La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 24

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 534-545).


XXIV

« Coupez la branche ! »


Nous savons qu’il faisait jour parfois à minuit pour les Habits-Noirs. Il faisait jour chaque fois que la ténébreuse association appelait ses membres à l’œuvre.

Il faisait nuit, au contraire, dès que la retraite était sonnée.

Et quand ce commandement sinistre était lancé, comme aujourd’hui, au beau milieu d’une dangereuse opération, il signifiait, la plupart du temps, que l’association abandonnait un ou plusieurs de ses membres à la grâce du hasard et à leurs propres ressources.

Ainsi voit-on parfois, en temps de guerre, la raison supérieure du salut de tous, forcer un vaillant général d’armée à laisser sans secours des bataillons entourés par l’ennemi.

C’est souvent la douloureuse condamnation de ces témérités, dont le succès eût fait des actes d’héroïsme immortel.

« Il fait nuit, » dans la langue sacramentelle des Frères de la Merci et de leur successeurs, les Habits-Noirs, impliquait aussi expressément la condamnation des troupes trop engagées.

C’était la peine passive, infligée, au nom de l’intérêt général, à l’imprudence ou au malheur.

La peine active, celle qui nécessitait un exécuteur des hautes œuvres de la confrérie, s’exprimait par une autre locution métaphorique dont nous avons parlé déjà.

On disait, en ce cas : « Coupez la branche. »

Cette explication suffit pour donner à penser au lecteur combien étaient différentes les impressions de ceux qui avaient entendu prononcer les bizarres paroles : « Il fait nuit. »

Il y avait parmi les fonctionnaires un étonnement sans arrière-pensée, les membres de la conspiration se demandaient la signification de ce mystérieux mot d’ordre, les gens de Paris, sachant qu’ils étaient tout près d’une solennelle péripétie, attendaient, inquiets et frappés.

C’était une heure solennelle et dangereuse pour tous.

Les plus haut placés dans le conseil ne savaient pas bien eux-mêmes le secret de la puissance cachée qui menait la confrérie.

Le colonel était le chef nominal, mais d’autres influences dominaient la sienne. Lecoq et Nicolas, jeunes tous deux et tous deux forts, avaient tour à tour emporté la balance, et l’opulente affaire à la tête de laquelle se trouvait en ce moment Nicolas, lui donnait un réel avantage dans la circonstance actuelle.

Mais, d’un autre côté, jusqu’à présent, tous ceux qui avaient fait ombrage à Lecoq étaient morts.

Le trouble du prince fut profond, mais vivement réprimé.

Il ne s’attendait pas à ce coup en même temps perfide et audacieux qui établissait un duel privé sur le terrain même où se livrait une bataille générale.

Il promena un regard assuré sur l’assemblée et dit, essayant de faire tomber sur autrui l’anathème mystérieux :

— Je ne connais pas cet homme et je demande que justice soit faite.

Sa main étendue montrait Louveau.

Le regard de celui-ci glissa entre ses paupières demi-fermées.

— Messieurs, prononça Lecoq froidement et en s’adressant aux gens de Paris, le colonel et moi, nous sommes les témoins de M. Nicolas. L’accusation dont il semble devenir l’objet est tellement inattendue…

— Tellement invraisemblable ! interrompit le colonel.

— Tellement invraisemblable, répéta Lecoq, et nous sommes si intéressés à la voir tomber devant la vérité que j’adjure M. le commissaire de police de continuer publiquement l’interrogatoire. Pour ma part, je ne puis croire que notre ami ait des relations avec un pareil homme !

— À la bonne heure ! fit le chevalier. Moi, j’en mettrais ma main au feu.

Le commissaire intima de nouveau au prisonnier l’ordre de répéter ses aveux.

— Quoi donc ! répliqua cette fois Troubadour, la chance n’y est pas. Si j’avais trouvé M. Chamoiseau dans la forêt, entre quatre z’yeux, j’aurais eu sa peau, pas vrai ? Mais il y a le petit bonhomme avec qui j’ai voyagé dans la patache d’Alençon, et ce petit-là est un malin singe. — S’il fait nuit, c’est bon, allumez la chandelle ! Quoi donc, le prince ! c’est prince comme moi, et duc comme ma savate ! Ça paie mal. Je n’ai eu presque rien pour la femme Soulas, hier, et aujourd’hui je n’aurais pas eu davantage pour M. le baron, là-bas… Mais il me tenait par le cou, et il me disait : Travaille ou je t’attache un boulet à la patte ! Je m’en moque, maintenant, c’est fini de rire. J’en ai pour la perpétuité ou pour mieux que ça. Bonsoir, les voisins, tant pis pour moi, tant mieux pour ce gueux de Chamoiseau ! Hé ! Nicolas ! M. le baron l’a échappée belle, mais te voilà dégommé !

— Je m’amuse ! ponctua Pistolet. Vous en faut-il un quarteron de plus, monsieur le commissaire ? Demandez, on va vous servir.

Son regard espiègle caressait M. Lecoq.

— Messieurs, prononça lentement le beau Nicolas, personne ici n’ignore ni ma position ni mes infortunes. La malédiction semble poursuivre en moi la dernière goutte d’un sang illustre. Je ne m’abaisserai pas à prononcer un seul mot pour repousser une pareille accusation. Que m’importait cette malheureuse femme, Thérèse Soulas ? Qu’avais-je besoin d’accepter le cartel de M. le baron ? Quoi de commun entre moi et ce rebut de l’humanité que mes cruels ennemis ont lâché contre moi comme un chien féroce ? Je remercie ceux qui m’ont aimé, je pardonne à ceux qui me persécutent. Puisque la France n’a plus de toit où je puisse abriter ma tête je m’exilerai… C’est ce qu’on veut sans doute.

— C’est ce qu’on veut ! s’écria le fougueux chevalier, c’est tout ce qu’on veut ! Ah ! le gouvernement est habile.

— Résistons ! opina le neveu du Molard, par les armes !

— Sachons mourir ! clamèrent les Portier de la Grille.

Les dames de la conspiration pleuraient à chaudes larmes.

L’ancien élève de l’école opéra sa retraite en disant avec dignité :

— Malheureux roi ! malheureuse France !

Le général de Champmas semblait, depuis quelques instants, faire effort pour contenir Paul Labre.

— Colonel Bozzo, dit-il enfin, je crois sincèrement que vous avez été trompé comme beaucoup d’autres par cet homme. Votre erreur doit avoir cessé. Je ne puis, posé comme je le suis en adversaire du gouvernement, exercer aucune influence sur ses employés. Je vous adjure de vous prononcer.

— Général ! ah ! général ! répliqua le vieillard en gémissant, je suis navré… écrasé ! Ne me demandez rien, vous parlez à un mort ! Je suis sûr que je ne m’en relèverai pas !

Paul Labre se dégagea de l’étreinte de M. de Champmas, et fit un pas vers les fonctionnaires.

— Messieurs, dit-il, tous ceux qui ont été accusés ici doivent rester sous la main de la justice. J’offre de me constituer prisonnier sur l’heure.

— Pourvu qu’on coffre Son Altesse Royale, bien entendu, acheva Pistolet.

L’embarras des autorités était au comble. Elles se consultaient et se disputaient.

Le commissaire de police mit fin au débat en déclarant sèchement au juge de paix :

— Vous n’y entendez rien, et j’ai mes instructions formelles !

Les intrigues des Habits-Noirs étaient bâties à chaux et à sable. Nul ne saurait dire où s’arrêtaient leurs aboutissants. M. Lecoq lui-même avait puissamment contribué à dresser autour de « l’affaire » le rempart qu’il lui plaisait de saper maintenant, au prix d’une perte immense.

M. Lecoq était un terrible assiégeant, mais son effort s’émoussait contre son propre ouvrage : les instructions, venues de haut et de loin.

Les gens de Paris, qui avaient attentivement interrogé la physionomie des fonctionnaires, marquèrent un point au fils de saint Louis. L’abbé X… et le docteur Samuel se rapprochèrent de lui, disant tout bas :

— Nous sommes avec vous, prince, tenez ferme.

Il y avait, en faveur de Nicolas, les millions de Mathurine Goret.

En même temps, la conspiration, dont les membres étaient tous armés et s’enhardissaient jusqu’à l’héroïsme, à voir l’attitude gênée de l’autorité, prenait corps et se massait autour de son roi comme une garde fidèle.

Le colonel restait entre deux, fort abattu en apparence, mais gardant parmi les rides de ses vieilles joues son sourire sceptique et matois.

Il s’ébranla pourtant quand il vit Lecoq lui-même aller vers le prince et lui dire, avec sa brusque rondeur :

— Prince, il n’est plus besoin de cacher votre titre, puisque c’est ici le secret de la comédie. Mon avis est qu’un gouvernement s’honore en donnant à ses agents ces consignes de noble et large tolérance. Personne ici ne vous soupçonne ; d’ailleurs on connaît votre demeure. Ceux qui voudront vous trouver vous trouveront ; éloignons-nous.

— C’est cela ! s’écria le bon vieux colonel. Nous n’avons plus rien à faire ici. Venez, mes bons petits enfants.

Les Habits-Noirs étaient groupés comme au début de la scène. Lecoq tenait le centre du groupe.

Il ajouta très bas, mais d’un accent qui mit du froid dans toutes les veines :

— Papa ! laissez-moi conduire la chose. Que personne ne bouge : Il fait toujours nuit !

Son regard et celui du prince se choquèrent. Ce dernier gronda entre ses dents serrées :

— Ne me pousse pas à bout, Toulonnais-l’Amitié !

Lecoq se mit à rire, et son rire déchirait comme une morsure.

— Parce que tu vaux des millions, pour nous, n’est-ce pas ? dit-il. Nicolas, pauvre Nicolas, tu ne vaux plus une pièce de six liards ni pour toi ni pour nous ; hé, bonhomme ! Tes millions sont à tous les diables. Mathurine Goret est tombée d’apoplexie ce matin.

— Et morte ? firent ensemble tous les Habits-Noirs.

— Et morte, répéta Lecoq. C’est pour cela qu’il fait nuit pour toi en plein midi, Nicolas.

Le prince avait reculé comme s’il eût senti le froid d’une vipère à ses pieds.

— Il fait nuit, dit-il à son tour, d’un ton de résolution désespérée. À Dieu vat ! Coupez la branche !

Il porta son mouchoir blanc à son front comme pour en essuyer la sueur.

Un coup de feu éclata aussitôt sous bois.

Lecoq chancela en étouffant un cri de douleur.

— Je savais bien qu’il y avait plus d’un loup dans le fourré, dit Pistolet. Allons, Chamoiseau ! à nous deux ! en chasse !

— Que personne ne bouge ! cria Lecoq impérieusement. C’est une égratignure.

Une ligne sanglante balafrait sa joue que la balle avait effleurée.

Il avait fait un signe au vicomte Annibal Gioja qui s’inclina jusqu’à terre en présentant un pli ouvert à Paul Labre.

Paul jeta les yeux sur le contenu du pli et changea de couleur.

Sans prononcer une parole, il marcha vers le groupe des Habits-Noirs.

Nicolas, en le voyant approcher, se prit à trembler.

Comme les gens de Paris s’écartaient, au commandement muet de Lecoq, pour laisser passer Paul Labre, le faux prince recula jusqu’au milieu des membres de la conspiration en balbutiant :

— Défendez-moi, on en veut à ma vie !

Les hobereaux se formèrent bravement en ligne et les gendarmes, en vérité, arrivèrent à la rescousse, soutenus par l’autorité. Les instructions étaient bonnes.

Paul était sans armes.

Il ne leva même pas la main, et pourtant il passa entre les deux fils Portier de la Grille, écartés à droite et à gauche comme si le choc d’un bélier les eût séparés.

Il saisit le prince au collet, au moment même où celui-ci mettait le pistolet à la main et dit :

— Moi, Paul Labre, baron d’Arcis, inspecteur de police, je vous arrête au nom du roi !

Et se tournant vers les gendarmes qui approchaient, précédant l’autorité, il ajouta :

— Voici ma carte d’agent. Je vous somme de prêter main-forte à la loi.

Après quoi il chancela et tomba entre les bras du général comte de Champmas qui l’avait suivi.

En tombant, il murmura :

— J’avais juré de mourir avant d’en revenir là. Mais j’avais juré aussi que, s’il le fallait, j’irais jusque-là pour venger mon frère. Je n’ai pas menti, j’en mourrai !

La carte portait les signatures voulues et le timbre de la sûreté. Elle déléguait P. Labre, « inspecteur de police » pour exercer dans le département de l’Orne.

C’était « la chose » apportée par le courrier du matin, et dont M. Lecoq s’était enquis auprès de Mme la comtesse de Clare.

On dit que là-bas, dans les jungles de l’Inde, les bêtes féroces se livrent entre elles d’effrayants et magnifiques combats. Sans cela, les brahmanes l’affirment, il n’y aurait plus une créature humaine entre l’Indus et le Gange.

En Europe, nous n’avons pas de tigres, et je sais un proverbe qui déclare que les loups ne se mangent pas entre eux.

Il ne faut pas croire aveuglément aux proverbes : cette sagesse des nations est sujette à radoter quelquefois.

Les chacals de nos savanes civilisées se mordent, Dieu merci, souvent, se déchirent et s’étouffent. Les gens bien informés prétendent que les meilleurs ennemis de nos loups sont des loups.

M. Lecoq était vainqueur.

La mort subite de Mathurine Goret, qui anéantissait tout d’un coup le crédit du beau Nicolas, arrivait trop bien à point pour ne pas exciter les soupçons des Habits-Noirs ; mais, dans cette terrible boutique de crime, tout point marqué compte. C’est là que règne surtout la religion du fait accompli.

À quoi bon aller au fond des choses quand le résultat tient lieu de loi ?

En réalité, personne ne prit la peine d’éclaircir par une enquête la question de savoir si l’apoplexie foudroyante de la reine Goret était de bon aloi ou non. À part l’opportunité un peu exagérée de la catastrophe, il est certain que l’ancienne mendiante buvait de l’eau-de-vie deux fois plus qu’il n’en fallait pour crever comme une chienne brûlée.

On trouva dans la ruelle de son lit trois bouteilles de « remède » au lieu d’une : elles étaient vides.

On ne trouva absolument rien dans le bahut qui lui servait de coffre-fort.

Elle eut l’enterrement des pauvres. Personne n’y assista, sinon ce pauvre bon garçon de vicaire qu’elle appelait Fanfan.

On parla un peu dans les champs et autour du foyer du méchant petit couteau de l’éclopé Vincent, mais on se gaussa surtout, pendant toute une semaine, de cette richesse fantasmagorique qui avait un instant ému tout le pays.

Les gens de Paris partirent le lendemain ; ils emportaient, par le fait, un butin respectable. Le château neuf fut mis en vente.

Mais tout n’était pas dit.

Un mois après, une véritable nuée de gens de loi s’abattit sur le pays.

Gars, filles, métayers et métayères furent bien forcés de croire à l’invraisemblable opulence de l’ancienne mendiante.

Malgré la brèche faite par les Habits-Noirs, malgré le ravage des hommes d’affaires, malgré la mauvaise foi des prête-noms et la trahison de la plupart des fidéicommissaires, malgré les frais de toute sorte, le pillage judiciaire et le sac procédurier, une fortune territoriale sortit de là, haute, large, solide, monumentale, on peut le dire, une fortune qui est encore, à l’heure où nous sommes, la plus considérable de toute la France de l’Ouest.

Le maître de ces richesses était Vincent Goret, le mutilé aux trente-cinq sous de casse.

Pas n’est besoin d’ajouter que, depuis lors, de très illustres rats sont entrés dans ce fromage.

On l’a timbré d’un titre ducal. — Et ainsi va le monde.

En même temps que les Habits-Noirs roulaient vers Paris, en poste, dans une bonne berline, dont l’intérieur présentait le modèle de la plus parfaite concorde, le malheureux fils de saint Louis était dirigé sur la prison d’Alençon, en compagnie de Paul Labre et de Clampin, dit Pistolet.

Louveau avait été remis à la garde de Chamoiseau, son destin.

Paul, usant de sa carte seulement pour forcer l’arrestation du prince, s’était volontairement constitué prisonnier.

À moitié chemin d’Alençon, Pistolet lui dit tout bas :

— Monsieur le baron, les affaires avant tout, pas vrai ? J’ai fait un héritage dans la personne d’un bancroche millionnaire qui m’attend, laissé en gage à l’auberge de La Ferté-Macé. Faut surveiller ça. Au prochain relais, je vais vous tirer ma révérence, à cette fin que mon autre protégé ait quelqu’un qui sait la manière de s’en servir dans les conjectures délicates où va le plonger son quine à la loterie. Il y a des années que je suis porté vers vous par ma sympathie, avec le regret de n’avoir pas eu plus d’occasions de vous fréquenter. Ça va se présenter dorénavant, à cause de l’héritage du bancroche, déjà cité, non content que l’entrée des premiers salons de la capitale en découle. On ne peut pas vous garder en prison, c’est clair ; mais le Nicolas n’aurait qu’à se réconcilier avec son Lecoq, hein ? En voilà un troisième rôle pour le théâtre de la Gaîté !… M. Badoît, que j’estime, quoique supérieur à lui par l’intelligence, vous dira que j’ai tous les aboutissants de l’épisode Gautron à la craie jaune. Quand ça sera mûr, faites-moi signe, par ce même Badoît qui saura mon adresse, et je perdrai encore volontiers un jour ou deux pour faire un cinquième acte à ce drame-là et astiquer le dénouement imprévu du dernier tableau.

La carriole qui contenait les prisonniers s’arrêta. On changea de chevaux.

Deux heures après, Pistolet éveillait Vincent Goret à l’auberge du Cygne de la Croix et disait, après lui avoir annoncé la mort de sa mère :

Bêta, si tu veux me nommer ton tuteur, jure-moi obéissance. Je te donnerai tout à cuire et à bouillir, pris sur ta légitime, et de l’éducation, lavage en grand, linge propre, souliers cirés, cinq repas par jour, avec le gloria. C’est à toi d’accepter ton bonheur, sans quoi, je t’abandonne, incapable de dépenser plus de 75 centimes par jour, à l’état naturel de ton ignorance !