La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 12

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 396-407).


XII

Lettre anonyme.


L’idée ne vint même pas à Paul Labre et à Mlle de Champmas qu’un crime pouvait avoir été commis auprès d’eux.

La route de Mortefontaine se cachait derrière les taillis de châtaigniers, à partir de l’étoile même. De la plateforme on n’apercevait point la partie du chemin dominée par la roche au pied de laquelle Louveau, dit Troubadour, s’était posté en embuscade.

Aucun cri, aucune plainte n’avait suivi le coup de feu, et le bruit bien connu du sanglier perçant le fourré éloignait toute supposition ne se rapportant point au braconnage.

— J’ai vu le gaillard qui tient ainsi l’affût en plein midi, murmura Paul. Il n’est pas du pays et n’a pas bonne mine.

Ysole avait le pied à l’étrier ; elle écoutait encore d’un air indécis et inquiet.

— Ne serait-ce point sur nous qu’on a tiré ? pensa-t-elle tout haut.

Et avant que Paul Labre pût répondre, elle ajouta :

— Monsieur le baron, le fait seul d’avoir été vu avec moi vous créerait de mortels ennemis.

— Mademoiselle, répliqua Paul, non point à cause de moi, mais à cause de vous, nous devons nous séparer ici. Vous m’avez confié votre vengeance et aussi le soin de votre sûreté, car il ressort de vos paroles qu’une menace pèse sur vous. J’espère que votre confiance ira jusqu’à me laisser le choix des moyens à prendre pour vous faire libre et vengée.

— Soyez prudent, dit Mlle de Champmas, qui mit son doigt sur sa bouche souriante, songez que vous ne vous appartenez plus !

— Je songe que je ne saurais payer à trop haut prix les seuls instants de vraie joie que j’aie eus en ma vie. Vous m’en avez assez dit pour qu’il soit superflu de m’indiquer ma route. Il s’agit de l’homme qui dirige « la conspiration ? »

— Il s’agit du maître du Château-Neuf, en effet. Vous êtes seul, et il est entouré d’une année.

— Retournez chez votre père, Ysole. J’ai hâte de vous dire mon secret comme vous m’avez donné le vôtre. Demain, à cette même heure, revenez au lieu où nous sommes, je vous y apporterai votre vengeance et votre liberté.

— Que comptez-vous faire ? demanda Mlle de Champmas, qui se mit en selle. Dites-le-moi, je vous en prie.

— Je ne suis pas un bien grand seigneur, répondit Paul, mais mon père était soldat et gentilhomme. Il n’y a pas deux façons de tuer un homme.

Il baisa la main d’Ysole et s’éloigna à grands pas en perçant à travers bois.

Ysole resta un instant pensive à écouter le bruit de sa marche.

— Il est beau, il est bon, dit-elle enfin. Et comme il m’aime !

Sa cravache effleura le garrot de son joli cheval qui se mit à descendre au pas la pente escarpée.

— Oh ! reprit-elle, je l’aimerai… Hop ! Amour !… Je veux l’aimer ! je le veux !

Amour dansa sur place et ne voulut point se lancer. Il avait ce joli nom, le cheval fleur de pêcher de Mlle de Champmas.

— Et pourtant, pensa encore Ysole, ce n’était pas un chevalier errant que je cherchais, mais bien un séide. J’ai peur de sa perfection ; il est sans défaut comme le pieux Énée… J’aurais préféré… Oh ! l’autre me fait trembler.

Amour prit le petit galop, parce qu’on arrivait au bas de la montée.

Ysole avait du rouge aux joues.

Elle fit volter son cheval pour enfiler la route de Mortefontaine et se dit :

— Il n’est pas permis d’être fille d’Ève à ce point-là. Je veux l’aimer, je l’aimerai… Nous irons loin d’ici, bien loin, et je naîtrai à une nouvelle vie…

Ce dernier mot finit en un petit cri de surprise.

Sur la route de Mortefontaine, un homme venait à pied, la tête penchée sur une lettre qu’il paraissait lire attentivement.

D’un coup d’œil, Ysole avait reconnu le général de Champmas, son père.

Elle fit volter une seconde fois Amour et se lança à pleine course dans une allée qui conduisait sous bois.

Au bout de deux minutes et au premier détour de l’allée, Amour se cabra, effrayé par un homme qui était assis par terre au bord du chemin, essuyant avec un soin minutieux la cheminée de son fusil et l’intérieur du canon.

— Est-ce vous qui avez tiré ici près, l’ami ? demanda Ysole en s’arrêtant.

— Ici près, où ? questionna l’homme au lieu de répondre.

Mlle de Champmas regardait de côté sa méchante mine et ses bras velus, tout chargés de tatouages, car c’était bien Louveau, dit Troubadour, marqué comme un mouchoir, « pour pas qu’on le perde, » selon l’expression de notre ami Pistolet.

— Sous la Belle-Vue-du-Foux, expliqua Ysole.

— Non fait, repartit l’homme. Est-ce qu’on a tiré de ce côté-là ? Je n’ai pas entendu : je suis dur d’oreilles.

— Et qu’avez-vous tué ?

— Bredouille, ma belle jeune dame. À ces heures-ci, les bêtes se méfient… La femme et les enfants auront beau crier la faim, ce soir, à la maison.

Ysole lui jeta une pièce d’argent et passa.

Troubadour empocha l’aumône et continua de nettoyer le fusil qui venait de tuer la mère d’Ysole.

À cinq cents pas de là, commençait le parc du Château-Neuf Goret.

Ysole ralentit le pas de sa monture.

En approchant d’une ouverture à claire-voie qui regardait la campagne, elle dit :

— Doucement, Amour !

— Présent, bébelle, fit une voix derrière la grille. Avons-nous enfin armé notre chevalier ?

— Il va le provoquer en duel, répondit Ysole sans s’arrêter.

— L’imbécile ! Je l’ai vu grimper la route qui mène au château. Il faut que j’assiste à cette scène-là… et que je vous revoie avant ce soir, bébelle.

— Je reviendrai, dit Mlle de Champmas. J’ai besoin de vous parler : je l’aime.

Un large éclat de rire se fit entendre derrière la claire-voie.

Les gaîtés de M. Lecoq étaient toujours bruyantes.

Thérèse Soulas était couchée en travers de la route de Mortefontaine, juste sous la roche où Louveau avait tenu l’affût. Celui-ci, tirant à une vingtaine de pas tout au plus, l’avait littéralement foudroyée.

Elle était tombée dans la poussière, sans pousser un seul cri.

Le général de Champmas, qui montait la route à pas lents, se dirigeant vers l’étoile, n’aurait eu désormais qu’à lever la tête pour la voir.

Il n’était pas séparé d’elle par une distance de plus de trente toises.

Mais le général était complètement absorbé par la lecture d’une lettre qu’il tenait à la main.

Cette lettre, il l’avait trouvée au château en revenant de la promenade.

Elle était datée de Paris et portait le timbre du bureau de poste de la préfecture.

Elle n’avait point de signature.

D’ordinaire, les gens de sens droit et de bon cœur, comme était le général de Champmas, méprisent les lettres anonymes.

Mais celle-ci, paraîtrait-il, était une lettre anonyme d’espèce particulière, car c’était bien la dixième fois que le général la lisait.

La première fois qu’il l’avait lue, c’était dans sa chambre à coucher.

Au lieu de se débotter, il était sorti précipitamment pour gagner l’appartement de Thérèse Soulas.

Thérèse Soulas n’était point chez elle.

Le général avait demandé Mlle de Champmas, qui était également absente.

Il avait alors quitté le château et pris la campagne, en donnant l’ordre aux domestiques de prier Mme Soulas de l’attendre si elle rentrait avant lui.

Tout en marchant, il relut la lettre qui était ainsi conçue :

« Une personne qui a beaucoup connu et fréquenté le général comte de Champmas, à Paris, lors de l’affaire du complot carlo-républicain, a l’avantage de le prévenir qu’il a été à cette époque, lui, M. de Champmas, la dupe et la victime d’une audacieuse machine de police.

» Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, dans toute cette histoire, la police était jouée sous jambe, aussi bien que M. de Champmas lui-même, par une association de malfaiteurs, assez avantageusement connue dans la capitale.

» La police manœuvrait dans l’intérêt de quelques personnages haut placés, qui avaient besoin d’une petite panique, mais, en réalité, elle tirait les marrons du feu pour MM. les H. N., qui avaient envie d’être les héritiers du général.

» Un agent de Vidocq, qui donna dès son début des preuves de singulier sang-froid, le nommé P. L. (il porte maintenant un titre de baron et le général le connaît du reste), fut chargé du principal rôle dans cette intrigue. On ne fait même pas allusion ici à l’arrestation du général, opérée par ce même P. L., qui était ici dans l’exercice de ses fonctions.

» On parle surtout de l’évasion favorisée par les H. N., et dont le résultat devait être le meurtre du général, lequel ne dut son salut qu’au hasard, — aidé par le dévouement de la femme T. S., qui avait ses raisons pour se montrer dévouée.

» Trois assassins attendaient le général derrière la porte, où le nom de Gautron était tracé à la craie jaune.

» Voilà l’histoire ancienne, à laquelle on ne veut ajouter qu’un détail. P. L… était l’amant de la fille de T. S…, qui devenait l’héritière unique du général par la disparition de sa jeune sœur.

» Le général, ici, doit comprendre à demi-mot.

» La moitié seulement du plan réussit. Le général évita le piège, mais sa plus jeune fille, — sa fille légitime, fut enlevée. Par qui ? Par P. L…, bien entendu.

» Voici maintenant l’histoire moderne.

» La femme T. S. fut chargée de garder la jeune Suavita, devenue muette et presque idiote, à la suite de la frayeur qu’elle éprouva, la nuit de l’enlèvement. Ces deux circonstances expliqueront au général comment on a pu isoler la pauvre enfant. Personne ne s’étonne en voyant séquestrer les infirmes ou les fous. Elle est infirme et folle.

» La femme T. S. n’a jamais maltraité Suavita de Champmas, mais l’intérêt de sa fille faisait d’elle une sévère sentinelle.

» Aucun étranger ne pénètre chez P. L. qui habite maintenant la maison de feu sa tante, à Mortefontaine.

» Les gens qui s’y connaissent prétendent qu’il faut toujours cacher un objet le plus près possible de celui qui le cherche. Le général comte de Champmas demeure à une lieue de sa fille, de sa vraie fille, de sa seule fille, car le général semble n’avoir plus rien dans le cœur pour l’autre, si digne de sa mère et si indigne de lui.

» La personne qui prend la peine d’adresser ce billet au général le fait dans une bonne intention d’abord, et ensuite pour rendre à P. L. la monnaie de sa pièce. Les H. N. sont aussi loin du général que P. L. en est rapproché. C’est au général qu’il appartient d’agir.

» Le général aura des renseignements précis et complets auprès de la femme T. S. ; voici pourquoi : P. L. joue ici double jeu, comme toujours. Pensant avec raison que la fille légitime, à l’usé, sera meilleur teint que la fille légitimée, il a abandonné Ysole pour cette pauvre petite Suavita.

» Il est temps, P. L. se défie déjà de la femme T. S. Or, quand quelqu’un le gêne, à bon entendeur, salut ! »

Il y avait un post-scriptum ainsi conçu :

« Il est temps, je le répète. Étant donné le caractère de P. L., les heures de la femme T. S. sont comptées. »

Le général, à la lecture de cette lettre, avait été frappé vivement et profondément.

Cependant il ne croyait pas.

Il n’osait pas croire à ce bonheur inespéré : l’existence de sa plus jeune fille, perdue depuis trois ans.

La lettre disait vrai : tout ce qu’il y avait d’amour paternel en son cœur s’était reporté sur Suavita : Ysole lui inspirait un sentiment malaisé à définir où des restes de tendresse passionnée ne pouvaient vaincre une instinctive et plus forte répulsion.

Il ne pouvait pas croire non plus aux accusations violentes portées contre Paul Labre. Il se souvenait avec une sorte d’admiration de cet adolescent intrépide et si fort au-dessus de son douloureux état qui, autrefois, avait dédaigné l’usage de ses armes dans la maison de la rue des Prouvaires.

Tout cela devait être une fable inventée à plaisir ou une manœuvre dont l’auteur de la lettre n’avait pas même pris soin de dissimuler la source.

On y parlait en effet clairement des Habits-Noirs.

Et le général savait depuis longtemps que les conjurés de la rue des Prouvaires avaient été le jouet des Habits-Noirs, lesquels s’étaient emparés du complot pour le vendre et préparer en même temps cette fameuse évasion qui devait ouvrir sa propre succession à lui, M. de Champmas.

La lettre, en somme, était parsemée de choses vraies, et toute la partie de la lettre qui dénonçait la conduite hésitante de Thérèse Soulas était vraisemblable.

Si impure que fût l’origine de ces renseignements et si douteux qu’ils pussent paraître, ils valaient assurément la peine d’être éclaircis.

C’était pour les éclaircir que le général comte de Champmas se dirigeait vers Mortefontaine en étudiant chaque phrase du message anonyme.

Et son travail mental arrivait toujours à cette conclusion :

— Il faut interroger Thérèse ; Thérèse seule peut me donner le mot de cette énigme. Je la crois reconnaissante et bonne, mais eût-elle toutes les duplicités de son sexe, je saurai bien lui arracher la vérité !

Et il allait reprenant sa laborieuse lecture.

Une large goutte d’eau, la première de l’orage, tomba bruyamment sur le papier déplié, tandis qu’une rafale soulevait en tourbillons la poussière du chemin.

Le général leva les yeux, mais son regard n’alla point jusqu’aux nuées menaçantes qui déjà roulaient au-dessus de sa tête.

Son regard s’arrêta à quelques pas devant lui, sur un objet dont l’aspect le changea en statue.

— Thérèse ! prononça-t-il d’une voix rauque.

La pensée d’un assassinat avait traversé son esprit.

Et il eut cette vision : Paul Labre, debout, avec son fusil en bandoulière, au sommet de la plate-forme.

Il l’avait vu.

Depuis lors, une heure à peine s’était écoulée.

Il froissa la lettre.

— C’est impossible ! dit-il, révolté contre le soupçon qui grandissait malgré lui. C’est impossible et insensé !

— Thérèse ! appela-t-il encore.

Il avança.

La mère d’Ysole était tombée à la renverse et l’arrière de sa tête avait fait un trou dans le sable.

La pluie d’orage, fouettant déjà à torrents, faisait ruisseler ses cheveux gris le long de ses tempes décolorées.

M. de Champmas lui tâta le cœur, mais sa main tremblait trop.

Sa main rencontra, en se retirant, un bouchon de papier noirci et demi-brûlé, une bourre. On avait dû tirer de près.

Le trou de la balle était non loin de la bourre, au côté gauche de la poitrine.

Il n’épandait point de sang.

Le général saisit Thérèse dans ses bras et l’emporta, sous l’ouragan qui faisait rage, jusqu’à une cabane de bûcheron située à un quart de lieue de Mortefontaine, vers la lisière de la forêt.

Quand il déposa son fardeau sur le pauvre lit, il crut entendre un soupir.

Les nuages accumulés faisaient presque la nuit dans la cabane.

Un homme était assis au coin du foyer, le dos tourné à la lumière.

— Thérèse ! dit le général, m’entendez-vous ?

L’homme allumait sa pipe à l’aide d’un charbon.

Le charbon tomba.

Dans l’ombre, une main froide toucha faiblement la main du général.

— Le nom de votre assassin, Thérèse ! s’écria celui-ci.

— Tâche ! grommela l’homme qui ramassa son charbon tranquillement.

La main glacée de Thérèse attira M. de Champmas qui mit son oreille tout contre la bouche de la mourante.

Elle fit un suprême effort pour parler.

Le général distingua un mot et un nom :

— Pardon… Suavita !…

Puis, dans un déchirant soupir, un autre nom qui s’exhala comme une prière :

— Ysole !

— Paul Labre ! interrompit le général. Au nom de Dieu, dites-moi la vérité. Est-ce Paul Labre ?

L’homme écoutait curieusement, l’homme du foyer.

La main de Thérèse eut une courte convulsion, puis se détendit.

Thérèse était morte.

Le général, agenouillé, écarta ses cheveux gris et la baisa au front, disant :

— Quoi que vous ayez fait, je vous pardonne.

Puis il se releva et s’élança au-dehors.

L’homme quitta le foyer.

C’était Louveau, dit Troubadour, qui gagna la porte en grommelant :

— Paraît que c’est ce M. Paul Labre qui est pour payer la loi… Moi, je ne lui en voulais pas à c’te femme-là, mais j’aime mieux me mouiller que de rester seul avec elle. On n’est pas maître de ça.

En quelques minutes, le général eut atteint la maison de M. le baron d’Arcis. Il sonna. Le domestique lui répondit que le baron était absent.

Le général, montrant ses vêtements trempés par l’averse, réclama l’hospitalité que nul ne refuse.

Le domestique, honteux et sentant le besoin d’une explication, dit :

M. le baron est bon comme le bon pain tout de même, quoi ! mais il mène son logis comme il veut. Quand on a quelque chose à garder, on se ferme.

Et il poussa la porte.

Le général se dirigea vers la mairie et fit sa déclaration au sujet du meurtre de Thérèse Soulas.

Vingt fois le nom de Paul Labre vint à ses lèvres ; il ne le prononça point.

Il entra à l’église du village. Il pria et rêva longtemps, seul dans la pauvre nef. Il pensait :

— J’entrerai dans cette maison murée. Contient-elle le bonheur de ma vie ou mon dernier deuil ?… Et ce jeune homme ! Les preuves s’amoncellent contre lui : c’est l’évidence… Pourquoi y a-t-il en moi une voix qui me crie : Celui-là ne peut pas être un criminel !