La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 10

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 372-383).
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2e partie


X

La Belle-Vue-du-Foux.


C’est forêt partout, au sud et à l’ouest de Mortefontaine.

Les bois de La Ferté-Macé rejoignent de ce côté les bois d’Andaine, au quartier dit : la Belle-Vue-du-Foux où se croisent trois chemins vicinaux, tellement piétines par les bêtes fauves, — surtout les sangliers, — que j’y ai vu souvent, au matin, les traces de chevaux et de voitures complètement effacées par les pas du gibier.

Au temps de la moisson, les paysans du voisinage passent la nuit dans leurs champs avec des tambours et des chaudrons pour éloigner les troupes de joyeux et friands marcassins, et, non loin, il y a un garde-chasse qui veille, non point sur les récoltes, mais sur les ravageurs.

La loi protège le sanglier.

Une fois passée l’étoile du Foux, le terrain s’abat brusquement d’un côté et remonte de l’autre pour atteindre un plateau sablonneux, mais boisé, qui domine dix lieues de pays.

Au-dessus encore de ce plateau, il y a une roche, entourée de hêtres admirables qui contrastent par leur éternelle fraîcheur avec l’aridité de la lande environnante ; car la forêt n’est ici qu’une lande où essaie de croître un misérable taillis de bouleaux.

Au sommet de la roche, il y a une fontaine où je n’ai jamais vu d’eau, et c’est dommage, car cette eau, dit-on, guérit une foule de maladies.

La fontaine est gardée par une petite niche, creusée dans la pierre et ornée d’une image de Notre-Dame-du-Foux, en faïence peinte.

Le tout est surmonté d’une plate-forme de vingt pieds carrés, qui dépasse les plus hautes cimes des hêtres.

C’est, spécialement ici, la Belle-Vue-du-Foux, à laquelle tout le quartier doit son nom.

De la Belle-Vue on aperçoit plusieurs villes, vingt clochers de bourgs pour le moins, et d’innombrables villages ; on voit six rivières, trois étangs et trois forêts ; la Normandie ne contient pas de panorama plus varié ni plus large.

Paul Labre venait là presque tous les jours, non point pour admirer le paysage, mais pour savoir où diriger sa course. Ysole de Champmas courait à cheval dans toutes les directions ; à la Belle-Vue-du-Foux, Paul Labre était sûr d’apercevoir, après quelques minutes d’attente, dans les sentiers grimpeurs de la montagne ou sur les routes sinueuses de la plaine, son voile vert, flottant au vent de sa course, et la robe fleur de pêcher de son charmant cheval.

Quand il l’avait aperçue, il choisissait son chemin, calculant le temps et la distance ; il savait la retrouver, fallût-il faire plusieurs lieues sous le soleil, — et il savait choisir, pour la rencontrer, l’endroit ombreux et bien couvert d’où, sans être deviné, il pouvait l’adorer un instant au passage.

Pauvre joie, pensera-t-on. Paul était ainsi fait.

Il n’avait point vécu.

Ces trois ans écoulés n’avaient pas changé en lui le jeune homme solitaire et timide à l’excès.

Son passé de misère pesait sur lui dans la prospérité.

Nous ne parlons pas même de l’idée fixe qui le tenait : le châtiment des assassins de son frère.

Paul croyait à cette idée fixe et, certes, il eût donné de son sang pour accomplir le serment qu’il avait fait.

Mais nous voulons avant tout la vérité. L’énergie de Paul Labre était d’espèce particulière.

Il eût tout osé, tout, pourvu que le danger vînt à lui.

Chacun de vous connaît de ces hommes, braves jusqu’à la témérité, mais à qui manque le besoin d’agir. Ils ont la plus poétique moitié de la vaillance : le mépris absolu de la mort ; mais ils s’endorment parfois sur le chemin qui mène à la bataille.

L’idée fixe de Paul, la vraie, c’était son amour pour Ysole de Champmas : amour de tête et de poète, passion fougueuse et froide à la fois ; adoration romanesque qui vivait surtout d’obstacles.

C’était toujours ce rêve de l’adolescent, contemplant, par la croisée de sa mansarde, le bonheur impossible.

Paul Labre n’avait pas vieilli.

Chose singulière, il aimait tant son rêve qu’il éprouvait une sorte de frayeur à l’idée d’échanger quelques paroles avec Ysole.

Il l’adorait telle qu’il la voyait de loin, telle qu’il l’avait faite, pourrait-on dire.

Et depuis quelque temps, depuis très peu de temps, il éprouvait un remords à l’adorer ainsi.

L’enfant qui restait à la maison, la pauvre petite Blondette, grandissait à son insu dans son affection.

Il lui reconnaissait des droits ; il plaidait pour elle contre lui-même.

Comme tous les fous, car cette belle Ysole était pour lui une folie, il avait ses heures lucides.

À ses heures lucides, Paul était à la fois un esprit subtil et un cœur d’or.

Bienfait oblige. Il s’était engagé beaucoup envers cette enfant dont il était désormais toute la famille. Loin de se dissimuler les obligations contractées, il se les exagérait avec l’ardente générosité de sa nature.

Sa paresse n’était que pour l’action, ou plutôt sa paresse était tout entière dans ce mal d’amour où il se complaisait obstinément.

Il aurait donné une part de sa vie pour aimer Blondette comme il aimait Ysole. Que de bonheur alors ! Car il voyait clairement et bien le cher travail qui s’opérait chez l’enfant. Rien n’était perdu en elle ; tout y vivait à l’état de sommeil. Elle aimait, il le savait. Que pourrait le choc d’une grande joie sur cette sensitive endormie ?

Quand Paul Labre avait quitté Blondette, ce matin, il éprouvait ce remords à un degré plus haut que d’habitude.

Cette gentille intelligence qui ne demandait qu’à naître et à fleurir l’avait frappé aujourd’hui très vivement. Il était triste. Il se reprochait de ne point aider à cet admirable travail de guérison.

Bien plus : de l’entraver peut-être.

Car il avait nettement conscience de son pouvoir sur l’enfant.

Il traversa lentement les terres labourables qui le séparaient de la lisière de la forêt.

L’air était lourd, le soleil chaud. Dix fois, il fut sur le point de retourner sur ses pas.

Quelque chose le rappelait en arrière et disait au fond de son cœur :

— C’est ici une heure solennelle. Tu as un devoir à remplir.

Mais il allait. Les arbres de la forêt épandirent bientôt leur ombre sur sa tête.

Il pressa le pas.

Le souci le suivit, plus mordant et plus cruel.

Pourquoi avait-il écouté les suggestions de Thérèse Soulas ? Ses craintes au sujet de malfaiteurs mystérieux, intéressés à faire disparaître Blondette, n’étaient-elles pas pure fantasmagorie ? Il fallait chercher les parents de l’enfant, au lieu de la cacher ; à défaut du bonheur qu’on ne pouvait lui donner, il fallait au moins lui rendre sa famille.

Les remords vont en troupe. Paul vint à songer à son frère.

À cet égard, il avait fait de son mieux. Était-ce assez ?

Était-ce ainsi et froidement qu’il avait compris, à la première heure, cette grande tâche de la vengeance ?

Il avait cherché, certes, il avait dépensé de l’argent, des efforts et du temps, mais il s’était reposé sur autrui.

Et les assassins de son frère restaient encore impunis après trois années !

Oh ! cet amour, cette extase, cette démence !

Ysole, sa pensée de tous les instants, son bonheur et son malheur !

Il y avait une demi-lieue environ, de Mortefontaine au carrefour du Foux.

Quand Paul arriva à l’étoile, le ciel, tout à l’heure si bleu, commençait à se couvrir de nuages légers, mais laiteux et confus, — de ces nuages qui précèdent, comme une avant-garde, les grands amas de vapeurs électrisées.

Paul se dit :

— À quoi bon monter ? Je ne monterai pas.

Et il monta.

Parvenu au sommet de la Belle-Vue, au lieu de jeter comme il le faisait chaque jour, tout de suite et avidement, un regard circulaire à l’horizon, il s’assit sur la pierre, déposa son fusil contre le tronc d’un arbre et mit sa tête entre ses mains.

— Je ne regarderai pas ! pensa-t-il, essayant une dernière fois sa puérile révolte.

Mais il regarda.

Et au milieu des mille détails du paysage, parmi tant de collines et tant de plaines, tant de bois et tant de prairies, son œil tomba, du premier coup, sur une bruyère rocheuse qui ressortait en rose, auprès de ce noir paquet de verdure : le paradis d’Antoigny.

Sur cette bruyère il y avait un objet mouvant que ni vous ni moi n’aurions distingué.

Était-ce une fleur balancée à la brise, un oiseau, une femme ?

Paul appuya ses deux mains contre son cœur, et sa poitrine rendit un gémissement.

C’était elle, c’était Ysole de Champmas, avec son voile vert que le vent déployait en se jouant.

Paul se mit sur ses pieds comme si une main plus forte que sa volonté l’eût soulevé.

Puis il se rassit, disant :

— Non, je n’irai pas ! Je ne veux pas aller !

Et, en effet, il resta immobile.

Mais savez-vous pourquoi ?

C’est que la tête du joli cheval fleur de pêcher n’était point tournée vers la gorge d’Antoigny.

C’est qu’Ysole se dirigeait du côté de la Belle-Vue-du-Foux…

Paul n’allait pas à elle parce qu’elle venait à lui.

Elle était bien loin encore, certes, et nul ne pouvait deviner quel capricieux détour la belle fille pourrait prendre.

Mais elle venait.

Paul plaça de nouveau sa tête entre ses mains.

Malgré lui, sa mémoire parlait ; des souvenirs qu’il n’évoquait point passaient en foule devant ses yeux fermés.

Il n’y avait, dans sa vie qui lui semblait si longue parce qu’elle était si triste, il n’y avait, depuis la mort de sa mère, qu’un jour souriant, une heure, au moins, une heure bonne et chère qui payait presque les années de découragement.

C’est quand il avait vu se rouvrir les paupières de la pauvre petite Blondette, après l’avoir crue morte.

Bienheureuse idée du drap de lit chauffé, qui enveloppa les membres frêles et tout glacés de l’enfant !

Comme ses yeux bleus étaient doux et beaux !

Mais l’heure qui suivit fut un deuil terrible. Paul apprit la mort de son frère assassiné, à deux pas de lui, dans cette chambre du no 9 !

Ces bruits sinistres qui avaient troublé son recueillement, pendant qu’il écrivait à son frère, si près de mourir, cette lettre où il disait : Je meurs, — ces bruits étranges, ce choc sourd qui avait détaché un fragment de pierre à la corniche de la tour — lequel fragment avait brisé un châssis en tombant dans le jardin de la préfecture, ces bruits, il croyait les entendre encore.

Paul frissonnait, et la sueur froide coulait entre ses doigts crispés.

Paul savait-il où était le corps de son frère ?…

Il écarta ses mains de son visage comme on chasse un fantôme. Il interrogea de nouveau l’horizon.

Ysole galopait dans la plaine.

Il essaya de penser à Ysole et de baigner son angoisse dans une extase d’amour.

Mais aujourd’hui, la pensée d’Ysole lui serra le cœur.

Cette gracieuse forme qui fuyait là-bas dans la foudroyante lumière de midi était comme une menace.

Ysole, cependant, gagnait la lisière des coupes.

Une dernière fois les plis du voile vert éclatèrent au soleil, puis disparurent sous la feuillée.

Paul sentit une larme qui brûlait sa paupière.

— Je n’irai pas ! je n’irai plus ! murmura-t-il, plus jamais !

Le temps s’écoulait et Paul, qui voulait chasser loin de lui la pensée d’Ysole, la voyait sans cesse et ne voyait qu’elle.

Il se disait : Elle est ici, elle est là ; elle traverse cette coulée où je l’ai contemplée si souvent, caché derrière le grand chêne, — elle entre chez le pauvre bûcheron qui s’agenouille sur le pas de sa porte, quand elle s’éloigne, pour la bénir.

— Que m’importe tout cela ? Je ne veux plus l’aimer… Oh ! je l’aime ! Jamais je ne l’ai tant aimée ! J’aurais mieux fait de mourir. Blondette serait un ange du ciel.

Au moment où le combat qui se livrait en lui devenait intolérable comme un supplice, il tourna la tête, parce qu’un bruit de pas se faisait sous les hêtres.

Il ne vit rien, et cependant les feuilles bruissaient.

Il saisit son fusil d’instinct et se leva pour regarder mieux. L’horizon s’assombrissait vers l’ouest. De grands nuages d’un gris de plomb montaient, bordés de franges argentées.

Il ne faisait pas un souffle d’air.

Au moment où Paul cherchait en vain sous les arbres l’être humain ou l’animal qui avait remué les feuilles, son attention fut tout à coup détournée par le roulement d’une voiture qui tournait l’angle de la route de Mortefontaine.

C’était la calèche de M. de Champmas.

Comme Paul était debout, le général l’aperçut en traversant le carrefour et le salua selon sa coutume.

Paul rougit comme si on l’eût surpris commettant un acte coupable, et se découvrit avec un respect embarrassé.

Ce fut tout.

En se retournant, il crut apercevoir au plus épais du fourré de hêtres, là où les feuilles bruissaient naguère, un homme de forte taille et de méchante mine.

Cet homme tenait comme lui, à la main, un fusil de chasse, dont le canon, touché par la lumière, jeta une lueur.

Les braconniers ne sont pas rares dans le pays. Paul aurait à peine remarqué celui-ci, sans le soin extrême qu’il semblait prendre à dissimuler sa marche.

Du reste, ce fut rapide comme une vision. Le second regard de Paul ne trouva plus sous les hêtres que l’ombre et la solitude.

Il appela, personne ne répondit.

Mais, l’instant d’après, le galop d’un cheval sonna sur le gravier de la route qui descendait au bas pays.

Le cœur de Paul se prit à battre, et l’homme au fusil, vision ou réalité, fut oublié profondément.

À la place même où, tout à l’heure, la calèche du général venait de passer, Ysole de Champmas, échevelée par le vent de sa course, se montra, splendidement éclairée par le dernier rayon du soleil qui allait se noyer sous les nuages.

Il y avait en elle une animation extraordinaire, ses yeux brillaient, sa joue, sous les reflets de son voile, montrait d’étranges et ardentes pâleurs ; ses cheveux magnifiques ondoyaient, caressés amoureusement par la lumière.

Elle était belle jusqu’au miracle.

Paul se retira derrière l’angle de la roche, tout haletant d’admiration.

Ysole arrêta son cheval court, au milieu de l’étoile.

Son regard franc et résolu interrogea la petite plate-forme.

Paul, tremblant plus qu’un enfant, se demanda :

— M’a-t-elle donc aperçu ?

Il avait peur, mais peur au point de chercher déjà une issue par où fuir.

Il se trompait : Ysole de Champmas ne l’avait point vu.

Elle cherchait quelqu’un sur la petite plate-forme, évidemment, car ses sourcils se froncèrent avec dépit.

Un instant, elle resta indécise ; puis sa cravache mignonne se leva comme si elle allait reprendre sa course.

Mais se ravisant brusquement, elle sauta à terre, et se tournant vers la plate-forme, elle dit à haute voix :

— N’êtes-vous point là, Monsieur le baron d’Arcis ?

Paul, plus stupéfait que si la pierre elle-même eût parlé, ne trouva point de mots pour répondre.

Seulement éperonné par la conscience du côté ridicule de sa situation, — et c’est le côté sensible pour ceux qui sont timides et qui aiment, — il rassembla son courage et fit un pas en avant.

D’un geste automatique, sa main souleva son chapeau.

Ysole sourit et le salua d’un signe de tête gracieux.

— Restez, dit-elle ; je vais aller vous trouver. J’ai besoin de causer avec vous.

Paul resta en effet, et vous eussiez dit qu’il était changé en statue.