La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 07

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 336-347).


VII

Blondette.


Il y avait deux mois environ que le général comte de Champmas, avec sa fille Ysole, d’un côté, et Paul Labre, de l’autre, étaient venus habiter les environs de La Ferté.

Le général vivait fort solitaire à son château de Champmas. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il restait totalement étranger à ce jeu de gobe-mouches campagnards : la conspiration.

Sa fille, la belle Ysole, se tenait à l’écart de la « société » des environs, qui l’avait proclamée tout d’abord fière, pimbêche, faiseuse d’embarras, et qui bientôt l’accusa sourdement « d’avoir eu une histoire. »

Paul Labre, ou M. le baron d’Arcis, comme on l’appelait maintenant, était, s’il est possible, plus sauvage encore que le général et sa fille.

Au moins, cette belle Ysole se promenait souvent à cheval en costume d’amazone, et rendait même quelques visites à la comtesse de Clare qui avait été un instant son chaperon, lors de la captivité du général.

M. le baron d’Arcis, lui, ne voyait absolument personne et semblait fuir toute rencontre.

Il vivait dans la propriété que sa tante lui avait laissée par testament déposé chez Me Hébert, notaire, rue Vieille-du-Temple, et membre du Caveau ; cet héritage convenait admirablement à son amour de la solitude.

La maison était, en effet, située au centre d’un grand jardin. On ne la voyait de nulle part. Une porte de l’enclos donnait, il est vrai, dans le bourg même de Mortefontaine, non loin de l’église, mais deux autres portes s’ouvraient sur la forêt.

Pour « la société » du voisinage, le baron d’Arcis avait une histoire, tout aussi bien que la belle Ysole de Champmas, et nous savons bien qu’au fond, la société ne se trompait ni pour lui ni pour l’autre.

Seulement, la société ne connaissait pas mieux l’histoire de Paul Labre que celle d’Ysole.

La chose certaine, c’est que M. le baron d’Arcis gardait chez lui une jeune femme ou une jeune fille qui ne sortait jamais et que nul n’avait jamais vue, pas même à la paroisse, le dimanche.

Notez bien cela comme un fait inouï, d’autant plus inouï que le baron d’Arcis avait son banc à l’église et qu’il ne manquait jamais d’y venir entendre la grand’messe.

Le général comte de Champmas faisait de même.

Le baron d’Arcis et lui se connaissaient à tout le moins un peu, car la première fois qu’ils s’étaient rencontré à l’église, le baron avait adressé au général un respectueux salut que celui-ci avait rendu avec une bienveillance marquée, mais empreinte, comme toutes ses actions, d’une froideur profondément triste.

Le général était, en effet, d’une tristesse mortelle.

Il portait le grand deuil, qu’il n’avait point quitté, disait-on, depuis la mort de sa fille cadette, survenue trois ans auparavant.

D’ordinaire, la perte d’un enfant resserre les liens entre le père et les enfants qui survivent. Il n’en était pas ainsi chez le général. Sa froideur découragée s’étendait jusqu’à la belle Ysole, qui était désormais sa fille unique.

Lors de cette première rencontre, le général, en sortant de l’église, avait tendu la main au baron d’Arcis. Quelques paroles brèves avaient été échangées entre eux.

Elles ne contenaient, de part ni d’autre, aucune invitation.

Mlle Ysole ne s’était point mêlée à l’entretien, à la suite duquel la société, réunie en tribunal, avait décidé que le baron d’Arcis et la belle Ysole ne se connaissaient point, ou faisaient semblant de ne se point connaître.

Cette dernière opinion finit par prévaloir, attendu que le baron d’Arcis fut rencontré peu de temps après, rôdant autour de Champmas, dans les bois. Le monstre courait la prétentaine, tout en claquemurant sa pauvre petite femme !

Car cette jeune personne qu’il tenait prisonnière à la maison, devait être sa femme ou sa maîtresse.

Mais les cancans ne connurent plus de frein, quand on vit s’établir chez le général une femme déjà âgée, qui se nommait Mme Soulas, et qui fut surprise, par les soins de la société, faisant de courtes et mystérieuses visites à la maison du baron d’Arcis.

Désormais le scandale éclatait.

Le 15 septembre 1838, trois jours après le célèbre déjeuner offert par M. Badoît à Clampin, dit Pistolet, dans le cabinet particulier du cabaret de la rue de Jérusalem, Paul Labre et sa « petite femme » se promenaient, le long d’une ombreuse allée de tilleuls, dans l’enclos qui entourait la maison.

C’était une admirable matinée, chaude, mais pleine d’air vif et parfumé.

Paul Labre, jeune homme de vingt-quatre ans, pâle et grave, paraissait un peu plus que son âge, à cause de la grande tristesse qui pesait évidemment sur lui.

Il était beau comme autrefois ; son noble visage avait pris une expression méditative, quoique l’éclair de ses yeux témoignât de la juvénile ardeur qui couvait sous cette apparence de calme.

Il rêvait, mais la présence de Blondette qui joignait ses deux petites mains sur son bras, auquel elle s’appuyait, gracieuse comme une fée, mettait à ses lèvres un sourire doux et distrait.

Ainsi songent parfois les jeunes pères qui ont perdu la femme aimée et à qui ne suffit déjà plus l’austère paix de la maison en deuil.

C’était une fleur, cette Blondette, une adorable et chère fleur. Elle avait ses seize ans. Elle était grande, svelte, un peu grêle comme autrefois, mais son aspect n’éveillait plus l’idée de maladie.

Il y avait dans ses mouvements une souplesse confiante et en quelque sorte voluptueuse.

C’était une fleur qui allait s’épanouissant au souffle d’une mystérieuse félicité.

Son sourire avait des enchantements ; le regard de ses grands yeux bleus pénétrait l’âme comme un parfum. Quand elle marchait et que les anneaux de ses cheveux blonds jouaient autour des flexibilités de son cou, c’était comme un rayonnement d’amour enfantin et charmant qui éblouissait le cœur.

Elle était heureuse, ainsi pendue à ce bras ami ; elle s’abandonnait à sa joie ; il y avait des instants où sa prunelle pétillait comme un feu.

Mais le feu s’éteignait, hélas ! et je ne sais quel nuage vague tombait sur tout cet éclat virginal, sur toute cette florissante jeunesse.

On avait peur et on souffrait à voir cela. Les beaux yeux de l’enfant se troublaient, tout à coup ; l’intelligence se voilait sur ce front, plein de spirituelles promesses. C’était comme un deuil lourd et froid qui glaçait la pensée.

Sous ce rapport, Suavita de Champmas était restée telle que nous la laissâmes sur le pauvre lit de Paul Labre, dans la mansarde de la rue de Jérusalem.

Suavita n’avait point recouvré entièrement l’usage de sa raison.

Et Suavita était muette toujours.

Mais comme elle parlait bien, pourtant, quand son cœur étincelait dans ses yeux ! Comme elle pensait ! comme elle aimait peut-être !

Le passé seul était en elle complètement mort ou endormi. Elle avait perdu le souvenir avec le pouvoir de parler.

Elle était née en quelque sorte à cette vie insuffisante et tristement diminuée, à l’heure même où son pauvre petit corps malade recevait le choc mortel de l’eau.

L’excès de la terreur l’avait tuée moralement.

Et depuis, la santé physique était revenue. Elle revivait au contact bienfaisant de l’être que son cœur d’enfant avait choisi dès longtemps et à son insu pour l’aimer.

La présence de Paul la réchauffait comme un baiser de soleil, au matin, relève la plante affaissée sous le givre ; elle était forte, elle pouvait courir, bondir ; son sein battait, le rose montait à sa joue, le sourire à ses lèvres…

Mon Dieu ! qu’eût-il fallu pour lui rendre l’autre moitié de son existence ! la grande moitié : la parole, l’esprit, le cœur ?…

Comme ils marchaient tous deux, lui rêvant, elle souriant à ce vague plaisir qui l’épanouissait comme une rose, elle pesa doucement, de ses deux mains nouées, sur le bras de Paul.

Paul venait de passer en bandoulière le fusil de chasse qu’il portait tout à l’heure à la main. Il ne prit pas garde ; Blondette pesa plus fort.

Paul se retourna pour la regarder ; leurs yeux se choquèrent.

— Que tu es donc belle ! murmura-t-il avec admiration.

Elle l’enveloppait de son regard qui parlait.

Et, chose étrange, Paul comprenait ce regard comme un langage : mot à mot, avec les nuances et jusqu’aux inflexions que la voix aurait eues.

— Pas si belle que l’autre ! disait le regard à la fois suppliant et menaçant.

— Quelle autre ? fit Paul malgré lui.

Le regard brûla, puis se baissa.

Paul dit entre ses dents :

— Je suis plus fou que toi !

Blondette pesa de nouveau sur son bras.

— Qu’est-ce encore ? demanda Paul en riant.

Il y avait une larme, suspendue comme une perle aux longs cils de Blondette.

— Ah ! Mademoiselle, gronda Paul, si vous pleurez, nous allons nous fâcher !

Elle lui tendit son front que Paul baisa.

— À la bonne heure, reprit-il, traduisant le regard, vous allez être bien sage ?

Le regard esclave répondit :

— Oh ! bien sage.

Mais les mains jointes pesèrent sur le bras pour la troisième fois. Paul fronça le sourcil, bien qu’il eût envie de rire. C’étaient de si ravissantes mains !

— Mademoiselle, dit-il, ne laissant pas au regard le temps d’achever sa phrase, vous voudriez venir avec moi vous promener dans la campagne, je connais cela. On vous a dit qu’il y avait de belles forêts, des montagnes, des étangs, des prairies.

Le grand œil bleu interrompit à son tour, disant :

— Peu importe tout cela. Je voudrais aller partout où tu vas.

— Pauvre petit ange chéri ! pensa Paul tout haut.

Blondette lui lâcha le bras brusquement et saisit sa main qu’elle baisa.

— Mademoiselle ! fit Paul sévèrement.

Mais il l’attira sur son cœur et l’y tint un instant embrassée.

Vous la voyez d’ici folle de joie, cette Blondette caressante et soumise comme un chien mignon aux pieds de son maître. Détrompez-vous bien vite et consultez les grands yeux bleus qui mouillèrent leur sourire.

Les grands yeux bleus disaient :

— Oh ! Paul ! que tu voudrais bien pouvoir m’aimer !

Et c’était si vrai, cela, qu’une larme vint à la paupière de Paul.

— Sois raisonnable, Blondinette, reprit-il. Tu es prisonnière pour ton bien. Je t’ai raconté cela cent fois. Il y a des gens méchants qui te veulent du mal. Je te cache pour t’avoir toujours près de moi. Tu sais bien que je mourrais, si on me prenait ma petite Blondette bien aimée !

Les yeux bleus interrogèrent, charmés, mais défiants.

— C’est bien vrai, cela ? demandèrent-ils.

— Bien vrai, bien vrai, répondit Paul, qui l’enleva dans ses bras.

Elle pâlit et se dégagea.

Paul, étonné, la regarda.

Elle fit effort pour sourire, et son sourire disait :

— Tu es bien bon, tu as pitié de moi.

Ils arrivaient au bout de l’avenue des tilleuls qui se divisait en deux sentiers.

Le premier conduisait au verger, dont les fruits mûrs envoyaient déjà leurs enivrantes senteurs : l’autre menait à l’une des portes qui donnaient entrée en forêt.

Blondette tira vers le premier sentier ; Paul prit l’autre en touchant du doigt la crosse de son fusil de chasse.

Alors, à ce muet mensonge, les deux mains de l’enfant se desserrèrent et ses jolis bras tombèrent dans les plis de sa robe blanche.

Elle marcha fière et digne aux côtés de Paul embarrassé.

Elle ne supplia point. L’heure des reproches était passée.

Paul l’interrogea du coin de l’œil.

Le regard de Blondette ne parlait plus.

Il était plus muet que la bouche de Blondette elle-même.

— Vous êtes une méchante, dit alors Paul.

Elle releva sur lui ses grands yeux étonnés, innocents, — mais malins.

Ses grands yeux demandaient :

— Pourquoi suis-je une méchante ?

— Une jalouse, au moins ! répliqua Paul avec colère.

Ses grands yeux lancèrent un éclair si beau que Paul s’arrêta court à la contempler.

Elle sourit et continua sa route, disant avec sa prunelle qui brillait de vengeance :

— Allons ! allons ! vous êtes attendu ailleurs. Partez !

Et voilà justement ce qui n’était pas vrai.

Paul fit comme Blondette, cette fois ; ce furent ses yeux qui parlèrent, exprimant le dépit, la honte et le chagrin.

Elle s’arrêta à son tour. Sa taille harmonieuse s’était redressée de toute sa hauteur. Ses yeux dirent si énergiquement sa pensée que la parole elle-même fût restée au-dessous de leur subtil reproche :

— Ah ! Paul, on ne vous attend même pas !

Il y avait là-dedans toute la plainte passionnée d’un grand amour méconnu, toute la protestation d’un noble et doux orgueil, toute la douleur d’une immense défaite.

Blondette était une femme à cette heure.

En conscience, Paul ne pouvait traduire à la fois tout cela.

Il pensa, et c’était déjà beaucoup :

— Comme elle m’aimerait !

Puis il répéta tout haut, pour garder une contenance :

— Jalouse ! petite jalouse !

Les yeux de la fillette s’éteignirent, et elle baissa la tête comme pour dire :

— C’est vrai, je suis jalouse ; cela me fait souffrir. Il ne faut pas m’en vouloir.

Ce fut elle-même qui mit la main sur le verrou formant la fermeture de la porte.

Paul voulut l’arrêter, elle ouvrit malgré lui. Son joli doigt tendu lui montra la campagne, tandis qu’elle se rangeait elle-même prudemment à l’abri du mur, comme si elle eût voulu lui dire à la fois :

— Vous ne voulez pas qu’on me voie, je me cache.

Et, en outre :

— Allez, je ne vous retiens plus. Je vous promets d’être bien sage et de ne pas trop pleurer.

Paul hésita, mais il sortit en disant :

— Tu vas pousser le verrou, chérie.

Il crut entendre Blondette qui remettait le verrou derrière lui.

— À bientôt ! cria-t-il.

Et il se mit à marcher à grands pas.

Blondette n’avait garde de pousser le verrou ; elle voulait le voir le plus longtemps possible. Elle entr’ouvrit la porte pour glisser un regard par la fente. Elle le suivit tant que les pleurs n’aveuglèrent pas ses paupières.

Puis elle revint sur ses pas, parcourant avec lenteur cette longue route qu’ils avaient faite à deux.

Quand elle eut retrouvé l’ombre des tilleuls, elle s’agenouilla. Ses pauvres grands yeux bleus ne pouvaient plus parler qu’à Dieu.

Elle pria longtemps, puis elle s’assit ; les larmes endorment les enfants.

Comme Blondette venait de s’endormir, deux mains écartèrent les branches d’un buisson ; la tête pâlie et maigre de Thérèse Soulas se montra entre les feuilles.

Elle s’agenouilla, elle aussi, près de l’enfant, et souleva avec précaution une de ses mains pour y mettre ses lèvres.

— Nous t’avons tout pris, pauvre ange, dit-elle avec une amertume pleine de remords, tout, jusqu’au cœur de celui qui t’aurait si bien aimée !