La Russie en 1839/Lettre vingtième

Amyot (deuxième volumep. 345-396).


SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGTIÈME.


Le ministre de la guerre comte Tchernichef. — Je lui demande la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg. — Sa réponse. — Site de ce château fort. — Permission pour les écluses. — Formalités. — Entraves ; politesse gênante à dessein. — Hallucinations. — Exil du poëte Kotzebue en Sibérie. — Analogie de nos situations. — Mon départ. — Le feldjæger ; effet de sa présence sur ma voiture. — Quartier des manufactures. — Influence du feldjæger. — Arme à deux tranchants. — Bords de la Néva. — Villages. — Maisons des paysans russes. — Le relais. — Venta russe. — Description d’une ferme. — L’étalon. — Le hangar. — Intérieur de la cabane. — Le thé des paysans. — Leur costume. — Caractère de ce peuple. — Dissimulation nécessaire pour vivre en Russie. — Malpropreté des hommes du Nord. — Usage des bains. — Les femmes de la campagne. — Leur manière de s’habiller ; leur taille. — Mauvais chemin. — Parties de route planchéiées. — Canal Ladoga. — La maison de l’ingénieur. — Sa femme. — Affectation des femmes du Nord. — Les écluses de Schlusselbourg. — La source de la Néva. — La forteresse de Schlusselbourg. — Site du château. — Promenade sur le lac. — Signe auquel on reconnaît à Schlusselbourg que Pétersbourg est inondé. — Détour que je prends pour obtenir la permission d’entrer dans la forteresse. — Comment on nous y reçoit. — Le gouverneur. — Son appartement ; sa femme ; conversation traduite. — Mes instances pour voir la prison d’Ivan. — Description des bâtiments de la forteresse, cour intérieure. — Ornements d’église. — Prix des chapes. — Tombeau d’Ivan. — Prisonniers d’État. — Susceptibilité du gouverneur à propos de cette expression. — L’ingénieur gourmandé par le gouverneur. — Je renonce à voir la chambre du prisonnier d’Elisabeth. — Différence qu’il y a entre une forteresse russe et les châteaux forts des autres pays. — Mystère maladroit. — Cachots sous-marins de Kronstadt. — À quoi sert le raisonnement. — Abîme d’iniquité. — Le juge seul parait coupable. — Diner de cérémonie chez l’ingénieur. — Sa famille. — La moyenne classe en Russie. — Esprit de la bourgeoisie : le même partout. — Conversation littéraire. — Franchise désagréable. — Causticité naturelle des Russes. — Leur hostilité contre les étrangers. — Dialogue peu poli. — Allusions à l’ordre de choses établi en France. — Querelle de mariniers apaisée par la seule apparition de l’ingénieur. — Conversation ; madame de Genlis ; Souvenirs de Félicie ; ma famille. — Influence de la littérature française. — Diner. — Livres modernes prohibés. — Soupe froide ; ragoût russe : kiwass, espèce de bière. — Mon départ. — Visite au château de***. — Une personne du grand monde. — Différence de ton. — Prétentions bien fondées. — Avantage des ridicules. — Le grand et le petit monde. — Retour à Pétersbourg à deux heures du matin. — Ce qu’on exige des bêtes dans un pays où les hommes sont comptés pour rien.


LETTRE VINGTIÈME.


Pétersbourg, ce 2 août 1839.

Le jour de la fête de Péterhoff, j’avais demandé au ministre de la guerre comment je devais m’y prendre pour obtenir la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.

Ce grave personnage est le comte Tchernicheff : l’aide de camp brillant, l’élégant envoyé d’Alexandre à la cour de Napoléon est devenu un homme sérieux, important et l’un des ministres les plus occupés de l’Empire : il ne se passe pas de matinée qu’il ne travaille avec l’Empereur. Il me répondit : « Je ferai part de votre désir à Sa Majesté. » Ce ton de prudence, mêlé de quelque surprise, me fit trouver la réponse significative. Ma demande, quelque simple qu’elle m’eût paru, avait de l’importance aux yeux d’un ministre. Penser à visiter une forteresse devenue historique depuis la détention et la mort d’Ivan VI, arrivée sous le règne de l’Impératrice Élisabeth : c’était d’une hardiesse énorme !… je reconnus que j’avais touché sans m’en douter une corde sensible, et je me tus.

À quelques jours de là, c’est-à-dire avant-hier, au moment où je me préparais à partir pour Moscou, je reçus une lettre du ministre de la guerre qui m’annonçait la permission de voir les écluses de Schlusselbourg

L’ancienne forteresse suédoise, dénommée la clef de la Baltique par Pierre Ier, est située précisément à l’origine de la Néva dans une île du lac Ladoga, dont cette rivière est, à proprement parler, l’émissaire ; espèce de canal naturel par lequel le lac envoie ses eaux jusqu’au golfe de Finlande. Mais ce canal, qui est la Néva, se grossit encore d’une abondante gerbe d’eau qu’on regarde exclusivement comme la source du fleuve : on la voit sourdre au fond des eaux qui la recouvrent précisément sous les murs de la forteresse de Schlusselbourg, entre la rivière et le lac, dont les flots s’écoulant par l’émissaire se confondent aussitôt avec celles de la source qu’elles entraînent dans leur cours ; c’est une curiosité naturelle des plus remarquables qu’il y ait en Russie ; et le site, quoique très-plat, comme tous ceux du pays, est l’un des plus intéressants des environs de Pétersbourg.

Moyennant les écluses, les bateaux évitent le danger, ils longent le lac sans passer sur la source de la Néva, et ils arrivent dans le fleuve, environ à une demi-lieue au-dessous du lac qu’ils ne sont plus obligés de traverser.

Voilà le beau travail qu’on me permettait d’examiner en détail : j’avais demandé une prison d’État, on me répond par des écluses.

Le ministre de la guerre terminait son billet en m’annonçant que l’aide de camp général, directeur des voies de communications de l’Empire, avait reçu l’ordre de me donner les moyens de faire ce voyage avec facilité.

Quelle facilité !… bon Dieu !… à quels ennuis m’avait exposé ma curiosité ! et quelle leçon de discrétion ne me donnait-on pas par tant de cérémonies qualifiées de politesses ! Ne pas profiter de la permission quand les ordres étaient envoyés pour moi sur toute la route, c’eût été m’exposer au reproche d’ingratitude ; examiner les écluses avec la minutie russe, sans même voir le château de Schlusselbourg, c’était donner volontairement dans le piége et perdre un jour : perte grave en cette saison déjà bien avancée pour tout ce que j’ai le projet de voir encore en Russie, sans toutefois y passer l’hiver.

Je résume les faits : vous en tirerez les conséquences. On n’est pas arrivé ici jusqu’à parler librement des iniquités du règne d’Élisabeth ; tout ce qui fait réfléchir sur la singulière espèce de légitimité du pouvoir actuel passe pour une impiété ; il a donc fallu mettre ma demande sous les yeux de l’Empereur : celui-ci ne veut ni l’accorder ni la refuser directement : il la modifie et me permet d’admirer une merveille d’industrie à laquelle je n’avais pas songé : de l’Empereur cette permission redescend au ministre, du ministre au directeur général, du directeur général à un ingénieur en chef, et enfin à un sous-officier chargé de m’accompagner, de me servir de guide et de répondre de ma sûreté pendant tout le temps du voyage, faveur qui rappelle un peu le janissaire dont on honore les étrangers en Turquie…… Cette marque de protection me paraissait trop semblable à une preuve de défiance pour me flatter autant qu’elle me gênait : ainsi, tout en rongeant mon frein et en broyant dans mes mains la lettre de recommandation du ministre, je disais : Le prince*** que j’ai rencontré sur le bateau de Travemünde, avait bien raison quand il s’écriait que la Russie est le pays des formalités inutiles. »

Je suis allé chez l’aide de camp général, directeur des voies de communications, etc., etc., etc., pour réclamer l’exécution de la parole suprême.

Le directeur ne recevait pas, ou il était sorti : on me renvoie au lendemain ; ne voulant pas perdre un jour de plus, j’insiste : on me dit de revenir le soir. Je reviens et je parviens enfin jusqu’à ce grave personnage ; il me reçoit avec la politesse à laquelle m’ont habitué ici les hommes en place, et après une visite d’un quart d’heure, je sors de chez lui, muni, notez ceci, des ordres nécessaires pour l’ingénieur de Schlusselbourg, mais non pour le gouverneur du château ! En me reconduisant jusqu’à l’antichambre, il me promit qu’un sous-officier serait à ma porte le lendemain dès quatre heures du matin.

Je ne dormis pas ; j’étais frappé d’une idée qui vous paraîtra folle : de l’idée que mon protecteur pourrait devenir mon bourreau. Si cet homme, au lieu de me conduire à Schlusselbourg à dix-huit lieues de Pétersbourg, exhibe au sortir de la ville l’ordre de me déporter en Sibérie pour m’y faire expier ma curiosité inconvenante, que ferai-je, que dirai-je ? il faudra commencer par obéir ; et plus tard, en arrivant à Tobolsk, si j’y arrive, je réclamerai !… la politesse ne me rassure pas, au contraire ; car je n’ai point oublié les caresses d’Alexandre à l’un de ses ministres saisi par le feldjæger au sortir même du cabinet de l’Empereur, qui avait donné l’ordre de le conduire en Sibérie, à partir du palais, sans le ramener un seul instant chez lui. Bien d’autres exemples d’exécutions de ce genre venaient justifier mes pressentiments et me troubler l’imagination.

La qualité d’étranger n’est pas non plus une garantie suffisante[1] ?  : je me retraçais les circonstances de l’enlèvement de Kotzebue qui, au commencement de ce siècle, fut également saisi par un feldjæger et transporté d’un trait ainsi que moi (je me croyais déjà en chemin) de Pétersbourg à Tobolsk.

Il est vrai que l’exil du poëte allemand ne dura que six semaines ; aussi dans ma jeunesse m’étais-je moqué de ses lamentations ; mais cette nuit, je n’en riais plus. Soit que l’analogie possible de nos destinées m’eût fait changer de point de vue, soit que l’âge m’eût rendu plus équitable, je plaignais Kotzebue du fond du cœur. Un pareil supplice ne doit pas s’apprécier d’après sa durée : le voyage de dix-huit cents lieues en téléga sur des rondins et sous ce climat est déjà une torture que bien des corps ne pourraient supporter ; mais sans s’arrêter à ce premier inconvénient, quel homme n’aurait compassion d’un pauvre étranger enlevé à ses amis, à sa famille et qui, pendant six semaines, croit qu’il est destiné à finir ses jours dans des déserts sans noms, sans limites, parmi des malfaiteurs et leurs gardiens, voire même parmi des administrateurs à grades plus ou moins élevés ? Une telle perspective est pire que la mort et suffit pour la donner, ou au moins pour troubler la raison.

Mon ambassadeur me réclamera ; oui, mais pendant six semaines j’aurai subi le commencement d’un exil éternel ! Ajoutez que nonobstant toute réclamation, si l’on trouve un intérêt sérieux à se défaire de moi, on répandra le bruit qu’en me promenant en petite barque sur le lac Ladoga, j’ai chaviré. Cela se voit tous les jours. L’ambassadeur de France ira-t-il me repêcher au fond de cet abîme ? On lui dira qu’on a fait de vaines recherches pour retrouver mon corps : la dignité de notre nation à couvert, il sera satisfait et moi perdu.

Quelle avait été l’offense de Kotzebue ? Il s’était fait craindre, parce qu’il publiait ses opinions et qu’on pensait qu’elles n’étaient pas toutes également favorables à l’ordre de choses établi en Russie. Or, qui m’assure que je n’ai pas encouru précisément le même reproche, ou, ce qui serait suffisant, le même soupçon ? C’est ce que je me disais en arpentant ma chambre, faute de pouvoir trouver le sommeil dans mon lit. N’ai-je pas aussi la manie de penser et d’écrire ? Si je donne ici le moindre ombrage, puis-je espérer qu’on aura plus d’égards pour moi qu’on n’en a eu pour tant d’autres plus puissants et plus en évidence ? J’ai beau répéter à tout le monde que je ne publierai rien sur ce pays, on croit d’autant moins sans doute à mes paroles que j’affecte plus d’admiration pour ce qu’on me montre ; on a beau se flatter, on ne peut penser que tout me plaise également. Les Russes se connaissent en mensonges prudents….. D’ailleurs je suis espionné : tout étranger l’est ; on sait donc que j’écris des lettres, que je les garde ; on sait aussi que je ne sors pas de la ville, ne fût-ce que pour un jour, sans emporter avec moi ces mystérieux papiers dans un grand portefeuille ; on sera peut-être curieux de connaître ma pensée véritable. On me préparera un guet-apens dans quelque forêt ; on m’attaquera, on me pillera pour m’enlever mes lettres, et l’on me tuera pour me faire taire.

Telles sont les craintes qui m’obsédèrent toute la nuit d’avant-hier, et quoique j’aie visité hier sans accident la forteresse de Schlusselbourg, elles ne sont pas tellement déraisonnables que je m’en sente tout à fait à l’abri pour le reste de mon voyage. J’ai beau me répéter que la police russe, prudente, éclairée, bien informée, ne se permet, en fait de coups d’État, que ceux qu’elle croit nécessaires ; que c’est attacher bien de l’importance à mes remarques et à ma personne que de me figurer qu’elles puissent inquiéter les hommes qui gouvernent cet Empire : ces motifs de sécurité et bien d’autres encore que je me dispense de noter me paraissent plus spécieux que solides ; l’expérience ne m’a que trop prouvé l’esprit de minutie qui règne chez les personnages trop puissants ; tout importe à qui veut cacher qu’il domine par la peur ; et quiconque tient à l’opinion ne peut dédaigner celle d’un homme indépendant qui écrit : un gouvernement qui vit de mystère et dont la force est dans la dissimulation, pour ne pas dire la feinte, s’effarouche de tout ; tout lui paraît de conséquence ; en un mot, l’amour-propre s’accorde avec la réflexion et avec mes souvenirs pour me persuader que je cours ici quelques dangers.

Si j’appuie sur ces inquiétudes, c’est parce qu’elles vous peignent le pays. Supposez que mes craintes soient des visions, ce sont au moins des visions qui ne pourraient me troubler l’esprit qu’à Pétersbourg et à Maroc : voilà ce que je veux constater. Toutefois mes appréhensions se dissipent dès qu’il faut agir ; les fantômes d’une nuit d’insomnie ne me suivent pas sur le grand chemin. Téméraire dans l’action, je ne suis pusillanime que dans la réflexion ; il m’est plus difficile de penser que d’agir énergiquement. Le mouvement me rend autant d’audace que l’immobilité m’inspirait de défiance.

Hier, à cinq heures du matin, je suis parti dans une calèche attelée de quatre chevaux de front ; dès qu’on fait une course à la campagne ou un voyage en poste, les cochers russes adoptent cet attelage antique qu’ils mènent avec adresse et témérité.

Mon feldjæger s’est placé devant moi sur le siége, à côté du cocher, et nous avons traversé Pétersbourg très-rapidement, laissant derrière nous le quartier élégant, puis, le quartier des manufactures, où se trouvent entre autres celle des glaces qui est magnifique, puis d’immenses filatures de coton, ainsi que bien d’autres usines pour la plupart dirigées par des Anglais. Cette partie de la ville ressemble à une colonie : c’est la cité des fabricants.

Comme un homme n’est apprécié ici que d’après ses rapports avec le gouvernement, la présence du feldjæger sur ma voiture produisait beaucoup d’effet. Cette marque de protection suprême faisait de moi un personnage, et mon propre cocher, qui me mène depuis que je suis à Pétersbourg, paraissait s’enorgueillir soudain de la dignité trop longtemps ignorée de son maître : il me regardait avec un respect qu’il ne m’avait jamais témoigné : on eût dit qu’il voulait me dédommager de tous les honneurs dont jusqu’alors il m’avait privé mentalement par ignorance. Les paysans à pied, les cochers de drowska et les charretiers, tout le monde subissait la magique influence de mon sous-officier : celui-ci n’avait pas besoin de montrer son cantchou, d’un signe du doigt il écartait les embarras comme par magie : et la foule, ordinairement assez peu pliable, était devenue pareille à un banc d’anguilles au fond d’un vivier où elles se tordent en tout sens, s’écartent rapidement, s’anéantissent, pour ainsi dire, afin d’éviter la fouine qu’elles ont aperçue de loin dans la main du pêcheur ; ainsi faisaient les hommes à l’approche de mon sous-officier.

Je remarquais avec épouvante l’efficacité merveilleuse de ce pouvoir chargé de me protéger, et je pensais qu’il se ferait obéir avec la même ponctualité s’il recevait l’ordre de m’écraser. La difficulté qu’on éprouve pour s’introduire dans ce pays m’ennuie, mais elle m’effraie peu ; ce dont je suis frappé, c’est de celle qu’on aurait à s’enfuir. Les gens du peuple disent : « Pour entrer en Russie, les portes sont larges ; pour en sortir, elles sont étroites. » Quelque grand que soit cet Empire, j’y suis à la gêne ; la prison a beau être vaste, le prisonnier s’y trouve toujours à l’étroit. C’est une illusion de l’imagination, j’en conviens, mais il fallait venir ici pour y être sujet.

Sous la garde de mon soldat, j’ai suivi rapidement les bords de la Néva ; on sort de Pétersbourg par une espèce de rue de village un peu moins monotone que les routes que j’ai parcourues jusqu’ici en Russie. Quelques échappées de vue sur la rivière à travers des allées de bouleaux, une suite de fabriques, des usines en assez grand nombre et qui paraissent en grande activité, des hameaux bâtis en bois varient un peu le paysage. N’allez pas vous figurer une nature vraiment pittoresque dans l’acception ordinaire de ce terme ; cette partie du pays est moins désolée que ce qu’on a vu de l’autre côté ; voilà tout. D’ailleurs, j’ai de la prédilection pour les sites tristes ; il y a toujours quelque grandeur dans une nature dont la contemplation porte à la rêverie. J’aime encore mieux, comme paysage poétique, les bords de la Néva, que le revers de Montmartre du côté de la plaine de Saint-Denis, ou que les riches champs de blé de la Beauce et de la Brie.

L’apparence de certains villages m’a surpris : il y a là une richesse réelle et même une sorte d’élégance rustique qui plaît ; les maisons sont alignées le long d’une rue unique ; ces habitations, toujours de bois, paraissent assez soignées. Elles sont peintes sur la rue, et les extrémités de leurs toits sont chargées d’ornements qu’on peut dire prétentieux ; car en comparant ce luxe extérieur avec la rareté des choses commodes et le manque de propreté dont on est frappé dans l’intérieur de ces joujoux, on regrette de voir régner déjà le goût du superflu chez un peuple qui ne connaît pas encore le nécessaire. En y regardant de près on voit que ces baraques sont réellement fort mal construites. Ce sont des poutres et des solives à peine équarries, échancrées aux deux bouts, et enchevêtrées l’une dans l’autre pour former les coins de la cabane ; ces madriers, grossièrement en tassés les uns sur les autres, laissent entre eux des interstices soigneusement calfeutrés de mousse goudronnée, dont l’odeur sauvage se répand dans toute l’habitation et même au dehors.

Les ornements ajustés aux toits des chaumières consistent en une espèce de dentelle de bois ; ces ciselures peintes ressemblent aux découpures des papiers de confiseurs. Ce sont des planches appliquées sur le pignon de la maison, toujours tourné vers la rue ; elles descendent de la pointe jusqu’au bout du toit. Les dépendances rurales se trouvent dans une cour planchéiée. Ne voilà-t-il pas des mots qui sonnent bien à votre oreille ? mais aux yeux, c’est triste et fangeux. Néanmoins, ces cabanes, ainsi galonnées sur la rue, m’amusent à voir du dehors, mais je ne puis les croire destinées à servir d’habitations aux paysans que je vois dans les champs. Avec leurs planches extrêmement ouvragées, percées à jour et bariolées de mille couleurs, elles ressemblent à des cages entourées de guirlandes de fleurs, et leurs habitants me paraissent des marchands forains dont les baraques vont être enlevées après la fête.

Toujours le même goût pour ce qui saute aux yeux !  !… Le paysan est traité comme le seigneur se traite lui-même ; les uns et les autres trouvent plus naturel et plus agréable d’orner la route que d’embellir l’intérieur de la maison ; on se nourrit ici de l’admiration, peut-être de l’envie qu’on inspire. Mais le plaisir, le vrai plaisir, où est-il ? les Russes eux-mêmes seraient bien embarrassés de répondre à cette question.

L’opulence en Russie est une vanité colossale ; moi qui n’aime de la magnificence que ce qui ne paraît pas, je blâme dans ma pensée tout ce qu’on espère me faire admirer ici. Une nation de décorateurs et de tapissiers ne réussira jamais qu’à m’inspirer la crainte d’être sa dupe ; en mettant le pied sur ce théâtre où les fausses trappes dominent, je n’ai qu’un désir : le désir d’aller regarder derrière la coulisse, et j’éprouve la tentation de lever un coin de la toile de fond. Je viens voir un pays, je trouve une salle de spectacle.

J’avais envoyé un relais à dix lieues de Pétersbourg : quatre chevaux frais et tout garnis m’attendaient dans un village. J’ai trouvé là une espèce de venta russe, et j’y suis entré. En voyage, j’aime à ne rien perdre de mes premières impressions ; c’est pour les sentir que je parcours le monde, et pour les renouveler que je décris mes courses. Je suis donc descendu de voiture afin de voir une ferme russe. C’est la première fois que j’aperçois les paysans chez eux. Péterhoff n’était pas la Russie naturelle : la foule entassée là pour une fête changeait l’aspect ordinaire du pays, et transportait à la campagne les habitudes de la ville. C’est donc ici mon début dans les champs.

Un vaste hangar tout en bois ; murs en planches de trois côtés, planches sous les pieds, planches sur la tête ; voilà ce que je remarque d’abord ; j’entre sous cette halle énorme qui occupe la plus grande partie de l’habitation rustique, et, malgré les courants d’air, je suis saisi par l’odeur d’oignons, de choux aigres et de vieux cuir gras qu’exhalent les villageois et les villages russes.

Un magnifique étalon attaché à un poteau absorbait l’attention de plusieurs hommes occupés à le ferrer, non sans peine. Ces hommes étaient munis de cordes pour garrotter le fougueux animal, de morceaux de laine pour lui couvrir les yeux, de caveçon et de torche-nez pour le mater. Cette superbe bête appartient, m’a-t-on dit, au haras du seigneur voisin ; dans la même enceinte, au fond du hangar, un paysan monté sur une voiture fort petite, comme toutes les charrettes russes, entasse dans un grenier du foin non bottelé, et qu’il enlève par fourchetées afin de l’élever au-dessus de sa tête ; un autre homme s’en empare et va le serrer sous le toit. Huit personnes environ restent occupées autour du cheval : tous ces hommes ont une taille, un costume et une physionomie remarquables. Cependant la population des provinces attenantes à la capitale n’est pas belle, elle n’est même pas russe, étant fort mêlée d’hommes de race finoise et qui ressemblent aux Lapons.

On dit que dans l’intérieur de l’Empire je retrouverai les types des statues grecques dont j’ai déjà remarqué quelques modèles à Saint-Pétersbourg, où les seigneurs élégants se font servir par des hommes nés dans leurs domaines lointains. Une salle basse et peu spacieuse est attenante à ce prodigieux hangar ; j’y pénètre et me crois dans la chambre principale de quelque bateau plat naviguant sur une rivière : je me crois aussi dans un tonneau ; tout est en bois ; les murs, le plafond, le plancher, les siéges, la table, ne sont qu’un assemblage de madriers et de douves de diverses longueurs et grossièrement travaillés. L’odeur du chou aigre et de la poix domine toujours.

Dans ce réduit presque privé d’air et de lumière, car les portes en sont basses et les fenêtres petites comme des lucarnes, j’aperçois une vieille femme occupée à servir du thé à quatre ou cinq paysans barbus, couverts de pelisses de mouton dont la laine est tournée en dedans (il fait assez froid déjà depuis quelques jours, le 1er août) ; ces hommes, de petite taille pour la plupart, sont assis à une table ; leur pelisse de cuir drape l’homme de plusieurs manières, elle a du style. Sur la table brille une bouilloire en cuivre jaune et une théière. Le thé est toujours de bonne qualité, fait avec soin, et si l’on ne veut pas le boire pur, on trouve partout du bon lait. Cet élégant breuvage, servi dans des bouges meublés comme des granges, je dis granges pour m’exprimer poliment, me rappelle le chocolat des Espagnols. C’est un des mille contrastes dont le voyageur est frappé à chaque pas qu’il fait chez ces deux peuples également singuliers dans des genres aussi différents que les climats qu’ils habitent.

J’ai souvent lieu de vous le répéter, le peuple russe a le sentiment de ce qui prête à la peinture : parmi les groupes d’hommes et d’animaux qui m’environnaient dans cet intérieur de ferme russe, un peintre aurait trouvé le sujet de plusieurs charmants tableaux.

La chemise rouge ou bleue des paysans, boutonnée sur la clavicule et serrée autour des reins avec une ceinture par-dessus laquelle le haut de cette espèce de sayon retombe en plis antiques, tandis que le bas flotte comme une tunique et recouvre le pantalon où on ne l’enferme pas[2] : la longue robe à la persane souvent ouverte, et qui, lorsque l’homme ne travaille pas, recouvre en partie cette blouse, les cheveux longs des côtés séparés sur le front, mais coupés ras par derrière un peu plus haut que la nuque, ce qui laisse à découvert la force du col : tout cet ensemble ne compose-t-il pas un costume original et pittoresque ?….. L’air doux et sauvage à la fois des paysans russes n’est pas dénué de grâce : leur taille élégante, leur force qui ne nuit pas à la légèreté, leur souplesse, leurs larges épaules, le sourire doux de leur bouche, le mélange de tendresse et de férocité qui se retrouve dans leur regard sauvage et triste, rend leur aspect aussi différent de celui de nos laboureurs que les lieux qu’ils habitent et le pays qu’ils cultivent sont différents du reste de l’Europe. Tout est nouveau ici pour un étranger. Les personnes y ont un certain charme qu’on sent et qui ne s’exprime pas : c’est la langueur orientale jointe à la rêverie romantique des peuples du Nord ; et tout cela sur une forme inculte, mais noble, qui lui donne l’agrément des dons primitifs. Ce peuple inspire beaucoup d’intérêt sans confiance : c’est encore une nuance de sentiment que j’ai appris à connaître ici. Les hommes du peuple en Russie sont des fourbes amusants. On pourrait les mener loin si on ne les trompait pas ; mais les paysans, lorsqu’ils voient que leurs maîtres ou les agents de leurs maîtres mentent plus qu’eux, s’abrutissent dans la ruse et la bassesse. Il faut valoir quelque chose pour savoir civiliser un peuple : la barbarie du serf accuse la corruption du seigneur.

Si vous êtes étonné de la malveillance de mes jugements, je vous étonnerai davantage en ajoutant que je ne fais qu’exprimer l’opinion générale, seulement je dis ingénument ce que tout le monde ici dissimule avec une prudence que vous cesseriez de mépriser si vous voyiez comme moi à quel point cette vertu, qui en exclut tant d’autres, est nécessaire à qui veut vivre en Russie.

La malpropreté est grande en ce pays ; mais celle des maisons et des habits me frappe plus que celle des individus : les Russes prennent assez de soin de leurs personnes ; à la vérité, leurs bains de vapeur nous paraissent dégoûtants ; ce sont des émanations d’eau chaude : j’aimerais mieux l’eau pure à grands flots ; cependant ce brouillard bouillant lave le corps et le fortifie, tout en ridant la peau prématurément. Toutefois, grâce à l’usage de ces bains, on voit souvent des paysans qui ont la barbe et les cheveux nets, tandis qu’on n’en peut dire autant de leurs habits. Des vêtements chauds coûtent cher : on est forcé de les porter longtemps ; et ils paraissent sales bien avant d’être usés ; des chambres où l’on ne pense qu’à se garantir du froid sont nécessairement moins aérées que ne le sont les logements des hommes du Midi. En général, la saleté des gens du Nord, toujours renfermée, est plus repoussante et plus pro fonde que celle des peuples qui vivent au soleil : l’air qui purifie manque aux Russes pendant neuf mois de l’année.

Dans certaines contrées les hommes qui travaillent portent sur la tête une casquette de drap bleu foncé en forme de ballon. Cette coiffure ressemble à celle des bonzes : ils ont plusieurs autres manières de se couvrir la tête : toutes ces toques et tous ces bonnets de formes diverses sont assez agréables à l’ail. Que de goût, en comparaison de la négligence prétentieuse des gens du peuple aux environs de Paris !

Lorsqu’ils travaillent nu-tête, ils seraient gênés par leurs longs cheveux ; pour remédier à cet inconvénient ils s’avisent de se couronner d’un diadème[3], c’est-à-dire qu’ils se nouent un ruban, une ficelle, un roseau, un jonc, une lanière de cuir autour de la tête ; ce diadème grossier, mais toujours attaché avec soin, leur coupe le front et lisse leurs cheveux ; il sied aux jeunes gens, et comme les hommes de cette race ont en général la tête ovale et d’une jolie forme, ils se sont fait une parure d’une coiffure de travail.

Mais que vous dirai-je des femmes ? Jusqu’ici celles que j’ai aperçues m’ont paru repoussantes. J’espérais, dans cette excursion, rencontrer quelques belles villageoises. Mais c’est ici comme à Pétersbourg, elles ont de grosses tailles courtes, et elles se mettent la ceinture aux épaules un peu au-dessus de la gorge, qui continue de s’étendre librement sous la jupe ; c’est hideux ! Ajoutez à cette difformité volontaire de grosses bottes d’hommes, en cuir puant et gras, et une espèce de houppelande de peau de mouton, pareille à celle des pelisses de leurs maris, et vous vous ferez l’idée d’une créature souverainement dés agréable ; malheureusement cette idée sera exacte. Pour comble de laideur, la fourrure des femmes est coupée d’une manière moins gracieuse que la petite redingote des hommes ; et — ceci tient sans doute à une louable économie elle est aussi d’ordinaire plus mangée des vers ; elle tombe en lambeaux, à la lettre !!… Telle est leur parure. Nulle part, assurément, le beau sexe ne se dispense de coquetterie plus que chez les paysannes russes (je parle du coin de pays que j’ai vu) ; néanmoins ces femmes sont les mères des soldats dont l’Empereur est fier, et des beaux cochers qu’on aperçoit dans les rues de Pétersbourg, portant si bien l’armiak et le cafetan persan.

À la vérité, la plupart des femmes qu’on rencontre dans le gouvernement de Pétersbourg sont de race finoise. On m’assure que dans l’intérieur du pays que je vais visiter il y a de fort belles paysannes.

La route de Pétersbourg à Schlusselbourg est mauvaise dans quelques passages : ce sont tantôt des sables profonds, tantôt des boues mouvantes sur les quelles on a jeté des planches insuffisantes pour les piétons, et nuisibles aux voitures ; ces morceaux de bois mal assujettis font la bascule et vous éclaboussent jusqu’au fond de votre calèche : c’est là le moindre des inconvénients du chemin ; il y a quelque chose de pis que les planches, je veux parler des rondins non fendus et posés tout bruts en travers, sur certaines portions de terrains spongieux qu’il faut franchir de distance en distance, et dont le sol sans solidité engloutirait tout autre encaissement qu’une route de bûches. Malheureusement ce rustique et mobile parquet posé sur la bourbe, est construit en bouts de bois mal joints, inégaux ; tout l’édifice branlant danse à la fois sous les roues dans un terrain sans fond, toujours détrempé, et qui, à la moindre pression, devient élastique. Au train dont on voyage en Russie on a bientôt brisé sa voiture sur de pareilles routes : les hommes s’y cassent les os, et de verste en verste les boulons des calèches sautent de tous côtés ; le fer des roues se coupe, les ressorts éclatent ; ceci doit réduire les équipages à leur plus simple expression, à quelque chose d’aussi primitif que la téléga.

Excepté la fameuse chaussée de Pétersbourg à Moscou, la route de Schlusselbourg est encore un des chemins où il y a le moins de ces redoutables rondins. J’y ai compté beaucoup de ponts en mauvaises planches, et l’un de ces ponts m’a semblé périlleux. La vie humaine est peu de chose en Russie. Avec soixante millions d’enfants, peut-on avoir des entrailles de père ?

À mon arrivée à Schlusselbourg, où j’étais attendu, je fus reçu par l’ingénieur chargé de diriger les travaux des écluses.

Le canal Ladoga, tel qu’il est aujourd’hui, longe la partie du lac qui se trouve entre la ville du même nom et Schlusselbourg : c’est un magnifique ouvrage ; il sert à préserver les bateaux des dangers auxquels les tempêtes du lac les exposaient jadis ; maintenant les barques tournent cette mer orageuse, et les ouragans ne peuvent plus interrompre une navigation qui passait autrefois, même parmi les plus hardis mariniers, pour très-redoutable[4].

Il faisait un temps gris, froid, venteux ; à peine descendu de voiture devant la maison de l’ingénieur, bonne habitation toute de bois, je fus introduit par lui-même dans un salon convenable, où il m’offrit une légère collation en me présentant avec une sorte d’orgueil conjugal à une jeune et belle personne ; c’était sa femme. Elle m’attendait là toute seule, assise sur un canapé, d’où elle ne se leva pas à mon arrivée ; elle ne disait mot, parce qu’elle ne savait pas le français, et n’osait se mouvoir, je ne sais pour quoi ; elle prenait peut-être l’immobilité pour de la politesse et confondait les airs guindés avec le bon goût ; sa manière de me faire les honneurs de chez elle consistait à ne se permettre aucun mouvement ; elle semblait s’appliquer à représenter devant moi la statue de l’hospitalité vêtue de mousseline blanche doublée de rose : parure plus recherchée qu’élégante ; en considérant avec attention sa jupe brochée, ou verte par devant et doublée de soie, et tous les pompons dont elle s’était affublée pour éblouir l’étranger ; en voyant, dis-je, cette figure de cire, rose, impassible, étalée sur un grand sofa, duquel on eût dit qu’elle ne pouvait se détacher, je la prenais pour une madone grecque sur l’autel ; il ne lui manquait que des lèvres moins roses, des joues moins fraîches, qu’une châsse et des applications d’or et d’argent pour rendre l’illusion complète. Je mangeais et me réchauffais en silence ; elle me regardait sans presque oser détourner les yeux de dessus moi : c’eût été les mouvoir, et le parti de l’immobilité était si bien pris que ses regards mêmes étaient fixes. Si j’avais pu soupçonner qu’il y eût au fond de ce singulier accueil de la timidité, j’aurais éprouvé de la sympathie ; je ne sentis que de l’étonnement : mon sentiment en pareil cas ne me trompe guère, car je me connais en timidité.

Mon hôte me laissa contempler à loisir cette curieuse pagode, qui me prouva ce que je savais, c’est que les femmes du Nord sont rarement naturelles, et que leur affectation est quelquefois si grande qu’elle n’a pas besoin de paroles pour se trahir ; ce brave ingénieur me parut flatté de l’effet que son épouse produisait sur un étranger ; il prenait mon ébahissement pour de l’admiration, cependant, voulant remplir sa charge en conscience, il finit par me dire : « Je regrette de vous presser de sortir, mais nous n’avons pas trop de temps pour visiter les travaux que j’ai reçu l’ordre de vous montrer en détail. »

J’avais prévu le coup sans pouvoir le parer, je le reçus avec résignation et me laissai conduire d’écluses en écluses, toujours pensant avec un inutile regret à cette forteresse, tombeau du jeune Ivan dont on ne voulait pas me laisser approcher. J’avais sans cesse présent à la pensée ce but non avoué de ma course : vous verrez bientôt comment il fut atteint.

Le nombre de quartiers de granit que j’ai vus pendant cette matinée, de vannes enchâssées dans des rainures pratiquées au milieu des blocs de cette même pierre, de dalles de la même matière employées à paver le fond d’un canal gigantesque, ne vous importe guère, et j’en suis fort aise, car je ne pourrais vous le dire : sachez seulement que depuis dix ans que les premières écluses sont terminées, elles n’ont exigé aucune réparation. Étonnant exemple de solidité dans un climat comme celui du lac Ladoga, où le granit, les pierres, les marbres les plus solides ne durent que quelques années.

Ce magnifique ouvrage est destiné à égaliser la différence de niveau qu’il y a entre le canal Ladoga et le cours de la Néva près de sa source, à l’extrémité occidentale de l’émissaire qui débouche dans la rivière par plusieurs déversoirs. On a multiplié les émissaires avec un luxe admirable afin de rendre aussi facile et aussi prompte que possible une navigation que la rigueur des saisons laisse à peine libre pendant trois ou quatre mois de l’année.

Rien n’a été épargné pour la solidité ni pour la précision du travail ; on se sert autant que possible du granit de Finlande pour les ponts, pour les parapets, même, je le répète avec admiration, pour le fond du lit du canal ; les ouvrages en bois sont soignés de manière à répondre à ce luxe de matériaux : bref, on a profité de toutes les inventions, de tous les perfectionnements de la science moderne ; et l’on a complété à Schlusselbourg un travail aussi parfait dans son genre que le permettent les rigueurs de la nature sous ces climats ingrats.

La navigation intérieure de la Russie mérite d’occuper toute l’attention des hommes du métier ; c’est une des principales sources de la richesse du pays ; moyennant un système de canalisation colossale, comme tout ce qui s’exécute dans cet Empire, on est parvenu, depuis Pierre le Grand, à joindre, sans danger pour les bateaux, la mer Caspienne à la mer Baltique par le Volga, le lac Ladoga et la Néva. L’Europe et l’Asie sont ainsi traversées par des eaux qui joignent le Nord au Midi. Cette pensée, hardie à concevoir, prodigieuse à réaliser, a fini par produire une des merveilles du monde civilisé : c’est beau et bon à savoir, mais j’ai trouvé que c’était ennuyeux à voir, surtout sous la conduite d’un des exécuteurs du chef-d’œuvre ; l’homme du métier accorde à son ouvrage l’estime qu’il mérite sans doute, mais pour un simple curieux tel que moi, l’admiration reste étouffée sous des détails minutieux et dont je vous fais grâce. Nouvelle preuve de ce que je vous ai dit ailleurs : abandonné à soi-même, un voyageur en Russie ne voit rien : protégé, c’est-à-dire escorté, gardé à vue, il voit trop, ce qui revient au même.

Quand je crus avoir strictement accordé ce qui était dû de mon temps et de mes éloges aux merveilles que j’étais contraint de passer en revue pour répondre à la grâce qu’on croyait me faire, je revins au premier motif de mon voyage, et déguisant mon but pour le mieux atteindre, je demandai à voir la source de la Néva. Ce désir, dont l’insidieuse innocence ne put dissimuler l’indiscrétion, fut d’abord éludé par mon ingénieur qui me répondit : « Elle surgit sous l’eau à la sortie du lac Ladoga, au fond du canal qui sépare ce lac de l’île où s’élève la forteresse. »

Je le savais.

« C’est une des curiosités naturelles de la Russie, repris-je. N’y aurait-il pas moyen d’aller visiter cette source ?

— Le vent est trop fort ; nous ne pourrons apercevoir les bouillonnements de la source ; il faudrait un temps calme pour que l’œil pût distinguer une gerbe d’eau qui s’élance au fond des vagues ; cependant je vais faire ce que je pourrai afin de satisfaire votre curiosité. »

À ces mots, l’ingénieur fit avancer un fort joli bateau conduit par six rameurs élégamment habillés, et nous partîmes soi-disant pour aller voir la source de la Néva, mais réellement pour nous approcher des murs du château fort, ou plutôt de la prison enchantée dont on me refusait l’accès avec la plus habile politesse : mais les difficultés ne faisaient qu’exciter mon ardeur ; j’aurais eu parole d’y pouvoir délivrer quelque malheureux prisonnier que mon impatience n’eût guère été plus vive.

La forteresse de Schlusselbourg est bâtie sur une île plate, espèce d’écueil peu élevé au-dessus du niveau des eaux. Ce roc divise le fleuve en deux ; il sépare également le fleuve du lac proprement dit, car il sert d’indication pour reconnaître la ligne où les eaux se confondent. Nous tournâmes autour de la forteresse afin, disions-nous, d’approcher le plus près possible de la source de la Néva. Notre embarcation nous porta bientôt tout juste au-dessus de ce tour billon. Les rameurs étaient si habiles à couper les lames que malgré le mauvais temps et la petitesse de notre barque, nous sentions à peine le balancement de la vague qui pourtant s’agite en cet endroit comme au milieu de la mer. Ne pouvant distinguer la source dont le tourbillon était caché par le mouvement des vagues qui nous emportaient, nous fîmes d’abord une promenade sur le grand lac, puis au retour, le vent un peu calmé nous permit d’apercevoir à une assez grande profondeur quelques flots d’écume : c’était la source même de la Néva au-dessus de laquelle nous voguions.

Lorsque le vent d’ouest fait refluer le lac, le canal qui tient lieu d’émissaire à cette mer intérieure reste presque à sec, et alors cette belle source paraît à découvert. Dans ces moments, heureusement fort rares, les habitants de Schlusselbourg savent que Pétersbourg est sous l’eau, et ils attendent d’heure en heure le récit de la nouvelle catastrophe. Ce récit n’a jamais manqué de leur arriver le lendemain, parce que le même vent d’ouest qui repousse les eaux du lac Ladoga, et met à sec la Néva près de sa source, fait refluer, lorsqu’il est violent, les eaux du golfe de Finlande dans l’embouchure de la Néva. Aussitôt le cours de cette rivière s’arrête : et l’eau trouvant le passage barré par la mer, rebrousse chemin en débordant sur Pétersbourg et sur les environs.

Quand j’eus bien admiré le site de Schlusselbourg, bien vanté cette curiosité naturelle, bien contemplé avec la lunette d’approche la position de la batterie placée par Pierre le Grand pour bombarder le château fort des Suédois, enfin bien admiré tout ce qui ne m’intéressait guère : « Allons voir l’intérieur de la forteresse, dis-je de l’air du monde le plus dégagé : elle est dans un site qui me paraît bien pittoresque, » ajoutai-je un peu moins adroitement, car c’est surtout en fait de finesse qu’il ne faut rien de trop. Le Russe jeta sur moi un regard scrutateur dont je sentis toute la portée ; le mathématicien devenu diplomate, reprit :

« Cette forteresse n’a rien de curieux pour un étranger, monsieur.

— N’importe, tout est curieux dans un pays aussi intéressant que le vôtre.

— Mais, si le commandant ne nous attend pas, on ne nous laissera pas entrer.

— Vous lui ferez demander la permission d’introduire un voyageur dans la forteresse ; d’ailleurs, je crois qu’il nous attend.

En effet, on nous admit sur le premier message de l’ingénieur, ce qui me fit supposer que ma visite avait été sinon annoncée comme certaine, au moins indiquée comme probable.

Reçus avec le cérémonial militaire, nous fûmes conduits sous une voûte à travers une porte assez mal défendue, et, après avoir traversé une cour où l’herbe croît, on nous introduisit dans… la prison ?… point du tout, dans l’appartement du commandant. Il ne sait pas un mot de français, mais il m’accueillit avec honnêteté ; affectant de prendre ma visite pour une politesse dont lui seul était l’objet, il me faisait traduire par l’ingénieur les remercîments qu’il ne pouvait m’exprimer lui-même. Ces compliments astucieux me paraissaient plus curieux que satisfaisants. Il fallut faire salon et avoir l’air de causer avec la femme du commandant, qui, elle non plus, ne parlait guère le français ; il fallut prendre du chocolat, enfin s’occuper à toute autre chose qu’à visiter la prison d’Ivan, ce prix fabuleux de toutes les peines, de toutes les ruses, de toutes les politesses et de tous les ennuis du jour. Jamais l’accès d’un palais de fées ne fut désiré plus vivement que je souhaitais l’entrée de ce cachot.

Enfin, quand le temps d’une visite raisonnable me parut écoulé, je demandai à mon guide s’il était possible de voir l’intérieur de la forteresse. Quelques mots, quelques coups d’œil furent rapidement échangés entre le commandant et l’ingénieur, et nous sortîmes de la chambre.

Je croyais toucher au terme de mes efforts ; la forteresse de Schlusselbourg n’a rien de pittoresque ; c’est une enceinte de murailles suédoises peu élevées et dont l’intérieur ressemble à une espèce de verger où l’on aurait dispersé divers bâtiments tous très bas ; savoir : une église, une habitation pour le commandant, une caserne, enfin des cachots invisibles et masqués par des tours dont la hauteur n’excède pas celle du rempart. Rien n’annonce la violence, le mystère est ici dans le fond des choses, il n’est pas dans leur apparence. L’aspect presque serein de cette prison d’État me semble plus effrayant pour la pensée que pour la vue. Les grilles, les ponts-levis, les créneaux, enfin l’appareil un peu théâtral qui décorait les redoutables châteaux du moyen âge ne se retrouvent point ici. En sortant du salon du gouverneur, on a commencé par me montrer de superbes ornements d’église ! Les quatre chapes qui furent solennellement déployées devant moi ont coûté trente mille roubles, à ce que le commandant a pris la peine de me dire lui-même. Las de tant de simagrées, j’ai parlé tout simplement du tombeau d’Ivan VI ; à cela on a répondu en me montrant une brèche faite aux murailles par le canon du Czar Pierre, lorsqu’il assiégeait en personne la forteresse suédoise, la clef de la Baltique.

« Le tombeau d’Ivan, ai-je repris, sans me déconcerter, où est-il ?. » Cette fois on m’a mené derrière l’église, près d’un rosier du Bengale : « Il est ici, » m’a-t-on dit.

Je conclus que les victimes n’ont pas de tombeau en Russie.

« Et la chambre d’Ivan ? » poursuivis-je avec des instances qui devaient paraître aussi singulières à mes hôtes que l’étaient pour moi leurs scrupules, leurs réticences et leurs tergiversations.

L’ingénieur me répondit à demi-voix qu’on ne pouvait pas montrer la chambre d’Ivan, parce qu’elle était dans une des parties de la forteresse actuellement occupée par des prisonniers d’État.

L’excuse me parut légitime, je m’y attendais ; mais ce qui me surprit, ce fut la colère du commandant de la place ; soit qu’il entendît le français mieux qu’il ne le parlait, soit qu’il eût voulu me tromper en faisant semblant d’ignorer notre langue, soit enfin qu’il eût deviné le sens de l’explication qu’on venait de me donner, il réprimanda sévèrement mon guide à qui son indiscrétion, ajouta-t-il, pourrait quelque jour devenir funeste. C’est ce que celui-ci, piqué de la semonce, trouva le moyen de me dire en choisissant un instant favorable, et en ajoutant que le gouverneur l’avait averti, d’une manière très-significative, de s’abstenir désormais de parler d’affaires publiques, ni d’introduire des étrangers dans une prison d’État. Cet ingénieur a toutes les dispositions nécessaires pour devenir bon Russe, mais il est jeune et ne sait pas encore le fond de son métier… Ce n’est pas de celui d’ingénieur que je veux parler.

Je sentis qu’il fallait céder ; j’étais le plus faible, je me reconnus vaincu et je renonçai à visiter la chambre où le malheureux héritier du trône de Russie était mort imbécile, parce qu’on avait trouvé plus commode de le faire crétin qu’Empereur. Je ne pouvais assez m’étonner de la manière dont le gouvernement russe est servi par ses agents. Je me souvenais de la mine du ministre de la guerre, la première fois que j’osai témoigner le désir de visiter un château devenu historique par un crime commis du temps de l’Impératrice Élisabeth ; et je comparais avec une admiration, mêlée d’effroi, le désordre des idées qui règne chez nous à l’absence de toute pensée, de toute opinion personnelle, à la soumission aveugle qui fait la règle de conduite des chefs de l’administration russe, aussi bien que des employés subalternes : l’unité d’action de ce gouvernement m’épouvantait ; j’admirais en frémissant l’accord tacite des supérieurs et des subordonnés pour faire la guerre aux idées et même aux faits Je me sentais autant d’envie de sortir, que l’instant d’auparavant j’avais eu d’impatience d’entrer, et rien ne pouvant plus attirer ma curiosité dans une forteresse, dont on n’avait voulu me montrer que la sacristie, je demandai de retourner à Schlusselbourg. Je redoutais de devenir par force un des habitants de ce séjour des larmes secrètes et des douleurs ignorées. Dans mon angoisse toujours croissante, je n’aspirais plus qu’au plaisir physique de marcher, de respirer ; j’oubliais que le pays même que j’allais revoir est encore une prison : prison d’autant plus redoutable, qu’elle est plus vaste, et qu’on en atteint et franchit plus difficilement les limites.

Une forteresse russe !!! ce mot produit sur l’imagination une impression différente de ce qu’on ressent en visitant les châteaux forts des peuples réellement civilisés, sincèrement humains. Les puériles précautions qu’on prend en Russie pour dissimuler ce qu’on qualifie de secrets d’État, me confirment plus que ne le feraient des actes de barbarie à découvert dans l’idée que ce gouvernement n’est qu’une tyrannie hypocrite. Depuis que j’ai pénétré dans une prison d’État russe, et que j’ai moi-même éprouvé l’impossibilité d’y parler de ce que tout étranger vient pourtant chercher dans un lieu pareil, je me dis que tant de dissimulation doit servir de masque à une profonde inhumanité : ce n’est pas le bien qu’on voile avec un pareil soin.

Si, au lieu de chercher à déguiser la vérité sous une fausse politesse, on m’eût mené simplement dans les lieux qu’il est permis de montrer ; si l’on eût répondu avec franchise à mes questions sur un fait accompli depuis un siècle, j’eusse été moins occupé de ce que je n’aurais pu voir ; mais ce qu’on m’a refusé trop artificieusement m’a prouvé le contraire de ce qu’on voulait me persuader. Tous ces vains détours sont des révélations aux yeux de l’observateur expérimenté. Ce qui m’indignait, c’était que les hommes qui usaient avec moi de ces subterfuges pussent croire que j’étais la dupe de leurs ruses d’enfants. On m’assure, et je tiens ceci de bon lieu, que les cachots sous-marins de Kronstadt renferment, entre autres prisonniers d’État, des infortunés qui s’y trouvent relégués depuis le règne d’Alexandre. Ces malheureux sont abrutis par un supplice dont rien ne peut excuser ni motiver l’atrocité ; s’ils venaient maintenant à sortir de terre, ils se lèveraient comme autant de spectres vengeurs qui feraient reculer d’effroi le despote lui-même, et tomber en ruine l’édifice du despotisme ; tout peut se défendre par de belles paroles et même par de bonnes raisons ; les arguments ne manquent à pas une des opinions qui divisent le monde politique, littéraire et religieux ; mais on dira ce qu’on voudra, un régime dont la violence exige qu’on le soutienne par de tels moyens est un régime profondément vicieux.

Les victimes de cette odieuse politique ne sont plus des hommes : ces infortunés, déchus du droit commun, croupissent étrangers au monde, oubliés de tous ; abandonnés d’eux-mêmes dans la nuit de leur captivité, où l’imbécillité devient le fruit et la dernière consolation d’un ennui sans terme ; ils ont perdu la mémoire et jusqu’à la raison, cette lumière humaine qu’aucun homme n’a le droit d’éteindre dans l’âme de son semblable. Ils ont oublié même leur nom, que les gardiens s’amusent à leur demander, par une dérision brutale et toujours impunie ; car il règne au fond de ces abîmes d’iniquité un tel désordre, les ténèbres y sont si épaisses, que les traces de toute justice s’y effacent[5].

On ignore jusqu’au crime de certains prisonniers, qu’on retient pourtant toujours, parce qu’on ne sait à qui les rendre, et qu’on pense qu’il y a moins d’inconvénient à perpétuer le forfait qu’à le publier. On craint le mauvais effet de l’équité tardive, et l’on aggrave le mal, pour n’être pas forcé d’en justifier les excès… : atroce pusillanimité qui s’appelle respect pour les convenances, prudence, obéissance, sagesse, sacrifice au bien public, à la raison d’État…, que sais-je ?… Quand il parle, le despotisme est discret : n’y a-t-il pas deux noms pour toutes choses dans les sociétés humaines ? C’est ainsi qu’on nous dit à chaque instant qu’il n’y a pas de peine de mort en Russie. Enterrer vif, ce n’est pas tuer ! Quand on pense d’un côté à tant de malheurs, de l’autre à tant d’injustice et d’hypocrisie, on ne connaît plus de coupable en prison ; le juge seul paraît criminel, et, ce qui porte au comble mon épouvante, c’est que je reconnais que ce juge inique n’est point féroce par plaisir. Voilà ce qu’un mauvais gouvernement peut faire des hommes intéressés à sa durée !… Mais la Russie marche au-devant de ses destinées ; ceci répond à tout. Certes, si l’on mesure la grandeur du but à l’étendue des sacrifices, on doit présager à cette nation l’empire du monde.

Au retour de cette triste visite, une nouvelle corvée m’attendait chez l’ingénieur : un dîner de cérémonie des personnes de la classe moyenne. L’ingénieur avait réuni chez lui, pour me faire honneur, des parents de sa femme et quelques propriétaires des environs : société qui m’eût paru curieuse à observer, si dès le début je n’eusse reconnu que je n’avais rien à y apprendre. Il y a peu de bourgeois en Russie ; mais la classe des petits employés et des propriétaires, obscurs bien qu’anoblis, y représente la bourgeoisie des autres pays. Envieux des grands, mais en butte à l’envie des petits, ces hommes ont beau s’appeler nobles, ils se trouvent exactement dans la position où les bourgeois étaient en France avant la révolution ; les mêmes données produisent partout les mêmes résultats.

Je sentis qu’il régnait dans cette société une hostilité mal déguisée contre la véritable grandeur et contre l’élégance réelle de quelque pays qu’elle fût. Cette roideur de manières, cette aigreur de sentiments à peine cachée sous un ton doucereux et des airs patelins ne me rappelaient que trop l’époque où nous vivons et que j’avais un peu oubliée en Russie où depuis mon arrivée à Pétersbourg, je vois uniquement la société des gens de la cour. J’étais chez des ambitieux subalternes, inquiets de ce qu’on doit penser d’eux ; et ces hommes-là sont les mêmes partout.

Les hommes ne me parlèrent pas et parurent faire peu d’attention à moi ; ils ne savent le français que pour le lire, encore difficilement : ils formaient un groupe dans un coin de la chambre et causaient en russe. Une ou deux femmes de la famille portaient tout le poids de la conversation française. Je vis avec surprise qu’elles connaissaient de notre littérature tout ce que la police russe en laisse pénétrer dans leur pays.

Les toilettes de ces dames, qui, excepté la maîtresse de la maison, étaient toutes des personnes âgées, me parut manquer d’élégance ; le costume des hommes était encore plus négligé : de grandes redingotes brunes traînant presque à terre remplaçaient l’habit national, qu’elles rappelaient un peu cependant, tout en le faisant regretter ; mais, ce qui m’a surpris plus que la tenue négligée des personnes de cette société, c’est le ton mordant et contrariant de leurs discours et le manque d’aménité de leur langage. La pensée russe, déguisée avec soin par le tact des hommes du grand monde, se montrait ici à découvert. Cette société, plus franche, était moins polie que celle de la cour, et je vis clairement ce que je n’avais fait que pressentir ailleurs, c’est que l’esprit d’examen, de sarcasme et de critique domine dans les relations des Russes avec les étrangers : ils nous détestent comme tout imitateur hait son modèle ; leurs regards scrutateurs nous cherchent des défauts avec le désir de nous en trouver. Quand j’eus reconnu cette disposition, je ne me sentis nullement porté à l’indulgence. C’est peut-être de cette société, pensais-je, que sortiront les hommes qui feront l’avenir de la Russie. La classe bourgeoise ne fait que de naître en cet Empire, et Dieu sait l’influence qu’elle aura sur les destinées de la Russie !… et du monde !!…

J’avais cru devoir adresser quelques mots d’excuses sur mon ignorance de la langue russe à la personne qui s’était chargée d’abord de causer avec moi ; je finis ma harangue en disant que tout voyageur devrait savoir la langue du pays où il va, attendu qu’il est plus naturel qu’il se donne la peine de s’exprimer comme les personnes qu’il vient chercher que de leur imposer celle de parler comme il parle.

À ce compliment on répondit sur un ton d’humeur : disant qu’il fallait cependant bien me résigner à entendre estropier le français par les Russes sous peine de voyager en muet.

« C’est ce dont je me plains, répliquai-je ; si je savais estropier le russe comme je le devrais, je ne vous forcerais pas à changer vos habitudes pour parler ma langue.

— Autrefois nous ne parlions que français.

— C’était un tort.

— Ce n’est pas à vous de nous le reprocher.

— Je suis vrai avant tout.

— La vérité est donc encore bonne à quelque chose en France ?

— Je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est qu’on doit aimer la vérité sans calcul.

— Cet amour-là n’est plus de notre siècle.

— En Russie ?

— Nulle part, ni surtout dans un pays gouverné par les journaux. »

J’étais de l’avis de la dame ; ce qui me donna le désir de changer de conversation, car je ne voulais ni parler contre mon opinion, ni acquiescer à celle d’une personne qui, même lorsqu’elle pensait comme moi, exprimait sa manière de voir avec une âpreté capable de me dégoûter de la mienne. Je ne dois pas oublier de noter que cette disposition hostile, espèce de bouclier opposé d’avance à la moquerie française, était déguisée sous un son de voix flûté, factice, et d’une douceur extrêmement désagréable.

Un incident vint fort à propos faire diversion à l’entretien. Un bruit de voix dans la rue attira tout le monde à la fenêtre : c’était une querelle de bateliers ; ces hommes paraissaient furieux ; la rixe menaçait de devenir sanglante ; mais l’ingénieur se montre sur le balcon, et la vue seule de son uniforme produit un coup de théâtre. La rage de ces hommes grossiers se calme, sans qu’il soit nécessaire de leur dire une parole ; le courtisan le plus rompu aux faussetés de cour ne pourrait mieux dissimuler son ressentiment. Je fus émerveillé de cette politesse de manants. « Quel bon peuple ! » s’écria la dame qui m’avait entrepris.

Pauvres gens, pensais-je en me rasseyant, car je n’admirerai jamais les miracles de la peur ; toutefois je jugeai prudent de me taire…

« L’ordre ne se rétablirait pas ainsi chez vous, » poursuivit mon infatigable ennemie, sans cesser de me percer de ses regards inquisitifs.

Cette impolitesse était nouvelle pour moi ; en général j’avais trouvé à tous les Russes des manières presque trop affectueuses à cause de la malignité de leur pensée, que je devinais sous leur langage patelin ; ici je reconnaissais un accord encore plus désagréable entre les sentiments et l’expression.

« Nous avons chez nous les inconvénients de la liberté, mais nous en avons les avantages, répliquai-je.

— Quels sont-ils ?

— On ne les comprendrait point en Russie.

— On s’en passe.

— Comme de tout ce qu’on ne connaît pas. »

Mon adversaire piquée, tâcha de me cacher son dépit en changeant subitement le sujet de la conversation.

« Est-ce de votre famille que madame de Genlis parle si longuement dans les Souvenirs de Félicie, et de votre personne dans ses Mémoires ? »

Je répondis affirmativement ; puis je témoignai ma surprise de ce qu’on connût ces livres à Schlusselbourg. « Vous nous prenez pour des Lapons, repartit la dame avec le fond d’aigreur que je ne pus parvenir à lui faire quitter, et qui à la longue réagissait sur moi au point de me monter au même diapason.

— Non, madame, mais pour des Russes qui ont mieux à faire que de s’occuper des commérages de la société française.

— Madame de Genlis n’est point une commère.

— Tant s’en faut ; mais ceux de ses écrits où elle ne fait que raconter avec grâce les petites anecdotes de la société de son temps ne devraient, ce me semble, intéresser que les Français.

— Vous ne voulez pas que nous fassions cas de vous et de vos écrivains ?

— Je veux qu’on nous estime pour notre vrai mérite.

— Si l’on vous ôte l’influence que vous avez exercée sur l’Europe par l’esprit de société, que vous restera-t-il ? »

Je sentis que j’avais affaire à forte partie : « Il nous restera la gloire de notre histoire et même celle de l’histoire de Russie, car cet Empire ne doit sa nouvelle influence en Europe qu’à l’énergie avec laquelle il s’est vengé de la conquête de sa capitale par les Français.

— Il est sûr que vous nous avez prodigieusement servis, quoique sans le vouloir.

— Avez-vous perdu quelque personne chère dans cette terrible guerre ?

— Non, monsieur. »

J’espérais pouvoir m’expliquer par un ressentiment trop légitime l’aversion contre la France qui perçait à chaque mot dans la conversation de cette rude dame. Mon attente fut trompée.

La conversation qui ne pouvait devenir générale languit jusqu’au dîner sur le même ton inquisitif et amer d’une part, contraint et forcément réservé de l’autre. J’étais décidé à garder beaucoup de mesure, et j’y réussissais, excepté quand la colère me faisait oublier la prudence. Je cherchai à détourner l’entretien vers notre nouvelle école littéraire : on ne connaissait que Balzac, qu’on admire infiniment et qu’on juge bien….. Presque tous les livres de nos écrivains modernes sont prohibés en Russie ; ce qui atteste l’influence qu’on leur suppose. Peut-être connaissait-on d’autres écrivains, car il est avec la douane des accommodements ; mais on jugea qu’il n’était pas prudent de parler de ces auteurs. Au reste, ceci est une pure supposition.

Enfin, après une mortelle attente, on se mit à table. La maîtresse de la maison, toujours fidèle à son rôle de statue, ne fit de la journée qu’un seul mouvement : elle se transporta, sans remuer les yeux ni les lèvres, de son canapé du salon à sa chaise de la salle à manger ; ce déplacement opéré spontanément me prouva que la pagode avait des jambes.

Le dîner se passa non sans gêne, mais il ne fut pas long et me parut assez bon, hors la soupe dont l’originalité passait les bornes. Cette soupe était froide et remplie de morceaux de poissons qui nageaient dans un bouillon de vinaigre très-épicé, très-sucré, très fort. À part ce ragoût infernal et le kivass aigre qui est une boisson du pays, je mangeai et bus de tout avec appétit. On servit d’excellent vin de Bordeaux et de Champagne ; mais je voyais clairement qu’on s’imposait une grande gêne à mon égard : ce qui me mettait moi-même au supplice. L’ingénieur n’était pas complice de tant de contrainte ; tout entier à ses écluses il s’annulait absolument chez lui, et laissait sa belle-mère faire les honneurs de sa maison avec la grâce dont vous avez pu juger.

À six heures du soir, mes hôtes et moi, avec un contentement réciproque et non dissimulé, il faut l’avouer, nous prîmes congé les uns des autres, et je partis pour le château de***, où j’étais attendu.

La franchise de ces bourgeoises m’avait raccommodé avec les minauderies de certaines grandes dames ; tout vaut mieux qu’une sincérité déplaisante. On espère triompher de l’affectation ; le naturel désagréable est invincible.

Tel fut mon début dans les classes moyennes, et tel fut le premier essai que je fis de cette hospitalité russe tant vantée en Europe.

Il faisait encore jour quand j’arrivai à ***, qui n’est qu’à six ou huit lieues de Schlusselbourg ; je passai là le reste de la soirée à me promener au crépuscule dans un jardin fort beau pour le pays, à voguer en petit bateau sur la Néva et surtout à jouir de l’élégante et gracieuse conversation d’une personne du grand monde. J’avais besoin de cette diversion aux souvenirs de la politesse ou plutôt de l’impolitesse bourgeoise que je venais d’essuyer. J’appris dans cette journée qu’en fait de prétentions les pires ne sont pas les plus mal fondées, car toutes celles dont on m’avait fait souffrir étaient justifiées ; c’est ce que je reconnaissais avec un dépit comique. J’avais causé avec une femme qui prétendait parler assez bien le français : elle ne le parlait pas mal, quoique moyennant beaucoup de temps entre chaque phrase et d’accent à chaque mot ; elle prétendait connaître la France ; elle la jugeait assez bien, quoi qu’avec prévention ; elle prétendait aimer son pays, elle l’aimait trop ; enfin elle voulait se montrer capable de faire sans fausse humilité les honneurs de la maison de sa fille à un Parisien, et elle m’accabla du poids de tous ses avantages : c’était un aplomb imperturbable, une phraséologie d’hospitalité plutôt cérémonieuse que polie, mais irréprochable au moins aux yeux d’une dame russe du second rang en province.

Je conclus que ces pauvres ridicules tant bafoués sont quelquefois bons à quelque chose, quand ce ne serait qu’à mettre à leur aise ceux qui s’en croient exempts : j’ai trouvé là des personnes désagréablement hostiles. Mais tous les inconvénients de leur conversation portaient sur moi et ne prêtaient nullement à rire à leurs dépens, comme il arrive en pareille circonstance dans les pays à bonnes gens, à esprits naïfs ; la surveillance continuelle qu’elles exerçaient sur elles-mêmes et sur moi me prouvait que rien ne pourrait leur produire une impression nouvelle ; toutes leurs idées étaient fixées depuis vingt ans ; cette conviction a fini par me faire sentir mon isolement en leur présence, au point de regretter la bonhomie des esprits moins difficiles à émouvoir et à satisfaire ; j’ai presque dit : la crédulité des sots !… voilà où m’a réduit la malveillance trop visible des Russes de province. Ce que j’en ai vu à Schlusselbourg ne me fera pas rechercher les occasions d’affronter des interrogatoires tels que ceux que j’ai subis dans cette société-là. De pareils salons ressemblent à des champs de bataille. Le grand monde avec tous ses vices me paraît valoir mieux que ce petit monde avec ses vertus.

Revenu à Pétersbourg à trois heures après minuit, j’avais fait dans ma journée à peu près trente-six lieues par des chemins sableux ou fangeux, avec deux attelages de chevaux de remise.

Ce qu’on fait faire aux bêtes en ce pays est en pro portion de ce qu’on exige des hommes : les chevaux russes ne durent guère plus de huit à dix ans. Il faut convenir que le pavé de Pétersbourg est funeste aux animaux, aux voitures et même aux personnes ; dès que vous sortez des incrustations de bois qui n’existent que dans un petit nombre de rues, la tête vous fend. Il est vrai que les Russes, qui mettent beaucoup de luxe aux choses mal faites, dessinent sur leur détestable pavé de beaux compartiments en grosses pierres, ornement qui accroît encore le mal, car il rend les rues plus cahoteuses. Lorsque les roues passent sur ces cordons de pierre, semblables pour le coup d’œil aux dessins d’un parquet, la voiture et ceux qu’elle transporte éprouvent une secousse à tout briser. Mais qu’importe aux Russes que les choses qu’ils font servent à l’usage auquel ils les destinent ? Un certain air d’élégance, l’apparence de la magnificence, la fanfaronnade de la richesse et de la grandeur : voilà uniquement ce qu’ils cherchent en toutes choses. Ils ont commencé le travail de la civilisation par le superflu ; si c’était là le moyen d’aller loin, il faudrait crier : Vive la vanité ! à bas le sens commun ! Ils changeront de route pour atteindre leur but.

Je pars sans faute après-demain pour Moscou ; pour Moscou, entendez-vous bien !

  1. Voyez dans l’Appendice, tome IV, l’histoire de l’emprisonnement d’un Français à Moscou.
  2. Voir Lettre dix-huitième la description du costume de Fedor par le prince***, dans l’histoire de Telenef.
  3. Voyez l’histoire de Telenef dans la Lettre dix-huitième.
  4. « Pierre Ier, en joignant par un canal la Msta à la Twer, avait établi une communication entre la mer Caspienne et le lac Ladoga, c’est-à-dire entre les rivages de la Perse et ceux de la mer Baltique ; mais le lac, souvent orageux, est hérissé d’écueils, sur lesquels la Russie perdait chaque année un grand nombre de bâtiments. L’Empereur Pierre Ier conçut le projet d’épargner au commerce ce passage funeste en réunissant, par un nouveau canal, le Volkof à la Néva. Il commença les travaux ; mais il fut mal secondé. Les ingénieurs qui obtinrent sa confiance se trompèrent et le trompèrent lui-même ; les nivellements furent mal pris, et cet ouvrage utile ne fut terminé que sous le règne de Pierre II. »
      (Histoire de Russie et des principales nations de l’Empire russe, par Pierre-Charles Lévêque, 4e édition, publiée par Malte-Brun, Depping.)
      Si j’insère ici cet extrait, c’est par un sentiment d’équité. Je juge Pierre Ier d’une manière différente de la plupart des écrivains, et j’ai trouvé juste de citer, à propos des travaux qui font honneur aux régnes suivants, un trait propre à mettre en relief la sagacité d’esprit du fondateur de l’Empire russe moderne. Il s’est trompé en général dans la direction de sa politique intérieure, mais il apportait un jugement sûr, un tact fin dans les détails de l’administration.
  5. Pour réfuter ces faits et beaucoup d’autres du même genre, les Russes ont coutume d’employer un singulier argument. Ils disent : « Ce voyageur a été dupe des mystificateurs qui pullulent chez nous. »
      Cette justification n’est-elle pas caractéristique ? Dans quel autre pays trouverait-on des gens dont le métier ou le passe-temps serait de tromper les étrangers qui les interrogent de bonne foi ? Notez que les Russes les plus graves nous parlent de cette espèce d’hommes, non-seulement sans moquerie et sans indignation, mais avec une sorte de triomphe, comme si l’étranger induit en erreur avait seul à rougir du mensonge employé pour le tromper.
      Au reste je persiste à regarder comme authentiques les détails que je rapporte, et que je crois puisés à de très-bonnes sources ; quant aux inductions que j’en tire, j’en demeure seul responsable.