La Russie en 1839/Lettre vingt-deuxième

Amyot (troisième volumep. 51-82).


SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-DEUXIÈME.


Route de Pétersbourg à Moscou. — Rapidité du voyage. — Nature des matériaux. — Balustrades des ponts. — Cheval tombé. — Mot de mon feldjæger. — Portrait de cet homme. — Postillon battu. — Train dont on mène l’Empereur. — Asservissement des Russes. — Ce que l’ambition coûte aux peuples. — Le plus sûr moyen de gouverner. — À quoi devrait servir le pouvoir absolu ? — Mot de l’Évangile. — Malheur des Slaves. — Desseins de Dieu sur l’homme. — Rencontre d’un voyageur russe. — Ce qu’il me prédit touchant ma voiture. — Prophétie accomplie. — Le postillon russe. — Ressemblance du peuple russe avec les gitanos d’Espagne. — Femmes de la campagne. — Leur coiffure, leurs ajustements, leur chaussure. — La condition des paysans meilleure que celle des autres Russes. — Résultat bienfaisant de l’agriculture. — Aspect du pays. — Bétail chétif. — Question. — La maison de poste. — Manière dont elle est décorée. — Des distances en Russie. — Aspect désolé du pays. — Habitations rurales. — Montagnes de Valdaï : exagération des Russes. — Toque des paysans ; plumes de paon. — Chaussures de nattes. — Rareté des femmes. — Leur costume. — Rencontre d’une voiture de dames russes. — Leur manière de s’habiller en voyage. — Petites villes russes. — Petit lac ; couvent dans un site romantique. — Forêts dévastées. — Plaines monotones. — Torjeck. — Cuir brodé, maroquin. — Histoire des côtelettes de poulet. — Aspect de la ville. — Ses environs. — Double chemin. — Troupeaux de bœufs. — Charrettes. — Encombrement de la route.


LETTRE VINGT-DEUXIÈME.


Pomerania, maison de poste à dix-huit lieues de Pétersbourg, ce 3 août 1839.

Voyager en poste sur la route de Pétersbourg à Moscou, c’est se donner pendant des jours entiers la sensation qu’on éprouvait lorsqu’on descendait les montagnes russes à Paris. On fait bien d’apporter une voiture anglaise à Pétersbourg, uniquement pour avoir le plaisir de parcourir sur des ressorts réellement élastiques (ceux des voitures russes ne le sont que de nom) cette fameuse route, la plus belle chaussée de l’Europe, au dire des Russes, et je crois des étrangers. Il faut convenir qu’elle est bien soignée, mais dure, à cause de la nature des matériaux qui, tout cassés qu’ils sont, et même en assez petits morceaux, s’incrustent dans le corps de la chaussée, où ils forment de petites aspérités immobiles, et secouent les boulons au point d’en faire sauter un ou deux par poste ; d’où il arrive qu’on perd au relais le temps qu’on a gagné sur la route, où l’on tourbillonne dans la poussière avec l’étourdissante rapidité d’un ouragan chassant les nuages devant lui. La voiture anglaise est bien agréable pour les premiers relais, mais à la longue on sent ici le besoin d’un équipage russe pour résister au train des postillons et à la dureté du chemin. Les garde-fous des ponts sont en belles grilles de fer ornées d’écussons aux armes impériales, et les poteaux qui soutiennent ces élégantes balustrades sont des piliers de granit équarris avec luxe ; toutes ces choses ne font qu’apparaître aux yeux du voyageur abasourdi, le monde fuit derrière lui comme les rêves d’un malade.

Cette route, plus large que les routes d’Angleterre, est tout aussi unie quoique moins douce, et les chevaux qui vous traînent sont petits, mais pleins de nerf.

Mon feldjæger a des idées, une tenue, une figure qui ne me permettent pas d’oublier l’esprit qui règne dans son pays. En arrivant au second relais, un de nos quatre chevaux attelés de front manque des quatre pieds, et tombe sous la roue. Heureusement le cocher, sûr de ceux qui lui restent, les arrête sur place ; malgré la saison avancée, il fait encore dans le milieu du jour une chaleur brûlante, et la poussière rend l’air étouffant. Je pense que le cheval tombé vient d’être frappé d’un coup de soleil, et que si on ne le saigne à l’instant il va mourir ; j’appelle mon feldjæger, et, tirant de ma poche un étui contenant une flamme de vétérinaire, je la lui offre en lui disant d’en faire usage tout de suite, s’il veut sauver la pauvre bête. Il me répond avec un flegme malicieux, sans prendre l’instrument que je lui présente, sans regarder l’animal : « C’est bien inutile, nous sommes au relais.

Là-dessus, au lieu d’aider le malheureux postillon à dégager l’animal, il entre dans l’écurie voisine pour nous faire préparer un autre attelage.

Les Russes sont encore loin d’avoir, comme les Anglais, une loi pour protéger les animaux contre les mauvais traitements des hommes ; chez eux au contraire les hommes auraient besoin qu’on plaidât leur cause comme on plaide à Londres pour les chiens et les chevaux. Mon feldjæger ne croirait pas à l’existence d’une telle loi.

Cet homme, Livonien d’origine, parle allemand, heureusement pour moi. Sous les dehors d’une politesse officielle, à travers un langage obséquieux, on lui lit dans la pensée beaucoup d’insolence et d’obstination. Sa taille est grêle, ses cheveux d’un blond de filasse donnent à ses traits un air enfantin que dément l’expression dure de sa physionomie et surtout de ses yeux, dont le regard est faux et cruel ; ils sont gris, bordés de cils presque blancs ; son front est bombé, mais bas ; ses épais sourcils sont d’un blond fade ; son visage est sec ; sa peau serait blanche, mais elle est tannée par l’action habituelle de l’air ; sa bouche fine, toujours serrée au repos, est bordée de lèvres si minces, qu’on ne les entrevoit que lorsqu’il parle. Son uniforme, vert russe, proprement tenu, bien coupé, fixé autour des reins au moyen d’une ceinture de cuir bouclée par devant, lui donne une sorte d’élégance. Il a la démarche légère, mais l’esprit extrêmement lent.

Malgré la discipline qui l’a façonné, on s’aperçoit qu’il n’est pas Russe d’origine : la race moitié suédoise, moitié teutonne qui peuple la côte méridionale du golfe de Finlande, est très-différente de celle des Slaves et des Finois qui dominent dans le gouvernement de Pétersbourg. Les vrais Russes valaient primitivement mieux que les populations bâtardes qui défendent aujourd’hui les abords du pays.

Ce feldjæger m’inspire peu de confiance ; officiellement il s’appelle mon protecteur, mon guide ; mais je vois en lui un espion déguisé, et je pense qu’à chaque instant il pourrait recevoir l’ordre de se déclarer sbire ou geôlier… De telles idées troubleraient le plaisir de voyager ; mais je vous ai déjà dit qu’elles ne me viennent que lorsque j’écris : en route le mouvement qui m’emporte et la succession rapide des objets me distraient de tout.

Je vous ai dit aussi que les Russes entre eux font assaut de politesse et de brutalité ; tous se saluent et se frappent à l’envi les uns des autres : voici, entre mille, un nouvel exemple de cet échange de compliments et de mauvais traitements. Le postillon qui vient de me conduire à la maison de poste d’où je vous écris ceci, avait encouru au départ, je ne sais par quelle faute, une peine qu’il est plus habitué à subir que je ne le suis à la voir infligée par un homme à un autre homme. Celui-ci donc, tout jeune, on peut même dire tout enfant qu’il est, a été foulé aux pieds avant de me mener, et rudement frappé à coups de poing par son camarade, le chef de l’écurie. Les coups étaient forts, car je les entendais de loin retentir dans la poitrine du patient. Quand l’exécuteur des hautes œuvres, le justicier de la poste fut las de sa tâche, la victime se releva sans proférer une parole : essoufflé, tremblant, le malheureux rajuste sa chevelure, salue son supérieur, et, encouragé par le traitement qu’il vient de recevoir de lui, il monte légèrement sur mon siége, pour me faire faire au triple galop quatre lieues et demie ou cinq lieues en une heure. L’Empereur en fait sept. Les wagons du chemin de fer auraient de la peine à suivre sa voiture. Que d’hommes doivent être battus, que de chevaux doivent crever pour rendre possible une si étonnante vélocité, et cela pendant cent quatre-vingts lieues de suite !… On prétend que l’incroyable rapidité de ces voyages en voiture découverte nuit à la santé : peu de poitrines résistent à l’habitude de fendre l’air si rapidement. L’Empereur est constitué de manière à supporter tout, mais son fils, moins robuste, se ressent déjà des assauts qu’on livre à son corps, sous prétexte de le fortifier. Avec le caractère que ses manières, sa physionomie et son langage font supposer, ce prince doit souffrir dans son pays moralement autant que physiquement. C’est le cas d’appliquer le mot de Champfort : « Dans la vie de l’homme, il vient inévitablement un âge où il faut que le cœur se bronze ou se brise. »

Le peuple russe me fait l’effet de ces hommes d’un talent gracieux, et qui se croient nés exclusivement pour la force : avec le laisser aller des Orientaux il possède le sentiment des arts, ce qui équivaut à dire que la nature a donné à ces hommes le besoin de la liberté : au lieu de cela leurs maîtres en font des machines à oppression. Un homme, pour peu qu’il s’élève d’une ligne au-dessus de la tourbe, acquiert aussitôt le droit, bien plus, il contracte l’obligation de maltraiter d’autres hommes auxquels il est chargé de transmettre les coups qu’il reçoit d’en haut ; quitte à chercher, dans les maux qu’il inflige, des dédommagements à ceux qu’il subit. Ainsi descend d’étage en étage l’esprit d’iniquité jusque dans les fondements de cette malheureuse société qui ne subsiste que par la violence, mais une violence telle qu’elle force l’esclave à se mentir à lui-même pour remercier le tyran ; et de tant d’actes arbitraires dont se compose chaque existence particulière, naît ce qu’on appelle ici l’ordre public, c’est-à-dire une tranquillité morne, une paix effrayante, car elle tient de celle du tombeau ; les Russes sont fiers de ce calme. Tant qu’un homme n’a pas pris son parti de marcher à quatre pattes, il faut bien qu’il s’enorgueillisse de quelque chose, ne fût-ce que pour conserver son droit au titre de créature humaine… Que si l’on parvenait à me prouver la nécessité de l’injustice et de la violence pour obtenir de grands résultats politiques, j’en conclurais que le patriotisme, loin d’être une vertu civique, comme on l’a dit jusqu’à présent, est un crime de lèse-humanité.

Les Russes s’excusent à leurs propres yeux par la pensée que le gouvernement qu’ils subissent est favorable à leurs ambitieuses espérances ; mais tout but qui ne peut être atteint que par de tels moyens est mauvais. Ce peuple est intéressant ; je reconnais chez les individus des dernières classes une sorte d’esprit dans leur pantomime, de souplesse, de prestesse dans leurs mouvements, de finesse, de mélancolie, de grâce dans leur physionomie qui dénote des hommes de race : on en fait des bêtes de somme. Me persuadera-t-on qu’il faille superposer les dépouilles de ce bétail humain dans le sol, pour que la terre s’engraisse pendant des siècles avant de pouvoir produire des générations dignes de recueillir la gloire que la Providence promet aux Slaves ? La Providence défend de faire un petit mal, même dans l’espoir du plus grand bien.

Ce n’est pas à dire qu’on doive et qu’on puisse aujourd’hui gouverner la Russie comme on gouverne les autres pays de l’Europe ; seulement, je soutiens qu’on éviterait bien des maux si l’exemple de l’adoucissement des mœurs était donné d’en haut. Mais qu’espérer d’un peuple de flatteurs, flatté par son souverain ? Au lieu de les élever à lui, il s’efforce de s’abaisser à leur niveau.

Si la politesse de la cour influe sur les manières des hommes des dernières classes, n’est-il pas permis de penser que l’exemple de la clémence donné par un prince absolu, inspirerait le sentiment de l’humanité à tout son peuple ?

Usez de sévérité contre ceux qui abusent et de mansuétude contre ceux qui souffrent, et bientôt vous aurez changé votre troupeau en nation… problème difficile à résoudre sans doute ; mais n’est-ce pas pour exécuter ce qui serait impossible à d’autres que vous êtes déclaré et reconnu tout-puissant ici-bas ? L’homme qui occupe la place de Dieu sur la terre ne doit reconnaître d’impossible que le mal. Il est obligé de ressembler à la Providence pour légitimer la puissance qu’il s’attribue.

Si le pouvoir absolu n’est qu’une fiction qui flatte l’amour-propre d’un seul homme aux dépens de la dignité d’un peuple, il faut l’abolir ; si c’est une réalité, elle coûte trop cher pour ne servir à rien.

Vous voulez gouverner la terre comme les anciennes sociétés : par la conquête ; vous prétendez vous emparer par les armes des pays qui sont à votre convenance, et de là opprimer le reste du monde par la terreur. L’extension de puissance que vous rêvez n’est point intelligente, elle n’est point morale ; et si Dieu vous l’accorde, ce sera pour le malheur du monde.

Je le sais trop, la terre n’est pas le lieu où la justice absolue triomphe. Néanmoins le principe reste immuable, le mal est mal en soi sans égard à ses effets : soit qu’il serve à la perte ou à l’agrandissement d’un peuple, à la fortune ou au déshonneur d’un homme, il pèse toujours du même poids dans la balance éternelle. Ni la perversité d’un individu, ni les crimes d’un gouvernement ne sont jamais entrés dans les desseins de la Providence. Mais si Dieu n’a pas voulu les actions coupables, le résultat des événements s’accorde toujours avec les vues de sa justice, car cette justice veut toutes les conséquences du crime qu’elle ne voulait pas. Dieu fait l’éducation du genre humain, et toute éducation est une suite d’épreuves.

Les conquêtes de l’Empire romain n’ont pas ébranlé la foi chrétienne ; le pouvoir oppressif de la Russie n’empêchera pas la même foi de subsister dans le cœur des justes. La foi durera sur la terre autant que l’inexplicable et l’incompréhensible.

Dans un monde où tout est mystère, depuis la grandeur et la décadence des nations jusqu’à la reproduction et la disparition d’un brin d’herbe, où le microscope nous en apprend autant sur l’intervention de Dieu dans la nature, que le télescope dans le ciel, que la renommée dans l’histoire, la foi se fortifie de l’expérience de chaque jour, car elle est la seule lumière analogue aux besoins d’un être entouré de ténèbres, avide de certitude, et qui de sa nature n’atteint qu’au doute.

Si nous étions destinés à souffrir l’ignominie d’une nouvelle invasion, le triomphe des vainqueurs ne m’attesterait que les fautes des vaincus.

Aux yeux de l’homme qui pense, le succès ne prouve rien, si ce n’est que la vie de la terre n’est ni le premier ni le dernier mode de la vie humaine. Laissons aux Juifs leur croyance intéressée et rappelons-nous le mot de Jésus-Christ : Mon royaume n’est pas de ce monde.

Ce mot si choquant pour l’homme charnel, on est bien forcé de le répéter à chaque pas qu’on fait en Russie ; à la vue de tant de souffrances inévitables, de tant de cruautés nécessaires, de tant de larmes non essuyées, de tant d’iniquités volontaires et involontaires, car ici l’injuste est dans l’air ; devant le spectacle de ces calamités répandues non sur une famille, non sur une ville, mais sur une race, sur un peuple habitant le tiers du globe, l’âme éperdue est contrainte de se détourner de la terre, et de s’écrier : « C’est bien vrai, mon Dieu ! votre royaume n’est pas de ce monde. »

Hélas ! pourquoi mes paroles ont-elles si peu de puissance ? Que ne peuvent-elles égaler par leur énergie l’excès d’un malheur qu’on ne saurait consoler que par un excès de pitié ! Le spectacle de cette société, dont tous les ressorts sont tendus comme la batterie d’une arme qu’on va tirer, me fait peur au point de me donner le vertige.

Depuis que je vis en ce pays, et que je connais le fond du cœur de l’homme qui le gouverne, j’ai la fièvre et je m’en vante, car si l’air de la tyrannie me suffoque, si le mensonge me révolte, je suis donc né pour quelque chose de mieux, et les besoins de ma nature, trop nobles pour pouvoir être satisfaits dans des sociétés comme celle que je contemple ici, me présagent un bonheur plus pur. Dieu ne nous a pas doués de facultés sans emploi. Sa pensée nous assigne notre place de toute éternité ; c’est à nous de ne pas nous rendre indignes de la gloire qu’il nous réserve et du poste qu’il nous destine. Ce qu’il y a de meilleur en nous a son terme en lui.

Savez-vous ce qui m’a donné le loisir d’écrire ces réflexions et de vous peindre tout ce qui naît dans ma pensée ? c’est un accident arrivé à ma voiture.

À deux heures d’ici, j’ai rencontré un Russe de ma connaissance qui avait été visiter une de ses terres et revenait à Pétersbourg. Nous nous arrêtons pour causer un instant ; le Russe, en regardant ma voiture, se met à rire et à me montrer un lisoir, une traverse, des brides, l’encastrure, les mains de derrière et une des jambes de force d’un ressort.

« Vous voyez toutes ces pièces ? me dit-il, elles n’arriveront pas entières à Moscou. Les étrangers qui s’obstinent à se servir de leurs voitures chez nous, partent comme vous partez et reviennent en diligence.

— Même pour n’aller qu’à Moscou ?

— Même pour n’aller qu’à Moscou.

— Les Russes m’ont dit que c’était la plus belle route de l’Europe ; je les ai crus sur parole.

— Il y a des ponts qui manquent, des parties de chemins à refaire ; on quitte la chaussée à chaque instant pour traverser des ponts provisoires en planches inégales, et grâce à l’inattention de nos postillons les voitures étrangères cassent toujours dans ces mauvais pas.

— Ma voiture est anglaise et éprouvée par de longs voyages.

— Nulle part on ne mène aussi vite que chez nous ; les voitures ainsi emportées éprouvent tous les mouvements d’un vaisseau : le tangage et le roulis combinés comme dans les grands orages ; pour résister à ces longs balancements sur une route unie comme celle-ci, mais dont le fond est dur, il faut, je vous le répète, qu’elles aient été construites dans le pays.

— Vous avez encore le vieux préjugé des voitures lourdes et massives ; ce ne sont pourtant pas les plus solides.

— Bon voyage ! vous me direz des nouvelles de la vôtre, si elle arrive à Moscou. »

À peine avais-je quitté cet oiseau de mauvais augure qu’un lisoir a cassé. Nous étions près du relais, où me voici arrêté. Notez que je n’ai fait encore que dix-huit lieues sur cent quatre-vingts… Je serai forcé de renoncer au plaisir d’aller vite, et j’apprends un mot russe pour dire : doucement ; c’est le contraire de ce que disent les autres voyageurs.

Un postillon russe, vêtu de son cafetan de gros drap, ou s’il fait chaud comme aujourd’hui, couvert de sa simple chemise de couleur qui fait tunique, paraît au premier coup d’œil un homme de race orientale ; à voir seulement l’attitude qu’il prend en s’asseyant sur son siége, on reconnaît la grâce asiatique. Les Russes ne mènent qu’en cochers, à moins qu’une voiture très-lourde n’exige un attelage de six ou huit chevaux, et même dans ce cas le premier postillon mène du siége. Ce postillon ou cocher tient dans ses mains tout un sac de cordes ; ce sont les huit rênes du quadrige : deux pour chacun des chevaux attelés de front. La grâce, la facilité, la prestesse et la sûreté avec lesquelles il dirige ce pittoresque attelage ; la vivacité de ses moindres mouvements, la légèreté de sa démarche lorsqu’il met pied à terre, sa taille élancée, sa manière de porter ses vêtements, toute sa personne enfin rappelle les peuples les plus naturellement élégants de la terre, et surtout les gitanos d’Espagne. Les Russes sont des gitanos blonds.

Déjà j’ai aperçu quelques paysannes moins laides que celles des rues de Pétersbourg. Leur taille manque toujours de finesse, mais leur visage a de l’éclat, leur teint est frais et brillant, dans cette saison, leur coiffure consiste en un mouchoir d’indienne lié autour de la tête, et dont les pointes retombent par derrière avec une grâce qui me paraît naturelle à ce peuple, Elles portent quelquefois une petite redingote coupée aux genoux, liée à la taille avec une ceinture et fendue au-dessous des hanches pour former deux basques qui s’ouvrent par devant en laissant voir la jupe. La forme de cet ajustement a de l’élégance, mais ce qui dépare ces femmes, c’est leur chaussure : elle consiste en une paire de bottes de cuir gras à grosses semelles arrondies du bout. Les pieds de ces bottes sont larges, grimaçants, et la tige en est plissée au point de cacher entièrement la forme de la jambe : on dirait qu’elles ont dérobé la chaussure de leurs maris.

Les maisons ressemblent à celles que je vous ai décrites en revenant de Schlusselbourg ; mais elles ne sont pas toutes aussi élégantes. L’aspect des villages est monotone : un village, c’est toujours deux lignes plus ou moins longues de chaumières en bois, régulièrement plantées, à une certaine distance de la grande route, car en général la rue du village dont la chaussée fait le milieu, est plus large que l’encaissement de cette route. Chaque cabane construite en pièces de bois assez grossières, a le pignon tourné vers le chemin. Ces habitations se ressemblent toutes ; mais malgré l’inévitable ennui qui résulte d’une telle uniformité, il m’a paru qu’un air d’aisance et même de bien-être régnait dans les villages. Ils sont champêtres sans être pittoresques, on y respire le calme de la vie pastorale, dont on jouit doublement en quittant Pétersbourg. Les habitants des campagnes ne me paraissent pas gais, mais ils n’ont pas non plus l’air malheureux comme les soldats et les employés du gouvernement ; de tous les Russes, ce sont ceux qui souffrent le moins de l’absence de la liberté ; s’ils sont les plus esclaves, ils sont les moins inquiets.

Les travaux de l’agriculture sont propres à réconcilier l’homme avec la vie sociale, quelque prix qu’elle coûte ; ils lui inspirent la patience par des joies innocentes, et lui font supporter tout pourvu qu’on lui permette de se livrer sans trouble à des occupations qui toutes ont de secrètes analogies avec sa nature.

Le pays que j’ai parcouru jusqu’ici est une mauvaise forêt marécageuse où l’on ne découvre à perte de vue que de petits bouleaux avortés et de misérables pins clair-semés dans une plaine stérile. On ne voit ni campagne cultivée, ni bois touffus et productifs ; l’œil ne se repose que sur de maigres champs ou sur des forêts dévastées. Le bétail est ce qui rapporte le plus ; mais il est chétif et de mauvaise qualité. Ici le climat opprime les bêtes comme le despotisme tyrannise l’homme. On dirait que la nature et la société luttent d’efforts pour y rendre la vie difficile. Quand on pense aux données physiques d’où il a fallu partir pour organiser une telle société, on n’a plus le droit de s’étonner de rien, si ce n’est de trouver la civilisation matérielle aussi avancée qu’elle l’est chez un peuple si peu favorisé par la nature.

Serait-il vrai qu’il y eût dans l’unité des idées et dans la fixité des choses des compensations à l’oppression même la plus révoltante ? Quant à moi je ne le pense pas, mais s’il m’était prouvé que ce régime fût le seul sous lequel pouvait se fonder et se soutenir l’Empire russe, je répondrais par une simple question : était-il essentiel aux destinées du genre humain que les marais de la Finlande fussent peuplés, et que des hommes réunis là pour leur malheur y bâtissent une ville merveilleuse à voir, mais qui au fond n’est qu’une singerie de l’Europe occidentale ? Le monde civilisé n’a gagné à l’agrandissement des Moscovites que la peur d’une invasion nouvelle et le modèle d’un despotisme sans miséricorde comme sans exemple, si ce n’est dans l’histoire ancienne. Encore, s’il était heureux, ce peuple !… mais il est la première victime de l’ambition dont se nourrit l’orgueil de ses maîtres.

La maison d’où je vous écris est d’une élégance qui contraste grossièrement avec la nudité des campagnes environnantes ; elle est à la fois poste et auberge, et je la trouve presque propre. On la prendrait pour l’habitation de campagne de quelque particulier aisé ; des stations de ce genre, quoique moins soignées que celle de Pomerania, sont bâties et entretenues de distance en distance, sur cette route, aux frais du gouvernement : les murs et les plafonds de celle-ci sont peints à l’italienne ; le rez-de-chaussée, composé de plusieurs salles spacieuses, ressemble assez à un restaurateur de province en France. Les meubles sont recouverts en cuir ; les siéges sont en canne et propres en apparence : partout on voit de grands canapés pouvant tenir lieu de lits, mais j’ai déjà trop d’expérience pour risquer d’y dormir ; je n’ose même pas m’y asseoir ; dans les auberges russes, sans excepter les plus recherchées, les meubles de bois à coussins rembourrés sont autant de ruches où fourmille et pullule la vermine.

Je porte avec moi mon lit, qui est un chef-d’œuvre d’industrie russe. Si je casse encore une fois d’ici à Moscou, j’aurai le temps de profiter de ce meuble, et de m’applaudir de ma précaution ; mais à moins d’accident on n’a pas besoin de s’arrêter entre Pétersbourg et Moscou. La route est belle, et il n’y a rien à voir : il faut donc être forcé à descendre de voiture pour interrompre le voyage.


(Suite de la même lettre.)
Yedrova entre Novgorod-la-Grande et Valdaï, ce 4 août 1839.

Il n’y a pas de distances en Russie : c’est ce que disent les Russes, et ce que tous les voyageurs sont convenus de répéter. J’avais adopté comme les autres ce jugement tout fait ; mais l’incommode expérience me force de dire précisément le contraire. Tout est distance en Russie : il n’y a pas autre chose dans ces plaines vides à perte de vue ; deux ou trois points intéressants sont séparés les uns des autres par des espaces immenses. Ces intervalles sont des déserts sans beautés pittoresques : la route de poste détruit la poésie du steppe ; il ne reste que l’étendue de l’espace, et l’ennui de la stérilité. C’est nu et pauvre, ce n’est pas imposant comme un sol illustré par la gloire de ses habitants, comme la Grèce ou la Judée dévastées par l’histoire, et devenues le poétique cimetière des nations ; ce n’est pas non plus grandiose comme une nature vierge : ce n’est que laid, c’est une plaine tantôt aride, tantôt marécageuse, et ces deux espèces de stérilité varient seules l’aspect des paysages. Quelques villages de moins en moins soignés à mesure qu’on s’éloigne de Pétersbourg, attristent le paysage au lieu de l’égayer. Les maisons ne sont que des amas de troncs d’arbres assez bien joints, supportant des toits de planches auxquels on ajoute quelquefois pour l’hiver une double couverture en chaume. Ces habitations doivent être chaudes, mais leur aspect est attristant : elles ressemblent aux baraques d’un camp ; seulement elles sont plus sales que l’intérieur des baraques provisoires des soldats.

Les chambres de ces cases sont infectes, noires, et l’on y manque d’air. Il ne s’y trouve pas de lits : l’été on dort sur des bancs qui forment divan le long des murs de la salle, et l’hiver sur le poêle, ou sur le plancher autour du poêle, c’est-à-dire qu’un paysan russe campe toute sa vie. Le mot demeurer suppose une manière de vivre confortable, des habitudes domestiques ignorées de ce peuple.

En passant par Novgorod-la-Grande[1], je n’ai vu aucun des anciens édifices de cette ville qui fut longtemps une république, et qui devint le berceau de l’Empire russe ; je dormais profondément quand nous l’avons traversée ; si je retourne en Allemagne par Vilna et Varsovie, je n’aurai vu ni le Volkof, ce fleuve qui fut le tombeau de tant de citoyens, car la turbulente république n’épargnait pas la vie de ses enfants, ni l’église de Sainte-Sophie, à laquelle se rattache le souvenir des événements les plus glorieux de l’histoire russe, avant la dévastation et l’asservissement définitif de Novgorod par Ivan IV, ce modèle de tous les tyrans modernes.

On m’avait beaucoup parlé des montagnes de Valdaï que les Russes appellent pompeusement la Suisse moscovite. J’approche de cette ville, et depuis une trentaine de lieues je remarque que le terrain devient inégal, sans qu’on puisse dire qu’il soit montagneux : ce sont de petits ravins où la route est tracée de manière à ce qu’on monte et descende les pentes au galop ; on continue d’être bien mené tout en perdant du temps à chaque relais : les postillons russes sont lents à garnir et à atteler leurs chevaux.

Les paysans de ce canton portent une toque aplatie et large du haut, mais très-serrée contre la tête : cette coiffure ressemble à un champignon : elle est quelquefois entourée d’une plume de paon roulée autour du bandeau qui touche le front : si l’homme porte un chapeau, le même ornement est fixé autour du ruban. Le plus souvent leur chaussure est faite de nattes de roseau, tissées par les paysans eux-mêmes et attachées aux jambes en guise de bottines avec des ficelles pour servir de lacets. C’est plus beau en sculpture qu’agréable à voir dans la vie usuelle. Quelques statues antiques nous prouvent l’ancienneté de cet ajustement.

Les paysannes sont toujours rares[2] ; on voit dix hommes avant de rencontrer une femme ; celles que j’ai pu apercevoir avaient un costume qui annonce l’absence totale de coquetterie : c’est une espèce de peignoir très-large qui s’agrafe au col et tombe jusqu’à terre. Ce surtout, qui ne marque nullement la taille, est fermé par devant au moyen d’un rang de boutons, un grand tablier de la même longueur et attaché derrière les épaules par deux courtes bretelles croisées sans aucune grâce, car elles ressemblent aux cordons d’un sac, complète le costume champêtre. Elles marchent presque toutes pieds nus ; les plus riches ont toujours pour chaussures les grosses bottes que j’ai déjà décrites. Elles se couvrent tête avec des mouchoirs d’indienne ou des morceaux de toile en façon de serre-tête. La vraie coiffure nationale des femmes russes ne se porte que les jours de fête : ce diadème extrêmement élevé qui fait le tour de la tête, est brodé de fleurs en fils d’or et d’argent. Cette couronne a de la noblesse et ne ressemble à aucune autre coiffure si ce n’est à la tour de Cybèle.

Les paysannes ne sont pas les seules femmes mal soignées. J’ai vu des dames russes qui ont en voyage une toilette des plus négligées. Ce matin, dans une maison de poste où je m’étais arrêté pour déjeuner, j’ai rencontré toute une famille que je venais de laisser à Pétersbourg, où elle habite un de ces palais élégants que les Russes sont fiers de montrer aux étrangers, Ces dames étaient là magnifiquement vêtues à la mode de Paris. Mais dans l’auberge où, grâce à de nouveaux accidents arrivés à ma voiture, je fus rejoint par elles, c’étaient d’autres personnes ; je les trouvais si bizarrement métamorphosées qu’à peine pouvais-je les reconnaître ; les fées étaient devenues sorcières. Figurez-vous des jeunes personnes que vous n’auriez vues que dans le monde et qui, tout à coup, reparaîtraient devant vous en costume de Cendrillon, et pire, coiffées de vieux serre-tête en toile soi-disant blanche, sans chapeaux ni bonnets, portant des robes sales, des fichus déguenillés et qui ressemblent à des serviettes, traînant aux pieds des savates en guise de souliers et de pantoufles : il y a bien là de quoi vous persuader que vous êtes ensorcelé.

Ce qu’il y avait de pis, c’est que les voyageuses étaient suivies d’un train considérable. Ce peuple de valets, hommes et femmes, affublés de vieux habits plus dégoûtants que ceux de leurs maîtresses, allant, venant, faisant un bruit infernal, complétaient l’illusion d’une scène du sabbat. Tout cela criait, courait çà et là ; on buvait, on mangeait, on engloutissait les vivres avec une avidité capable d’ôter l’appétit à l’homme le plus affamé. Cependant ces dames n’oubliaient pas de se plaindre avec affectation devant moi de la malpropreté de la maison de poste, comme si elles eussent eu le droit de remarquer de la négligence quelque part ; je me croyais tombé au milieu d’une halte de Bohémiennes, si ce n’est que les Bohémiennes n’ont pas de prétentions.

Moi qui me pique de n’être pas difficile en voyage, je trouve les maisons de poste établies sur cette route par le gouvernement, c’est-à-dire par l’Empereur, assez confortables ; j’y ai fait presque bonne chère ; on y pourrait même coucher pourvu qu’on se passât de lit : vous le savez, ce peuple nomade ne connaît que le tapis de Perse ou de peau de mouton, ou même de natte étendue sur un divan, et sous une tente, tente de bois, de plâtre ou de toile : c’est toujours un souvenir du bivouac ; l’usage du coucher comme meuble de première nécessité n’a pas encore été adopté par les peuples de race slave ; le lit européen finit à l’Oder, et la plupart des Russes dorment tout habillés.

Quelquefois au bord des petits lacs dont est parsemé l’immense marécage qu’on appelle la Russie, on aperçoit de loin une ville, c’est-à-dire un amas de maisonnettes en planches grises qui se reflètent dans l’eau et produisent un effet assez pittoresque. J’ai traversé deux ou trois de ces ruches d’hommes, mais je n’ai remarqué que la ville de Zimagoy. C’est une rue de maisons toutes en bois ; cette rue assez montueuse a une lieue de long, et ce qui fait qu’on ne l’oublie pas, c’est qu’à quelque distance, on découvre de l’autre côté d’un des golfes du petit lac du même nom, un couvent romantique et dont les tours blanches se détachent pittoresquement au-dessus d’une forêt de sapins, qui m’a paru plus haute et plus touffue qu’aucune de celles que j’ai vues jusqu’à présent en Russie. Quand on songe à la consommation de bois que font les Russes, soit pour construire leurs maisons, soit pour les chauffer, on s’étonne qu’il reste des forêts dans leur pays.

Toutes celles que j’ai traversées jusqu’ici sont dégarnies d’arbres. On appelle cela des bois, mais ce sont des halliers fangeux et dévastés, où dominent de loin en loin des pins de peu d’apparence, et quelques bouleaux dont les maigres cépées ne peuvent servir qu’à empêcher de cultiver la terre.


(Suite de la même lettre.)
Torjeck, ce 5 août 1839.

On ne voit pas de loin dans les plaines parce que tout y fait obstacle à l’œil ; un buisson, une barrière, un palais vous cachent des lieues de terrain avec l’horizon qui les termine. Du reste ici nul paysage ne se grave dans la mémoire, nul site n’attire vos regards ; pas une ligne pittoresque, les plans sont rares, sans mouvement, sans lignes contrariées ; aussi ne contrastent-ils point entre eux ; sur un terrain dénué d’accidents, il faudrait au moins les couleurs du ciel méridional : elles manquent à cette partie de la Russie, où la nature doit être comptée absolument pour rien.

Ce qu’on appelle les montagnes de Valdaï sont une suite de pentes et de contre-pentes aussi monotones que les plaines tourbeuses de Novgorod.

La ville de Torjeck est citée pour ses fabriques de cuir ; c’est ici qu’on fait ces belles bottes ouvragées, ces pantoufles brodées en fil d’or et d’argent, délices de tous les élégants de l’Europe, surtout de ceux qui aiment les choses bizarres pourvu qu’elles viennent de loin. Les voyageurs qui passent par Torjeck y paient les cuirs fabriqués dans cette ville beaucoup plus cher qu’on ne les vend à Pétersbourg ou à Moscou.

Le beau maroquin, le cuir de Russie parfumé se fait à Kazan, et c’est surtout à la foire de Nijni qu’on peut, dit-on, l’acheter à bon marché, et choisir ce qu’on veut parmi des montagnes de peaux.

Torjeck a encore une autre spécialité, pour parler le langage du jour, ce sont les côtelettes de poulet. L’Empereur s’arrêtant un jour à Torjeck, dans une petite auberge, y a mangé des côtelettes de poulet farcies, et à son grand étonnement, il les a trouvées bonnes. Aussitôt les côtelettes de Torjeck sont devenues célèbres par toute la Russie. Voici leur origine[3]. Un Français malheureux avait été bien reçu et bien traité dans ce lieu par l’aubergiste ; c’était une femme. Avant de partir il lui dit : « Je ne puis vous payer, mais je ferai votre fortune ; » et il lui montra comment il fallait accommoder les côtelettes de poulet. Le bonheur voulut, m’a-t-on dit, que cette précieuse recette fût éprouvée d’abord sur l’Empereur et qu’elle réussît. L’aubergiste de Torjeck est morte ; mais ses enfants ont hérité de sa renommée, et ils l’exploitent.

Torjeck, lorsque cette ville apparaît tout d’un coup aux yeux du voyageur qui vient de Pétersbourg, fait l’effet d’un camp au milieu d’un champ de blé. Ses maisons blanchies, ses tours, ses pavillons rappellent aussi les minarets des mosquées de l’Orient. On aperçoit les flèches dorées des dômes, on voit des clochers ronds, d’autres carrés, les uns sont à plusieurs étages, les autres sont bas, tous sont peints en vert, en bleu ; quelques-uns sont ornés de petites colonnes ; en un mot, cette ville annonce Moscou. Le terrain qui l’entoure est bien cultivé, c’est une plaine nue, ornée de seigle ; je préfère de beaucoup encore cette vue à l’aspect des bois malades dont mes yeux ont été attristés depuis deux jours : la terre labourée est au moins fertile : on pardonne à une contrée de manquer de beautés pittoresques en faveur de sa richesse ; mais une terre stérile et qui pourtant n’a pas la majesté du désert, est ce que je connais de plus ennuyeux à parcourir.

J’ai oublié de faire mention d’une chose assez singulière qui m’a frappé au commencement du voyage.

Entre Pétersbourg et Novgorod, pendant plusieurs relais de suite, je remarquai une seconde route parallèle à la chaussée principale qu’elle suivait sans interruption à une distance peu considérable. Cette espèce de contre-allée a des barrières, des gardefous, des ponts en bois pour aider à traverser les cours d’eau et les mares ; enfin on n’a rien négligé afin de rendre ce chemin praticable, quoiqu’il soit moins beau et beaucoup plus raboteux que la grande route. Arrivé à un relais je fis demander au maître de poste la cause de cette singularité : mon feldjæger me transmit l’explication de cet homme ; la voici : cette route de rechange est destinée aux rouliers, aux bestiaux et aux voyageurs, les jours où l’Empereur ou les personnes de la famille Impériale se rendent à Moscou. On évite par cette séparation la poussière et les embarras qui incommoderaient et retarderaient les augustes voyageurs si la grande route restait publique au moment de leur passage. Je ne sais si le maître de poste s’est moqué de moi, il parlait d’un air très-sérieux, et trouvait fort simple, à ce qu’il me parut, de laisser accaparer le chemin par le souverain dans un pays où le souverain est tout. Le roi qui disait : la France, c’est moi ! s’arrêtait pour laisser passer un troupeau de moutons, et sous son règne le piéton, le roulier, le manant qui suivait le grand chemin, répétait notre vieil adage aux princes qu’il rencontrait : « La route est pour tout le monde ; » ce qui fait vraiment les lois, c’est la manière de les appliquer.

En France les mœurs et les usages ont de tout temps rectifié les institutions politiques ; en Russie, ils les exagèrent dans l’application, ce qui fait que les conséquences y deviennent pires que les principes.

Au reste, je dois dire que cette double route finit à Novgorod ; on a sans doute pensé que l’encombrement serait plus grand aux environs de la capitale ; ou peut-être a-t-on renoncé à continuer ce chemin de rebut.

Il faut convenir qu’avec le train dont on est mené en Russie, les troupeaux de bœufs que vous rencontrez à chaque instant sur la grande route, ainsi que les longues files de charrettes conduites par un seul roulier, peuvent occasionner des accidents graves et fréquents. La précaution de la double route est peut être plus nécessaire ici qu’ailleurs ; mais je ne voudrais pas qu’on attendît pour écarter le danger qu’il menaçât la vie de l’Empereur ou des membres de sa famille : ceci n’est pas dans l’esprit de Pierre le Grand, qui empruntait aux marchands de Pétersbourg le prix des drochki de louage dans lesquels il se faisait voiturer : le même prince, lorsqu’on voulait fermer un de ses parcs au public, s’écriait : « Vous croyez donc que j’ai dépensé tant d’argent pour moi tout seul ? »

Adieu ; si je continue mon voyage sans accident, ma première lettre sera datée de Moscou. Chacune des lettres que je vous écris est ployée sans adresse et cachée le plus secrètement possible. Mais toutes mes précautions seraient insuffisantes si l’on venait à m’arrêter et à fouiller ma voiture.


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  1. Voir pour la description de ce qui reste de cette ville célèbre la relation écrite au retour de Moscou. Vol. IV.
  2. Il y a un peu plus de cent ans que les femmes russes vivaient renfermées.
  3. Il n’y a rien qu’un Empereur de Russie ne puisse mettre à la mode dans son pays ; à Milan, si le vice-roi protége un artiste, celui-ci est perdu de réputation et sifflé impitoyablement.