La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 26

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 558-563).


XXVI

Dernière scène du dernier tableau.


En quittant la rue de Jérusalem, la voiture de Paul Labre se dirigea le long des quais vers le faubourg Saint-Honoré où était situé l’hôtel du général comte de Champmas.

Depuis quelques semaines, le général avait obtenu l’autorisation de résider à Paris.

Quant à Paul lui-même, son arrestation avait été suivie d’une mise en liberté immédiate.

L’intrigue si laborieusement ourdie contre lui se dénouait d’elle-même, parce que la main qui avait tendu le piège s’était retirée. Le fils de saint Louis, prisonnier, ne pouvait plus rien.

Et les anciens complices de cet homme avaient intérêt à détruire son œuvre.

Il était environ dix heures du soir quand Paul se fit annoncer chez le général.

Il fut introduit sur-le-champ.

— Comme vous êtes pâle, ami, lui dit M. de Champmas en lui tendant la main.

— Monsieur le comte, répliqua Paul, je viens vous faire mes adieux. J’ai rempli aujourd’hui le dernier devoir qui pût encore me retenir à Paris. Demain, je pars.

— Et où allez-vous, baron ?

Tout en faisant cette question, le général, pesant sur la main de Paul, l’attirait vers le canapé placé au coin de la cheminée. Ils s’assirent tous les deux.

Paul Labre répondit :

— Je ne sais… loin, très loin.

— Et pour ne jamais revenir ? prononça le général à voix basse.

Paul répéta d’une voix triste :

— Pour ne jamais revenir.

M. de Champmas lui serra la main de nouveau et se borna à dire :

— Baron ! vous laissez ici de bons amis.

Il y eut un silence. Paul Labre avait les yeux baissés. Le général l’examinait à la dérobée.

— Voulez-vous me dire quel devoir vous avez accompli, baron ? demanda tout à coup M. de Champmas.

Paul tressaillit comme si on l’eût arraché à un rêve.

Quand il prit la parole pour raconter ce qui venait de se passer dans la maison de la rue de Jérusalem, un peu de rouge monta à sa joue.

— J’avais besoin, dit-il en terminant, d’acquérir une certitude au sujet de la culpabilité de cet homme. C’est moi qui l’ai arrêté. Je suis vis-à-vis de lui comme un juré : son innocence m’eût condamné.

Pendant qu’il parlait, le général le regardait toujours.

— Paul, dit-il, mon pauvre Paul, vous êtes un malade d’esprit et de cœur.

Et comme le jeune homme relevait les yeux sur lui, il ajouta :

— J’ai bien un peu le droit de me mêler de cette affaire, puisque c’était moi que ces coquins voulaient frapper. Vous êtes allé chercher la vérité au fin fond de l’enfer, votre âme est digne et bonne… mais laisser vivre un assassin, c’est se rendre complice des meurtres qu’il peut commettre dans l’avenir.

Paul resta froid et murmura :

— Il se peut. Cette idée-là m’est venue.

— Et pensez-vous, poursuivit M. de Champmas, que le témoignage des trois instruments du crime ne soit point nécessaire au châtiment du vrai coupable ?

Paul baissa la tête et ne répondit point.

— Vous partez, continua encore M. de Champmas, avant même de savoir si votre frère sera vengé ?

Les deux mains de Paul couvrirent son visage.

— Je n’ai pas besoin qu’on me le dise, prononça-t-il d’une voix très altérée. J’ai souvent eu peur d’être fou… Mon frère me voit, sans doute ; il aura pitié de moi. Le voilà qui va dormir en terre sainte, et moi, j’irai si loin, si loin…

— Cela s’appelle fuir, Monsieur le baron, interrompit brusquement le général, et fuir est d’un lâche !

Le sourire de Paul exprima une mélancolie profondément découragée.

— Oh ! fit-il, vous ne pouvez pas me blesser. Vous dites vrai : toute ma vie j’ai fui ; le jour où j’ai sauvé Suavita, j’essayais de fuir jusque dans la mort !

— Et Suavita vous sauva, murmura M. de Champmas.

Le regard de Paul sembla chercher quelque chose au lambris.

Il y avait eu jadis trois portraits dans le salon de l’hôtel de Champmas : celui de feu la comtesse et ceux des deux sœurs, Ysole et Suavita.

La boiserie gardait une marque carrée qui indiquait la place où le portrait d’Ysole n’était plus. Les yeux de Paul se remplirent de larmes.

Le général fronça le sourcil.

Paul n’y prit point garde et murmura :

— Où est-elle, à présent ? Que fait-elle ?

C’était une très grande pièce, meublée de velours sombre. Le portrait de la mère et celui de la fille se faisaient face. Toutes les portes étaient closes, excepté une qui s’ouvrait vis-à-vis de la cheminée.

Le silence qui suivit laissa entendre un bruit au-delà de cette porte.

C’était comme la respiration d’un enfant endormi.

— Paul, dit le général, si vous aimez encore celle qui n’est pas digne de votre amour, je ne vous retiens plus. Adieu.

Il se leva dans un mouvement de colère.

Paul l’imita.

— Adieu, murmura-t-il à son tour.

Et, tandis qu’il s’éloignait lentement, il ajouta :

— Soyez bien heureux… elle surtout, la chère, la douce enfant qui me rattacha un jour à la vie !

Paul avait la main sur le bouton de la porte.

Dans la chambre voisine, il y eut un cri faible et douloureux. Le général s’élança et disparut.

Paul ne lâcha point le bouton, mais il se prit à écouter.

On aurait pu entendre les battements de son cœur dans sa poitrine.

— Qu’as-tu, chérie ? demanda le général dans la pièce voisine.

— Père, répondit une voix qui était mélodieuse comme un chant, tu as bien fait de mettre ainsi mon lit près de toi, et tu fais bien de ne me quitter jamais. Dès que je m’endors, j’ai ce rêve, ce rêve cruel : je les vois tous deux…

— Tais-toi ! interrompit tout bas M. de Champmas.

La main de Paul quitta le bouton, et il fit un pas dans l’intérieur du salon.

— Pourquoi me taire ? murmura la douce voix. Je me suis tue longtemps, bien longtemps… Et peut-être qu’il m’aimerait, si j’avais pu lui dire comme je l’aime !

Son père lui ferma la bouche d’un baiser.

Paul étreignait son cœur à deux mains.

Il entendit l’enfant qui disait encore :

— Père, écoute mon rêve ; ce n’était pas celui de tous les jours : je rêvais qu’il partait et que j’étais encore muette. J’offrais à Dieu ma vie pour une parole. Tout à coup, il s’est élevé une voix en moi, une voix qui n’avait pas besoin de mes lèvres et qui lui disait tout au fond de mon cœur : j’ai vécu par vous, est-ce par vous que je vais mourir ?

Paul, sans se rendre compte de son action, avait traversé le salon. Il était debout sur le seuil de la chambre à coucher.

— Sortez, Monsieur ! lui cria le général.

Au lieu d’obéir, Paul continua de marcher et vint s’agenouiller près du lit.

Suavita se pencha vers lui, souriante, et lui donna son front à baiser.

Il n’y eut pas une parole prononcée, mais le général les réunit tous deux, pressés sur sa poitrine.


Vers ce même moment, le brillant et courtois vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante courait les rues de Paris dans un simple fiacre dont le cocher était notre ancienne connaissance, Piquepuce, un des écuyers de la pauvre reine Goret.

Le charmant vicomte avait un compagnon qui semblait en proie à une allégresse folle.

Il y avait de quoi, en vérité ; le compagnon était un noyé, sauvé de l’eau au moment où il perdait le souffle, un damné sorti de l’enfer : le beau Nicolas, arraché à sa cellule de la Conciergerie par une de ces miraculeuses évasions dont les Habits-Noirs seuls avaient le secret.

— Mon cher garçon, disait-il, hier, quand j’ai entendu le surveillant murmurer à mon oreille ces bienheureux mots : Il fera jour demain, je me suis dit tout de suite : Lecoq est mort ; on a dû couper la branche. Est-ce le bon colonel qui a fait cela ?

— Le colonel est fin comme l’ambre, répondit Gioja. Ce Lecoq tournait au tyran.

— Comment l’a-t-on supprimé ?

Annibal répondit :

Mme la comtesse avait envoyé des cèpes de la forêt d’Andaine : ils se sont trouvés vénéneux.

— Cette chère Marguerite ! s’écria Nicolas en riant. J’avais déjà songé aux champignons là-bas : Lecoq les aimait… Mais allons-nous faire dix lieues dans Paris, vicomte ?

Les stores du fiacre étaient baissés.

Annibal répliqua :

— On ne saurait prendre trop de précautions.

La voiture s’arrêta presque aussitôt après.

La portière fut ouverte par Cocotte qui était là en sentinelle et qui dit :

— Rabattez votre chapeau, relevez vos collets : il ne faut pas échouer au port.

Le beau Nicolas était prudent par nature. Il sortit du fiacre, tout occupé à cacher son visage et sans regarder ni à droite ni à gauche.

On le poussa dans une allée noire et humide qui avait vaguement odeur de cabaret.

Au bout de l’allée était un escalier tournant.

— Où diable suis-je ici ? demanda-t-il.

— Rue Mauconseil, chez l’abbé, lui fut-il répondu.

— L’abbé est bien mal logé… Montons.

On monta trois étages, une porte fut poussée et le faux prince se trouva dans une chambre de forme octogone, très petite, où il y avait cinq hommes et un large trou, pratiqué dans le mur.

Sur les cinq hommes, trois étaient armés de couteaux.

Les deux autres avaient des cravates noires sur la figure.

À la vue du prince, ceux qui étaient armés de couteaux reculèrent terrifiés et Coyatier dit :

— M. Nicolas ! un Habit-Noir !

D’un mouvement pareil, le prince avait voulu faire aussi un pas en arrière, mais la porte par où il venait d’entrer s’était refermée.

L’un des deux hommes masqués dit :

Il fait nuit ! Coupez la branche !

— Lecoq ! balbutia le prince terrifié.

— Bonhomme, répondit le terrible Toulonnais-l’Amitié, c’est toi qui avais inventé le tour. Tu aurais parlé demain à l’audience, nous t’épargnons la cour d’assises… Allons, marche !

Quand onze heures sonnèrent à l’horloge du Palais, la chambre no 9 était en ordre et sa boiserie intacte ne présentait aucun indice révélateur.


Longtemps après, en l’année 1843, le baron Labre d’Arcis et sa femme, Suavita de Champmas, reçurent une lettre de faire-part, datée de Saint-Pétersbourg, qui leur annonçait le mariage de Mlle Ysole Soulas avec le prince Woronslow, aide de camp de S. M. l’empereur de toutes les Russies.

Cinq ans après encore, quelques mois avant la révolution de 1848, Paul et Suavita firent un voyage à La Ferté-Macé pour visiter la tombe du général comte de Champmas, mort l’automne précédent.

Il y avait une sœur de charité accoudée sur le marbre.

Elle serra Suavita sur sa poitrine, tendit la main à Paul et s’éloigna sans prononcer une seule parole.

C’était Ysole, toujours belle, mais morne, jusque dans le repentir.

Suavita fut distraite en priant pour son père.

Mais, le soir, Paul la mena par la main sur la pelouse du château de Champmas où trois beaux enfants blonds accoururent vers eux en secouant leurs chevelures bouclées.

Et pendant que la jeune mère, car Suavita n’avait pas encore vingt-six ans, s’enivrait de baisers et de caresses, Paul lui dit avec le beau sourire des heureux :

— Que Dieu lui donne la paix comme il m’a donné le bonheur !


FIN.