La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 11

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 384-395).
2e partie


XI

L’affût de midi.


L’homme au fusil n’était pas une vision, et certes il aurait mérité de fixer l’attention de Paul Labre, s’il eût été possible à celui-ci de songer à quoi que ce soit au monde, quand la présence d’Ysole venait lui éblouir le cœur.

L’homme au fusil était un fort gaillard à tête déprimée comme celle d’un batracien et conformée de façon à ce que le derrière du crâne emportât complètement le devant.

Au dire de Gall et de ses disciples qui, en ceci du moins, sont d’accord, cette forme de la boîte osseuse accuse la prédominance de tous les instincts mauvais.

Louveau, surnommé Troubadour et la Faveur-des-Belles, n’avait aucune prétention au titre de bienfaiteur de l’humanité ; c’était une bête sauvage des halliers parisiens, un animal féroce de la plus répugnante espèce : un chien enragé tel qu’on en trouve encore quelques-uns dans la forêt de Paris et dans les marais de Londres.

Les Habits-Noirs faisaient une chasse active à ces fauves ; ils les prenaient vivants et les dressaient à obéir.

L’association leur mettait un collier de fer autour du cou.

Une fois tombés dans le piège à loup qu’on leur avait tendu, ils tiraient comme des chevaux de fiacre pour éviter la guillotine.

Louveau, dit Troubadour, était un Coyatier de dixième ordre.

On l’avait amené là pour tenir l’affût et tirer un coup de fusil.

Le gibier devait passer sous la Belle-Vue-du-Foux, par la route conduisant de Mortefontaine au château de Champmas.

Ce n’était pas tout. Louveau avait en outre pour mission de s’assurer qu’un jeune homme, dont on lui avait donné le signalement, et qui était Paul Labre, se trouvait ou était venu à tout le moins à la Bellevue, ce jour-là.

De plus, il lui fallait savoir si quelque passant, paysan ou autre, pourrait constater la présence ou le passage de Paul Labre au lieu désigné.

Pour toutes ces diverses choses on devait lui donner de quoi s’empoisonner d’eau de vie pendant une semaine.

Méchant état ! Mais ceux qui payaient Louveau si maigrement ne lui laissaient point la liberté du choix.

Son collier de dogue esclave le serrait à la gorge.

Quant au gibier à abattre, Louveau le connaissait. On l’avait introduit dans un enclos, là-bas, à Mortefontaine, tout exprès pour qu’il le pût bien voir.

Louveau était un des deux intrus que Thérèse Soulas avait vus fuir au moment où Pistolet descendait de son arbre, dans l’enclos de Paul Labre.

L’affût devait commencer à midi.

Tous les jours, de midi à deux heures, le gibier désigné au fusil de Louveau prenait la même route pour aller de la maison de Paul Labre au château du général.

Louveau, dit Troubadour, reconnut aisément Paul Labre à la description qui lui en avait été faite.

C’était un premier point.

En l’espace de cinq minutes, il put constater en outre que deux personnes au moins avaient aperçu Paul Labre sur la plate-forme de la Belle-Vue-du-Foux, le monsieur de la calèche et cette belle demoiselle qui galopait sur un cheval fleur de pêcher.

Louveau ne faisait pas de zèle, cela lui suffit et il rentra sous bois, cherchant désormais une place commode pour son affût, une place où le tir fût aisé et la retraite assurée.

Ce n’était pas la partie difficile de sa besogne. L’endroit était merveilleusement propre à dresser une embuscade. La rampe qui descendait de la plate-forme à la route de Mortefontaine allait s’élargissant, à mesure qu’on s’éloignait de l’étoile. Elle était couverte d’un taillis de châtaigniers très épais qui cachait le sol tout semé de grosses pierres.

À deux cents pas de la Belle-Vue, Louveau trouva un quartier de meulière qui surplombait presque la route, et derrière lequel une sente de chevreuils rejoignait tortueusement la forêt.

C’était son affaire. Il ne chercha pas mieux.

— Tiens ! se dit-il, entendant vaguement la voix d’Ysole qui adressait à Paul Labre le bizarre appel qui avait si fort étonné ce dernier, la demoiselle cause : c’est un joli brin ! Ce serait dommage s’ils me disaient une fois de la mirer, celle-là. Faudrait le faire tout de même.

Il fourra une chique dans sa bouche, s’assit commodément et mit son fusil en travers sur ses genoux après en avoir examiné l’amorce.

En ce moment, Mlle Ysole de Champmas passait à son bras la bride de son cheval et montait le sentier escarpé qui conduisait à la Belle-Vue.

Paul était resté à la même place, toujours immobile et le chapeau à la main.

Quand Ysole arriva près de lui, elle avait aux joues une belle teinte rosée.

C’était peut-être du trouble ; — peut-être était-ce la fatigue de la montée.

— Je vous prie, dit-elle, d’attacher mon cheval. Il se peut que nous restions longtemps ici.

Paul Labre, le pauvre amoureux, et je ne serais pas surpris que certaines jolies paires de lèvres, impatientes, l’eussent déjà nommé : « l’amoureux transi, » Paul Labre ne connaissait pas encore la voix de celle qu’il aimait.

Il y avait dans son passé ce qu’il fallait pour faire de sa timidité native une maladie cruelle et incurable.

La voix d’Ysole, grave et douce, lui pénétra le cœur comme un chant ; mais son étonnement dépassait de beaucoup son émotion.

L’aventure commençait pour lui comme un rêve délicieux, mais extravagant.

Il avait peur de s’éveiller et peur aussi de trop croire.

Quand il eut attaché le cheval d’une main maladroite et qu’il se retourna, il vit Ysole assise au bord de la fontaine.

Elle lui fit signe d’approcher, il obéit.

— Asseyez-vous près de moi, lui dit-elle.

Il s’assit. Elle reprit :

— Je crois que vous m’aimez, Monsieur Paul Labre.

Elle avait les yeux sur lui.

Il releva les siens et, sous son noble regard, les paupières d’Ysole se baissèrent.

— Depuis que mon cœur bat, répondit-il à voix basse, je n’ai jamais aimé que vous, Mademoiselle.

Elle voulut sourire.

Paul lui toucha le bras.

— Ne vous moquez pas ! prononça-t-il d’un accent où il y avait à la fois une supplication et un ordre. Il y a bien longtemps, j’ai voulu mourir pour vous.

— Bien longtemps ! répéta Mlle de Champmas.

Puis, retirant son bras avec une tardive réserve, elle ajouta :

— Vous avez deviné, je le vois, Monsieur le baron, qu’il s’agit entre nous d’une chose grave.

Paul répondit :

— Je ne sais pas ce dont il s’agit. Disposez de moi, je vous appartiens.

— Thérèse Soulas vous connaît, reprit Ysole qui semblait suivre une pensée nouvelle, venue à la traverse de sa fantaisie. Je l’ai interrogée sur vous : jamais elle n’a voulu me répondre… Est-ce à Paris que vous avez commencé de m’aimer ?

— C’est à Paris et j’avais vingt ans, répliqua Paul.

— Ah ! fit Mlle de Champmas dont le beau front se couvrit d’un nuage. J’avais seize ans alors, j’étais heureuse, j’étais…

Elle n’acheva point et poursuivit :

— Que pensez-vous de Thérèse Soulas ?

— C’est une digne et bonne femme.

— Je voudrais croire cela, pensa tout haut Ysole.

Elle reprit en regardant Paul fixement :

— Lui avez-vous parlé depuis qu’elle est au château de mon père ?

— Elle vient chez moi chaque jour, répondit Paul.

Ysole murmura :

— Quel motif a-t-elle de se cacher de moi pour une chose si simple ?

Puis, posant à son tour sa belle main sur le bras de Paul qui tressaillit douloureusement, elle demanda :

— Qui est cette jeune fille que vous avez chez vous, jeune fille ou jeune femme ?

Paul ouvrait la bouche pour répondre ; elle l’interrompit, disant avec une conviction froide :

— Que m’importe ! Je ne veux pas le savoir. Si c’est votre sœur, je l’aimerai ; si c’est votre maîtresse, on la chassera.

La physionomie de Paul Labre, mobile et expressive comme celle des enfants, laissa voir à ces mots : votre maîtresse, une surprise pénible.

Rien n’est sévère comme l’admiration des amants.

Ysole comprit et sourit avec tristesse.

— Est-ce que Thérèse Soulas ne vous a jamais parlé de moi ? interrogea-t-elle brusquement.

— Moi, répliqua Paul Labre, sans cesse je lui parle de vous.

— Elle a gardé mon secret, dit Mlle de Champmas en baissant la voix encore une fois, comme elle a gardé le vôtre. Il semble que mes paroles vous font souffrir.

— C’est vrai, avoua Paul. Je vous croyais heureuse.

Heureuse ne dit pas toute votre pensée, Monsieur le baron.

— Si fait, répondit celui-ci d’un ton ferme, et comme s’il eût voulu arrêter un aveu, toute ma pensée.

Leurs regards se croisèrent pour la seconde fois.

Paul Labre n’était plus timide.

Il prenait son rang par la fierté même qu’il imposait à Mlle de Champmas.

Mais celle-ci refusa orgueilleusement le respect délicat et profond que la générosité de Paul lui offrait.

— Notre entretien s’égarerait, Monsieur le baron, prononça-t-elle d’un ton bref et précis. Laissez-moi, je vous prie, le conduire moi-même.

Paul s’inclina ; elle poursuivit :

— Vous avez un secret comme moi, et votre secret pèse sur toute votre vie… encore comme moi.

Les mains de Paul se joignirent malgré lui.

— J’ai un secret, murmura-t-il, un deuil… un grand deuil… ; mais au nom de Dieu, Ysole, je tuerais celui qui me parlerait de vous comme vous le faites vous-même !

— Cela me plaît que vous m’appeliez par mon nom, dit Mlle de Champmas.

Paul Labre rougit.

Il avait prononcé ce nom à son insu et malgré lui.

Il y eut un silence. Le sourire d’Ysole prenait une amertume douloureuse.

— Personne ne vous parlera de moi comme je le fais, murmura-t-elle si bas que Paul eut peine à l’entendre, personne… excepté un homme… Et celui-là, si vous m’aimez, vous le réduirez au silence… pour toujours.

Elle s’était redressée dans toute la richesse adorable de sa taille.

Ses cheveux rejetés en arrière découvraient son beau front, où le courroux creusait une ride menaçante.

Ses yeux brûlaient.

— Ne parlez plus, dit-elle, sinon pour me promettre d’obéir. Êtes-vous brave ?

Paul n’eut pas même ce sourire qu’une pareille question, tombant de la bouche d’une femme, provoque invariablement chez les gens de cœur.

— Vous êtes brave, poursuivit Mlle de Champmas. J’avais deviné votre bravoure comme votre amour. Je vous connais si bien pour trop généreux que j’ai peur de vous demander l’aumône.

Paul resta encore muet.

Ysole reprit, troublée à son tour par ce silence et essayant de railler au hasard :

— Je vous remercie de ne m’avoir pas répondu : Demandez-moi ma vie… C’est du bon goût et de l’esprit.

Cela sonnait si faux dans cet entretien, qui allait évidemment à une conclusion tragique, qu’elle se mordit la lèvre et tourna la tête en ajoutant :

— Monsieur le baron, il ne faudrait pourtant pas faire de moi un personnage de comédie. Vous ne m’écoutez pas. À quoi songez-vous, s’il vous plaît ?

— Je songe, répliqua Paul avec son inaltérable simplicité, que ma vie est acquise à une tâche bien sacrée, et que, pour ce bonheur de vous regarder de loin, j’ai déjà commis plus d’une lâcheté.

Elle lui tendit la main d’un geste brusque et sincèrement ému, cette fois.

— Paul, dit-elle d’une voix contenue mais distincte, je vous jure que je vous aimerai.

Paul était pâle comme pour mourir.

— Celui qui vous a offensée, balbutia-t-il, l’aimez-vous encore ?

— Je le hais.

— Je suis jaloux, dit Paul qui retira sa main, jaloux de votre haine !

— Et pourquoi ne vous aimerais-je pas ? s’écria-t-elle avec une soudaine violence. Vous êtes beau, vous êtes la beauté même ; jamais je n’ai vu d’homme si beau que vous. Vous êtes bon, vous êtes noble ; il y a en vous des délicatesses qui me rabaissent et que j’admire.

La pensée de Paul l’interrompit en s’échappant malgré lui de ses lèvres.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? murmura-t-il.

Elle saisit sa main qu’elle porta jusqu’à sa bouche en un mouvement de folie.

— Je vous adorerai ! fit-elle au lieu de répondre, ou je me tuerai !

Le cœur de Paul se gonflait dans sa poitrine.

Des larmes lui vinrent aux yeux.

— Écoutez, reprit-elle, emportée par un irrésistible élan, je l’ai souvent pensé et je l’ai dit souvent dans l’amertume de mon désespoir : je ne puis pas être la femme d’un honnête homme. Un honnête homme n’est qu’un homme. Mais votre femme à vous, Paul, oh ! je l’oserais ! Il n’est rien que ne puisse relever et sanctifier le contact de votre belle âme !

Paul se laissa glisser à deux genoux.

— Si vous m’aimez, dit-il en couvrant ses mains de baisers, nous serons sauvés tous les deux. Mais pourquoi tenterais-je d’exprimer avec des paroles ce qui se passe en moi ? Mon cœur est un livre où vous lisez. Vous voyez à travers ma poitrine cette joie du ciel qui me noie et qui m’enivre ; vous sentez la fièvre profonde qui me fait vivre toute une existence dans la minute présente. Ysole, je n’ai jamais été heureux ; Ysole, chaque fibre de mon être tressaille au choc d’une volupté inconnue. Un souffle m’abattait, et il me semble que je vaincrais dix hommes ! Je vous vois plus belle que les anges, et mon allégresse va jusqu’à la souffrance. Y a-t-il des prédestinés pour trouver la mort dans cet océan de délices ? Ysole aimée ! Ysole adorée !…

La bouche de Mlle de Champmas s’abaissa jusqu’à ses lèvres blêmies.

— Je suis à toi, dit-elle dans un baiser, je veux être à toi !

Puis, anéantissant elle-même l’extase qu’elle avait fait naître :

— Levez-vous, Monsieur le baron, reprit-elle. Vous êtes à moi puisque je vous appartiens. J’étais une enfant, une heureuse et pure enfant. Mon père m’aimait, Dieu me souriait, je regardais sans crainte au fond de ma conscience. Cet homme vint. Je ne sais pas si je l’aimais, je le crois, je m’en accuse ; — mais ce que j’aimais en lui, ce n’était pas lui. Mes yeux crédules furent éblouis : l’enfance écoute les contes de fées, il me promit que je serais reine…

— Reine ! répéta Paul étonné.

— Il était roi, ou du moins, fils de roi. Je le voyais travailler à la délivrance de mon père prisonnier… Pourrais-je dire quelle ambition folle aveugla ma raison ? Je fus coupable. Et savez-vous ce que voulait cet homme, ce roi, ce lâche et impitoyable malfaiteur ? Il voulait la fortune de mon père. Pour l’avoir, cette fortune, il s’était d’abord assuré de moi ; ensuite, il devait tuer mon père, et il a assassiné ma sœur !

La voix d’Ysole s’étranglait dans sa gorge ; elle râlait.

— Où est cet homme ? demanda Paul à qui l’excès de l’émotion rendait comme toujours sa froide apparence.

Ysole répondit :

— Pendant trois ans, je l’ai cherché. Voilà quatre semaines que je l’ai trouvé. C’était un soir, dans le salon de Mme la comtesse de Clare, notre voisine et ma parente. Je suis sûre de l’avoir reconnu, bien qu’il portât un déguisement. Depuis quatre semaines, mes courses en forêt ont eu un but. Je sais où est sa demeure… Et je sais aussi qu’il joue encore dans ce pays quelque lugubre et sanglante comédie.

— Les actes d’un pareil homme sont du ressort de la justice… commença Paul.

Mlle de Champmas le rendit muet d’un regard.

— Les jeunes filles sont imprudentes, murmura-t-elle. J’ai écrit. Si cet homme va devant un tribunal, je mourrai déshonorée !

Paul se leva et reprit son fusil qu’il jeta sur son épaule.

— Il n’ira pas en justice, dit-il.

Ysole l’entoura de ses bras.

— On ne se bat pas avec un scélérat ! murmura-t-elle. Vous m’avez comprise.

Paul Labre demanda pour la seconde fois :

— Où est cet homme ?

— Venez, répondit Mlle de Champmas. Vous êtes aimé…

Elle n’acheva pas. Un coup de feu retentit à deux cents pas de la Belle-Vue-du-Foux, sous le couvert.

Ysole et Paul prêtèrent l’oreille et entendirent au-dessous d’eux un bruit confus de feuilles et de branches froissées, comme si un sanglier eût percé droit devant soi au travers du fourré.