La Russie en 1839/Appendice

Amyot (quatrième volumep. 385-400).


SOMMAIRE DE L’APPENDICE.


Histoire de la captivité de MM. Girard et Grassini, prisonniers en Russie. — Récit de M. Girard. — Conversation du Voyageur avec M. Grassini. — Récit officiel de la captivité en Russie et renvoi en Danemark des princes et princesses de Brunswick sous l’Impératrice Catherine II (extrait de la première partie des actes de l’Académie Impériale russe). — Extrait de la Description de Moscou, par Lecointe de Laveau. — Prisons de Moscou.


APPENDICE.


Novembre 1842.

Pendant le cours de cette année, le hasard m’a fait rencontrer deux hommes qui servaient dans notre armée à l’époque de la campagne de 1812, et qui vécurent l’un et l’autre pendant plusieurs années en Russie, après y avoir été faits prisonniers. L’un est Français, actuellement professeur de langue russe à Paris ; il se nomme M. Girard ; l’autre est un Italien, M. Grassini, le frère de la célèbre cantatrice du même nom, laquelle fit sensation en Europe par sa beauté et contribua par son talent dramatique à la gloire de l’école moderne en Italie[1].

Ces deux personnes m’ont raconté des faits qui se confirment les uns par les autres, et qui me paraissent assez intéressants pour mériter d’être publiés.

Ayant noté, sans y retrancher un seul mot, ma conversation avec M. Grassini, je la rapporterai textuellement ; mais comme je n’avais pas eu le même soin relativement aux détails qui m’avaient été communiqués par M. Girard, je ne puis donner de ceux-ci qu’un résumé. Les deux récits se ressemblent tellement qu’on les dirait calqués l’un sur l’autre ; et cette similitude n’a pas laissé que d’ajouter à la confiance que m’inspiraient les deux personnes de qui je tiens les faits qu’on va lire. Remarquez que ces deux hommes sont complétement étrangers l’un à l’autre, qu’ils ne se sont jamais vus, et qu’ils ne se connaissent pas même de nom.

Voici d’abord ce que m’a conté M. Girard :

Il fut fait prisonnier pendant la retraite, et envoyé immédiatement dans l’intérieur de la Russie, sous la conduite d’un corps de Cosaques. Le malheureux faisait partie d’un convoi de trois mille Français. Le froid devenait de jour en jour plus intense, et, malgré la saison, les prisonniers furent dirigés au delà de Moscou, pour être dispersés ensuite dans divers gouvernements de l’intérieur.

Mourant de faim, exténués, la fatigue les forçait souvent de s’arrêter en chemin ; aussitôt de nombreux et violents coups de bâton leur tenaient lieu de nourriture, et leur donnaient la force de marcher jusqu’à la mort. À chaque étape, quelques-uns de ces infortunés, peu vêtus, mal nourris, dénués de tout secours et cruellement traités, restaient sur la neige ; une fois tombés, la gelée les collait à terre, et ils ne se relevaient plus. Leurs bourreaux eux-mêmes étaient épouvantés de l’excès de leur misère…

Dévorés de vermine, consumés par la fièvre, par la misère, portant partout avec eux la contagion, ils étaient des objets d’horreur pour les villageois chez lesquels on les faisait séjourner. Ils avançaient à coups de bâton vers les lieux qui leur étaient assignés comme points de repos ; c’était encore à coups de bâton qu’on les y recevait, sans leur permettre d’approcher des personnes, ni même d’entrer dans les maisons. On en a vu qui furent réduits à un tel dénûment que dans leur désespoir furieux ils tombaient à coups de poing, de bûches, de pierres, les uns sur les autres pour s’entre-tuer comme dernière ressource, parce que ceux qui sortaient vivants de la mêlée mangeaient les jambes des morts !!!… C’est à ces horribles excès que l’inhumanité des Russes poussait nos compatriotes.

On n’a pas oublié que, dans le même temps, l’Allemagne donnait d’autres exemples au monde chrétien. Les protestants de Francfort se souviennent encore du dévouement de l’évêque de Mayence, qui, bravant la contagion, vint lui-même dans une barque, suivi de son clergé, chercher jusqu’à Francfort nos malheureux soldats, qu’il menait à Mayence pour les guérir, ou tout au moins pour les soigner jusqu’à la mort ; et les catholiques italiens se rappellent avec gratitude les secours qu’ils ont reçus chez les protestants de la Saxe.

La nuit, dans les bivouacs, les hommes qui se sentaient près de mourir se relevaient avec horreur pour lutter debout contre l’agonie ; surpris par le froid dans les contorsions de la mort, ils restaient appuyés contre des murs, roides et gelés. Leur dernière sueur se glaçait sur leurs membres décharnés ; on les voyait les yeux ouverts pour toujours, le corps fixé dans l’attitude convulsive où la mort les avait surpris et congelés. Les cadavres restaient là jusqu’à ce qu’on les arrachât de leur place pour les brûler : et la cheville se détachait du pied plus aisément que la semelle ne se séparait du sol. Quand le jour paraissait, leurs camarades, en levant la tête, se trouvaient sous la garde d’un cercle de statues à peine refroidies, et qui paraissaient postées autour du camp comme les sentinelles avancées de l’autre monde. L’horreur de ces réveils ne peut s’exprimer.

Tous les matins, avant le départ de la colonne, les Russes brûlaient les morts, et, le dirai-je, quelquefois ils brûlaient les mourants !…

Voilà ce que M. Girard a vu, voilà les souffrances qu’il a partagées, et auxquelles il a survécu, grâce à sa jeunesse et à son étoile.

Ces faits, tout affreux qu’ils sont, ne me paraissent pas plus extraordinaires qu’une foule de récits constatés par les historiens ; mais ce qu’il m’est impossible d’expliquer ni presque de croire, c’est le silence d’un Français sorti de ce pays inhumain, et rentré pour toujours dans sa patrie.

M. Girard n’a jamais voulu publier la relation de ce qu’il a souffert, par respect, disait-il, pour la mémoire de l’Empereur Alexandre, qui l’a retenu près de dix années en Russie, où, après avoir appris la langue du pays, il fut employé comme maître de français dans les écoles Impériales. De combien d’actes arbitraires, de combien de fraudes n’a-t-il pas été témoin dans ces vastes établissements ? Rien n’a pu l’engager à rompre le silence et à faire connaitre à l’Europe tant d’abus criants !

Avant de lui permettre de retourner en France, l’Empereur Alexandre le rencontra un jour pendant une visite que faisait ce prince dans je ne sais quel collége de province. Alors, lui adressant quelques paroles gracieuses sur son désir de quitter la Russie, désir depuis longtemps manifesté par le prisonnier à ses supérieurs, il lui accorda enfin la permission tant de fois demandée de revenir en France : il lui fit même donner quelque argent pour son voyage. M. Girard a une physionomie douce qui sans doute aura plu à l’Empereur.

Voilà comment, après dix ans, le malheureux, échappé à la mort par miracle, vit finir sa captivité. Il quitta le pays de ses bourreaux et de ses geôliers en chantant hautement les louanges des Russes, et en protestant de sa reconnaissance pour l’hospitalité qu’il avait reçue chez eux.

« Vous n’avez rien écrit ? lui dis-je après avoir écouté attentivement sa narration.

— J’avais l’intention de dire tout ce que je sais, me répondit-il ; mais, n’étant pas connu, je n’aurais pu trouver ni libraire ni lecteur.

— La vérité finit par se faire jour toute seule, repris-je.

— Je n’aime pas à la dire contre ce pays-là, me répliqua M. Girard ; l’Empereur a été si bon pour moi !

— Oui, repartis-je….. mais considérez qu’il est bien aisé de paraître bon en Russie.

— En me donnant mon passe-port, on m’a recommandé la discrétion. »

Voilà ce que dix ans de séjour dans ce pays-là peuvent produire sur l’esprit d’un homme né en France, d’un homme brave et loyal. Calculez, d’après cela, quel doit être le sentiment moral qui se transmet de génération en génération parmi les Russes…..

Au mois de février 1842, j’étais à Milan, où je rencontrai M. Grassini, qui me raconta qu’en 1812, servant dans l’armée du vice-roi d’Italie, il avait été fait prisonnier aux environs de Smolensk pendant la retraite. Depuis lors, il a passé deux années dans l’intérieur de la Russie. Voici notre dialogue : je le copie ici avec une exactitude scrupuleuse, car je l’avais noté le jour même.

« Vous avez dû bien souffrir dans ce pays-là, lui dis-je, de l’inhumanité des habitants et des rigueurs du climat ?

— Du froid, oui, me répondit-il ; mais il ne faut pas dire que les Russes manquent d’humanité.

— Si cela était vrai, pourtant, quel mal y aurait-il à le dire ? Pourquoi faudrait-il laisser les Russes se vanter partout des vertus qu’ils n’auraient pas ?

— Nous avons reçu, dans l’intérieur du pays, des secours inespérés. Des paysannes, de grandes dames nous envoyaient des vêtements pour nous garantir du froid, des remèdes pour nous guérir, des aliments et jusqu’à du linge ; plusieurs d’entre elles bravaient, pour venir nous soigner jusque dans nos bivouacs, la contagion que nous portions avec nous, car la misère nous avait donné d’affreuses maladies qui se répandaient à notre suite dans les pays qu’on nous faisait traverser. Il fallait, pour arriver jusqu’à nos haltes, non pas une compassion légère, mais un grand courage, une véritable vertu ; j’appelle cela de l’humanité.

— Je ne prétends pas dire qu’il n’y ait nulle exception à la dureté de cœur qu’en général j’ai reconnue chez les Russes. Partout où il y a des femmes, il y a de la pitié ; les femmes de tous les pays sont quelquefois héroïques dans la compassion ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en Russie les lois, les habitudes, les mœurs, les caractères sont empreints d’une cruauté dont nos malheureux prisonniers ont eu trop à souffrir pour que nous puissions beaucoup célébrer l’humanité des habitants de ce pays-là.

— J’ai souffert chez eux comme les autres et plus que bien d’autres, car, revenu dans ma patrie, je suis resté presque aveugle ; depuis trente ans j’ai eu recours, sans succès, à tous les moyens de l’art pour guérir mes yeux ; ma vue est à moitié perdue ; l’influence des rosées de la nuit en Russie, même dans la belle saison, est pernicieuse pour quiconque dort en plein air.

— On vous faisait camper ?

— Il le fallait bien pendant les marches militaires qu’on nous imposait.

— Ainsi, par des froids de vingt à trente degrés, vous manquiez d’abris ?

— Oui, mais c’est l’inhumanité du climat, ce n’est pas celle des hommes qu’il faut accuser de nos souffrances dans ces haltes obligées.

— Les hommes n’ajoutaient-ils pas quelquefois leurs inutiles rigueurs à celles de la nature ?

— Il est vrai que j’ai été témoin de traits d’une férocité digne des peuples sauvages. Mais je me distrayais de ces horreurs par mon grand amour de la vie ; je me disais : Si je me laisse emporter à l’indignation, je serai doublement exposé ; ou la colère m’étouffera, ou nos gardiens m’assommeront pour venger l’honneur de leur pays. L’amour-propre humain est si bizarre que des hommes sont capables d’assassiner un homme pour prouver à d’autres qu’ils ne sont pas inhumains.

— Vous avez bien raison….. Mais tout ce que vous me dites là ne me fait pas changer d’avis sur le caractère des Russes.

— On nous faisait voyager par bandes : nous couchions hors des villages dont l’entrée nous était interdite à cause de la fièvre d’hôpital que nous trainions après nous. Le soir nous nous étendions à terre, enveloppés dans nos manteaux, entre deux grands feux. Le matin, avant de recommencer la marche, nos gardiens comptaient les morts, et, au lieu de les enterrer, ce qui eût exigé trop de temps et de peine à cause de l’épaisseur et de la dureté de la neige et de la glace, ils les brûlaient ; par ce moyen on pensait arrêter les progrès de la contagion ; on brûlait vêtements et corps tout ensemble ; mais, le croiriez-vous ? il est arrivé plus d’une fois que des hommes en vie ont été jetés au milieu des flammes ! Un instant ranimés par la douleur, ces malheureux achevaient leur agonie dans les cris et dans les tourments du bûcher !

— Quelle horreur !

— Il s’est commis bien d’autres atrocités. Chaque nuit la rigueur du froid nous décimait. Quand on trouvait quelque édifice abandonné à l’entrée des villes, on s’emparait de ces mauvais bâtiments pour y établir notre gîte. On nous entassait à tous les étages de ces maisons vides. Mais les nuits que nous passions ainsi abrités n’étaient guère moins rudes que les nuits du bivouac, parce que, dans l’intérieur du bâtiment, on ne pouvait faire du feu qu’à certaines places, tandis qu’en plein air au moins nous en allumions tout autour de notre campement. Ainsi, beaucoup de nos gens mouraient de froid dans leurs chambres faute de moyens de se réchauffer.

— Mais pourquoi vous faire voyager pendant l’hiver !

— Nous aurions donné la peste aux environs de Moscou ; souvent j’ai vu emporter des morts que les soldats russes avaient été prendre au second étage des édifices où nous étions parqués ; ils traînaient ces corps par les pieds avec des cordes liées autour des chevilles ; et la tête suivait, frappant et rebondissant de marche en marche tout le long de l’escalier depuis le haut de la maison jusqu’au rez-de-chaussée. Ils ne souffrent plus, disait-on, ils sont morts !

— Et vous trouvez cela très-humain ?

— Je vous raconte ce que j’ai vu, monsieur ; il est même arrivé quelque chose de pis, car j’ai vu des vivants achevés de cette sorte, et laissant, sur les degrés ensanglantés par leur tête brisée, les preuves hideuses de la férocité des soldats russes ; je dois le dire, quelquefois un officier assistait à ces brutales exécutions : mais si l’on permettait ces horreurs, c’était dans l’espoir d’arrêter la contagion en hâtant la mort des hommes atteints du mal. Voilà ce que j’ai vu, ce que mes compagnons voyaient journellement sans réclamer, tant la misère abrutit les hommes !… La même chose m’arrivera demain, pensais-je ; cette communauté de péril mettait ma conscience en repos, et favorisait mon inertie.

— Elle dure encore, à ce qu’il me semble, puisque vous avez pu être témoin de faits pareils et vous taire pendant vingt huit ans.

— J’employai les deux années de ma captivité à écrire soigneusement mes Mémoires : j’avais ainsi complété deux volumes de faits plus curieux et plus extraordinaires que tout ce qu’on a imprimé sur le même sujet ; j’avais décrit le régime arbitraire dont nous étions les victimes ; la cruauté des mauvais seigneurs aggravant notre sort et renchérissant sur la brutalité des hommes du peuple ; les consolations et les secours que nous recevions des bons seigneurs ; j’avais montré le hasard et le caprice disposant de la vie des prisonniers comme de celle des indigènes ; enfin, j’avais tout dit !

— Eh bien !

— Eh bien ! j’ai brûlé ma relation avant de repasser la frontière russe lorsqu’on me permit de retourner en Italie.

— C’est un crime !

— On m’a fouillé ; l’on eût saisi et lu ces papiers, on m’aurait donné le knout et envoyé finir mes jours en Sibérie, où mon malheur n’aurait pas mieux servi la cause de l’humanité que mon silence ne la sert ici.

— Je ne puis vous pardonner cette résignation.

— Vous oubliez qu’elle m’a sauvé la vie, et qu’en mourant je n’eusse fait de bien à personne.

— Mais au moins depuis votre retour vous auriez dû récrire votre récit.

— Je n’aurais pu le faire avec la même exactitude : je ne crois plus à mes propres souvenirs.

— Où avez-vous passé vos deux années de captivité ?

— Aussitôt que j’arrivai dans une ville où je pus trouver un officier supérieur, je demandai à prendre service dans l’armée russe, c’était le moyen d’éviter le voyage de la Sibérie ; on accueillit ma requête, et au bout de quelques semaines, je fus envoyé à Toula, où j’obtins la place d’instituteur chez le gouverneur civil de la ville ; j’ai passé deux ans chez cet homme.

— Comment avez-vous vécu dans son intérieur ?

— Mon élève était un enfant de douze ans, que j’aimais, et qui s’était aussi fort attaché à moi, tout enfant qu’il était. Il me raconta que son père était veuf, qu’il avait acheté à Moscou une paysanne dont il avait fait sa concubine[2], et que cette femme rendait leur intérieur désagréable.

— Quel homme était ce gouverneur ?

— Un tyran de mélodrame. Il faisait consister la dignité dans le silence : pendant deux ans que j’ai diné à sa table, nous n’avons jamais causé ensemble. Il avait pour bouffon un aveugle qu’il faisait chanter tout le temps des repas, et qu’il excitait à parler devant moi contre les Français, contre l’armée, contre les prisonniers ; je savais assez de russe pour deviner une partie de ces indécentes et brutales plaisanteries, dont mon élève achevait de m’expliquer le sens quand nous étions retournés dans notre chambre.

— Quel manque de délicatesse ! et l’on vante l’hospitalité russe ! Vous parliez tout à l’heure de mauvais seigneurs qui aggravaient la position des prisonniers, en avez-vous rencontré ?

— Avant d’arriver à Toula, je faisais partie d’un peloton de prisonniers confiés à un sergent, vieux soldat dont nous eûmes à nous louer. Un soir nous fîmes halte dans les domaines d’un baron redouté au loin pour ses cruautés. Ce forcené voulait nous tuer de sa propre main, et le sergent chargé de nous escorter pendant notre marche eut de la peine à défendre notre vie contre la rage patriotique du vieux boyard.

— Quels hommes ! ce sont vraiment les fils des serviteurs d’Ivan IV. Ai-je tort de me récrier contre leur inhumanité ? Le père de votre élève vous donnait-il beaucoup d’argent ?

— Quand j’arrivai sous son toit, j’étais dépouillé de tout ; pour me vêtir, il ordonna généreusement à son tailleur de retourner un de ses vieux habits ; il n’eut pas honte de faire endosser au gouverneur de son propre fils un vêtement dont un laquais italien n’eût pas voulu s’affubler.

— Cependant les Russes veulent passer pour magnifiques.

— Oui, mais ils sont vilains dans leur intérieur : un Anglais venait-il à traverser Toula, tout était bouleversé dans les maisons où l’étranger devait être reçu. On substituait des bougies aux chandelles sur les cheminées, on nettoyait les chambres, on habillait les gens : enfin les habitudes de la vie étaient changées.

— Tout ce que vous dites là ne justifie que trop mes jugements ; au fond, monsieur, je vois que vous pensez comme moi, nous ne différons que de langage.

— Il faut avouer qu’on devient d’une grande insouciance quand on a passé deux années de sa vie en Russie.

— Oui, vous m’en donnez la preuve : cette disposition est elle générale ?

— À peu près ; on sent que la tyrannie est plus forte que les paroles, et que la publicité ne peut rien contre de pareils faits.

— Il faut cependant qu’elle ait quelque efficacité, puisque les Russes la redoutent. C’est votre coupable inertie, permettez-moi de vous le dire, et celle des personnes qui pensent comme vous, qui perpétue l’aveuglement de l’Europe et du monde, et qui donne le champ libre à l’oppression.

— Elle l’aurait, malgré tous nos livres et tous nos cris. Pour vous prouver que je ne suis pas le seul de mon avis, je veux vous raconter encore l’histoire d’un de mes compagnons d’infortune ; c’était un Français[3]. Un soir, ce jeune homme arriva malade au bivouac : tombé en léthargie pendant la nuit, il fut trainé le matin au bûcher avec les autres morts ; mais avant de le jeter dans le feu, on voulait réunir tous les cadavres. Les soldats le laissèrent à terre un instant pour aller chercher les corps oubliés ailleurs. On l’avait couché tout habillé sur le dos, le visage tourné vers le ciel ; il respirait encore ; même il entendait tout ce qu’on faisait et disait autour de lui ; la connaissance lui était revenue, mais il ne pouvait donner aucun signe de vie. Une jeune femme, frappée de la beauté des traits et de l’expression touchante de la figure de ce mort, s’approche de notre malheureux camarade ; elle reconnaît qu’il vit encore, appelle du secours, et fait emporter, soigner, guérir l’étranger qu’elle a ressuscité. Celui-ci, revenu en France après plusieurs années de captivité, n’a pas non plus écrit son histoire.

— Mais vous, monsieur, vous, homme instruit, homme indépendant, pourquoi n’avez-vous pas publié le récit de votre captivité ? Des faits de cette nature, bien avérés, auraient intéressé le monde entier.

— J’en doute ; le monde est composé de gens si occupés d’eux-mêmes que les souffrances des inconnus les touchent peu. D’ailleurs j’ai une famille, un état, je dépends de mon gouvernement, qui est en bons rapports avec le gouvernement russe, et qui ne verrait pas avec plaisir un de ses sujets publier des faits qu’on s’efforce de cacher dans le pays où ils se passent[4].

— Je suis persuadé, monsieur, que vous calomniez votre gouvernement ; vous seul, permettez-moi de vous le dire, vous me paraissez à blâmer en tout ceci par votre excès de prudence.

— Peut-être ; mais je n’imprimerai jamais que les Russes manquent d’humanité.

— Je me trouve bien heureux de n’avoir séjourné en Russie que pendant quelques mois, car je remarque que les hommes les plus francs, les esprits les plus indépendants, lors qu’ils ont passé plusieurs années dans ce singulier pays, croient tout le reste de leur vie qu’ils y sont encore ou qu’ils sont exposés à y retourner. Et voilà ce qui nous explique l’ignorance où on nous a laissés jusqu’ici de tout ce qui s’y passe. Le vrai caractère des hommes qui habitent l’intérieur de cet immense et redoutable Empire est une énigme pour la plupart des Européens. Si tous les voyageurs, par des motifs divers, se donnent le mot pour taire, ainsi que vous le faites, les vérités désagréables qu’on peut dire à ce peuple et aux hommes qui le gouvernent, il n’y a pas de raison pour que l’Europe sache jamais à quoi s’en tenir sur cette prison modèle. Vanter les douceurs du despotisme, même lorsqu’on est hors de ses atteintes, c’est un degré de prudence qui me parait criminel. Certes, il y a là un mystère inexplicable ; si je ne l’ai pas pénétré, j’ai du moins échappé à la fascination de la peur, et c’est ce que je prouverai par la sincérité de mes narrations. »


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En terminant ces longs récits, je crois devoir communiquer aux lecteurs une pièce que je regarde comme authentique. Il ne m’est pas permis de dire par quel moyen j’ai pu me la procurer ; car bien que les faits qu’on y raconte soient maintenant du domaine de l’histoire, il serait dangereux à Pétersbourg d’avouer qu’on s’en occupe ; ce serait au moins se rendre coupable d’inconvenance : c’est le mot d’ordre pour désigner prudemment les conspirations. Tout le monde sait




cela, dit-on aux Russes ; oui, répondent-ils, mais personne n’en a jamais entendu parler. Sous le bon et grand prince Ivan III, on montait sur l’échafaud comme intrigant[5] ; aujourd’hui encore un homme pourrait bien expier en Sibérie le crime d’inconvenance.

Cette pièce, traduite du russe par la personne qui me l’a procurée, est la relation de la captivité et du renvoi en Danemark, sous le règne de Catherine II, des princes et des princesses de Brunswick, frères et sœurs d’Ivan VI, le prisonnier de Schlusselbourg. On frémit en lisant les preuves de l’abrutissement de ces malheureuses créatures, chez lesquelles toutes les idées de la vie se confondaient avec les habitudes de la prison, et qui pourtant sentaient leur position. Le trône auquel elles avaient droit était occupé par l’épouse de Pierre III succédant à sa victime, qui elle-même n’avait régné que par l’usurpation.

Je fais précéder ce récit véridique d’une généalogie de la maison de Romanoff[6], qui prouve que les prisonniers descendaient en droite ligne du Czar Ivan V. La famille du prince de Brunswick fut la victime des souverains par lesquels elle avait été dépossédée ; car, dans l’histoire de Russie, le droit s’expie et le crime se récompense.

Si l’on veut bien apprécier l’hypocrisie de la Czarine dans sa conduite envers ses prisonniers, il ne faut pas oublier que le présent récit est écrit pour l’Impératrice elle-même, et que par conséquent chaque fait y est présenté sous le point de vue le plus convenable, et en même temps le plus satisfaisant pour la grande âme de Catherine II, Ce morceau doit être lu comme une œuvre de chancellerie, comme une pièce officielle, et non comme un récit impartial et naïf.

C’est un épisode de l’histoire du règne de Catherine II, rédigé par ordre supérieur, et destiné à prouver l’humanité de la Sémiramis du Nord.


Renvoi en Danemark de la famille de Brunswick qui résidait à Cholmogory. Tiré de la première partie des Actes de l’Académie Impériale russe.


I.

La famille de Brunswick languit longtemps dans l’exil. Le dernier lieu de sa résidence en Russie fut Cholmogory, ancienne ville du gouvernement d’Archangel, construite dans une île de la Dwina, à 72 verstes d’Archangel. Elle vivait éloignée de toute autre habitation dans une maison expressément destinée à elle et aux employés, aux gens attachés à son service. La promenade ne lui était permise que dans le jardin attenant à la maison.

Le malheureux père, Antoine Ulric de Brunswick, ayant perdu sa femme, l’ex-régente de l’Empire de Russie, et étant devenu aveugle à la suite de ses malheurs, mourut le 4-16 mai 1774, n’ayant pas vécu assez pour recevoir la liberté qu’il avait demandée avec larmes. La politique du temps n’avait pas permis qu’on lui accordât sa demande. Il laissa après lui deux fils et deux filles.

L’ainée des deux filles, la princesse Catherine, était née à Saint-Pétersbourg avant les malheurs de sa famille ; la princesse Élisabeth, à Dunamunde ; les princes Pierre et Alexis, à Cholmogory. La naissance de ce dernier avait coûté la vie à sa mère. Pour les surveiller, on avait nommé un officier d’état-major, et pour leur service, on avait désigné quelques personnes de condition inférieure. Toute communication avec les voisins leur était interdite. Le gouverneur d’Archangel seul avait la permission de les visiter de temps à autre pour s’informer de leur situation. Ayant reçu l’éducation des gens du peuple, ils ne connaissaient d’autre langue que la langue russe.

Pour l’entretien de la famille de Brunswick et pour celui des personnes qui la composaient, comme pour l’établissement de la maison qu’elle occupait, on n’avait alloué aucune somme ; mais on recevait pour cela du magistrat d’Archangel de dix à quinze mille roubles. On envoyait de la garde-robe Impériale les choses nécessaires pour la famille, et pour les militaires, les objets d’uniforme étaient fournis par le commissariat des guerres.


II.

Dès que l’Impératrice Catherine Il fut montée sur le trône ; elle jeta un regard de pitié sur ses prisonniers, et adoucit la sévérité de leur régime ; s’étant assurée enfin que l’élargissement des enfants d’Antoine Ulric ne pouvait avoir aucune suite sérieuse, elle résolut de les renvoyer dans les États danois et de les remettre sous la garde de la sœur de leur père, la Reine douairière de Danemark, Julienne Marie. Désirant exécuter son projet sans participation d’autrui, l’Impératrice entama avec la Reine une correspondance directe. La première lettre autographe de l’Impératrice sur ce sujet fut envoyée le 18–30 mars 1780. Catherine proposait à la Reine d’envoyer la famille de Brunswick en Norwege.

La Reine reçut l’offre de l’Impératrice avec un sentiment de reconnaissance et les marques d’une satisfaction particulière ; elle lui répondit que le Roi son beau-fils consentait aux propositions de Sa Majesté concernant la famille de Brunswick.

Le Roi lui-même écrivit à l’Impératrice, l’assurant qu’il était prêt à faire tout ce qu’elle désirait. Mais ensuite la Reine informa l’Impératrice qu’il n’y avait pas en Norwege une seule ville qui n’eût un port, et ne fût située au bord de la mer. On reconnut qu’il serait mieux de transporter la famille de Brunswick dans l’intérieur du Jutland, dans un district également éloigné de la mer et des grandes routes. La petite ville de Gorsens fut choisie pour sa résidence, et le Roi y acheta pour elle deux maisons.


III.

Pendant que cette correspondance avait lieu avec la Reine, on faisait les arrangements nécessaires pour le renvoi de la famille de Brunswick. L’Impératrice désirait accomplir son projet autant que possible en secret, pour ne pas exciter de rumeur dans le peuple, et donner lieu à de longs et inutiles commentaires. Pour cela on ne mit dans le secret que très-peu de personnes. Le principal exécuteur de cette affaire fut le brigadier Besborodko, qui était attaché à la personne de l’Impératrice, et qui fut dans la suite conseiller privé de première classe et chancelier.

Dans le même temps le conseiller privé Melgunof fut nommé gouverneur général de Yarowslaw et Vologda, et d’Archangel. On lui enjoignit de se rendre de Saint-Pétersbourg droit à Archangel, sous prétexte d’examiner de près le pays dont l’administration lui était confiée. En même temps on lui ordonna de faire personnellement connaissance avec les princes et princesses, de tâcher d’acheter ou de construire un bon bâtiment sous prétexte qu’il en avait besoin pour naviguer sur les rivières du gouvernement d’Archangel ; ensuite d’acheter un bon bâtiment marchand ; il lui fut ordonné, dans le cas où il n’en trouverait pas un qui fût propre à tenir la mer, de faire construire en hâte sur le lac Onéga un vaisseau marchand à trois mâts, sous prétexte de faire des découvertes dans les mers septentrionales, et de choisir pour le faire manœuvrer d’anciens matelots accoutumés au service, avec d’habiles officiers de marine.


IV.

Melgunof, arrivé à Archangel, reçut de l’ancien gouverneur Golowtzin des renseignements sur la famille de Brunswick, et de là il se transporta à Cholmogory.

À l’entrée de Melgunof dans la maison où demeuraient les princes et les princesses, ils vinrent tous à sa rencontre dans l’antichambre, et tout effrayés ils se jetèrent à ses pieds en le conjurant de leur accorder sa protection. Melgunof tâcha de les rassurer ; il leur dit qu’il avait été nommé chef du gouvernement d’Archangel par la volonté suprême de l’Impératrice, et que, comme il était obligé de connaître tout ce qui existait dans la province qu’il devait administrer, il était venu leur faire une visite, sachant l’intérêt que l’Impératrice prenait à leur situation. À ces mots, tous tombèrent de nouveau à ses pieds, et les deux sœurs fondirent en larmes. La plus jeune dit que depuis le commencement du règne de l’Impératrice, ils renaissaient par la grâce de Sa Majesté ; mais qu’avant son règne, ils étaient dans le besoin. Elle pria humblement Melgunof de témoigner à Sa Majesté leur reconnaissance sans bornes.

Melgunof resta à Cholmogory six jours et il vit habituellement les princes et les princesses ; il dînait tous les jours chez eux avec le gouverneur, et quelquefois il y soupait. Après le diner il passait avec eux une bonne partie de la journée, employant le temps à jouer aux cartes, au jeu appelé tressette[7], fort ennuyeux pour lui à ce qu’il dit, mais pour eux très-amusant.

Pendant cet espace de temps, il tâcha, d’après les ordres qu’on lui avait donnés, de s’assurer de l’état de la santé des prisonniers, de leurs caractères et de leurs facultés intellectuelles.

Voici comment Melgunof dépeint les membres de la famille de Brunswick :

« La sœur aînée, Catherine, a trente-six ans ; elle est d’une taille mince et petite ; elle a le teint blanc et ressemble à son père. Dans son enfance, elle a perdu l’ouïe et elle a la parole tellement embarrassée, qu’il n’est pas possible de comprendre ce qu’elle dit. Ses frères et sa sœur correspondent avec elle par signes. Malgré cela, elle a tant d’intelligence que lorsque ses frères et sa sœur, sans faire aucun geste, lui disent quelque chose, elle les comprend par le seul mouvement de leurs lèvres. Elle leur répond quelquefois tout bas, quelquefois tout haut, tellement que celui qui n’est pas accoutumé à un tel langage, n’y peut rien comprendre. On voit, par sa conduite, qu’elle est timide, polie et modeste, d’un caractère doux et gai : voyant que les autres rient en parlant, quoiqu’elle ne comprenne pas le sujet de leur conversation, elle rit avec eux. Au reste, elle est d’une forte constitution : seulement le scorbut a fait noircir ses dents, dont quelques-unes même sont gâtées.

« La sœur cadette, Élisabeth, a trente ans. En tombant du haut en bas d’un escalier de pierre, à l’âge de neuf ans, elle s’est blessée à la tête, et depuis ce temps-là, elle a souvent des maux de tête, particulièrement à l’époque des changements de température. Pour combattre ce mal, on lui a fait un cautère au bras droit. Elle est sujette aussi à de fréquentes attaques de maux d’estomac. Pour sa taille et ses traits, elle ressemble à sa mère. Elle surpasse de beaucoup ses frères et sa sœur en facilité d’élocution et en intelligence. Ils lui obéissent en tout ; le plus souvent, c’est elle qui parle et répond au nom de tous, et elle relève quelquefois leurs fautes de langage. En 1777, à la suite d’une fièvre et d’une maladie de femme elle fut quelques mois aliénée ; mais elle s’est rétablie, et à présent elle est en bonne santé. On ne peut s’apercevoir qu’il y ait en elle quelque chose d’extraordinaire ; sa prononciation et celle de ses frères fait reconnaître le lieu où ils sont nés et où ils ont été élevés.

« L’aîné des frères, Pierre, a trente-cinq ans. Dès son enfance, et par suite de négligence, il est devenu bossu par devant et par derrière ; mais cette difformité est presque imperceptible. Il a le côté droit un peu de travers, et une de ses jambes est torse. Il est très-simple d’esprit, timide et silencieux. Toutes ses idées, ainsi que celles de son frère, ne sont que des idées d’enfants ; son caractère est assez gai : il rit et même aux éclats lorsqu’il n’y a rien de risible. De temps en temps il a des attaques hémorroïdales ; du reste, il est d’une bonne constitution ; cependant il est épouvanté, et même il s’évanouit lorsqu’on parle de sang. Il attribue cette crainte excessive à ce que sa mère, lorsqu’elle le portait dans son sein, s’effraya extraordinairement de ce qu’elle s’était coupée au doigt et voyait couler son sang.

« Le plus jeune des frères, Alexis, a trente-quatre ans. Avec la même simplicité d’esprit que son frère aîné, il semble cependant qu’il est un peu plus adroit, plus hardi et plus sérieux. Sa constitution est saine et son naturel assez gai. Les deux frères sont de petite taille, ils ont le teint clair et ressemblent à leur père.

« Les frères et les sœurs vivent entre eux en bonne intelligence ; aussi sont-ils doux et humains. Pendant les étés ils travaillent dans leur jardin, gardent les poules et les canards et leur donnent la nourriture ; en hiver ils glissent à qui mieux mieux sur l’étang qui se trouve dans le jardin. Ils lisent dans leurs livres de prières d’église, et jouent aux cartes et aux échecs. Outre cela, les deux filles s’occupent quelquefois à coudre ; c’est en cela que consistent toutes leurs occupations. »


V.

La supériorité qu’Élisabeth avait sur ses frères fit que Melgunof observa cette princesse avec plus d’attention, et qu’il entra plus souvent en conversation avec elle. Entre autres choses, elle dit à Melgunof qu’avant que son père fût devenu aveugle, il s’était souvent adressé ainsi qu’eux à l’Impératrice, mais que leurs requêtes avaient été renvoyées ; qu’ils n’osaient plus en adresser d’autres et craignaient d’avoir irrité Sa Majesté. Sur la demande de Melgunof en quoi consistaient ces pétitions, Élisabeth répondit : « Notre père et nous, quand nous étions encore jeunes, nous avons demandé qu’on nous élargit ; quand notre père est devenu aveugle, et que nous sommes devenus grands, nous avons demandé la permission de nous promener, mais nous « n’avons reçu aucune réponse là-dessus. »

Melgunof ayant assuré Élisabeth qu’elle avait tort de croire que l’Impératrice fût irritée contre eux, lui demanda : « Où donc votre père avait-il dessein d’aller avec vous ? » Elle lui dit : « Notre père voulait s’en aller dans son pays ; alors nous aurions bien désiré vivre dans le grand monde. Dans notre jeunesse, nous désirions encore acquérir l’usage du monde : mais dans notre situation actuelle, il ne nous reste plus rien à désirer, sinon de vivre et de mourir ici dans la solitude. Ici, par la grâce de l’Impératrice, notre bienfaitrice, nous sommes tout à fait contents. Jugez vous-même ; pouvons-nous désirer quelque chose de plus ? Nous sommes nés ici, nous sommes accoutumés à ces lieux, nous y avons vieilli. À présent nous n’avons pas besoin du monde, il nous serait même insupportable, car nous ne savons pas comment nous conduire avec les gens, et il est trop tard pour l’apprendre. Ainsi nous vous prions, ajouta-t-elle avec des larmes et des génuflexions, de nous recommander à la merci de Sa Majesté, afin qu’il nous soit permis seulement de sortir de la maison pour aller nous promener dans la prairie ; nous avons entendu dire qu’il y a là des fleurs qu’on ne trouve pas dans notre jardin. Le lieutenant-colonel et les officiers qui sont dans ce moment auprès de nous sont mariés ; nous demandons qu’on permette à leurs femmes de venir chez nous, et à nous d’aller chez elles pour passer le temps, car nous nous ennuyons quelquefois. Nous prions aussi qu’on nous donne un tailleur qui puisse coudre pour nous des habits. Par la grâce de l’Impératrice, on nous envoie de Pétersbourg des cornettes, des coiffes et des toques, mais nous ne nous en servons pas, parce que ni nous ni nos servantes nous ne savons comment les ajuster et les porter. Faites-nous la grâce de nous envoyer un homme qui sache nous conseiller en cela. Le bain dans le jardin est trop près de nos appartements de bois ; nous craignons que le feu qu’on y allume ne nous incendie ; ordonnez qu’on le transporte plus loin. » À la fin elle supplia avec larmes d’augmenter les appointements des domestiques et des servantes, et de leur permettre la libre sortie de la maison comme on l’avait permis aux autres employés. Elle ajouta : « Si vous nous accordez cela, nous serons satisfaits, et nous n’élèverons plus aucune difficulté, nous ne désirerons rien de plus, et nous serons contents de rester dans la même situation toute notre vie, »

Melgunof conseilla à Élisabeth d’écrire une pétition à l’Impératrice et d’y expliquer tout ce qu’elle désirait ; mais elle n’y consentit pas. Elle écrivit seulement dans sa requête : « qu’elle portait à l’Impératrice une reconnaissance d’esclave pour sa grâce suprême, et surtout parce qu’elle les avait confiés au grand homme lieutenant de Sa Majesté Alexis Petrowitsch Melgunof, qu’elle osait déposer sa demande aux pieds de l’Impératrice, et qu’Alexis Petrowitsch l’informerait de ce que contenait la pétition. »

Le dernier jour du séjour de Melgunof chez les princes et princesses, comme il prenait congé d’eux, ils se mirent à pleurer ; en le reconduisant ils tombèrent à ses pieds, et la jeune sœur, au nom des autres, le conjura de ne pas oublier sa requête.


VI.

Pendant ce temps, Melgunof avait fait tous les préparatifs pour exécuter les ordres qu’on lui avait donnés. Voyant l’impossibilité de construire un bâtiment sur l’Onéga, Melgunof résolut de confier l’équipement des barques au commandant général du port d’Archangel, le major général Wrangel, sans cependant lui découvrir à quoi elles étaient destinées. On eut bientôt fait une barque de rivière, et au lieu d’un vaisseau neuf, l’Impératrice permit de se servir, pour le transport de la famille de Brunswick, d’une de ses frégates arrivant à Archangel, appelée l’Étoile polaire. Le capitaine Stépanof fut choisi pour la commander ; mais comme il était dangereusement malade, Melgunof prit à sa place un officier non moins fidèle et habile, l’ex-capitaine Michel Assenief, président du tribunal civil d’Yarowslaw ; il était d’autant plus propre à remplir cette charge qu’il avait fait sur mer plusieurs campagnes, qu’il avait passé quatre fois le cercle polaire et connaissait le lieu où l’on devait envoyer la famille de Brunswick.

Les princes et les princesses avaient été élevés dans la religion gréco-russe, et à cause de cela on leur donna toutes les choses nécessaires pour établir une église à Gorsens ; il y avait un curé et deux chantres dont les appointements équivalaient à ceux des chapelains des missions de Stockholm et de Copenhague. En même temps on adjoignit à la famille de Brunswick un médecin avec un élève.

Pour l’entretien des princes et des princesses à Gorsens, l’Impératrice leur assigna une pension à vie, savoir : à chaque frère et à chaque sœur, 3 000 roubles, et à tous ensemble 32  000 roubles par an, en comptant d’après le cours d’alors, le rouble à 50 stivers de Hollande. Outre cela elle ordonna d’ajouter à cette somme tout ce qui serait nécessaire pour les faire voyager d’une manière convenable.

Pour qu’ils fussent particulièrement surveillés pendant la traversée, l’Impératrice ordonna au commandant de Schlusselbourg, le colonel Ziegler, et à la veuve du bailli de Livonie, Lilienfeld, avec ses deux filles, d’accompagner la famille de Brunswick jusqu’au lieu de sa destination en Norwége, et de la remettre à celui qui serait muni d’un plein pouvoir de la cour de Danemark.

Après cela il leur était permis de rentrer en Russie. On leur assigna une somme suffisante pour aller et revenir.

Melgunof choisit parmi les gens de la famille de Brunswick trois domestiques et quatre servantes ; cinq de ces personnages étaient nés à Cholmogory et avaient grandi avec les princes et les princesses. Les deux autres furent choisis parmi les paysans. Ils étaient tous de bonne conduite. De cette manière tout était arrangé et approuvé par l’Impératrice ; il ne restait plus qu’à trouver le moyen de ne pas effaroucher les prisonniers en leur donnant l’ordre de partir.


VII.

Le colonel Ziegler alla à Cholmogory avec le gouverneur Golowtzin. S’étant rendu chez les princes et les princesses, il leur dit, de la part de Melgunof, qu’Alexis Petrowitsch pendant son séjour à la cour, n’avait pas manqué d’entretenir l’Impératrice de leur requête, et que Sa Majesté augmentait les appointements de leurs serviteurs, et permettait gracieusement à la femme du lieutenant-colonel Polasof de venir chez eux, qu’elle ordonnait qu’on leur fournît tout ce qui leur serait nécessaire. Entre autres choses il leur dit que bientôt ils verraient jusqu’où allait la bonté de Sa Majesté. Quelques moments après, on envoya aux princes et aux princesses la veuve Lilienfeld, avec quelques habits pour leur toilette. Lorsque le colonel Ziegler et la femme du lieutenant-colonel Polasof vinrent chez eux, leur joie fut extrême, surtout lorsqu’ils apprirent la bonté de l’Impératrice pour eux.

Bientôt Melgunof lui-même arriva à Cholmogory. Ayant d’abord confirmé aux princes et princesses les paroles de Ziegler, il les instruisit enfin de leur situation, de la résolution de l’Impératrice de les mettre en liberté et de les envoyer en Danemark, sous la protection de leur tante, et de toutes les grâces que l’Impératrice avait dessein de leur faire. La nouvelle inattendue du changement de leur existence fut pour eux une joie céleste. Ils apprirent que Catherine, qui les avait déjà fait renaître, leur assurait encore une heureuse situation. Ne s’attendant pas à une aussi grande faveur, ils ne pouvaient prononcer un seul mot ; leurs cœurs seuls parlèrent en tressaillant de bonheur. Cette voix du cœur ne fut pas entendue ; mais leurs traits et leurs yeux levés au ciel, des torrents de larmes coulant de leurs yeux, et de fréquentes génuflexions en disaient plus que toutes les paroles, et témoignaient de leur reconnaissance pour leur auguste souveraine. Alors Melgunof leur fit comprendre combien ils devaient être reconnaissants à la maison Impériale qui leur donnait la liberté et une telle existence de luxe, rare même parmi les personnes de leur naissance. Il ajouta à cela que s’ils oubliaient les bienfaits de l’Impératrice, s’ils ajoutaient foi à des propos malveillants et suivaient des conseils perfides en ne voulant plus résider en Danemark, ils perdraient non-seulement leur pension, mais encore tout droit à l’assistance de Sa Majesté.

Élisabeth lui répondit avec larmes : « Dieu nous préserve, nous qui venons de recevoir une si grande grâce, d’être ingrats ! Croyez-moi, dit-elle avec fermeté, nous ne nous opposerons jamais à la volonté de Sa Majesté ; elle est notre mère et notre protectrice. Nous n’espérons qu’en elle, nous serait-il possible d’oser fâcher Sa Majesté en quelque chose, et de nous exposer à perdre pour toujours ses bonnes grâces ? » Ensuite elle demande à Melgunof : « Notre tante nous prend-elle chez elle, ou nous laissera-t-elle dans quelque ville ? Nous désirerions plutôt vivre dans une petite ville quelconque, car jugez vous-même comment nous serions à la cour. Nous ne savons pas du tout comment nous conduire avec les gens et de plus nous ne comprenons pas leur langue. » Melgunof lui répondit qu’ils pourraient à leur arrivée en Danemark demander cela à leur tante, et il promit de tâcher de son côté que leurs désirs pussent s’accomplir.

Ayant ainsi tranquillisé la princesse, Melgunof fut extrêmement satisfait de les trouver tous, contre son attente, consentants à ce qu’il avait proposé et regardant d’un air joyeux les préparatifs de départ. Le trajet par eau les effraya pourtant, surtout les princesses qui depuis leur naissance n’avaient jamais été sur mer et qui n’avaient même jamais vu comment se mouvait un bateau. Quoique Melgunof les assurât qu’il n’y avait aucun danger et que lui-même les accompagnerait à la distance de cent verstes, cependant elles montrèrent de la crainte à ce sujet et dirent : « Vous êtes des hommes et n’avez peur de rien, mais si votre femme venait avec nous, nous irions volontiers dans le bateau. »

Melgunof fut obligé de leur donner sa parole qu’il amènerait sa femme. Elles reçurent cette promesse avec une satisfaction d’autant plus grande que la veuve Lilienfeld et ses fils n’avaient non plus jamais voyagé par eau et n’éprouvaient pas moins de crainte que les princesses.


VIII.

Au jour fixé pour le départ, Melgunof, accompagné de sa femme, fit monter les princes et les princesses dans une barque de rivière avec toutes les personnes destinées à les accompagner et les domestiques attachés à leur service, et fit voile pour la forteresse de Nowodwinskoï dans la nuit du 26 au 27 juin (nouv. st. 6 ou 9 juillet 1780), à une heure. Avec un vent favorable ils arrivèrent à la forteresse de No wodwinskoï le 28 juin (10 juillet) à trois heures du matin, ayant fait 90 verstes en vingt-quatre heures.

Dans le même temps les princes et les princesses s’éveillèrent et furent saisis d’une grande frayeur en voyant la forteresse. Ils s’imaginèrent que ce devait être là leur demeure et que toutes les assurances de Melgunof n’étaient que des mensonges. L’arrivée d’un courrier de cabinet[8] qui eut lieu dans le même moment, les confirma encore davantage dans cette pensée. Ils crurent que le courrier apportait l’ordre de les laisser dans la forteresse de Nowodwinskoï, tandis qu’au contraire il était envoyé à Melgunof avec la confirmation des ordres précédents à leur égard. Pour les rassurer, Melgunof les ayant logés dans la maison du commandant, leur donna la permission de se promener sur les remparts et de venir chez lui en bateau.

Le jour de leur arrivée à Nowodwinskoï était le jour anniversaire du commencement du règne de l’Impératrice. Sur leur demande, le prêtre qui les accompagnait dit la messe dans l’église de la forteresse ; il lut ensuite la liturgie et des prières en actions de grâces.

La frégate l’Étoile polaire était déjà prête à mettre à la voile : les princes et les princesses montèrent à bord avec leur suite. En prenant congé d’eux, Melgunof leur fit de nouvelles recommandations et leur dit à la fin qu’ils seraient toujours malheureux, s’ils se montraient ingrats. En entendant ces mots ils fondirent en larmes, et tombèrent à genoux. La princesse Élisabeth, au nom de tous, dit : « Que Dieu nous punisse si nous oublions la grâce que nous fait notre mère ! Nous serons toujours les esclaves de Sa Majesté et jamais nous ne désobéirons à sa volonté. Elle est notre mère et notre protectrice. Nous n’espérons qu’en elle et en personne autre. » Ensuite elle pria Melgunos de porter aux pieds de Sa Majesté leurs remerciements. En se séparant d’eux, Melgunof ordonna de lever l’ancre, de hisser le pavillon et de partir.

La frégate partit à deux heures après minuit, le 30 juin, sous pavillon marchand. Melgunof les suivit des yeux jusqu’à ce que la frégate fût hors de vue.


IX.

Après le renvoi des princes et des princesses l’Impératrice les soutint encore de sa main Impériale. (Suit l’inventaire des habits, fourrures, services à thé, montres, bagues, etc., donnés à chacun des princes.) À Bergen, le colonel Ziegler leur remit pour argent de poche 2 000 ducats de Hollande. L’article finit par la phrase suivante : En Danemark on fut étonné de la générosité et de la magnificence avec lesquelles avait été traitée la famille de Brunswick. La reine elle-même en parla avec reconnaissance.

L’article X n’a rien d’intéressant si ce n’est la phrase sui vante : l’Impératrice fut extrêmement satisfaite de la manière dont Melgunof avait exécuté ses ordres. Cependant elle lui fit observer qu’il avait eu tort d’outre-passer ses instructions en amenant sa femme sur le vaisseau où était la famille de Brunswick.


XI.

La navigation de la frégate l’Étoile polaire fut retardée par des vents contraires et de fortes tempêtes. L’Impératrice ne recevant depuis longtemps aucune nouvelle sur le sort des voyageurs, commença à craindre pour eux. À la fin, on reçut la nouvelle de l’arrivée de la frégate à Bergen, le 10 septembre (nouveau style). Un vaisseau de guerre danois, le Mars, commandé par le capitaine Lutchen, depuis longtemps l’attendait à Bergen. Le lendemain la famille de Brunswick fut remise au grand bailli de Bergen, M. Schulen, et là, elle fut embarquée à bord du vaisseau de guerre. Les vents contraires arrêtèrent le vaisseau à quatre milles de Bergen jusqu’au 23 septembre. Après quoi il eut encore à lutter contre une violente tempête qui dura sans interruption du 30 septembre au fer octobre ; ce ne fut que le 6 octobre qu’on put arriver à Hunstrand. Les princes et princesses de Brunswick, fatigués de cette navigation difficile, furent mis à terre à Aalbourg où ils restèrent trois jours pour se reposer ; et ils arrivèrent à Gorsens le 13 octobre en santé et fort gais, bénissant l’Impératrice qui leur donnait une nouvelle existence. Pendant ce temps-là, la frégate l’Étoile polaire resta à Bergen pour y passer l’hiver. En arrivant à ce port, la princesse Élisabeth avait distribué 3 000 roubles pris sur les 500 ducats à elle alloués. Des 3 000 roubles, le capitaine Assenief en reçut 1 000.

Le choix des personnes qui accompagnèrent la famille de Brunswick fut heureux. Le colonel Ziegler et la veuve Lilienfeld, quoiqu’ils n’eussent demeuré que fort peu de temps avec les princes et princesses, surent cependant se concilier leur amitié et leur respect. La plus jeune des princesses fut particulièrement contente des attentions de Ziegler, etc.


XII.

L’Impératrice et la Reine continuèrent longtemps leur correspondance touchant la famille de Brunswick. La Reine parlait toujours avec satisfaction de la conduite des princes et des princesses, et faisait l’éloge de leur bon cœur et de leur politesse.

La Reine voulut voir les princes et les princesses ; elle en écrivit à Catherine. L’Impératrice laissa cela à son choix ; mais dans la suite la Reine changea d’avis, quoique les princes eux-mêmes désirassent lui être présentés.

Entre autres choses la Reine demanda à l’Impératrice comment il fallait se conduire avec les princes et les princesses, et quel titre on pouvait leur donner. L’Impératrice répondit que depuis le moment où ils étaient sous la protection de la cour de Danemark, elle les regardait comme des personnes indépendantes, d’une naissance illustre ; que pour la conduite à tenir avec eux, il fallait penser à leur tranquillité et à leur bonheur ; que leur simplicité d’esprit, leur manque d’éducation et d’autres circonstances leur interdisaient de vivre dans le grand monde ; qu’elle pensait qu’une vie éloignée de tous les tracas de la cour était ce qui leur convenait le mieux. Quant aux titres, l’Impératrice pensait que rien ne pouvait les priver d’un titre que Dieu leur avait donné et qui leur appartenait par droit de naissance ; c’est-à-dire le titre de princes et de princesses de la maison de Brunswick.

La Reine trouva qu’il serait mieux d’éloigner des princes et des princesses leurs domestiques russes pour qu’ils s’accoutumassent plus vite à leur nouveau genre de vie. L’Impératrice y consentit ; tous les Russes, excepté le confesseur et les chantres, retournèrent en Russie, et auprès de la famille de Brunswick il y eut alors une petite cour composée de Danois seulement. Ce changement fut amer et pénible pour les princes et les princesses, et ce n’est pas étonnant : ils avaient grandi et avaient été élevés dans le même lieu que leurs serviteurs ; en eux ils étaient accoutumés à voir leurs seuls compagnons et confidents. Les princes et les princesses en se séparant d’eux versèrent quelques larmes de regret, même sur Cholmogory.

Pour l’établissement de la famille de Brunswick à Gorsens, pour l’acquisition des maisons et autres frais, il fallait 60 000 thalers. La cour de Danemark proposa de prendre cette somme sur la pension accordée à la famille de Brunswick, et, par ce moyen, elle en paya 20 000 thalers. Mais l’Impératrice, ayant appris cela, ne voulut pas que les princes et les princesses jouissent imparfaitement de sa générosité elle ne voulut pas davantage être à charge à la cour de Danemark, et elle fit payer les 40 000 thalers restants sur sa propre cassette.


XIII.

Les princes et les princesses vécurent à Gorsens dans la paix et en bonne amitié les uns avec les autres. Ils ne donnèrent jamais aucun sujet de plainte aux personnes que la cour de Danemark avaient mises auprès d’eux ; mais ils ne furent pas toujours contents de ces dernières.

Comme à Cholmogory Élisabeth était la conductrice de ses frères et de sa sœur ; elle ne faisait cependant rien sans leur consentement. Au reste, dans toutes les circonstances, tant qu’elle vécut, ils se soumirent à ses pensées et à ses conseils.

Le prince Ferdinand de Danemark vint voir la famille de Brunswick à Gorsens. Cette visite fut triste pour eux. Dès que les princes et princesses surent qu’il venait, ils se hâtèrent d’aller dans la maison qui leur était destinée pour le rencontrer. Le prince embrassa d’abord l’aînée des princesses, et au même instant les trois autres l’entourèrent, lui baisèrent les mains et pleurèrent de joie en le serrant dans leurs bras.

Il resta là deux jours, déjeuna et dina avec eux. Le troisième jour il leur promit de venir prendre congé d’eux ; mais, pour épargner à lui et à eux de nouvelles larmes, il partit à sept heures du matin, après leur avoir envoyé pour souvenir deux tabatières et deux bagues.


XIV.

Élisabeth ne jouit pas longtemps de sa nouvelle situation. Une maladie cruelle qui dura deux semaines abrégea ses jours, le 20 octobre 1782, à l’âge de trente-neuf ans.

Cinq ans après elle, mourut le plus jeune des princes, Alexis, le 22 octobre 1787. Peu de temps avant sa fin, il se sentit affaibli, mais il se remit promptement. Après cela il s’imagina qu’il ne survivrait pas à l’anniversaire du jour où sa sœur était morte. Cette pensée s’enracina si fort dans son imagination qu’elle lui devint fatale. Quelques jours avant le temps fixé par lui, il se plaignit de n’être pas bien. Il lui survint un évanouissement ; il se fit mettre au lit et ne se releva plus.

Le prince Pierre mourut le 30 janvier de l’an 1798.

On peut facilement se figurer la triste position de Catherine. Privée de tous ses proches, entourée de gens pour lesquels elle était un objet d’ennui, elle n’avait pas même la consolation d’avoir auprès d’elle aucune âme sensible. Sa tante ne vivait plus. Ceux qui l’entouraient, à ce qu’il semblait, pensaient plus à leurs aises qu’à lui procurer les soins auxquels elle avait droit par la grâce de la cour de Russie qui lui avait donné pour cela tous les moyens nécessaires. Jusqu’à sa mort la pension accordée aux princes et aux princesses fut continuée sans qu’on se prévalût de la diminution de la famille de Brunswick.

Le séjour de Gorsens ennuya tellement Catherine qu’elle désira retourner en Russie et se faire religieuse. Elle ne trouvait de consolation que dans le service divin et dans les prières. Avant sa mort elle oublia les chagrins qu’on lui avait faits, et écrivit à l’Empereur Alexandre pour le prier d’accorder des pensions aux gens qui l’entouraient. Sa requête fut écoutée. On donna à tous les employés et domestiques qui avaient été longtemps à la cour de Gorsens des pensions sur le trésor russe, et après leur mort à leurs femmes ; et à ceux qui n’avaient été que peu de temps auprès de Catherine, on donna des marques de satisfaction.

Elle laissa après elle un testament par lequel elle léguait au prince héréditaire de Danemark Frédéric et à sa postérité tous ses biens meubles et immeubles.

La princesse Catherine mourut le 9 avril 1807, et fut enterrée à Gorsens dans le même endroit que ses frères et sa sœur. Avec elle s’éteignit la postérité du Tsar Jean Alexiewitsch, qui mérite une mention particulière par les revers de fortune qu’elle a subis.

Signé B. Polenof.


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EXTRAIT DE LA DESCRIPTION DE MOSCOU,
PAR G. LECOINTE DE LAVEAU.


Prisons de Moscou, en 1836.

« Parmi les gens arrêtés par la police, 1.110 l’ont été pour n’avoir pas de passe-port, 78 pour avoir déserté ; puis 8.354 escrocs, 586 voleurs, 2.328 pour invectives, 866 pour querelles, 117 comme recéleurs de gens enfuis et 2.475 pour différentes légères infractions. Sur ce nombre on a emprisonné à l’Ostrog 122 hommes pour sacrilége et 45 femmes pour le même crime ; 2 individus pour des propos injurieux contre le gouvernement ; 24 meurtriers, 34 filous, 34 faux monnayeurs et 4 fausses monnayeuses ; 10 incendiaires et voleurs pendant l’incendie, et 2 femmes accusées du même crime ; 12 hommes pour avoir fait des blessures mortelles, 25 pour tentatives de suicide !!!! 7 pour cause de mort donnée sans préméditation, 33 pour avoir occasionné des blessures devenues graves ; 177 hommes et 83 femmes pour dévergondage ; 112 hommes et 23 femmes pour ivrognerie et vie déréglée, 95 faussaires ; 676 hommes et 364 femmes pour vagabondage ; 46 hommes et 27 femmes pour avoir donné refuge à des gens suspects ; 824 voleurs et recéleurs, et 310 recéleuses et voleuses ; 46 hommes pour avoir dénoncé injustement ; 75 hommes et 12 femmes portant de faux noms ; 2 usuriers ; 5 hommes pour avoir détourné l’argent de la couronne ; 143 hommes et 8 femmes pour avoir quitté leur service et s’être sauvés de chez leur seigneur ; 558 hommes et 105 femmes pour avoir mendié ; 199 hommes et 34 femmes qui se servaient de faux passe-ports. » ( Pages 335 et 336, vol. I ; Description de Moscou, par G. Lecointe de Laveau, 2e édition. Moscou, de l’imprimerie d’Auguste Semen, 1836.)





Détenus entrés en 1834 dans la prison du gouvernement
de Moscou, vulgairement nommée l’Ostrog (*).
(*) Rapport du comité du syndic de Moscou sur l’armée pour 1834.

  1. Tous les anciens amateurs de musique se rappellent l’effet incomparable qu’elle produisait dans les beaux chants de Mayer, de Zingarelli, de Paesiello, et surtout dans les récitatifs obligés. Après avoir fait époque dans l’histoire de l’art, elle a servi de modèle aux plus grands talents modernes par son expression tragique, par son accent vraiment noble, vraiment italien, par son large style de chant et par l’énergie de sa déclamation.
  2. On dit en Russie que les nouvelles lois ne permettent plus de vendre les hommes sans la terre ; mais on dit en même temps qu’il y a toujours des moyens d’échapper à la sévérité de ces lois. (Note de l’Auteur.)
  3. M. Grassini n’a jamais voulu me dire le nom de ce prisonnier.
  4. Par quel art le cabinet russe, ce gouvernement révolutionnaire par essence, est-il parvenu à persuader à tous les cabinets de l’Europe qu’il représentait le principe anti-révolutionnaire dans le monde entier ? Ceci est un prodige dont j’ai jusqu’à présent demandé en vain l’explication. Où en serions-nous si l’ordre social était nécessairement confondu avec le gouvernement despotique ?
  5. Voyez page 357 du Résumé.
  6. Voir le tableau généalogique ci-joint.
  7. C’est une espèce de Pharaon actuellement oublié.
  8. Feldjæger.