La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 25

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 546-557).


XXV

Dernier tableau, scène première.


Trois mois se sont écoulés, nous sommes au mois de décembre de cette même année 1838 et nous trouvons Paris fort occupé, comme il l’est souvent, d’une affaire de cour d’assises.

Une cause appétissante, — une cause célèbre : « l’enmurement » de la rue de Jérusalem.

L’accusé était par lui-même un personnage suffisamment romanesque ; un beau jeune homme, doué de manières douces et distinguées, qui avait eu, pendant assez longtemps accès dans un monde difficile et qui, dans ce monde, avait produit une certaine sensation.

Un prince, un prétendant, un imposteur sans doute ; mais, en France, le faux Démétrius sera toujours beaucoup plus intéressant que le vrai.

Outre ce crime d’espèce hyperdramatique, l’assassinat de M. Jean Labre, emmuré dans la vieille tour faisant le coin du quai des Orfèvres et de la rue de Jérusalem, il y avait à la charge de Louis-Joseph-Nicolas, dit le prince ou le duc de Bourbon, plusieurs autres méfaits, parmi lesquels on distinguait le meurtre de la veuve Thérèse Soulas, si bien connue dans le quartier de la préfecture.

Ce meurtre avait eu lieu au loin, en Normandie, où le prétendu fils de Louis XVII avait été le héros d’un roman très original.

Nous avons dû le dire déjà : Mathurine Goret et sa légende ne sont pas à la portée des imaginations parisiennes. Les cancans badauds avaient transformé la sordide Maintenon de l’Orne en une intrigante à trois poils, jolie, spirituelle, ambitieuse : une manière de Diana Vernon normande qui ne faisait pas mal du tout dans l’histoire.

Les uns lui donnaient vingt ans, les autres quarante ; c’était une ingénue ou une grande coquette ; l’ingénue était morte d’amour, la grande coquette avait été poignardée.

Dans l’une et l’autre version, la conspiration venait admirablement.

Mais ce qui émoustillait surtout les amateurs, ce que nous avons gardé pour la bonne bouche, c’est que l’assassin de Jean Labre et de Thérèse Soulas passait pour être affilié à ce groupe de mystérieux malfaiteurs qui jamais n’avaient satisfait la curiosité publique en s’asseyant sur les bancs de la cour d’assises : les Habits-Noirs.

On disait que le faux prince était un Habit-Noir, un maître ; peut-être même était-ce l’HABIT-NOIR, le grand chef des Frères de la Merci.

L’attente générale, du reste, ne devait pas languir longtemps. La session était commencée et l’affaire du faux prince arrivait une des premières au rôle.

Le 11 décembre, veille du jour où l’assassin de Jean Labre devait comparaître devant ses juges, on payait cinq louis les places réservées, chez le brave Chavot, marchand de « faveurs d’audience, » qui demeurait alors au coin de la rue de Glatigny, à quinze pieds sous terre.

Il était poli avec les dames.

Voici ce qui arriva vers neuf heures du soir par un temps sombre et froid qui mettait le nez des passants sous leurs manteaux.

Un fiacre s’arrêta au coin de la rue Harlay-du-Palais, sur le quai des Orfèvres.

Deux hommes en descendirent.

L’un d’eux paya le fiacre, qui s’en alla.

Les deux hommes attendirent quelques minutes ; il y en avait un grand et un petit ; le grand, bien campé, était boutonné dans un gros paletot ; le petit tremblait de froid sous une douillette de soie noire ouatée qui le faisait ressembler à un vieux prêtre.

Ils marchèrent ensemble vers la rue de Jérusalem.

Le grand fredonnait, le petit grelottait, disant :

— Que veux-tu, l’Amitié, j’avais un faible pour ce garçon-là. Il avait de l’économie. Je lui aurais donné ma petite Fanchette avec plaisir. Est-ce bien décidé ? Voyons !

— Un imbécile ! gronda le grand. L’affaire Champmas manquée ; manquée, l’affaire Goret ! Est-ce qu’il fallait attendre l’apoplexie ? Papa, c’est réglé : on le liquide.

Le petit laissa échapper un gros soupir.

Ils tournèrent le coin de la rue de Jérusalem.

Quand ils passèrent sous le réverbère, vous n’eussiez certes point reconnu cet excellent colonel Bozzo, non plus que son compagnon, M. Lecoq de La Perrière.

Tous deux étaient grimés mieux que des comédiens.

Lecoq demanda à un garçon du père Boivin la chambre no 9.

— Prise, répondit le garçon. Il y a le 7 et le 8.

— Deux litres au 8, deux jambons et deux bries.

Le no 8 était l’ancienne chambre de Paul Labre, le no 7 l’ancienne gargote de maman Soulas, le no 9 la chambre Gautron-à-la-craie-jaune.

Le père Boivin, redoutant désormais les soupes rivales, avait, depuis le départ de Thérèse Soulas, transformé tout le dernier étage de son immeuble en cabinets particuliers.

Lecoq aida le vieux colonel à monter.

— C’est une drôle d’histoire, papa, dit-il quand on fut dans la mansarde. Le frère cadet était ici où nous sommes, le frère aîné entra là… porte à côté. Le hasard !… C’était cet idiot de Nicolas qui vous avait mis en tête la manie des grands plans, combinés comme des mélodrames à compartiments. Le général se porte bien, je l’ai vu hier avec sa petite fille. Corbiche ! elle est mignonne à croquer, malgré le plongeon, là-bas, sous le Pont-Neuf. Moi, je ne combine pas de plans, mais vous allez voir comme l’opération va rouler.

Le garçon entra avec les objets demandés. On lui ordonna de ne point revenir. M. Lecoq ferma la porte et dit :

— Papa, j’aime les marrons tout tirés du feu. M. Paul Labre va encore nous servir. Il est là, au no 9, qui fait ses affaires et les miennes… Un joli garçon, hé ? Voilà du temps que nous nous connaissons tous deux et sa carte d’inspecteur est de vieille date.

Il revint s’asseoir auprès du colonel et tira sa montre.

— Dans une demi-heure, reprit-il, ce sera notre tour. Attendons.

De l’autre côté de la cloison, dans cette chambre sinistre où Jean Labre avait été égorgé, il y avait quatre hommes réunis.

Les trois premiers portaient de misérables costumes ; le quatrième avait une toilette tout battant neuve : redingote-propriétaire d’un drap noisette superfin, pantalon écossais à carreaux, bottes vernies et chapeau de soie, luisant comme du jais.

Il était jeune, les trois autres avaient de l’âge ; il était fier, souriant, radieux, les trois autres avaient la tête basse, l’œil triste et craintif, le dos voûté, les jambes tremblantes. Ils se ressemblaient tous les trois par leur abattement profond : ils avaient l’air de trois oiseaux de nuit qu’on eût arrachés de leur trou et portés tout à coup en pleine lumière.

Nous avons vu, une fois déjà, ces trois hommes au même lieu, accomplissant l’acte qui faisait maintenant leur trouble et leur épouvante.

Ils avaient nom Coyatier, dit le marchef ; Landerneau, dit Trente-troisième, et Lambert, dit Coterie.

Comme l’autre fois, ils étaient munis d’instruments ; les mêmes : Coyatier avait son pic, Coterie ses ustensiles de maçon, Landerneau ses outils de menuisier.

Le jeune homme élégant était notre ami Pistolet. Son riche costume ne lui allait peut-être pas à merveille, sa redingote le gênait aux entournures. La vilaine peau de sa joue glabre regrettait un peu le voisinage du col bleu de sa blouse et le drap de sa casquette pelée, mais il était content de lui-même au plus haut point, et, à la place du berger Pâris, laissant les trois déesses, ex æquo, il eût certainement gardé pour lui seul le prix de la beauté.

— L’aspect de la localité vous incommode, dit-il après un silence et d’un ton véritablement oratoire, je conçois ça : j’ai aussi un tantinet le trac, comme elles disaient à Bobino, quoique n’y ayant pas participé à la sanglante péripétie du soir que je fis la fin du matou à maman Soulas. J’avais les passions de cet âge-là, les femmes et la limonade, ça aurait pu me mener loin ; mais, minute ! je m’ai extirpé Mèche, malgré la force de mon inclination.

Il soupira et poursuivit :

— Faut savoir se couper un cor ; m’étant rangé par l’héritage du bancroche et ma position de son seul tuteur, pour plus d’un milliard de rentes dont nous jouirons tous deux dans la haute société. Soyez calmes, on pourrait vous faire du chagrin, c’est sûr, mais j’ai déjà assez taquiné le marchef, le long du bateau à charbon, par mes têtes et renfoncements qu’il n’y voyait que du feu, sous l’eau. Je ne lui en veux plus.

— Vous êtes un bon petit jeune homme, monsieur Clampin, gronda le marchef avec une feinte humilité. Aussi, vous voyez qu’on est venu à votre invitation.

— Pas si gaîment qu’à la noce, dites donc ! Vous êtes tous trois retirés du commerce. Ça vous démange, l’envie de rentrer dans le sein de vos familles… Attention ! je vous ai relancés pour obliger M. Paul Labre.

À ce nom, les trois misérables eurent le même frisson.

Pistolet continua en se posant :

— C’est un jeune baron de mes amis, moins fortuné que nous deux le bancroche, mais bon enfant, comme quoi, j’ai consenti à délaisser pour un instant mon pupille dont je fais son éducation de fond en comble avec tous premiers maîtres pour lui apprendre les sciences et à lire. J’ai dit : Puisque j’ai commencé cette affaire-là sous M. Badoît, je la perfectionnerai, M. le baron consentant à ce que les trois gredins aillent se faire pendre ailleurs, pourvu qu’ils mettent sa conscience en repos en lui nommant le vrai coupable de la malheureuse catastrophe de son frère aîné…

— Ça ne se peut pas ! interrompit Coyatier d’un air sombre.

— On est tenu par le cou ! ajouta Coterie.

Et Landerneau s’écria :

— Autant se jeter par la fenêtre, la tête sur le pavé ?

— Et aussi, poursuivit paisiblement Pistolet, en mettant le même Paul Labre à proximité de recueillir les restes mortels de son même frère, pour lui rendre enfin les derniers devoirs des pompes funèbres, marbrier et concession à perpétuité au Père-Lachaise : nous savons que le corps n’est pas sorti d’ici.

Les trois bandits se regardèrent.

— Sans quoi, conclut Pistolet, rendez-vous général au procureur du roi. J’ai tout dit. On vous donne trois minutes pour réfléchir mûrement.

Le marchef releva la tête, et sa prunelle rendit un fauve éclat.

— Bon ! fit le gamin, tu as encore du sang dans les yeux, malgré ta profession paisible de faire téter du poison aux vieilles femmes ! Je la connais, ta licherie. Sois calme. M. Badoît est en bas. À la besogne !

Les trois misérables hésitèrent encore un instant, puis le marchef dit :

— Allons ! faut passer par là. Avant que Toulonnais sache la chose, on aura peut-être le temps de filer en Angleterre.

Landerneau, sans prononcer une parole, attaqua la boiserie.

Le panneau situé auprès de la fenêtre, du côté de l’ancienne mansarde de Paul Labre, fut désarticulé en un clin d’œil.

Pendant cela, Coterie versait de l’eau dans son auge et tenait le plâtre prêt.

Coyatier donna le premier coup de pic dans la muraille nue qui sonna creux.

En ce moment, on frappa à la porte du carré. Les trois bandits s’arrêtèrent et firent front comme des animaux féroces qu’on viendrait relancer dans leur cage.

Coyatier se ramassa sur ses vigoureux jarrets et gronda :

— Petit, si tu nous as vendus, ton compte est fait !

Pistolet se prit à rire et alla ouvrir la porte en disant :

— J’achète et je ne vends pas, butors que vous êtes. À bas les mains ! c’est le frère de la victime qui vous accorde la permission d’aller vous faire guillotiner plus loin, à cause qu’il vous méprise comme de vils instruments, et moyennant des aveux complets, nécessaires à la punition du grand coupable en chef.

Il ouvrit. Paul Labre entra, suivi de Badoît qui portait une boîte de forme oblongue.

La chambre était si petite qu’une fois la porte refermée, les nouveaux arrivants touchaient presque les bandits.

La première fois que Coyatier avait attaqué le mur, trois ans auparavant, il avait eu à faire une besogne longue et difficile. Aujourd’hui, ce fut bien différent. Quelques coups de pic brisèrent la mince couche de plâtre et mirent à nu des ossements rongés par la chaux vive : ce n’était déjà plus un squelette.

Paul Labre, le front pâle et couvert d’une sueur froide, commença son interrogatoire.

À ses questions, les trois assassins répondirent nettement et avec une sorte de respect.

Le résumé de leurs déclarations se peut faire ainsi :

On attendait le général comte de Champmas ; un homme vint qui fut égorgé à sa place. L’homme s’appelait Jean Labre ; on avait appris cela par les papiers trouvés dans sa valise. Le lendemain, à l’aide de ces papiers, Landerneau, dit Trente-troisième, avait eu l’audace de se présenter chez maître Hébert, notaire, rue Vieille-du-Temple, pour se faire délivrer un legs appartenant à la victime.

Le partage des valeurs contenues dans la valise avait permis aux trois bandits de se cacher et de pratiquer diverses méchantes industries.

Ils affirmaient avec conviction qu’ils étaient devenus « honnêtes gens. »

Néanmoins, ils avouaient avoir levé mensuellement un tribut sur le véritable entrepreneur du crime, M. Nicolas, dit le prince, ou le duc de Bourbon.

C’était une scène étrange, car, pendant qu’ils parlaient, M. Badoît et Pistolet recueillaient avec soin les débris humains entassés dans le trou et les plaçaient dans la boîte oblongue.

Quand cette tâche fut terminée, Paul Labre prit lui-même la boîte et sortit sans prononcer une parole, M. Badoît le suivit.

Pistolet, avant de les imiter, dit :

— J’ai déjà fait pincer une fois le marchef, c’est assez, n’ayant jamais appartenu au gouvernement. J’ai fréquenté Mme Landerneau, honorablement, elle est belle femme. M. le baron n’irait peut-être pas jusqu’à se gêner de vous cueillir, si on avait besoin de votre témoignage en justice. C’est de vendre vos frusques et d’aller vers d’autres rivages, voir si le printemps s’avance. Je vas souper à trente francs par tête dans un cabinet particulier avec le bancroche et des dames de la première noblesse. J’ai besoin de ça pour me remettre, n’étant plus habitué à vos odeurs du peuple. Bonsoir. Si vous me rencontrez dans la rue, prière de ne pas me saluer.

Les trois assassins restèrent seuls et comme abasourdis.

Le marchef se remit le premier ; il redressa sa taille d’athlète, racornie par la terreur, et s’écria :

— Sont-ils bêtes !

Coterie et Landerneau échangèrent une poussée en témoignage de leur allégresse.

— En besogne ! ordonna Coyatier, le Badoît pourrait revenir. Bouchons ça en deux temps, et à la baraque !

Le plâtre frémit aussitôt dans l’auge de Coterie, tandis que Coyatier et Landerneau préparaient le panneau.

Ils travaillaient déjà avec un entrain admirable, lorsque la porte s’ouvrit pour la troisième fois, donnant passage à deux hommes, un grand et un petit.

— Un instant, mes agneaux, dit le plus grand des deux hommes, dont le large visage disparaissait presque sous les bords de son feutre mou. Il fait jour !

Ce fut comme si la foudre fût tombée au milieu des trois assassins.

— Toulonnais ! firent-ils tous à la fois avec un accent d’indicible terreur.

— Bonsoir, mes enfants, bonsoir, dit à son tour le plus petit des nouveaux arrivants.

— Le Père-à-tous ! murmurèrent les bandits tremblants.

Ils avaient conscience de leur trahison, ils savaient que jamais le châtiment ne se faisait attendre.

M. Lecoq ajouta :

— N’ayez pas peur. Vous allez trop vite à l’ouvrage, voilà tout. Puisque nous avons ici une armoire vide, nous allons y mettre quelque chose avant de la fermer, hé, pas vrai, papa ?