La Russie en 1839/Lettre trente-sixième

Amyot (quatrième volumep. 311-384).


SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE-SIXIEME.


Retour à Ems. — Ce qui caractérise les envieux. — L’automne aux environs du Rhin. — Comparaison des paysages russes et allemands. — Souvenir de René. — Jeunesse de l’âme. — Madame Sand. — Définition de la misanthropie. — Secret de la vie des saints. — Mécompte éprouvé par le voyageur en Russie. — Résumé du voyage. — Dernier portrait des Russes. — But définitif de tous leurs efforts. — Secret de leur politique. – Coup d’œil sur toutes les Églises chrétiennes. — Danger qu’on court en Russie à dire la vérité sur la religion grecque. — Parallèle de l’Espagne et de la Russie.


LETTRE TRENTE-SIXIÈME À M.***.


Des eaux d’Ems, ce 22 octobre 1839.

J’ai pris l’habitude de ne laisser jamais passer beaucoup de temps sans vous obliger à vous souvenir de moi ; un homme tel que vous devient nécessaire à ceux qui ont pu l’apprécier une fois et qui savent profiter de ses lumières sans les craindre. Il y a plus de peur encore que d’envie dans la haine qu’inspire le talent aux petits esprits : qu’en feraient-ils s’ils l’avaient ? Mais ils sont toujours à portée de redouter son influence et sa pénétration. Ils ne voient pas que la supériorité de l’intelligence qui sert à connaître l’essence des choses et à reconnaître leur nécessité, promet l’indulgence : l’indulgence éclairée, c’est adorable comme la Providence ; mais les petits esprits n’adorent pas.

Parti d’Ems pour la Russie, il y a près de cinq mois, je reviens dans cet élégant village, après une tournée de quelque mille lieues. Le séjour des eaux m’était désagréable au printemps, à cause de la foule inévitable des baigneurs et des buveurs ; je le trouve délicieux à présent que j’y suis seul à la lettre, occupé à jouir du progrès d’un bel automne, au milieu des montagnes dont j’admire la tristesse, tout en recueillant mes souvenirs et en cherchant le repos dont j’ai besoin après le rapide voyage que je viens de terminer.

Quel contraste ! en Russie, j’étais privé du spectacle de la nature : il n’y a point là de nature ; pourtant ces vues de plaines, dénuées de paysages pittoresques, ont bien aussi leur genre de beauté : mais une grandeur sans charme fatigue vite : quel plaisir y a-t-il à voyager au travers d’immenses espaces nus, à perte de vue, où l’on ne découvre qu’une vaste étendue toute vide ? cette monotonie aggrave la fatigue du déplacement, parce qu’elle la rend infructueuse. La surprise entre pour quelque chose dans tous les plaisirs du voyage et dans le zèle du voyageur.

C’est avec bonheur que je me retrouve à la fin de la saison dans un pays varié et dont les beautés frappent d’abord les regards. Je ne saurais vous dire quel charme j’éprouvais il n’y a qu’un instant à m’égarer sous de grands bois dont une neige de feuilles mortes avait jonché le sol et couvert les sentiers effacés. Je me reportais aux descriptions de René ; le cœur me battait comme il avait battu jadis en lisant ce douloureux et sublime entretien d’une âme avec la nature.

Cette prose religieuse et lyrique n’avait rien perdu de son pouvoir sur moi, et je me disais, étonné de mon attendrissement : la jeunesse ne finit donc jamais !

J’apercevais à travers le feuillage éclairci par les premières gelées blanches, les lointains vaporeux du vallon de Lahn, voisin du plus beau fleuve de l’Europe, et j’admirais le calme et la grâce du paysage.

Les points de vue formés par les ravins qui servent d’écoulement aux affluents du Rhin sont variés ; ceux des environs du Volga se ressemblent tous : mais l’aspect des plaines élevées qu’on appelle ici montagnes, parce qu’elles font plateaux et qu’elles séparent de profondes vallées, est en général froid et monotone. Cependant, ce froid et cette monotonie sont du feu, de la vie, du mouvement auprès des marécages sans bornes et des steppes sans végétation de la Moscovie : ce matin, la lumière scintillante du soleil des derniers beaux jours se répandait sur toute la nature et prêtait un éclat méridional à ces paysages du Nord qui, grâce aux vapeurs de l’automne, avaient perdu leur sécheresse de contours et la roideur de leurs lignes brisées.

Le repos des bois dans cette saison est frappant ; il contraste avec l’activité des champs où l’homme, averti par le calme précurseur de l’hiver, presse la fin des travaux.

Ce spectacle instructif et solennel, car il doit durer autant que le monde, m’intéresse comme si je ne faisais que de naître, ou comme si j’allais mourir ; c’est que la vie intellectuelle n’est qu’une succession de découvertes. L’âme, lorsqu’elle n’a point dissipé ses forces dans les affectations, trop habituelles aux gens du monde, conserve une inépuisable faculté de surprise et de curiosité ; des puissances toujours nouvelles l’excitent à de nouveaux efforts ; cet univers ne lui suffit plus : elle appelle, elle comprend l’infini ; sa pensée mûrit, elle ne vieillit pas, et voilà ce qui nous promet quelque chose au delà de ce que nous voyons.

C’est l’intensité de notre vie qui fait la variété ; ce qu’on sent profondément paraît toujours neuf ; le langage se ressent de cette éternelle fraîcheur d’impressions ; chaque affection nouvelle prête son harmonie particulière aux paroles destinées à l’exprimer : voilà pourquoi le coloris du style est la mesure la plus certaine de la nouveauté, je veux dire de la sincérité des sentiments. Les idées s’empruntent, on cache leur source, l’esprit ment à l’esprit, mais l’harmonie du discours ne trompe jamais ; preuve assurée de la sensibilité de l’âme ; c’est une révélation involontaire ; elle sort immédiatement du cœur et va droit au cœur, l’art ne la supplée qu’imparfaitement, elle naît de l’émotion ; enfin cette musique de la parole porte plus loin que l’idée, c’est ce qu’il y a de plus involontaire, de plus vrai, de plus fécond dans l’expression de la pensée : voilà pourquoi madame Sand a si vite obtenu chez nous la réputation qu’elle mérite.

Saint amour de la solitude, tu n’es qu’un vif besoin de réalité !… le monde est si menteur, qu’un caractère passionné pour le vrai doit être disposé à fuir les sociétés. La misanthropie est un sentiment calomnié : c’est la haine du mensonge. À vrai dire, il n’y a pas de misanthropes, il y a des âmes qui aiment mieux fuir que feindre..

Seul avec Dieu, l’homme dans sa retraite devient humble à force de sincérité ; là il expie, par le silence et la méditation, toutes les heureuses fraudes des esprits mondains ; leurs duplicités triomphantes, leurs vanités, leurs trahisons ignorées et trop souvent récompensées par la foule ; ne pouvant être dupe, ne voulant point être trompeur, il se fait victime volontaire et cache son existence avec autant de soin que les courtisans de la mode en prennent pour se mettre en lumière ; tel est, sans nul doute, le secret de la vie des saints, secret facile à pénétrer, vie difficile à imiter. Si j’étais un saint, je n’aurais plus la curiosité de voyager, j’aurais encore moins l’envie de raconter mes voyages ; les saints ont trouvé : je cherche.

Tout en cherchant, j’ai parcouru la Russie ; je voulais voir un pays où règne le calme d’un pouvoir assuré de sa force ; mais arrivé là, j’ai reconnu qu’il n’y règne que le silence de la peur, et j’ai tiré de ce spectacle un enseignement tout différent de celui que j’étais venu lui demander. C’est un monde à peu près ignoré des étrangers : les Russes qui voyagent pour le fuir payent de loin, en éloges astucieux, leur tribut à la patrie, et la plupart des voyageurs qui nous l’ont décrit n’ont voulu y découvrir que ce qu’ils allaient y chercher. Si l’on défend ses préventions contre l’évidence, à quoi bon voyager ? Lorsqu’on est décidé à voir les nations comme on les veut, on n’a plus besoin de sortir de chez soi.

Je vous envoie le résumé de mon voyage, écrit depuis mon retour à Ems ; vous étiez présent à ma pensée pendant que je faisais ce travail ; il m’est donc bien permis de vous l’adresser.


RÉSUMÉ DU VOYAGE.

En Russie, tout ce qui frappe vos regards, tout ce qui se passe autour de vous, est d’une régularité effrayante, et la première pensée qui vient à l’esprit du voyageur lorsqu’il contemple cette symétrie, c’est qu’une si complète uniformité, une régularité si contraire aux penchants naturels de l’homme, n’a pu s’obtenir et ne peut subsister sans violence. L’imagination implore un peu de variété… inutilement, comme un oiseau déploie ses ailes dans une cage. Sous un tel régime, l’homme peut savoir et sait, le premier jour de sa vie, ce qu’il verra, ce qu’il fera jusqu’au dernier. Une si rude tyrannie s’appelle, en langage officiel, respect pour l’unité, amour de l’ordre ; et ce fruit acerbe du despotisme paraît si précieux aux esprits méthodiques, qu’on ne saurait, disent-ils, l’acheter trop cher.

En France, je me croyais d’accord avec ces esprits rigoureux ; depuis que j’ai vécu sous la discipline terrible qui soumet la population de tout un empire à la règle militaire, je vous l’avoue, j’aime encore mieux un peu de désordre qui annonce la force, qu’un ordre parfait qui coûte la vie.

En Russie, le gouvernement domine tout et ne vivifie rien. Dans cet immense Empire, le peuple, s’il n’est tranquille, est muet ; la mort y plane sur toutes les têtes et les frappe capricieusement ; c’est à faire douter de la suprême justice ; là l’homme a deux cercueils : le berceau et la tombe. Les mères y doivent pleurer la naissance plus que la mort de leurs enfants.

Je ne crois pas que le suicide y soit commun ; on y souffre trop pour se tuer. Singulière disposition de l’homme !!! quand la terreur préside à sa vie, il ne cherche pas la mort ; il sait déjà ce que c’est[1].

D’ailleurs le nombre des hommes qui se tuent serait grand en Russie, que personne ne le saurait ; la connaissance des chiffres est un privilége de la police russe ; j’ignore s’ils arrivent exacts à l’Empereur lui-même ; ce que je sais, c’est que nul malheur ne se publie sous son règne sans qu’il ait consenti à cet humiliant aveu de la supériorité de la Providence. L’orgueil du despotisme est si grand qu’il rivalise avec la puissance de Dieu. Monstrueuse jalousie !!!… dans quelles aberrations as-tu fait tomber les rois et les sujets ? Pour que le prince soit plus qu’un homme, que faut-il que soit le peuple ?

Aimez donc la vérité, défendez-la dans un pays où l’idolâtrie est le principe de la constitution ! Un homme qui peut tout, c’est le mensonge couronné.

Vous comprenez que ce n’est pas de l’Empereur Nicolas que je m’occupe en ce moment, mais de l’Empereur de Russie. On vous parle beaucoup des coutumes qui bornent son pouvoir ; j’ai été frappé de l’abus et n’ai point vu le remède.

Aux yeux du véritable homme d’État et de tous les esprits pratiques, les lois, j’en conviens, sont moins importantes que ne le croient nos logiciens rigoureux, nos philosophes politiques, car, en dernière analyse, c’est la manière dont elles sont appliquées qui décide de la vie des peuples. Oui, mais la vie des Russes est plus triste que celle d’aucun des autres peuples de l’Europe ; et quand je dis le peuple, ce n’est pas seulement des paysans attachés à la glèbe que je veux parler, c’est de tout ce qui compose l’Empire.

Un gouvernement soi-disant vigoureux et qui se fait impitoyablement respecter en toute occasion, doit nécessairement rendre les hommes misérables. Dans les sociétés, tout peut servir au despotisme, quelle que soit d’ailleurs la fiction, monarchique ou démocratique, qu’on y laisse dominer. Partout où le jeu de la machine publique est rigoureusement exact, il y a despotisme. Le meilleur des gouvernements est celui qui se fait le moins sentir ; mais on n’arrive à cet oubli du joug que par un génie et une sagesse supérieurs, ou par un certain relâchement de la discipline sociale. Les gouvernements, toujours bienfaisants dans la jeunesse des peuples, lorsque les hommes à demi sauvages honorent tout ce qui les arrache au désordre, le redeviennent dans la vieillesse des nations. À cette époque, on voit naître les constitutions mixtes. Mais ces gouvernements, fondés sur un pacte entre l’expérience et la passion, ne peuvent convenir qu’à des populations déjà fatiguées, à des sociétés dont les ressorts sont usés par les révolutions. On doit conclure de là que s’ils ne sont pas les plus solides, ils sont les plus doux ; donc, les peuples qui les ont une fois obtenus ne sauraient trop en prolonger la durée : c’est celle d’une verte vieillesse. Qu’on ne dise pas que les nations sans cesse renouvelées ne vieillissent point : il y a des pays où, après de longs siècles de civilisation, les enfants naissent vieux. Mais la vieillesse des États, comme celle des hommes, est l’âge le plus paisible quand elle couronne une vie glorieuse ; c’est l’âge moyen d’une nation qui est toujours rude à passer : la Russie l’éprouve.

Dans ce pays, différent de tous les autres, la nature elle-même est devenue complice des caprices de l’homme qui a tué la liberté pour diviniser l’unité ; elle aussi, elle est partout la même : deux arbres mal venants et clair-semés à perte de vue dans les plaines marécageuses ou sablonneuses, le bouleau et le pin, voilà toute la végétation naturelle de la Russie septentrionale, c’est-à-dire des environs de Pétersbourg et des provinces circonvoisines, ce qui comprend une immense étendue de pays.

Où trouver un refuge contre les inconvénients de la société sous un climat où l’on ne peut jouir de la campagne que trois mois par an ? et quelle campagne ! Ajoutez que, pendant les six mois les plus rigoureux de l’hiver, on n’ose respirer l’air libre que deux heures par jour, à moins d’être un paysan russe. Voilà ce que Dieu avait fait pour l’homme dans ces contrées.

Voyons ce que l’homme a fait pour lui-même : une des merveilles du monde, sans contredit, c’est Saint-Pétersbourg ; Moscou est aussi une ville très pittoresque, mais que dire de l’aspect des provinces ?

Vous verrez dans mes lettres l’excès de l’uniformité engendré par l’abus de l’unité. Un seul homme dans tout l’Empire a le droit de vouloir ; il résulte de là que lui seul a la vie propre. L’absence d’âme se trahit dans toutes choses : à chaque pas que vous faites, vous sentez que vous êtes chez un peuple privé d’indépendance De vingt en trente lieues sur toutes les routes, une seule ville vous attend ; c’est toujours la même. La tyrannie n’invente que les moyens de s’affermir ; elle se soucie peu du bon goût dans les arts.

La passion des princes russes et des hommes du métier en Russie pour l’architecture païenne, pour la ligne droite, pour des bâtisses peu élevées et pour les rues espacées, est en contradiction avec les lois de la nature et avec les besoins de la vie dans un pays froid, brumeux et sans cesse exposé à de grands coups de vent qui vous glacent le visage. Pendant tout le temps de mon voyage, je me suis efforcé vainement de concevoir comment cette manie a pu s’emparer des habitants d’une contrée si différente des pays où naquit l’architecture transplantée en Russie : les Russes ne le conçoivent probablement pas plus que moi, car ils ne sont pas plus maîtres de leurs goûts que de leurs actions. On leur a imposé ce qu’on appelle les beaux-arts comme on leur commande l’exercice. Le régiment et son minutieux esprit, tel est le moule de cette société.

Les remparts élevés, les hauts édifices très-rapprochés les uns des autres, les rues tortueuses des villes du moyen âge conviendraient mieux que des caricatures de l’antique au climat et aux habitudes de la Russie ; mais le pays auquel les Russes influents pensent le moins, celui dont ils consultent le moins le génie et les besoins, c’est le pays qu’ils gouvernent.

Quand Pierre le Grand publiait, depuis la Tartarie jusqu’en Laponie, ses édits de civilisation, les créations du moyen âge étaient depuis longtemps passées de mode en Europe ; or, les Russes, même ceux qu’on a qualifiés du surnom de grands, n’ont jamais su que suivre la mode.

Cette disposition à l’imitation ne s’accorde guère avec l’ambition que nous leur attribuons, car on ne domine pas ce que l’on copie ; mais tout est contradictoire dans le caractère de ce peuple superficiel : d’ailleurs, ce qui le distingue particulièrement, c’est le manque d’invention. Pour inventer il faudrait de l’indépendance ; il y a de la singerie jusque dans ses passions : s’il veut avoir son tour sur la scène du monde, ce n’est pas pour employer des facultés qu’il a et qui le tourmentent dans son inaction, c’est uniquement pour recommencer l’histoire des sociétés illustres ; son ambition n’est pas une puissance, elle est une prétention : il n’a nulle force créatrice ; la comparaison, voilà son talent ; l’imitation, voilà son génie ; si néanmoins il paraît doué d’une sorte d’originalité, c’est parce que nul peuple sur la terre n’a jamais eu un tel besoin de modèles ; naturellement porté à observer, il ne redevient lui-même que lors qu’il singe les créations des autres. Ce qu’il a d’originalité tient au don de contrefaire qu’il possède plus que tout autre peuple. Sa seule faculté primitive est l’aptitude à reproduire les inventions des étrangers. Il sera dans l’histoire ce qu’est, dans la littérature, un traducteur habile. Les Russes sont chargés de traduire la civilisation européenne aux Asiatiques.

Le talent d’imiter peut devenir utile et même admirable dans les nations, pourvu qu’il s’y développe tard ; mais il tue tous les autres talents lorsqu’il les précède. La Russie est une société d’imitateurs : or, tout homme qui ne sait que copier tombe nécessairement dans la caricature.

Hésitant depuis quatre siècles entre l’Europe et l’Asie, la Russie n’a pu parvenir encore à marquer par ses œuvres dans l’histoire de l’esprit humain, parce que son caractère national s’est effacé sous les emprunts.

Séparée de l’Occident par son adhésion au schisme grec, elle revient, après bien des siècles, avec l’inconséquence de l’amour-propre déçu, demander à des nations formées par le catholicisme la civilisation dont l’avait privée une religion toute politique. Cette religion byzantine, sortie d’un palais pour aller maintenir l’ordre dans un camp, ne répond pas aux besoins les plus sublimes de l’âme humaine, elle aide la police à tromper la nation, voilà tout.

Elle a rendu d’avance ce peuple indigne du degré de culture auquel il aspire. Des pasteurs esclaves ne peuvent guider que des esprits stériles : un pope n’instruira jamais les nations qu’à se prosterner devant la force.

L’indépendance de l’Église est nécessaire au mouvement de la séve religieuse ; car le développement de la plus noble faculté des peuples, de la faculté de croire, dépend de la dignité du sacerdoce.

La foule obéira toujours ; elle sera toujours guidée par des hommes : appelez-les prêtres, docteurs, savants, poëtes, tyrans, peu importe ; l’esprit du peuple est dans la main de ses chefs, quels qu’ils soient ; la liberté religieuse pour les masses est donc une chimère ; mais ce qui décide du sort des âmes c’est la liberté de l’homme chargé de faire auprès d’elles l’office de prêtre : or, il n’y a au monde de prêtre libre que le prêtre catholique. Tout prêtre révolté contre son chef spirituel perd sa force ; aussi l’humiliation des ministres du culte est-elle la première punition de l’hérésie ; voilà pourquoi, dans tous les pays schismatiques, on voit les prêtres méprisés du peuple, malgré la protection des rois, ou pour mieux dire à cause de cette protection qui les place dans la dépendance du prince, même en ce qui concerne leur mission divine.

Les peuples se connaissent en liberté ; ils n’obéiront jamais du fond du cœur à un clergé dépendant.

Il suit de là que le monde aura fait un grand pas lorsqu’il aura reconnu qu’en matière de religion, ce qu’il y a d’essentiel, ce n’est pas d’obtenir la liberté du troupeau, c’est d’assurer celle du pasteur.

Ne me demandez donc plus d’où vient que les Russes n’imaginent rien, et pourquoi les Russes ne savent que copier sans perfectionner…

Lorsque en Occident les descendants des Barbares étudiaient les anciens avec une vénération qui tenait de l’idolâtrie, ils les modifiaient pour se les approprier ; qui peut reconnaître Virgile dans le Dante ? Homère dans le Tasse ? Justinien même et les lois romaines dans les codes de la féodalité ? L’imitation de maîtres entièrement étrangers aux mœurs modernes, pouvait polir les esprits en formant la langue ; elle ne pouvait les réduire à une reproduction servile. Le respect passionné qu’ils professaient pour le passé, loin d’étouffer leur génie, l’éveillait ; mais ce n’est pas ainsi que les Russes se sont servis de nous.

Quand on contrefait la forme d’une société sans se pénétrer de l’esprit qui l’anime, quand on va demander des leçons de civilisation, non pas aux antiques instituteurs du genre humain, mais à des étrangers dont on envie les richesses sans respecter leur caractère, quand l’imitation est hostile et qu’elle tombe en même temps dans la puérilité, lorsqu’on va prendre chez un voisin, qu’on affecte de dédaigner, jusqu’à la manière d’habiter sa maison, de s’habiller, de parler, on devient un calque, un écho, un reflet ; on n’existe plus par soi-même.

Les sociétés du moyen âge, vivantes de leurs croyances renouvelées, fortes de leurs besoins à elles, pouvaient adorer l’antiquité sans risquer de la parodier ; parce que la force de création, quand elle existe, ne se perd jamais à quelque usage que l’homme l’applique… que d’imagination dans l’érudition des xve et xvie siècles !!…

Le respect pour les modèles est le cachet d’un esprit créateur.

C’est pourquoi l’étude des classiques dans l’Occident à l’époque de la renaissance, n’a guère influé que sur les belles-lettres et sur les beaux-arts : le développement de l’industrie, du commerce, des sciences naturelles et des sciences exactes, est uniquement l’œuvre de l’Europe moderne, qui pour ces choses a tiré presque tout d’elle-même. L’admiration superstitieuse qu’elle professa longtemps pour la littérature païenne n’a pas empêché que sa politique, sa religion, sa philosophie, la forme de ses gouvernements, sa manière de faire la guerre, son point d’honneur, ses meurs, son esprit, ses habitudes sociales ne soient à elle.

La Russie elle seule, civilisée tard, s’est vue, par l’impatience de ses chefs, privée d’une fermentation profonde et du bénéfice d’une culture lente et naturelle. Le travail intérieur qui forme les grands peuples, et prépare une nation à dominer, c’est-à-dire à éclairer les autres, a manqué à la Russie ; je l’ai souvent remarqué, dans ce pays, la société, telle que ces souverains l’ont faite, n’est qu’une immense serre chaude remplie de jolies plantes exotiques. Là, chaque fleur rappelle son sol natal, mais on se demande où est la vie, où est la nature, où sont les productions indigènes dans cette collection de souvenirs qui dénote le choix plus ou moins heureux de quelques voyageurs curieux, mais qui n’est pas l’œuvre sérieuse d’une nation libre.

La nation russe se ressentira éternellement de cette absence de vie propre dont elle souffrait à l’époque de son réveil politique. L’adolescence, cet âge laborieux où l’esprit de l’homme assume toute la responsabilité de son indépendance, a été perdue pour elle. Ses princes, et surtout Pierre le Grand, comptant pour rien le temps, l’ont fait passer violemment de l’enfance à la virilité. À peine échappée au joug étranger, tout ce qui n’était pas la domination mongole lui semblait la liberté ; c’est ainsi que, dans la joie de son inexpérience, elle accepta comme une délivrance le servage lui-même, parce qu’il lui était imposé par ses souverains légitimes. Ce peuple, avili sous la conquête, se trouvait assez heureux, assez indépendant pourvu que son tyran s’appelât d’un nom russe au lieu d’un nom tatar.

L’effet d’une telle illusion dure encore ; l’originalité de l’esprit a fui de ce sol dont les enfants, rompus à l’esclavage, n’ont pris au sérieux, jusqu’à ce jour, que la terreur et l’ambition. Qu’est-ce que la mode pour eux, si ce n’est une chaîne élégante et qu’on ne porte qu’en public ?… La politesse russe, quelque bien jouée qu’elle nous paraisse, est plus cérémonieuse que naturelle, tant il est vrai que l’urbanité est une fleur qui ne s’épanouit qu’au sommet de l’arbre social ; cette plante ne se greffe pas, elle s’enracine, et la tige qui doit la supporter, comme celle de l’aloès, met des siècles à pousser ; il faut que bien des générations à demi barbares soient mortes dans un pays avant que les couches supérieures de la terre sociale y fassent naître des hommes réellement polis : plusieurs âges de souvenirs sont nécessaires à l’éducation d’un peuple civilisé ; l’esprit d’un enfant né de parents polis, peut seul mûrir assez vite pour comprendre ce qu’il y a de réel au fond de la politesse. C’est un échange secret de sacrifices volontaires. Rien de plus délicat, on peut dire de plus véritablement moral, que les principes qui constituent l’élégance parfaite des manières. Une telle politesse, pour résister à l’épreuve des passions, ne peut être entièrement distincte de la noblesse des sentiments, que nul homme n’acquiert à lui seul, car c’est surtout sur l’âme qu’influe la première éducation : en un mot, la véritable urbanité est un héritage ; notre siècle a beau compter le temps pour rien, la nature, dans ses œuvres, le compte pour beaucoup.

Jadis un certain raffinement de goût caractérisait les Russes du Midi : et, grâce aux rapports entretenus de toute antiquité, pendant les siècles les plus barbares, avec Constantinople par les souverains de Kiew, l’amour des arts régnait dans cette partie de l’Empire slave, en même temps que les traditions de l’Orient y avaient maintenu le sentiment du grand et perpétué une certaine dextérité parmi les artistes et les ouvriers : mais ces avantages, fruits d’anciennes relations avec des peuples avancés dans une civilisation héritée de l’antique, ont été perdus lors de l’invasion des Mongols.

Cette crise a forcé, pour ainsi dire, la Russie primitive d’oublier son histoire : l’esclavage produit la bassesse, qui exclut la vraie politesse ; celle-ci n’a rien de servile puisqu’elle est l’expression des sentiments les plus élevés et les plus délicats. Or, ce n’est que lorsque la politesse devient en quelque sorte une monnaie courante chez un peuple entier qu’on peut dire que ce peuple est civilisé ; alors la rudesse originelle, la personnalité brutale de la nature humaine se trouvent effacées dès le berceau par les leçons que chaque individu reçoit dans sa famille ; quelque part qu’il naisse, l’homme enfant n’est point pitoyable, et si, dès le début de la vie, il n’est détourné de ses penchants cruels, jamais il ne sera réellement poli. La politesse n’est que le code de la pitié appliqué aux relations journalières de la société ; ce code enseigne surtout la pitié pour les souffrances de l’amour-propre : c’est aussi le remède le plus universel, le plus applicable, le plus pratique qu’on ait trouvé jusqu’ici contre l’égoïsme.

On dira ce qu’on voudra, tous ces raffinements, résultat naturel de l’œuvre du temps, sont inconnus aux Russes actuels, qui se souviennent bien plus de Saraï que de Byzance, et qui, à peu d’exceptions près, ne sont encore que des Barbares bien habillés. Ils me paraissent des portraits mal peints, mais très bien vernis. Pour que votre politesse fût vraie, il faudrait avoir été longtemps humains avant d’être polis.

C’est Pierre le Grand qui, avec toute l’imprudence d’un génie inculte, toute la témérité d’un homme d’autant plus impatient qu’il est censé tout-puissant, avec la persévérance d’un caractère de fer, est allé dérober bien vite à l’Europe les fruits de la civilisation tout venus, au lieu de se résigner à en jeter lentement les semences dans son propre terrain : cet homme trop vanté n’a produit qu’une œuvre factice : c’est étonnant ; mais le bien qu’a fait ce génie barbare fut passager, le mal est irréparable.

Qu’importe à la Russie de se sentir peser sur l’Europe ? d’influer sur la politique de l’Europe ? Intérêts factices ! passions vaniteuses ! Ce qui lui importait, c’était d’avoir en elle-même le principe de la vie et de le développer : une nation qui n’a rien à elle que son obéissance n’est pas vivante. On a mis celle-ci à la fenêtre : elle regarde, elle écoute, elle agit comme un homme assis au spectacle agit ; quand fera-t-on cesser ce jeu ?

Il faudrait s’arrêter et recommencer : un tel effort est-il possible ? peut-on reprendre en sous-œuvre un si vaste édifice ? La trop récente civilisation de l’Empire russe, toute factice qu’elle est, a déjà produit des résultats réels, et que nul pouvoir humain ne saurait annuler : il me paraît impossible de diriger l’avenir d’un peuple en comptant pour rien le présent. Mais le présent, quand il a été violemment séparé du passé, ne promet que du malheur : éviter ces malheurs à la Russie, en la forçant de tenir compte de son ancienne histoire qui n’était que le résultat de son caractère primitif : telle sera désormais la tâche ingrate, et plus utile que brillante, des hommes appelés à gouverner ce pays.

Le génie souverainement pratique et tout national de l’Empereur Nicolas a compris ce problème : pour ra-t-il le résoudre ? je ne le crois pas, il ne laisse pas assez faire, il se fie trop à lui-même et trop peu aux autres pour réussir. D’ailleurs, en Russie, la volonté la plus absolue ne suffit pas pour faire le bien.

Ce n’est pas contre un tyran, c’est contre la tyrannie que les amis des hommes ont à lutter ici. Il serait injuste d’accuser l’Empereur des malheurs de l’Empire et des vices du gouvernement : la force d’un homme n’est pas égale à la tâche imposée au souverain qui tout à coup voudrait régner par l’humanité sur un peuple inhumain.

Il faut aller en Russie, il faut voir de près ce qui s’y passe pour apprendre tout ce que ne peut pas faire l’homme qui peut tout, surtout quand c’est le bien qu’il veut faire.

Les fâcheuses conséquences de l’œuvre de Pierre Ier ont encore été aggravées sous le grand ou, pour mieux dire, sous le long règne d’une femme qui n’a gouverné son peuple que pour s’amuser à étonner l’Europe… L’Europe, toujours l’Europe !!… jamais la Russie !

Pierre Ier et Catherine II ont donné au monde une grande et utile leçon que la Russie a payée ; ils nous ont montré que le despotisme n’est jamais si redoutable que lorsqu’il prétend faire du bien, car alors il croit excuser ses actes les plus révoltants par ses intentions : et le mal qui se donne pour remède n’a plus de bornes. Le crime à découvert ne triomphe qu’un jour ; mais les fausses vertus, voilà ce qui égare à jamais l’esprit des nations. Les peuples éblouis par les brillants accessoires du crime, par la grandeur de certains forfaits que l’événement a justifiés, croient à la fin qu’il y a deux scélératesses, deux morales, et que la nécessité, la raison d’État, comme on disait jadis, disculpe les criminels de haut parage, pourvu qu’ils aient su mettre leurs excès d’accord avec les passions du pays.

La tyrannie avouée m’effrayerait peu auprès d’une oppression déguisée en amour de l’ordre. La force du despotisme est uniquement dans le masque du despote. Que le souverain soit contraint de ne plus mentir, le peuple est libre ; aussi n’ai-je reconnu en ce monde d’autre mal que le mensonge. Si vous ne craignez que l’arbitraire violent et avoué, allez en Russie, vous apprendrez à redouter surtout la tyrannie hypocrite[2]

Je ne puis le nier, je rapporte de mon voyage des idées qui n’étaient pas les miennes lorsque je l’ai entrepris. Aussi ne donnerais-je pour rien au monde la peine qu’il m’a coûtée ; si j’en imprime la relation, ce sera précisément parce qu’il a modifié mes opinions sur plusieurs points. Elles étaient connues de tout ce qui me lira ; mon désappointement ne l’est pas : c’est un devoir que de le publier.

En partant, je comptais me dispenser d’écrire ce dernier voyage ; ma méthode est fatigante, parce qu’elle consiste à retracer pour mes amis, pendant la nuit, mes souvenirs de la journée. Durant ce travail, qui ressemble à une confidence, le public apparaît à ma pensée, mais dans un lointain vaporeux….. si vaporeux que je m’obstine à douter de sa présence ; et voilà pourquoi le ton de familiarité qu’on prend malgré soi dans une correspondance intime se conserve dans mes lettres imprimées.

Quelque légère que puisse vous paraître cette tâche, je ne suis plus assez jeune pour me l’imposer impunément ; une fois l’entreprise commencée, je tiens à la compléter, je ne me permets ni paresse ni négligence : c’est une rude fatigue. Aussi me plaisais-je à penser que je pourrais cette fois voyager pour moi tout seul, c’était le moyen de voir avec tranquillité. Mais la préoccupation où j’ai trouvé les Russes à mon égard, depuis les plus grands personnages jusqu’aux plus petits particuliers, m’a donné la mesure de mon importance, du moins de celle que j’ai pu acquérir à Pétersbourg. « Que pensez-vous, ou plutôt que direz-vous de nous ? » voilà le fond de tous les discours qu’on m’adressạit : ils m’ont tiré de mon inaction ; je faisais le modeste par apathie, peut-être par lâcheté ; d’ailleurs, Paris rend humble ceux qu’il ne rend pas excessivement présomptueux ; j’avais donc lieu de me défier de moi-même, mais l’amour-propre inquiet des Russes a rassuré le mien.

J’ai été soutenu dans ma nouvelle résolution par un désenchantement toujours croissant. Certes, il faut que la cause du mécompte soit profonde et active pour que le dégoût m’ait atteint au milieu des fêtes les plus brillantes que j’aie yues de ma vie, et malgré l’éblouissante hospitalité des Russes. Mais j’ai reconnu du premier coup d’ail qu’il y a dans les démonstrations d’intérêt qu’ils vous prodiguent plus d’envie de passer pour prévenants, qu’il n’y a de vraie cordialité. La cordialité est inconnue aux Russes ; ce n’est pas là ce qu’ils ont emprunté des Allemands. Ils occupent tous vos instants, ils vous distraient, ils vous absorbent, ils vous tyrannisent à force d’empressement, ils s’enquièrent de l’emploi de vos journées, ils vous questionnent avec des instances qui n’appartiennent qu’à eux, et, de fêtes en fêtes, ils vous empêchent de voir leur pays. Ils ont fait un mot français pour exprimer le résultat de cette tactique soi-disant obligeante : c’est ce qu’ils appellent enguirlander[3] les étrangers. Par malheur, ces soins empressés sont tombés sur un homme que les fêtes ont toujours moins distrait que fatigué. Mais viennent-ils à s’apercevoir que leur effet direct est manqué sur l’esprit de l’étranger, ils ont recours à des moyens détournés pour discréditer ses récits auprès des lecteurs éclairés : ils l’abusent avec une dextérité merveilleuse. Ainsi, afin de lui montrer les choses sous un faux jour, ils mentent en mal comme ils mentaient en bien, tant qu’ils croyaient pouvoir compter sur une crédulité bienveillante. Souvent, dans la même conversation, j’ai surpris la même personne changeant deux ou trois fois de tactique à mon égard. Je ne me flatte pas d’avoir toujours pu discerner le vrai, en dépit des efforts combinés avec tant d’art par des gens dont c’est le métier de le déguiser ; mais c’est déjà beaucoup que de savoir qu’on est trompé ; si je ne vois pas la vérité, je vois qu’on me la cache[4] ; et si je ne suis éclairé, je suis armé.

La gaieté manque à toutes les cours ; mais à celle de Saint-Pétersbourg on n’a même pas la permission de s’ennuyer. L’Empereur, qui voit tout, prend l’affectation du plaisir pour un hommage, ce qui rappelle le mot de M. de Talleyrand sur Napoléon : « L’Empereur ne plaisante pas ; il veut qu’on s’amuse. »

Je blesserai des amours-propres, mon incorruptible bonne foi m’attirera des reproches ; mais est-ce ma faute, à moi, si en allant demander à un gouvernement absolu des arguments nouveaux contre le despotisme de chez nous, contre le désordre baptisé du nom de liberté, je n’ai été frappé que des abus de l’autocratie, c’est-à-dire de la tyrannie qualifiée de bon ordre ? Le despotisme russe est un faux ordre comme notre républicanisme est une fausse liberté. Je fais la guerre au mensonge partout où je le reconnais, mais il y a plus d’un genre de mensonges : j’avais oublié ceux du pouvoir absolu ; je les raconte en détail aujourd’hui, parce qu’en décrivant mes voyages, je dis toujours ingénument ce que je vois.

Je hais les prétextes : j’ai vu qu’en Russie l’ordre sert de prétexte à l’oppression, comme en France la liberté à l’envie. En un mot, j’aime la vraie liberté, la liberté possible dans une société d’où toute élégance n’est pas exclue ; je ne suis donc ni démagogue ni despote ; je suis aristocrate dans l’acception la plus large du mot. L’élégance que je désire conserver aux sociétés n’est point frivole ; elle n’est point cruelle, elle est réglée par le goût ; le goût exclut les abus ; il en est le plus sûr préservatif, car il craint toute exagération. Une certaine élégance est nécessaire aux arts, et les arts sauvent le monde, puisque c’est par eux surtout que les peuples s’attachent à la civilisation dont ils sont la dernière expression, et la plus précieuse récompense. Par un privilége unique entre tout ce qui peut répandre de l’éclat sur une nation, leur gloire plaît et profite à la fois à toutes les classes de la société.

L’aristocratie telle que je l’entends, loin de s’allier avec la tyrannie en faveur de l’ordre, ainsi que le lui reprochent les démagogues qui la méconnaissent, ne peut subsister avec l’arbitraire. Elle a pour mission de défendre, d’un côté, le peuple contre le despote, et de l’autre, la civilisation contre la révolution, le plus redoutable des tyrans. La barbarie prend plus d’une forme : vous la frappez dans le despotisme, elle renaît dans l’anarchie ; mais la vraie liberté, sous la garde de la vraie aristocratie, n’est ni violente ni désordonnée.

Malheureusement aujourd’hui les partisans de l’aristocratie modératrice en Europe s’aveuglent et prêtent des armes à leurs adversaires ; dans leur fausse prudence, ils s’en vont chercher du secours chez les ennemis de toute liberté politique et religieuse, comme si le danger ne pouvait venir que du côté des nouveaux révolutionnaires ; pourtant les souverains arbitraires étaient d’anciens usurpateurs tout aussi redoutables que le sont les Jacobins modernes.

L’aristocratie féodale est finie, moins l’éclat indélébile dont brilleront toujours les grands noms historiques ; mais dans les sociétés qui veulent vivre, la noblesse du moyen âge sera remplacée, comme elle l’est depuis longtemps chez les Anglais, par une magistrature héréditaire ; et cette nouvelle aristocratie, héritière de toutes les anciennes aristocraties, combinée de plusieurs éléments divers, puisque la charge, la naissance et la richesse en sont les bases, ne retrouvera son crédit que lorsqu’elle s’appuiera sur une religion libre ; or, je l’ai dit et je le répète aussi souvent que je le crois nécessaire, la seule religion libre est celle qui est enseignée par l’Église catholique, la plus libre de toutes les Églises, puisqu’elle est la seule qui ne dépende d’aucune souveraineté temporelle, celle du pape n’étant plus aujourd’hui destinée qu’à défendre l’indépendance sacerdotale. L’aristocratie est le gouvernement des esprits indépendants, et l’on ne peut trop le redire : le catholicisme est la religion des prêtres libres.

Vous le savez : dès qu’une vérité m’apparaît, je la dis sans en calculer les conséquences, persuadé que le mal ne vient pas des vérités qu’on publie, mais des vérités qu’on déguise ; aussi ai-je toujours regardé comme pernicieux le proverbe de nos pères : Toutes vérités ne sont pas bonnes à dire.

C’est parce que chacun trie dans la vérité ce qui sert à ses passions, à sa peur, à sa servilité, à son intérêt, qu’on la rend plus nuisible que l’erreur ; aussi, quand je voyage, je ne choisis pas dans les faits que je recueille, je ne repousse pas ceux qui combattent mes croyances les plus chères. Tant que je raconte, je n’ai d’autre religion que le culte du vrai ; je m’efforce de n’être pas juge, je ne suis pas même peintre, car les peintres composent ; je tâche de devenir miroir ; enfin je veux être impartial avant tout, et en ceci l’intention suffit, du moins aux yeux des lecteurs spirituels ; je ne puis ni ne veux m’avouer qu’il en existe d’autres, cette découverte rendrait la tâche de l’écrivain trop fastidieuse.

Toutes les fois que j’ai eu l’occasion de communiquer avec les hommes, la première pensée que m’aient inspirée leurs procédés envers moi, c’est qu’ils avaient plus d’esprit que moi, qu’ils savaient mieux se défendre, mieux dire et mieux faire. Tel a été jusqu’à ce jour le résultat de mes expériences ; je ne méprise donc personne, à plus forte raison suis-je loin de mépriser mes lecteurs. Voilà pourquoi je ne les flatte jamais.

S’il est des hommes pour lesquels il m’est difficile d’être équitable, c’est pour ceux qui m’ennuient ; mais je n’en connais guère, car je fuis les oisifs.

Je vous ai dit qu’il n’y avait qu’une ville en Russie : à Pétersbourg il n’y a qu’un salon ; c’est toujours et partout la cour ou des fractions de la cour. Vous changez de maison, vous ne changez pas de cercle, et dans ce cercle unique on s’interdit tout sujet de conversation intéressante ; mais ici je trouve qu’il y a compensation, grâce à l’esprit aiguisé des femmes, qui s’entendent merveilleusement à nous faire penser ce qu’elles ne disent pas.

Les femmes sont en tous lieux les moins serviles des esclaves, parce que, usant habilement de leur faiblesse, dont elles se font une puissance, elles savent mieux que nous échapper aux mauvaises lois ; aussi sont-elles destinées à sauver la liberté individuelle partout où manque la liberté publique.

Qu’est-ce que la liberté, si ce n’est la garantie du droit du plus faible, que les femmes sont chargées par la nature de représenter dans la société ? En France, aujourd’hui, on s’enorgueillit de tout décider à la majorité ; … belle merveille !!!….. quand je verrai qu’on a quelque égard aux réclamations de la minorité, je crierai à mon tour : Vive la liberté !

Il faut tout dire, les plus faibles de maintenant étaient les plus forts d’autrefois, et alors ils n’ont que trop donné l’exemple de l’abus de la force dont je me plains aujourd’hui ! Mais une erreur n’en excuse pas une autre.

Malgré la secrète influence des femmes, la Russie est encore plus loin de la liberté que ne le sont la plupart des pays de la terre ; non du mot, mais de la chose. Demain dans une émeute, dans un massacre, à la lueur d’un incendie, on peut crier vive la liberté jusque sur les frontières de la Sibérie ; un peuple aveugle et cruel peut éventrer ses maîtres, il peut se révolter contre les tyrans obscurs, et faire rougir de sang les eaux du Volga, il n’en sera pas plus libre : la barbarie est un joug.

Aussi, le meilleur moyen d’émanciper les hommes n’est-il pas de proclamer leur affranchissement avec pompe, c’est de rendre la servitude impossible en développant dans le cœur des nations le sentiment de l’humanité ; il manque en Russie. Parler libéralité aujourd’hui à des Russes, de quelque condition qu’ils soient, ce serait un crime ; leur prêcher l’humanité à tous, sans exception, c’est un devoir.

La nation russe, il faut bien le dire, n’a pas encore de justice[5] ; aussi m’a-t-on cité un jour à la louange de l’Empereur Nicolas le gain d’un procès par un particulier obscur, contre des grands seigneurs. Dans ce cas, l’admiration pour le caractère du souverain me paraissait une satire contre la société. Ce fait trop vanté m’a prouvé positivement que l’équité n’est qu’une exception en Russie.

Tout bien considéré, je ne conseillerais pas à tous les hommes de peu, comme on disait jadis en France, de se fier au succès de ce personnage, favorisé peut-être par exception pour assurer l’impunité aux injustices courantes : espèce de moulin de Sans-Souci, échantillon d’équité dont les régulateurs de la loi se plaisent à faire montre pour répondre aux reproches de corruption et de servilité.

Un autre fait dont nous devons tirer une induction peu favorable à la magistrature russe, c’est qu’on ne plaide guère en Russie : chacun sait où cela mène ; on recourrait plus souvent à la justice, si les juges étaient plus équitables. C’est ainsi qu’on ne se querelle pas, qu’on ne se bat pas dans les rues, de peur du cachot et des fers, indistinctement réservés, la plupart du temps, aux deux parties.

Malgré les tristes tableaux que je vous trace, deux choses et une personne valent la peine du voyage. La Néva de Pétersbourg, pendant les jours sans nuits, le Kremlin de Moscou, au clair de lune, et l’Empereur de Russie : c’est la Russie pittoresque, historique et politique ; hors de là tout n’est que fatigue et qu’ennui sans dédommagement : vous en jugerez en lisant mes lettres.

Plusieurs de mes amis m’ont écrit déjà qu’ils sont d’avis de ne les pas faire paraître.

Lorsque je m’apprêtais à quitter Pétersbourg, un Russe me demanda, comme tous les Russes, ce que je dirais de son pays. « J’y ai été trop bien reçu pour en parler, » lui ai-je répondu.

On se fait contre moi des armes de cet aveu, où j’avais cru cacher à peine poliment une épigramme. « Traité comme vous l’avez été, m’écrit-on, il est certain que vous ne pouvez dire la vérité ; or, comme vous ne savez écrire que pour elle, vous feriez mieux de vous taire. » Telle est l’opinion d’une partie des personnes que j’ai l’habitude d’écouter. En tout cas, elle n’est pas flatteuse pour les Russes.

La mienne est que sans blesser la délicatesse, sans manquer à la reconnaissance qu’on doit aux personnes, quand on leur en doit, ni au respect qu’on se doit toujours à soi-même, il y a une manière convenable de parler sincèrement des choses et des hommes publics ; j’espère avoir trouvé cette manière là. Il n’y a que la vérité qui choque, à ce qu’on prétend, c’est possible ; mais en France, du moins, nul n’a le droit ni la force de fermer la bouche à qui la dit. Mes cris d’indignation ne pourront passer pour l’expression déguisée de la vanité blessée. Si je n’avais écouté que mon amour-propre, il m’aurait dit d’être enchanté de tout : mon cœur n’a été satisfait de rien.

Tant pis pour les Russes si tout ce qu’on raconte de leur pays et de ses habitants tourne en personnalités : c’est un malheur inévitable ; car, à vrai dire, les choses n’existent pas en Russie, puisque c’est le bon plaisir d’un homme qui les fait et qui les défait ; ceci n’est pas la faute des voyageurs.

L’Empereur me paraît peu disposé à se démettre d’une partie de son autorité : qu’il subisse donc la responsabilité de l’omnipotence ; c’est une première expiation du mensonge politique par lequel un seul homme est déclaré maître absolu d’un pays, souverain tout-puissant de la pensée d’un peuple.

Les adoucissements dans la pratique n’excusent pas l’impiété d’une telle doctrine. J’ai trouvé chez les Russes que le principe de la monarchie absolue, appliqué avec une conséquence inflexible, mène à des résultats monstrueux. Et cette fois, mon quiétisme politique ne m’empêche pas de reconnaître et de proclamer qu’il est des gouvernements que les peuples ne devraient jamais subir.

L’Empereur Alexandre causant confidentiellement avec madame de Staël sur les améliorations qu’il projetait, lui dit : « Vous louez mes intentions philanthropiques, je vous remercie ; néanmoins, dans l’histoire de Russie, je ne suis qu’un accident heureux. » Ce prince disait vrai ; les Russes vantent en vain la prudence et les ménagements des hommes qui dirigent leurs affaires, le pouvoir arbitraire n’en est pas moins chez eux la base fondamentale de l’État, et ce principe fonctionne de telle sorte que l’Empereur fait ou fait faire, ou laisse faire, ou laisse subsister des lois — pardonnez-moi si je donne ce nom sacré à des arrêts impies, mais je me sers du mot usité en Russie — l’Empereur laisse subsister des lois qui, par exemple, permettent à l’Empereur de déclarer que les enfants légitimes d’un homme légitimement marié n’ont point de père, point de nom, enfin qu’ils sont des chiffres, et ne sont point des hommes[6]. Et vous voulez m’empêcher de traduire à la barre du tribunal de l’Europe un prince qui, tout distingué, tout supérieur qu’il est, consent à régner sans abolir une telle loi !  !

Son ressentiment est implacable : avec des haines si vives, on peut encore être un grand souverain, on ne saurait plus être un grand homme : le grand homme est clément, l’homme politique est vindicatif ; on règne par la vengeance, on convertit par le pardon.

Je viens de vous dire mon dernier mot sur un prince qu’on hésite à juger lorsqu’on connaît le pays où il est condamné à régner : car les hommes y sont tellement dépendants des choses, qu’on ne sait à qui remonter, ni jusqu’où descendre pour demander compte des faits. Et ce sont les grands seigneurs d’un tel pays qui prétendent ressembler aux Français !!…

Les rois de France, dans les temps de barbarie, ont fait souvent couper la tête à leurs grands vassaux ; l’un d’eux, de tyrannique mémoire, a voulu, par un raffinement de cruauté, que le sang du père fût versé sur les enfants placés au-dessous de l’échafaud : néanmoins, quelle que fût la rigueur de ces princes absolus, lorsqu’ils tuaient leur ennemi, lorsqu’ils le dépouillaient de ses biens, ils se gardaient d’avilir en lui, par un arrêt dérisoire, sa caste, sa famille, son pays : un tel oubli de toute dignité aurait révolté les peuples de France, même ceux du moyen âge. Mais le peuple russe souffre bien autre chose. Disons mieux, il n’y a pas encore de peuple russe… Il y a des Empereurs qui ont des serfs, et des courtisans qui ont aussi des serfs : tout cela ne fait pas un peuple.

La classe moyenne, jusqu’à ce jour peu nombreuse en proportion des autres, se compose presque uniquement des étrangers ; quelques paysans affranchis par leur richesse, et les plus petits employés, montés de quelques degrés, commencent à la grossir : l’avenir de la Russie dépend de ces nouveaux bourgeois, d’origines tellement diverses, qu’ils ne peuvent guère s’accorder dans leurs vues ; les sociétés secrètes travaillent à les réunir.

L’Empereur s’efforce aujourd’hui de créer une nation russe ; mais la tâche est rude pour un homme. Le mal se fait vite, il se répare lentement ; les dégoûts du despotisme doivent souvent éclairer le despote sur les abus du pouvoir absolu : je le crois. Mais les embarras de l’oppresseur n’excusent pas l’oppression ; et si ses crimes m’inspirent quelque pitié — le mal est toujours à plaindre, — ils m’en inspirent beaucoup moins que les souffrances de l’opprimé. En Russie, quelle que soit l’apparence des choses, il y a au fond de tout la violence et l’arbitraire. On y a rendu la tyrannie calme à force de terreur : voilà, jusqu’à ce jour, la seule espèce de bonheur que ce gouvernement ait su procurer à ses peuples.

Et lorsque le hasard me rend témoin des maux inouïs qu’on souffre sous une constitution à principe exagéré, la crainte de blesser je ne sais quelle délicatesse, m’empêcherait de dire ce que j’ai vu ? Mais je serais indigne d’avoir eu des yeux si je cédais à cette partialité pusillanime, qu’on me déguise cette fois sous le nom de respect pour les convenances sociales ; comme si ma conscience n’avait pas le premier droit à mon respect… Quoi ! on m’aura laissé pénétrer dans une prison, j’aurai compris le silence des victimes terrifiées, et je n’oserai raconter leur martyre, de peur d’être accusé d’ingratitude, à cause de la complaisance des geôliers à me faire les honneurs du cachot ? Une telle prudence serait loin d’être une vertu ; je vous déclare donc, qu’après avoir bien regardé autour de moi pour voir ce qu’on me cachait, bien écouté pour entendre ce qu’on ne voulait pas me dire, bien essayé d’apprécier le faux dans ce qu’on me disait, je ne crois pas exagérer en vous assurant que l’Empire de Russie est le pays de la terre où les hommes sont le plus malheureux, parce qu’ils y souffrent à la fois des inconvénients de la barbarie et de ceux de la civilisation. Quant à moi, je me croirais un traître et un lâche, si après avoir tracé déjà en toute liberté d’esprit le tableau d’une grande partie de l’Europe, je me refusais à le compléter de peur de modifier certaines opinions qui étaient les miennes, et de choquer certaines personnes par le tableau véridique d’un pays qui n’a jamais été peint tel qu’il est. Sur quoi se fonderait, je vous prie, mon respect pour de mauvaises choses ? Suis-je lié par quelque autre chaîne que par l’amour de la vérité ?

En général, les Russes m’ont paru des hommes doués de beaucoup de tact ; des hommes très-fins, mais peu sensibles : je l’ai dit ; une extrême susceptibilité unie à beaucoup de dureté, voilà, je crois, le fond de leur caractère : je l’ai dit ; une vanité clairvoyante, une perspicacité d’esclave, une finesse sarcastique, tels sont les traits dominants de leur esprit ; je l’ai dit et répété, car ce serait pure duperie que d’épargner l’amour-propre des gens quand ils sont eux-mêmes si peu miséricordieux ; la susceptibilité n’est pas de la délicatesse. Il est temps que ces hommes qui démêlent avec tant de sagacité les vices et les ridicules de nos sociétés, s’habituent à supporter la sincérité des autres : le silence officiel qu’on fait régner autour d’eux les abuse, il énerve leur intelligence ; s’ils veulent se faire reconnaître des nations de l’Europe et traiter avec nous d’égaux à égaux, il faut qu’ils commencent par se résigner à s’entendre juger. Cette sorte de procès, toutes les nations le soutiennent sans en faire beaucoup d’état. Depuis quand les Allemands ne reçoivent-ils les Anglais qu’à condition que ceux-ci diront du bien de l’Allemagne ? Les nations ont toujours de bonnes raisons pour être comme elles sont : et la meilleure de toutes, c’est qu’elles ne peuvent pas être autrement.

À la vérité, cette excuse ne va pas aux Russes, du moins pas à ceux qui lisent. Comme ils singent tout, ils pourraient être autrement, et c’est justement cette possibilité qui rend leur gouvernement ombrageux jusqu’à la férocité !… ce gouvernement sait trop qu’on n’est sûr de rien avec des caractères tout en reflets.

Un motif plus puissant aurait pu m’arrêter ; c’est la peur d’être accusé d’apostasie, « Il a longtemps protesté, dira-t-on, contre les déclamations libérales ; maintenant le voilà qui cède au torrent et qui cherche la fausse popularité après l’avoir dédaignée. »

Je ne sais si je m’abuse, mais plus je réfléchis et moins je crois que ce reproche puisse m’atteindre, ni même que personne pense à me l’adresser.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la crainte d’être blâmé par les étrangers préoccupe l’esprit des Russes. Ce peuple bizarre unit une extrême jactance à une excessive défiance de lui-même ; en dehors suffisance, au fond humilité inquiète : voilà ce que j’ai vu dans la plupart des Russes. Leur vanité, qui ne se repose jamais, est toujours en souffrance comme l’est l’orgueil anglais ; aussi les Russes manquent-ils de simplicité. La naïveté, ce mot français dont aucune autre langue que la nôtre ne peut rendre le sens exact parce que la chose nous est propre, la naïveté, cette simplicité qui pourrait devenir malicieuse, ce don de l’esprit qui fait rire sans jamais blesser le cœur, cet oubli des précautions oratoires qui va jusqu’à prêter des armes contre soi à ceux auxquels on parle, cette équité de jugement, cette vérité d’expression tout involontaire, cet abandon de la personnalité dans l’intérêt de la vérité ; la simplesse gauloise, en un mot, ils ne la connaissent pas. Un peuple d’imitateurs ne sera jamais naïf ; le calcul chez lui tuera toujours la sincérité.

J’ai trouvé dans le testament de Monomaque des conseils sages et curieux adressés à ses enfants : voici un passage qui m’a particulièrement frappé ; c’est un aveu précieux à recueillir : Respectez surtout les étrangers, de quelque qualité, de quelque rang qu’ils soient, et si vous n’êtes pas à même de les combler de présents, prodiguez-leur au moins des marques de bienveillance, puisque de la manière dont ils sont traités dans un pays dépend le bien et le mal qu’ils en disent en retournant dans le leur. » (Tiré des conseils de Vladimir Monomaque à ses enfants en 1126.) Ce prince avait été baptisé sous le nom de Basile. ( Histoire de l’Empire de Russie par Karamsin, traduite par MM. Saint-Thomas et Jauffret ; tome II, page 205. Paris, 1820.)

Un tel raffinement d’amour-propre, vous en conviendrez, ôte beaucoup de son prix à l’hospitalité. Aussi cette charité calculée m’est-elle revenue malgré moi plus d’une fois à la mémoire pendant mon voyage. Ce n’est pas qu’on doive priver les hommes de la récompense de leurs bonnes actions ; mais il est immoral, il est ignoble de donner cette récompense pour premier mobile à la vertu.

Voici quelques autres passages extraits du même auteur, et qui serviront d’appui à mes propres observations.

Karamsin lui-même raconte les fâcheux résultats de l’invasion des Mongols sur le caractère du peuple russe : si l’on me trouve sévère dans mes jugements, on verra qu’ils sont autorisés par un auteur grave et plutôt disposé à l’indulgence.

« L’orgueil national, dit-il, s’anéantit parmi les Russes ; ils eurent recours aux artifices qui suppléent à la force chez des hommes condamnés à une obéissance servile : habiles à tromper les Tatars, ils devinrent aussi plus savants dans l’art de se tromper mutuellement ; achetant des Barbares leur sécurité personnelle, ils furent plus avides d’argent et moins sensibles aux injures, à la honte, exposés sans cesse à l’insolence de tyrans étrangers ! » (Extrait du même ouvrage, tome V, chapitre 4, page 447 et suivante.)

Plus loin :

« Il se pourrait que le caractère actuel des Russes conservât quelques-unes des taches dont l’a souillé la barbarie des Mongols… »

« Nous remarquons qu’avec plusieurs sentiments élevés on vit s’affaiblir en nous le courage, alimenté surtout par l’orgueil national… »

« …… L’autorité du peuple favorisait aussi celle des boyards, qui à leur tour pouvaient, à l’aide des citoyens, avoir influence sur le prince, ou réciproquement par le prince sur les citoyens. Ce soutien ayant disparu, il fallut obéir au souverain, sous peine d’être regardé comme traître ou comme rebelle ; et il n’existe plus aucune voie légitime de s’opposer à ses volontés ; en un mot, on vit naître l’autocratie. »

Je terminerai ces extraits en copiant deux passages du règne d’Ivan III ; ils se trouvent également dans Karamsin, tome VI, page 351.

Après avoir raconté comment le Czar Ivan III hésite entre son fils et son petit-fils pour désigner l’héritier du trône, l’historien continue en ces termes :

« Il est à regretter qu’au lieu de nous développer toutes les circonstances de ce curieux événement (il parle ici du repentir du souverain qui rend sa tendresse à sa femme et à son fils, et qui abandonne son petit-fils après l’avoir couronné), les annalistes se contentent de dire qu’après un plus mûr examen des accusations intentées contre son épouse, Jean lui rendit toute sa tendresse ainsi qu’à son fils : ils ajoutent qu’instruit enfin des trames ourdies par leurs ennemis et persuadé qu’il avait été trompé, il résolut de sévir et de faire un exemple sur les seigneurs les plus distingués. Le prince Ivan Patrikeieff, ses deux fils et son gendre le prince Siméon Riapolwski, furent condamnés à mort comme intrigants !!…

Cet Ivan III qui faisait supplicier les intrigants, est compté chez les Russes parmi les plus grands hommes.

Des choses semblables ou analogues se passent encore aujourd’hui en Russie. Grâce à l’omnipotence autocratique, le respect pour la chose jugée n’y existe pas ; et l’Empereur, bien informé, peut toujours défaire ce qu’a fait l’Empereur mal informé[7].

Les aveux de Karamsin m’ont paru doublement significatifs dans la bouche d’un historien aussi courtisan, aussi timide qu’il l’était. Je pourrais multiplier les citations, mais je pense en avoir fait assez pour établir le droit que je crois avoir de dire ingénument ma façon de penser, qui se trouve justifiée par l’opinion d’un écrivain accusé de partialité.

Dans un pays où dès le berceau les esprits sont façonnés à la dissimulation et aux finesses de la politique orientale, le naturel doit être plus rare qu’ailleurs : aussi quand on l’y rencontre a-t-il un charme particulier. J’ai vu en Russie quelques hommes qui rougissent de se sentir opprimés par le dur régime sous lequel ils sont forcés de vivre sans oser s’en plaindre ; ces hommes ne sont libres qu’en face de l’ennemi ; ils vont faire la guerre au fond du Caucase pour se reposer du joug qu’on leur impose chez eux ; la tristesse de cette vie imprime prématurément sur leur front un cachet de mélancolie qui contraste avec leurs habitudes militaires et avec l’insouciance de leur âge ; les rides de la jeunesse révèlent de profonds chagrins et elles inspirent une grande pitié ; ces jeunes hommes ont emprunté à l’Orient sa gravité, aux imaginations du Nord le vague et la rêverie : ils sont très-malheureux et très-aimables ; nul habitant des autres pays ne leur ressemble.

Puisque les Russes ont de la grâce, il faut bien qu’ils aient un genre de naturel que je n’ai pu discerner ; le naturel de ce peuple est peut-être insaisissable pour un étranger qui passe par le pays aussi rapidement que j’ai passé en Russie. Nul caractère n’est aussi difficile à définir que celui de ce peuple.

Sans moyen âge, sans souvenirs anciens, sans catholicisme, sans chevalerie derrière soi, sans respect pour sa parole[8], toujours Grecs du Bas-Empire, polis par formule comme des Chinois, grossiers ou du moins indélicats comme des Calmouks, sales comme des Lapons, beaux comme des anges, ignorants comme des sauvages (j’excepte les femmes et quelques diplomates), fins comme des juifs, intrigants comme des affranchis, doux et graves dans leurs manières comme des Orientaux ; cruels dans leurs sentiments comme des Barbares, sarcastiques et dédaigneux par désespoir, doublement moqueurs par nature et par sentiment de leur infériorité, légers, mais en apparence seulement : les Russes sont essentiellement propres aux affaires sérieuses ; tous ont l’esprit nécessaire pour acquérir un tact extraordinairement aiguisé, mais nul n’est assez magnanime pour s’élever au-dessus de la finesse ; aussi m’ont-ils dégoûté de cette faculté indispensable pour vivre chez eux. Avec leur continuelle surveillance d’eux-mêmes, ils me paraissent les hommes les plus à plaindre de la terre. Le tact des convenances, cette police de l’imagination, est une qualité triste, au moyen de laquelle on sacrifie sans cesse son sentiment à celui des autres, une qualité négative qui en exclut de positives bien supérieures, c’est le gagne-pain des courtisans ambitieux qui sont là pour obéir à la volonté d’un autre, pour suivre, pour deviner l’impulsion, mais qui se feraient chasser le jour où ils prétendraient à la donner. C’est que, pour donner l’impulsion, il faut du génie ; le génie est le tact de la force, le tact n’est que le génie de la faiblesse. Les Russes sont tout tact. Le génie agit, le tact observe, et l’abus de l’observation mène à la défiance, c’est-à-dire à l’inaction ; le génie peut s’allier avec beaucoup d’art, jamais avec un tact très-raffiné, parce que le tact, cette flatterie à feu couvert, cette suprême vertu des subalternes qui respectent l’ennemi, c’est-à-dire le maître, tant qu’ils n’osent pas le frapper, est toujours uni à un peu d’artifice. Grâce à cette supériorité de sérail, les Russes sont impénétrables ; il est vrai qu’on voit toujours qu’ils cachent quelque chose, mais on ne sait ce qu’ils cachent, et cela leur suffit. Ils seront des hommes bien redoutables et bien fins lorsqu’ils parviendront à masquer même leur finesse.

Déjà quelques-uns d’entre eux sont arrivés jusque-là ; ce sont les plus avancés du pays, tant par le poste qu’ils occupent que par la supériorité d’esprit avec laquelle ils remplissent leur charge. Ceux-là, je n’ai pu les juger que de souvenir ; leur présence a un prestige qui me fascinait.

Mais, bon Dieu ! à quoi peut aboutir tout ce manége ? Quel motif suffisant assignerons-nous à tant de feinte ? Quel devoir, quelle récompense peut faire si longtemps supporter à des visages d’homme la fatigue du masque ?

Le jeu de tant de batteries ne serait-il destiné qu’à défendre un pouvoir réel et légitime ?… Un tel pouvoir n’en a pas besoin, la vérité se défend d’elle même. Veut-on protéger de misérables intérêts de vanité ? peut-être. Cependant, prendre de tels soucis pour arriver à un résultat si misérable, ce serait un travail indigne des hommes graves qui se l’imposent ; je leur attribue une pensée plus profonde ; un but plus grand m’apparaît et m’explique leurs prodiges de dissimulation et de longanimité.

Une ambition désordonnée, immense, une de ces ambitions qui ne peuvent germer que dans l’âme des opprimés, et se nourrir que du malheur d’une nation entière, fermente au cœur du peuple russe. Cette nation, essentiellement conquérante, avide à force de privations, expie d’avance chez elle, par une soumission avilissante, l’espoir d’exercer la tyrannie chez les autres ; la gloire, la richesse qu’elle attend la distraient de la honte qu’elle subit, et, pour se laver du sacrifice impie de toute liberté publique et personnelle, l’esclave, à genoux, rêve la domination du monde.

Ce n’est pas l’homme qu’on adore dans l’Empereur Nicolas, c’est le maître ambitieux d’une nation plus ambitieuse que lui. Les passions des Russes sont taillées sur le patron de celles des peuples antiques ; chez eux tout rappelle l’Ancien Testament ; leurs espérances, leurs tortures sont grandes comme leur Empire.

Là, rien n’a de bornes, ni douleurs, ni récompenses, ni sacrifices, ni espérances : leur pouvoir peut devenir énorme, mais ils l’auront acheté au prix que les nations de l’Asie paient la fixité de leurs gouvernements : au prix du bonheur.

La Russie voit dans l’Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions : elle fomente chez nous l’anarchie dans l’espoir de profiter d’une corruption favorisée par elle, parce qu’elle est favorable à ses vues : c’est l’histoire de la Pologne recommencée en grand. Depuis longues années Paris lit des journaux révolutionnaires, révolutionnaires dans tous les sens, payés par la Russie. « L’Europe, dit-on à Pétersbourg, prend le chemin qu’a suivi la Pologne ; elle s’énerve par un libéralisme vain, tandis que nous restons puissants, précisément parce que nous ne sommes pas libres : patientons sous le joug, nous ferons payer aux autres notre honte.

Le plan que je vous révèle ici peut paraître chimérique à des yeux distraits ; il sera reconnu pour vrai par tout homme initié à la marche des affaires de l’Europe et aux secrets des cabinets pendant les vingt dernières années. Il donne la clef de bien des mystères, il explique en un mot l’extrême importance que des personnes sérieuses par caractère et par position attachent à n’être vues des étrangers que du beau côté. Si les Russes étaient, comme ils le disent, les appuis de l’ordre et de la légitimité, se serviraient-ils d’hommes, et, qui pis est, de moyens révolutionnaires ?

Le monstrueux crédit de la Russie à Rome est un des effets du prestige contre lequel je voudrais nous prémunir[9]. Rome et toute la catholicité n’a pas de plus grand, de plus dangereux ennemi que l’Empereur de Russie. Tôt ou tard, sous les auspices de l’autocratie grecque, le schisme régnera seul à Constantinople ; alors le monde chrétien, partagé en deux camps, reconnaîtra le tort fait à l’Église romaine par l’aveuglement politique de son chef.

Ce prince, effrayé du désordre où tombaient les sociétés lors de son avénement au trône pontifical, épouvanté du mal moral causé à l’Europe par nos révolutions, sans soutien, éperdu au milieu d’un monde indifférent ou railleur, ne craignait rien tant que les soulèvements populaires dont il avait souffert et vu souffrir ses contemporains ; alors, cédant à la funeste influence de certains esprits étroits, il a pris conseil de la prudence humaine, il s’est montré sage selon le monde, habile à la manière des hommes : c’est-à-dire aveugle et faible selon Dieu, et voilà comment la cause du catholicisme en Pologne fut désertée par son avocat naturel, par le chef visible de l’Église orthodoxe. Est-il aujourd’hui beaucoup de nations qui sacrifieraient leurs soldats pour Rome ? Et lorsque dans son dénûment le pape trouve encore un peuple prêt à se faire égorger pour lui… il l’excommunie !!… lui, le seul prince de la terre qui devait l’assister jusqu’à la mort, il l’excommunie pour complaire au souverain d’une nation schismatique ! Les fidèles se demandent avec effroi ce qu’est devenue l’infatigable prévoyance du saint-siége ; les martyrs, frappés d’interdiction, voient la foi catholique sacrifiée par Rome à la politique grecque : et la Pologne découragée dans sa sainte résistance, subit son sort sans le comprendre[10].

Le représentant de Dieu sur la terre n’a-t-il pas encore reconnu que depuis le traité de Westphalie, toutes les guerres de l’Europe sont des guerres de religion ? Quelle prudence charnelle a pu troubler son regard au point de lui faire appliquer à la direction des choses du ciel des moyens assez bons pour les rois, mais indignes du Roi des rois ? Leur trône n’a qu’une durée passagère, le sien est éternel ; oui, éternel, parce que le prêtre assis sur ce trône serait plus grand et plus clairvoyant dans les catacombes qu’il ne l’est au Vatican. Trompé par la subtilité des enfants du siècle, il n’a point aperçu le fond des choses, et dans les aberrations où l’a jeté sa politique de peur, il a oublié de puiser sa force où elle est : dans la politique de foi[11].

Mais patience, les temps mûrissent, bientôt toute question sera posée nettement, et la vérité, défendue par ses champions légitimes, reprendra son empire sur l’esprit des nations. Peut-être la lutte qui se prépare servira-t-elle à faire comprendre aux protestants une vérité essentielle, que j’ai déjà exprimée plus d’une fois, mais sur laquelle j’insiste incessamment, parce qu’elle me paraît l’unique vérité nécessaire pour hâter la réunion de toutes les communions chrétiennes : c’est que le seul prêtre réellement libre qui existe au monde, c’est le prêtre catholique. Partout ailleurs que dans l’Église catholique, le prêtre est assujetti à d’autres lois, à d’autres lumières qu’à celles de sa conscience et de sa doctrine. On frémit en voyant les inconséquences de l’Eglise anglicane, et l’on tremble en voyant l’avilissement de l’Église grecque à Pétersbourg ; que l’hypocrisie cesse de triompher en Angleterre, la plus grande partie du royaume redevient catholique. L’Église romaine seule a sauvé la pureté de la foi, en défendant par toute la terre avec une générosité sublime, avec une patience héroïque, avec une inflexible conviction, l’indépendance du sacerdoce contre l’usurpation des souverainetés temporelles quelles qu’elles fussent. Où est l’Église qui ne se soit pas laissé rabaisser par les divers gouvernements de la terre au rang d’une police pieuse ? Il n’y en a qu’une, une seule, c’est l’Église catholique ; et cette liberté qu’elle a conservée au prix du sang de ses martyrs, est un principe éternel de vie et de puissance. L’avenir du monde est à elle, parce qu’elle a su rester pure d’alliage. Que le protestantisme s’agite, c’est dans sa nature ; que les sectes s’inquiètent et discutent, c’est leur jeu : l’Église catholique attend !!…

Le clergé grec russe n’a jamais été, il ne sera jamais qu’une milice revêtue d’un uniforme un peu différent de l’habit des troupes séculières de l’Empire. Sous la direction de l’Empereur, les popes et leurs évêques sont un régiment de clercs : voilà tout.

La distance qui sépare la Russie de l’Occident a merveilleusement servi jusqu’à ce jour à nous voiler toutes ces choses. Si l’astucieuse politique grecque craint tant la vérité, c’est parce qu’elle sait merveilleusement profiter du mensonge ; mais ce qui me surprend, c’est qu’elle parvienne à en perpétuer le règne.

Comprenez-vous maintenant l’importance d’une opinion, d’un mot sarcastique, d’une lettre, d’une moquerie, d’un sourire, à plus forte raison d’un livre aux yeux de ce gouvernement favorisé par la crédulité de ses peuples, et par la complaisance de tous les étrangers ?… Un mot de vérité lancé en Russie, c’est l’étincelle qui tombe sur un baril de poudre.

Qu’importe aux hommes qui mènent la Russie le dénûment, la pâleur des soldats de l’Empereur ? Ces spectres vivants ont les plus beaux uniformes de l’Europe : qu’importent les sarraux de bure sous lesquels se cachent dans l’intérieur de leurs cantonnements ces fantômes dorés ?… Pourvu qu’ils ne soient pauvres et sales qu’en secret, et qu’ils brillent lorsqu’ils se montrent, on ne leur demande ni ne leur donne rien. Une misère drapée : telle est la richesse des Russes : pour eux l’apparence est tout, et l’apparence chez eux ment plus que chez d’autres. Aussi quiconque lève un coin du voile est-il pour jamais perdu de réputation à Pétersbourg.

La vie sociale en ce pays est une conspiration permanente contre la vérité.

Là, quiconque n’est pas dupe passe pour traître : là, rire d’une gasconnade, réfuter un mensonge, contredire une vanterie politique, motiver l’obéissance est un attentat contre la sûreté de l’État et du prince ; c’est encourir le sort d’un révolutionnaire, d’un conspirateur, d’un ennemi de l’ordre, d’un criminel de lèse-majesté… d’un Polonais, et vous savez si ce sort est cruel ! Il faut avouer qu’une Susceptibilité qui se manifeste de la sorte est plus redoutable que moquable : la surveillance minutieuse d’un tel gouvernement, d’accord avec la vanité éclairée d’un tel peuple, devient épouvantable ; elle n’est plus ridicule.

On peut et l’on doit s’astreindre à tous les genres de précautions sous un maître qui ne fait grâce à aucun ennemi, qui ne méprise aucune résistance, et qui, dès lors, s’impose la vengeance comme un de voir. Cet homme, ou plutôt ce gouvernement personnifié, prendrait le pardon pour une apostasie, la clémence pour l’oubli de soi-même, l’humanité pour un manque de respect envers sa propre majesté… que dis-je ? envers sa divinité !… Il n’est pas le maître de renoncer à se faire adorer.

La civilisation russe est encore si près de sa source qu’elle ressemble à de la barbarie. La Russie n’est qu’une société conquérante, sa force n’est pas dans la pensée, elle est dans la guerre, c’est-à-dire dans la ruse et la férocité.

La Pologne, par sa dernière insurrection, a retardé l’explosion de la mine : elle a forcé les batteries de rester masquées ; on ne pardonnera jamais à la Pologne la dissimulation dont on est forcé d’user, non pas avec elle, puisqu’on l’immole impunément, mais avec des amis dont il faut continuer de faire des dupes, en ménageant leur ombrageuse philanthropie. On intéresse à ce ressentiment magnanime et passionné, notez ces deux points-ci, la sentinelle avancée du nouvel Empire romain qui s’appellera l’Empire grec, et le plus circonspect, mais le plus aveugle des rois de l’Europe[12], pour plaire à son voisin, qui est son maître, commence une guerre de religion… il n’est pas près de s’arrêter dans la route où on le pousse ; si l’on a pu égarer celui-là, on en séduira bien d’autres.

Considérez, je vous prie, que si jamais les Russes parvenaient à dominer l’Occident, ils ne le gouverneraient pas de chez eux, à la manière des anciens Mongols ; tout au contraire, ils n’auraient rien de si pressé que de sortir de leurs plaines glacées, et, sans imiter leurs anciens maîtres, les Tatars, qui pressuraient de loin les Slaves, leurs tributaires, — car le climat de la Moscovie effrayait même les Mongols, — les Moscovites sortiraient en foule de leur pays dès que les chemins des autres contrées leur seraient ouverts.

En ce moment, ils parlent modération, ils protestent contre la conquête de Constantinople, ils craigrent, disent-ils, tout ce qui peut agrandir un Empire. où les distances sont déjà une calamité ; ils redoutent même… jugez jusqu’où va leur prudence !… ils redoutent les climats chauds !… Attendez un peu, vous verrez à quoi aboutiront toutes ces craintes.

Et je ne signalerais pas tant de mensonges, tant de périls, tant de fléaux ? Non, non ; j’aime mieux me tromper et parler que d’avoir vu juste et de me taire. S’il y a témérité à dire ce que j’ai observé il y aurait crime à le cacher. Je me fais donc un devoir, tout en reconnaissant ma faiblesse, et tout en regrettant mon peu d’autorité, de rappeler à l’Europe occidentale que son salut dépend de la fondation d’un Empire grec indépendant et fort, dont avec le temps Constantinople deviendrait la capitale. Tel est le seul but légitime de l’alliance de la France avec l’Angleterre. Tel est aussi l’unique moyen de remédier au démembrement de la Pologne.

À tout cela les Russes ne me répondront pas ; ils diront : « Trois mois de voyage, il a mal vu. »

Il est vrai, j’ai mal vu, mais j’ai bien deviné.

Ou s’ils me font l’honneur de me réfuter, ils nieront les faits ; les faits, matière brute de tout récit, et qu’on est accoutumé de compter pour rien à Pétersbourg, où le passé comme l’avenir, comme le présent, est à la disposition du maître ; car, encore une fois, les Russes n’ont rien à eux que l’obéissance et l’imitation ; la direction de leur esprit, leur jugement, leur libre arbitre, appartiennent au souverain. En Russie, l’histoire fait partie du domaine de la couronne : c’est la propriété morale du prince comme les hommes et la terre y sont sa propriété matérielle ; on la range dans les garde-meubles avec les trésors impériaux, et l’on n’en montre que ce qu’on en veut bien faire connaître. Le souvenir de ce qui s’est fait la veille est le bien de l’Empereur ; il modifie selon son bon plaisir les annales du pays, et dispense chaque jour à son peuple les vérités historiques qui s’accordent avec la fiction du moment. Voilà comment Minine et Pojarski, héros oubliés depuis deux siècles, furent exhumés tout d’un coup et devinrent à la mode au moment de l’invasion de Napoléon ; c’est que, dans ce moment-là, le gouvernement permettait l’enthousiasme patriotique.

Toutefois ce pouvoir exorbitant se nuit à lui-même ; la Russie ne le subira pas éternellement : un esprit de révolte couve dans l’armée. Je dis comme l’Empereur, les Russes ont trop voyagé ; la nation est devenue avide d’enseignements : la douane n’a pas de prise sur la pensée, les armées ne l’exterminent pas, les remparts ne l’arrêtent pas, elle passe sous terre ; les idées sont dans l’air, elles sont partout, et les idées changent le monde[13].

De tout ce qui précède, il résulte que l’avenir, cet avenir si brillant, rêvé par les Russes, ne dépend pas d’eux ; qu’ils n’ont point d’idées à eux, et que le sort de ce peuple d’imitateurs se décidera chez les peuples à idées qui leur sont propres : si les passions se calment dans l’Occident, si l’union s’établit entre les gouvernements et les sujets, l’avide espoir des Slaves conquérants devient une chimère. De là le danger de les laisser s’immiscer dans notre politique et dans les conseils de nos voisins.

Est-il à propos de vous répéter que je parle sans animosité, que j’ai décrit les choses sans accuser les personnes, et que dans les déductions que j’ai tirées de certains faits qui m’épouvantent, j’ai tâché de faire la part de la nécessité ? j’accuse moins que je ne raconte.

J’étais parti de Paris avec l’opinion que l’alliance intime de la France et de la Russie pouvait seule accommoder les affaires de l’Europe ; mais depuis que j’ai vu de près la nation russe et que j’ai reconnu le véritable esprit de son gouvernement, j’ai senti qu’un puissant intérêt politique, appuyé sur le fanatisme religieux, la tient isolée du reste du monde ; et je suis de l’avis que la France doit chercher ses appuis parmi les nations dont les besoins s’accordent avec ses besoins. On ne fonde pas des alliances sur des opinions contre des intérêts. Où sont en Europe les besoins qui s’accordent ? ils sont chez les Français et les Allemands et chez les peuples naturellement destinés à servir de satellites à ces deux grandes nations. Les destinées d’une civilisation progressive, sincère et raisonnable, se décideront au cœur de l’Europe : tout ce qui concourt à hâter le parfait accord de la politique allemande avec la politique française est bienfaisant ; tout ce qui retarde cette union, quelque spécieux que soit le motif du délai, est pernicieux.

La guerre éclatera entre la philosophie et la foi, la politique et la religion, entre le protestantisme et l’Église catholique ; et de la bannière qu’arborera la France dans cette lutte colossale, dépendra le sort du monde, de l’Église, et avant tout de la France.

La preuve que le système d’alliance auquel j’aspire est bon, c’est qu’un temps viendra où nous n’aurons pas la liberté d’en choisir un autre. La politique russe met tout en jeu pour retarder ce moment : si elle réussit elle forcera les peuples de l’Allemagne à faire une révolution pour recouvrer leur indépendance.

Comme étranger, surtout comme étranger qui écrit, j’ai été accablé de protestations de politesse par les Russes ; mais leur obligeance s’est bornée à des promesses, personne ne m’a donné la facilité de regarder au fond des choses, Une foule de mystères sont restés impénétrables à mon intelligence.

Un an passé dans le pays m’aurait peu avancé ; les inconvénients de l’hiver m’ont semblé d’autant plus à craindre que les habitants m’assuraient qu’on en souffre moins. Ils comptent pour rien les membres paralysés, les traits du visage gelés ; je pourrais pourtant vous citer plus d’un exemple de ce genre d’accidents arrivés même à des femmes de la société, soit étrangères, soit russes ; et une fois atteint, on se ressent toute sa vie du coup qu’on a reçu ; quand on ne risquerait que d’incurables névralgies, le danger serait grand : je n’ai pas voulu braver inutilement ces maux et l’ennui des précautions qu’il faut s’imposer pour les éviter. D’ailleurs, dans cet Empire du profond silence, des grands espaces vides, des campagnes nues, des villes solitaires, des physionomies prudentes et dont l’expression peu franche fait trouver vide la société elle-même, la tristesse me gagnait : j’ai fui devant le spleen aussi bien que devant le froid. On a beau dire, quiconque veut passer l’hiver à Pétersbourg, doit se résigner pendant six mois à oublier la nature pour vivre emprisonné parmi des hommes qui n’ont point de naturel[14].

Je l’avoue ingénument, j’ai passé en Russie un été terrible, parce que je n’ai pu parvenir à bien comprendre qu’une très-petite partie de ce que j’y ai vu. J’espérais arriver à des solutions, je vous rapporte des problèmes.

Il est un mystère surtout que je regrette de n’avoir pu pénétrer, c’est le peu d’influence de la religion en Russie. Malgré l’asservissement politique de l’Église grecque, ne pourrait-elle pas conserver du moins quelque autorité morale sur les peuples ! elle n’en a aucune. À quoi tient la nullité d’une Église que tout semble favoriser dans son œuvre ? Voilà le problème. Est-ce le propre de la religion grecque de rester ainsi stationnaire en se contentant des marques extérieures du respect ? Un tel résultat est-il inévitable partout où le pouvoir spirituel tombe dans la dépendance absolue du temporel ? je le crois, mais c’est ce que j’aurais voulu pouvoir vous prouver à force de documents et de faits. Pourtant, je résumerai en peu de mots le dernier résultat des observations que j’ai faites sur les rapports du clergé russe avec les fidèles.

J’ai vu en Russie une Église chrétienne, que personne n’attaque, que tout le monde respecte, du moins en apparence : une Église que tout favorise dans l’exercice de son autorité morale, et pourtant cette Église n’a nul pouvoir sur les cœurs ; elle ne sait faire que des hypocrites ou des superstitieux.

Dans les pays où la religion n’est point respectée, elle n’est point responsable ; mais ici, où tout le prestige d’un pouvoir absolu aide le prêtre dans l’accomplissement de son œuvre, où la doctrine n’est attaquée ni par des écrits ni par des discours ; où les pratiques religieuses sont, pour ainsi dire, passées en lois de l’État ; où les coutumes servent la foi, comme elles la contrarient chez nous, on a le droit de reprocher à l’Église sa stérilité. Cette Église est morte, et pourtant, à en juger d’après ce qui se passe en Pologne, elle peut devenir persécutrice, tandis qu’elle n’a ni d’assez hautes vertus, ni d’assez grands talents pour être conquérante par la pensée ; en un mot, il manque à l’Église russe ce qui manque à tout dans ce pays : la liberté, sans laquelle l’esprit de vie se retire et la lumière s’éteint.

L’Europe occidentale ignore tout ce qu’il entre d’intolérance religieuse dans la politique russe. Le culte des Grecs réunis vient d’être aboli à la suite de longues et sourdes persécutions : l’Europe catholique sait-elle qu’il n’y a plus d’uniates chez les Russes ? sait-elle seulement, éblouie qu’elle est des lumières de sa philosophie, ce que c’est que les uniates[15] ?

Voici un fait qui vous prouvera le danger qu’on court en Russie à dire ce qu’on pense de la religion grecque et de son peu d’influence morale.

Il y a quelques années qu’un homme d’esprit, bien vu de tout le monde à Moscou, noble de naissance et de caractère, mais, malheureusement pour lui, dévoré de l’amour de la vérité, passion dangereuse partout, et mortelle dans ce pays-là, s’avisa d’imprimer que la religion catholique est plus favorable au développement des esprits, au progrès des arts, que ne l’est la religion byzantine russe ; il pensait là-dessus ce que je pense, et il a osé le dire, crime irrémissible pour un Russe. La vie du prêtre catholique, est-il dit dans son livre, vie toute surnaturelle ou qui du moins doit l’être, est un sacrifice volontaire et journalier des penchants grossiers de la nature ; c’est la preuve en action et incessamment renouvelée aux yeux d’un monde incrédule de la supériorité de l’esprit sur la matière ; sacrifice chaque jour recommencé sur l’autel de la foi, pour prouver aux plus impies que l’homme n’est pas soumis en tout à la force physique, et qu’il peut recevoir d’une puissance supérieure le moyen d’échapper aux lois du monde matériel ; puis il ajoute : « Grâce aux réformes opérées par le temps, la religion catholique ne peut plus employer sa virtualité qu’à faire le bien ; » en un mot, il prétendait que le catholicisme avait manqué aux grandes destinées de la race slave, parce que là seulement se trouve à la fois, enthousiasme soutenu, dévouement sans cesse renouvelé, charité parfaite et discernement pur ; il appuyait son opinion d’un grand nombre de preuves, et s’efforçait de montrer les avantages d’une religion indépendante, c’est-à-dire universelle, sur les religions locales, c’est-à-dire bornées par la politique ; bref, il professait une opinion que je n’ai cessé de défendre de toutes mes forces.

Il n’est pas jusqu’aux défauts du caractère des femmes russes dont cet écrivain n’accuse la religion grecque. Il prétend que, si elles sont légères, si elles n’ont pas su conserver sur leur famille l’autorité qu’il est du devoir d’une épouse chrétienne et d’une mère d’exercer chez elle, c’est qu’elles n’ont jamais reçu un véritable enseignement religieux.

Ce livre, échappé, je ne sais par quel miracle ou par quel subterfuge, à la surveillance de la censure, mit la Russie en feu : Pétersbourg et Moscou la sainte jetèrent des cris de rage et d’alarmes, enfin la conscience des fidèles se troubla tellement que d’un bout de l’Empire à l’autre on demandait la punition de cet imprudent avocat de la mère des Églises chrétiennes, ce qui n’empêchait pas l’écrivain téméraire d’être conspué comme novateur ; car… et ceci n’est pas une des moindres inconséquences de l’esprit humain presque toujours en contradiction avec lui-même dans les comédies qui se jouent en ce monde, le mot d’ordre de tous les sectaires et schismatiques, c’est qu’il faut respecter la religion sous laquelle on est né, vérité trop oubliée de Luther et de Calvin, qui ont fait en religion ce que bien des héros républicains voudraient faire en politique : de l’autorité à leur profit ; enfin, il n’y avait pas assez de knout, pas assez de Sibérie, de galères, de mines, de forteresses, de solitudes dans toutes les Russies pour rassurer Moscou et son orthodoxie byzantine contre l’ambition de Rome, servie par la doctrine impie d’un homme traître à Dieu et à son pays !

On attend avec anxiété l’arrêt qui va décider du sort d’un si grand criminel ; cette sentence, tardant à paraître, on désespérait déjà de la justice suprême, lorsque l’Empereur, dans son impassibilité miséricordieuse, déclare qu’il n’y a point lieu à punir, qu’il n’y a point de criminel à frapper ; mais qu’il y a un fou à enfermer : il ajoute que le malade sera livré aux soins des médecins.

Cette torture d’un nouveau genre fut appliquée sans délai, mais d’une façon si sévère que le fou supposé pensa justifier l’arrêt dérisoire du chef absolu de l’Église et de l’État. Le martyr de la vérité fut près de perdre la raison à lui déniée par une décision d’en haut. Aujourd’hui, au bout de trois années d’un traitement rigoureusement observé, traitement aussi avilissant qu’il était cruel, le malheureux théologien du grand monde commence seulement à jouir d’un peu de liberté ; mais n’est-ce pas un miracle !… maintenant il doute de sa propre raison, et sur la foi de la parole Impériale il s’avoue lui-même insensé !… O profondeurs des misères humaines !… En Russie, la parole souveraine, lorsqu’elle réprouve un homme, équivaut aujourd’hui à l’excommunication papale du moyen âge !!…

Le fou supposé peut, dit-on, maintenant communiquer avec quelques amis : on m’a proposé, pendant mon séjour à Moscou, de me mener le voir dans sa retraite ; la peur m’a retenu et même la pitié, car ma curiosité lui aurait paru insultante. On ne m’a pas dit quelle peine ont subie les censeurs du livre qu’il a publié.

C’est un exemple tout récent de la manière dont les affaires de conscience se traitent aujourd’hui en Russie. Je vous le demande une dernière fois, le voyageur assez malheureux ou assez heureux pour avoir recueilli de tels faits, a-t-il le droit de les laisser ignorer ? En ce genre, ce que vous savez positivement vous éclaire sur ce que vous supposez, et de toutes ces choses, il résulte une conviction que vous avez l’obligation de faire partager au monde si vous le pouvez.

J’ai parlé sans haine personnelle, mais aussi sans crainte ni restriction ; car j’ai bravé même le danger d’ennuyer.

Le pays que je viens de parcourir est sombre et monotone, autant que celui que j’ai peint autrefois était brillant et varié. En faire le tableau exact c’est renoncer à plaire. En Russie, la vie est aussi terne qu’elle est gaie en Andalousie ; le peuple russe est morne, le peuple espagnol plein de verve. En Espagne, l’absence de la liberté politique était compensée par une indépendance personnelle qui n’existe peut-être nulle part au même degré et dont les effets sont surprenants, tandis qu’en Russie, l’une est aussi inconnue que l’autre. Un Espagnol vit d’amour, un Russe vit de calcul ; un Espagnol raconte tout, et s’il n’a rien à cacher, il invente ; un Russe cache tout, et s’il n’a rien à raconter, il se tait pour avoir l’air discret, même il se tait sans calcul, par habitude, l’Espagne est infestée de brigands, mais on n’y vole que sur les grands chemins ; les routes de la Russie sont sûres, mais on est volé immanquablement dans les maisons ; l’Espagne est remplie de souvenirs et de ruines qui datent de tous les siècles ; la Russie date d’hier, son histoire n’est riche qu’en promesses ; l’Espagne est hérissée de montagnes qui varient les sites à chaque pas du voyageur ; la Russie n’a qu’un paysage d’un bout de la plaine à l’autre ; le soleil illumine Séville, il vivifie tout dans la Péninsule ; la brume voile les lointains des paysages de Pétersbourg qui restent ternes, même pendant les plus belles soirées de l’été : enfin les deux pays sont en tous points l’opposé l’un de l’autre, c’est la différence du jour à la nuit, du feu à la glace, du midi au nord.

Il faut avoir vécu dans cette solitude sans repos, dans cette prison sans loisir, qu’on appelle la Russie, pour sentir toute la liberté dont on jouit dans les autres pays de l’Europe, quelque forme de gouvernement qu’ils aient adoptée. On ne saurait trop le répéter, en Russie, la liberté manque à tout, si ce n’est, m’a-t-on dit, au commerce d’Odessa. Aussi l’Empereur, grâce au tact prophétique dont il est doué, n’aime-t-il guère l’esprit d’indépendance qui règne dans cette ville dont la prospérité est due à l’intelligence et à l’intégrité d’un Français[16] ; c’est pourtant la seule de tout son vaste Empire où l’on puisse de bonne foi bénir son règne.

Quand votre fils sera mécontent en France, usez de ma recette, dites-lui : « Allez en Russie. » C’est un voyage utile à tout étranger ; quiconque aura bien vu ce pays, se trouvera content de vivre partout ailleurs. Il est toujours bon de savoir qu’il existe une société où nul bonheur n’est possible parce que, par une loi de sa nature, l’homme ne peut être heureux sans liberté.

Un tel souvenir rend indulgent ; le voyageur rentré dans ses foyers peut dire de son pays ce qu’un homme d’esprit disait de lui-même : « Quand je m’apprécie, je suis modeste ; mais je suis fier quand je me compare. »


______
  1. Dickens l’a dit : « Le suicide est rare parmi les prisonniers, même il est presque inconnu ; mais nul argument en faveur du système [(*) La prison solitaire.] ne peut être raisonnablement déduit de cette circonstance, quoiqu’on s’en prévale souvent. Tous les hommes qui ont fait leur étude des maladies de l’esprit savent parfaitement bien qu’un abattement, qu’un désespoir assez profonds pour changer entièrement le caractère et pour anéantir toute force d’élasticité, toute résistance propre, peuvent travailler l’intérieur d’un homme, et s’arrêtent pourtant devant l’idée de la destruction volontaire ; c’est un cas fréquent. »
      (Philadelphie et sa prison solitaire. Voyage en Amérique, par Charles Dickens.)
      « Suicides are rare among the prisoners : are almost indeed unknown. But no argument in favour of the system can reasonably be deduced from this circumstance, although it is very often urged. All men who have made diseases of the mind their study, know perfectly well that such extreme depression and despair as to change the whole character and beat down all its powers of elasticity and self resistance, may be at work within a man, and yet stop short of self destruction. This is a common case. »
      (Philadelphia and its solitary prison. American Notes for general circulation, by Charles Dickens. Paris, Baudry’s edition, p. 135, 1842.) Le grand écrivain, le profond moraliste, le philosophe chrétien auquel j’emprunte ces lignes a non-seulement l’autorité du talent et d’un style qui grave ses pensées sur l’airain, mais son opinion fait loi dans cette matière si scrupuleusement étudiée par lui.
    (Note du Voyageur.)
  2. « Et sui d’opinion que n’erroyent les Perses estimans le second vice estre menstir, le premier estre debvoir, car debtes et mensonges sont ordinairement ensemble raillez. » Rabelais, livre III, chap. V, Pantagruel, p. 209.
  3. Voyez Lettre quinzième, vol. II, p. 109.
  4. Voyez la relation de la course à Schlusselbourg, vol. II.
  5. Voir la brochure de M. Tolstoï, citée dans le cours du voyage.
  6. Voyez l’histoire de la princesse Troubetzkoï, vol. III.
  7. Voyez plus haut l’histoire de Pawlow et bien d’autres faits semblables.
  8. Malgré tout ce qui précède, il peut être utile de dire que ceci ne s’adresse qu’aux masses, qui en Russie ne sont conduites que par la peur et la force.
  9. Écrit en 1839.
  10. Ces remontrances, qui n’outre-passaient pas, ce semble, les bornes du respect, ont été justifiées par les dernières allocutions de la cour de Rome.
  11. L’ignorance des choses religieuses est telle aujourd’hui qu’un catholique, homme de beaucoup d’esprit, à qui je lisais ce passage, m’interrompit : « Vous n’êtes plus catholique, me dit-il, vous blâmez le pape !!! » Comme si le pape était impeccable aussi bien qu’il est infaillible en matière de foi. Encore cette infaillibilité même est-elle soumise à certaines restrictions par les gallicans, qui pourtant croient être catholiques. Le Dante a-t-il jamais été accusé d’hérésie ? cependant quel langage ne tient-il pas à ceux des papes qu’il place dans son enfer ? Les meilleurs esprits de notre temps tombent dans une confusion d’idées qui eût fait rire les écoliers des siècles passés. Je répondis à mon critique en le renvoyant à Bossuet. Son exposition de la doctrine catholique, confirmée, approuvée, vantée en tout temps, et adoptée par la cour de Rome, justifie suffisamment mes principes.
  12. Écrit du vivant du feu roi de Prusse en 1839.
  13. Depuis que ceci a été écrit, l’Empereur permet le séjour de Paris à une foule de Russes. Il croit peut-être guérir les novateurs de leurs rêves en leur montrant de près la France qui lui est représentée comme un volcan de révolutions, comme un pays dont le séjour doit à jamais dégoûter les Russes des réformes politiques : il se trompe.
  14. Je trouve dans les lettres de lady Montagu, nouvellement publiées, une maxime des courtisans turcs applicable à tous les courtisans, mais surtout aux courtisans russes, ce qui veut dire à tous les Russes ; elle peut servir à marquer les rapports de plus d’une sorte qui existent entre la Turquie et la Moscovie : « Caressez les favoris, évitez les malheureux et ne vous fiez à personne. » Lady Mary Worlley Montagn’s Letters, p. 159, t. II.
  15. Depuis que ceci est écrit, plusieurs journaux ont publié l’allocution du pape aux cardinaux au sujet du fait que je viens de citer. Ce discours, inspiré par la plus haute sagesse, montre que le saint-père est enfin éclairé sur les périls que je signale, et que les vrais intérêts de la foi l’emportent aujourd’hui à Rome sur les considérations d’une politique mondaine. Voir plus haut la traduction de M. de Montalembert.
  16. M. le duc de Richelieu, ministre sous Louis XVIII.