La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 23

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 522-533).


XXIII

« Il fait nuit. »


Six heures sonnant, deux voitures débouchèrent au carrefour du Foux, sous la Belle-Vue.

L’une, venant du château neuf Goret, contenait le fils de saint Louis, M. Lecoq de La Perrière et le vénérable colonel Bozzo, qui avait froid de si bon matin et se pelotonnait dans sa douillette ; l’autre n’avait que deux hôtes, M. le baron d’Arcis et le général comte de Champmas.

Les routes aboutissant à l’étoile, le carrefour, la plate-forme, la forêt, tout semblait parfaitement désert, et certes, c’était là un lieu bien choisi pour un duel, car, de tous côtés, autour de la rencontre des chemins, en marchant deux ou trois cents pas, il était facile de trouver, sous bois, des terrains propices.

Dans chacune des voitures il y avait une boîte de combat.

Le général et Paul Labre descendirent les premiers.

La voiture des « gens de Paris » s’était arrêtée à une cinquantaine de pas de l’étoile, sur la route qui descendait des Nouettes.

Le prince et ses deux compagnons mirent pied à terre.

Lecoq avait la main dans celle du prince ; ils semblaient être les meilleurs amis du monde.

— Tout cela, dit Lecoq, est admirablement arrangé. Vous avez tout réglé, tout prévu, le diable lui-même ne trouverait pas à mordre dans votre plan. Où est Louveau ?… Tiens ! tiens ! le Paul Labre a trouvé un second : le général !

Le doigt du prince désigna furtivement le taillis, à droite de la plate-forme, en réponse à cette question : Où est Louveau ?

— Bonne portée ! approuva Lecoq. Et vous êtes sûr de la gendarmerie ?

— Le mot d’ordre est venu de Paris, répondit le beau Nicolas ; on me ménage à outrance… Et, après tout, le général n’est que toléré.

M. Lecoq lui serra encore la main.

— En vérité, fit-il, c’est dommage de n’avoir pas de spectateurs pour une comédie si bien montée !

Le fils de saint Louis répliqua :

— Nous aurons pour spectateurs tous nos amis, car je les ai fait supplier de ne pas venir.

Lecoq sourit.

Le colonel murmura avec une tendre émotion :

— Moi, j’ai toujours soutenu que notre Nicolas avait du talent, beaucoup de talent. L’union fait la force ; aimez-vous comme des frères… Et en besogne, mes chéris. Après la séance, je déjeunerai avec bien du plaisir.

Les deux groupes se rencontrèrent au centre du rond-point. Le général de Champmas salua le colonel Bozzo avec une respectueuse courtoisie. Le colonel lui dit :

— Un bien joli temps, ce matin, général. Je ne voulais pas croire que ce fût vous.

— J’éprouve le même étonnement à vous voir ici, répondit M. de Champmas.

— Messieurs, déclara Lecoq avec importance, je vous prie de ne point motiver votre surprise réciproque. Sur le terrain, chacun doit s’abstenir de toute parole pouvant blesser l’un ou l’autre des deux adversaires.

Il vous avait, en vérité, l’air d’un raffiné d’honneur.

— Attendez-vous quelqu’un, Monsieur le baron ? ajouta-t-il. La présence d’un seul témoin ne me paraît pas régulière.

— Un seul témoin suffit pour faire une déclaration, repartit M. de Champmas.

— Ah ! ah ! fit Lecoq, il ne s’agit que d’une déclaration ? Alors, s’il vous plaît, pourquoi cet objet ?

Il désigna d’un geste moqueur la boîte de combat que le général tenait à la main.

— Pour vous, si vous êtes un honnête homme, monsieur, répliqua gravement M. de Champmas. Je suis habitué à estimer, à vénérer le colonel Bozzo, que j’ai rencontré autrefois dans des circonstances qui l’honorent et dans un monde que je respecte. Vous, je ne vous connais pas ; mais je connais celui-ci, ajouta-t-il en se tournant tout d’une pièce vers le prince : on ne se bat pas avec un homme de sa sorte.

La « scène du duel » comme l’avait désignée d’avance notre ami Pistolet, ne se dessinait pas d’une façon ordinaire.

Paul Labre avait les yeux sur le beau Nicolas qui affectait un air de superbe indifférence.

— Connaissez-vous la véritable position sociale de l’homme que vous outragez, Monsieur ? demanda Lecoq avec emphase.

— Oui, répondit le général, je la connais.

— Auriez-vous vraiment quelque sérieuse objection ?… commença encore Lecoq.

Le général l’interrompit, disant d’une voix nettement accentuée :

— Cet homme est un imposteur, cet homme est affilié à une association de malfaiteurs dont il est peut-être le chef et qui porte un nom redouté : les Habits-Noirs ; cet homme a essayé de m’assassiner ; cet homme a assassiné Jean Labre, frère de M. le baron d’Arcis.

Le colonel joignit ses mains maigres et tremblantes.

— Les Habits-Noirs ! répéta-t-il avec une sainte horreur. Ah ! grand Dieu !

M. Lecoq le calma du geste ; le prince souriait avec dédain.

— Ce n’est pas encore commencé, dit une voix chuchotant derrière la haie d’un champ voisin. Arrivez !

C’était le neveu du Molard, appelant le chevalier et la chevalière Le Camus de la Prunelaye qui se hâtaient maritalement à travers les blés coupés.

Le neveu du Molard et le chevalier étaient armés en guerre.

Dans le sentier qui descendait la rampe, on put voir les deux jeunes messieurs Portier de la Grille, munis chacun d’un fusil et de deux pistolets, qui se glissaient à pas de loup.

En même temps, au sommet du belvédère, la silhouette de l’ancien élève de l’école, M. Lefébure, futur ministre des travaux publics, se dessina. Il avait un sabre et une lorgnette de spectacle.

Partout, sur les six routes, on voyait maintenant un mouvement de gens à pied, à cheval et en voitures. La conspiration venait au secours de son chef.

— Parfait ! dit Lecoq à l’oreille du prince. Ah ! mon gaillard, c’est mené !

— Il a du talent comme un ange ! murmura le colonel, qui ajouta en serrant le bras de Lecoq :

— Toi, l’Amitié, je n’aime pas ton air. Tu montes un coup…

— Allons donc ! fit M. de la Perrière. Voici les gendarmes.

Il était radieux.

Et, en effet, une escouade de gendarmerie à cheval sortait du bois en ce moment. Le brigadier qui commandait n’était pas Chamoiseau.

À quelques pas de l’escouade, les autorités de La Ferté-Macé marchaient en bon ordre.

— Superbe ! dit Lecoq, magnifique ! complet !

— Mes chers Messieurs, reprit-il en s’adressant à Paul Labre et au général, j’ai ouï causer vaguement de ces Habits-Noirs. Ce sont d’adroits coquins, à ce qu’il paraît, car on ne les voit pas souvent en cour d’assises. Parlons net, maintenant que nous ne sommes plus seuls, car je ne vous cache pas que l’idée d’un duel nous paraissait aussi absurde qu’à vous… et la chose singulière, c’est que nous avions les mêmes motifs pour cela. Vous avez prononcé les premiers le mot assassinat, nous le répétons après vous ; mais il ne s’agit plus de l’honorable comte de Champmas, dont la santé me paraît parfaite, ni de feu M. Jean Labre, de qui M. le baron d’Arcis a bel et bien hérité, il s’agit d’un meurtre malheureusement certain et actuel, du meurtre de Thérèse Soulas… et je voudrais exprimer ma pensée sans blesser le général ; mais nous ne nous serions pas attendus à le voir du côté du meurtrier.

Sur le visage de Paul il y avait une pâleur mortelle. Il voyait le piège ouvert sous ses pas : il sentait la main irrésistible qui l’y poussait.

Il n’avait pas encore prononcé une parole ; il dit :

— Ces hommes sont-ils donc vraiment plus forts que la vérité et que la loi !

— Ils font ce qu’ils peuvent, murmura le vieux colonel à l’oreille du prince dont il s’était rapproché. C’est une jolie aventure. As-tu vu, mon bon chéri, comme l’Amitié a été de franc-jeu ? Il t’adore !

— Sur Dieu, sur la mémoire de son père, sur tout ce qui est sacré, s’écria en ce moment Paul Labre, révolté contre le mensonge qui l’écrasait, je jure que cet homme a tué Thérèse Soulas comme il a tué mon bien-aimé frère !

Il y eut autour de lui un grand murmure, car la foule s’était formée.

Les gendarmes, immobiles maintenant, avaient laissé passer l’autorité, à savoir : M. le juge de paix, son greffier et le commissaire de police.

Ces trois fonctionnaires avaient salué le fils de saint Louis avec une sorte de dévotion.

— Moi, je jure, dit M. Lecoq, qu’à l’heure où le coup de fusil a été tiré et nous l’avons tous parfaitement entendu, M. Nicolas était au milieu de nous, en son château, sis au lieu des Nouettes, et je somme nos amis et voisins de porter témoignage.

Ce fut un cri général, une formidable clameur faite de toutes les réponses croisées. La conspiration entière témoigna d’une seule voix, les hommes, les femmes et l’ancien élève de l’école.

— J’y étais, dit le chevalier de la Prunelaye. Son Altesse… j’entends M. Nicolas, venait de finir son café au lait. Je le jure !

— C’était l’heure du grand lever, je le jure ! ajouta Poulain l’affûteur. Qu’on me donne à empoigner cet oiseau-là. On n’a pas besoin de ces frileux de gendarmes.

— Quand le coup de fusil est parti, cria un Portier de la Grille, le prince tournait ses pouces. Je le jure !

Mme Le Camus de la Prunelaye dit : — Et comme Son Altesse royale tourne bien ses pouces !

Du Molard, le neveu, ajouta :

— Je le jure !

— Je le jure ! répéta ce bon vieux colonel, qui ajouta en pinçant, comme un espiègle qu’il était, la main du fils de saint Louis :

— Comme ce l’Amitié y va, bibi, c’est un cœur !

Lecoq y allait supérieurement, en effet. C’était lui qui menait l’affaire.

Successivement, cependant, la plupart des gens de Paris étaient arrivés.

Il y avait évidemment convocation, et personne n’avait cru au duel, en dehors des naïfs de la conspiration.

Mme la comtesse de Clare descendit de son équipage, accompagnée par son fidèle Annibal Gioja, chevalier d’honneur de la reine Goret ; on voyait dans les groupes le docteur Samuel, l’abbé X…, Cocotte, Piquepuce, Mlles Pruneau et Mèche.

Mme la comtesse de Clare se plaça à côté du prince.

Quand elle passa devant Lecoq, celui-ci lui demanda tout bas :

— La poste est-elle arrivée ?

La comtesse répondit affirmativement. Lecoq demanda encore :

— Avons-nous la chose ?

La comtesse de Clare montra du doigt Annibal, qui salua en souriant.

— Messieurs, dit Lefébure (de l’école) aux autorités, je n’ai pas de conseil à vous donner, mais il est temps de faire cesser ce scandale. Vous êtes fixés, agissez. S’il le faut, j’ajoute mon témoignage à ceux que vous possédez déjà : il a la valeur de mon caractère. Je le jure !

Simple maître de forges, ce Lefébure avait la majesté d’une table de logarithmes.

Il eût décoré un ministère.

L’autorité s’ébranla à sa voix, bien que les divers fonctionnaires chargés des destinées du canton ne fussent pas sans éprouver quelque hésitation. Le juge de paix risqua cette opinion que M. le commissaire de police n’avait pas droit d’arrêter un citoyen sans mandat, hors du cas de flagrant délit.

La conspiration s’impatientait et parlait d’empoigner le général avec Paul Labre.

On songeait à faire un coup d’État.

— Avancez, brigadier ! cria en ce moment une voix retentissante sous le fourré, à droite de la plate-forme. Pour le coup, je m’amuse ! Je vous avais dit que je vous dénicherais votre Troubadour. Ai-je menti ? En cherchant bien, on en trouverait d’autres !

— Qu’est cela ? demanda M. Lecoq d’un air sincèrement étonné, encore des gendarmes ! Il en pleut, aujourd’hui !

Chamoiseau sortait du bois, à pied, tenant d’une main la bride de son cheval, de l’autre une forte corde qui serrait le cou de Louveau, dit Troubadour, lequel se laissait traîner la tête basse et les mains dans ses poches.

Les autorités, il faut l’avouer, furent bien aises de cette diversion qui donnait du temps et qui promettait de dessiner la situation.

Mais le prince pâlit, et ce bon colonel regarda M. Lecoq d’un air inquiet.

Derrière le brigadier Chamoiseau, son gendarme venait à cheval, et derrière encore M. Badoît, précédant Pistolet qui avait ses mains dans ses poches aussi, mais la tête haute, le chapeau sur l’oreille, le nez au vent, un vrai vainqueur !

— Messieurs et dames, dit-il, on patauge ici drôlement, sans vouloir affronter les fonctionnaires. Voilà Louveau, dit Troubadour, le coupable de la veuve Soulas, pauvre femme ! que j’ai l’honneur de vous présenter en récidive de forçat libéré et autres. Il n’est pas beau, mais on ne se fait pas, et M. Chamoiseau l’a contre-pincé, comme il dit, par mon canal, embusqué là, sous l’ombrage, avec son fusil chargé, amorcé et armé, dans l’intention de conférer une balle à M. le baron d’Arcis, au cas où on se serait battu en duel, ce matin.

Il prit le fusil des mains du gendarme et vint l’apporter au centre du cercle formé par les assistants.

— Voilà l’objet, ajouta-t-il en posant l’arme à terre.

Badoît s’était approché de Paul Labre.

Il lui dit tout bas :

— Faudra donner une mâle de gratification à ce petit-là, Monsieur le baron.

— Bonjour, général ! cria de loin Pistolet, qui salua militairement ; vous en aviez de crânes cigares à bord du Robert-Surcouf, au début de mes voyages. Bien content de vous voir en bonne santé. On va s’amuser.

Les membres de la conspiration écoutaient et regardaient sans comprendre.

Les gens de Paris s’étaient groupés autour du prince, qui conservait son attitude dédaigneuse, bien qu’un tremblement léger agitât par intervalles les coins de ses lèvres.

Le brigadier Chamoiseau, droit sur ses jambes bottées et campé fièrement, avait lâché le licou qui retenait Louveau pour le saisir par le bras.

À l’endroit où sa robuste main meurtrissait les muscles du bandit, on pouvait lire, sur sa peau gonflée : « À bas Chamoiseau ! »

Le hasard a de ces jeux.

— L’enfant dit vrai, prononça-t-il avec gravité, malgré qu’il possède l’extérieur d’un méchant galopin. C’est la troisième fois que je plonge cet animal-là dans les fers. Mon aspect bien connu a été pour lui la tête de Méduse : il a exhalé un grognement de sauvage dans quoi on a discerné l’aveu qu’il était là pour tricher dans un duel à l’arme à feu…

— Je ne souffrirai pas qu’on insulte Son Altesse Royale ! s’écria le chevalier de la Prunelaye. Ce sont évidemment des manœuvres de la quasi-légitimité !

Le prince lui imposa silence d’un geste magistral.

Mais l’autorité avait entendu.

— Monsieur le chevalier, dit le juge de paix, le gouvernement peut avoir pitié de certaines folies, quand elles restent douces. Soyez prudent, s’il vous plaît !

La chevalière fut obligée d’entourer de ses bras le futur préfet de l’Orne pour l’empêcher de saisir ses pistolets. Toute la conspiration frémissait. Les deux fils Portier de la Grille eurent un instant la pensée de crier aux armes et de destituer Louis-Philippe sur place, séance tenante.

Quelque chose de plus sérieux se passait entre cet excellent colonel et M. Lecoq.

Le premier avait mis ses lunettes à cheval sur son nez. Il dit, après avoir examiné curieusement Pistolet :

— L’Amitié, tu joues gros jeu. C’est le petit d’hier. Songe qu’il y a des millions derrière notre ami Nicolas.

Lecoq haussa les épaules et répondit :

— Derrière Nicolas, il n’y a rien du tout. La Goret avait le cou trop court. Gare aux attaques !… D’ailleurs, ajouta-t-il, je prends tout sur moi. L’association est en péril ; je la sauve.

Le vieillard remit ses lunettes dans leur étui, et se rapprocha du prince qui lui dit tout bas :

— Je savais que Toulonnais trahissait : il est perdu.

Le colonel, au lieu de répondre, interrogea d’un regard aigu les visages des Habits-Noirs.

Tous étaient impassibles.

Pendant cela, le commissaire de police demandait à Pistolet :

— Qui êtes-vous, l’ami ?

— Un jeune homme de Paris, répondit notre gamin, formé par de nombreux voyages à l’étranger, sans position officielle, mais ayant été plusieurs fois mélangé à l’autorité par occasion. N’ayant pas sur moi de passeport, je ne demande pas mieux que d’aller au violon, pourvu qu’on procède régulièrement et qu’on arrête aussi Troubadour et son cornac, M. Nicolas, à cette fin que la cause se présente devant une justice plus centrale et moins villageoise que vous.

— Assurez-vous de cet homme, ordonna le commissaire qui fit en même temps à Chamoiseau signe d’approcher avec son prisonnier.

Pistolet alla de lui-même se mettre entre deux gendarmes.

Le commissaire de police, s’adressant à Louveau qui tenait les yeux baissés d’un air stupide, lui enjoignit de renouveler ses aveux.

Louveau garda le silence.

En ce moment, une voix sourde que chacun put entendre, sans que personne sût d’où elle partait, prononça ces étranges paroles :

Il fait nuit !

Les assistants se regardèrent étonnés, car le soleil du matin inondait le paysage.

Le prince était devenu plus pâle qu’un mort.

Les gens de Paris, d’un mouvement instinctif, s’éloignèrent de lui, à l’exception de M. Lecoq, qui, seul, au milieu de tous ces visages inquiets, gardait une contenance tranquille.