que le troisième condamné resté intact, subit la même opération, cet infortuné rassemble ses forces et, avec une rage héroïque, il s’écrie de manière à se faire entendre malgré le tambour : « Malheureux pays où l’on ne sait pas même pendre ! » Il avait été l’âme de la conspiration et il s’appelait Pestel.
      Cette énergie du vaincu et cette barbarie du pouvoir triomphant, voilà toute la Russie ! Pour compléter le tableau, il faut dire qu’à la suite de cette scène, M. de Tchernicheff fut créé comte et nommé ministre de la guerre.
  8. Je pensais, non sans fondement, que ces flatteries circonstanciées saisies à la frontière assureraient ma tranquillité pendant le reste de mon voyage.