La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 06

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 324-335).
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2e partie


VI

Maintenon normande.


Mathurine Goret fit blanchir à la chaux l’intérieur de sa petite ferme ; elle mit Vincent Goret, son fils unique, valet de charrue, pour le pain, à cinq lieues de là, et le menaça de lui casser les deux bras s’il ne se coupait pas la langue au ras de la gorge.

On la vit à la messe de Mortefontaine avec une grosse bague d’or où il y avait des fleurs de lys ; elle avait une tabatière toute neuve, ornée d’un portrait. Quand elle buvait, elle s’enfermait pour ne point parler trop.

Elle n’était plus reconnaissable : elle alla une fois jusqu’à se laver les mains devant la misérable servante qui mourait de faim chez elle. Une autre fois, elle fit venir le maréchal qui lui arracha, avec ses tenailles, de gros poils de barbe grise qu’elle avait au menton.

Elle devenait coquette à vue d’œil, Mathurine Goret.

Et prodigue aussi, car elle fit dire des neuvaines à la paroisse ; on ne sut jamais pour qui ni pour quoi.

Dieu sait qu’on s’occupait de cela aux alentours, depuis le matin jusqu’au soir.

Mais l’étonnement public devait avoir bientôt de bien autres aliments.

La ferme de la Goret, située au fond d’une gorge où roulait le Husseau, petit affluent de la Mayenne, était dominée par une montagne rocheuse d’un aspect véritablement sauvage et que les gens du pays montraient volontiers aux touristes de Paris.

La gorge elle-même avait de curieux aspects avec ses grands plans de pierres rougeâtres, tranchant dans la verdure et sa croupe large, couverte de moissons, qui remontaient vers la forêt de La Ferté.

La Goret accosta un soir le curé de Mortefontaine qui lisait son bréviaire par les chemins, et lui demanda combien il en coûterait pour avoir un chapelain.

— Avez-vous donc une chapelle où le mettre, bonne femme ? interrogea le prêtre.

Mathurine était orgueilleuse outre mesure, comme tous les êtres de sa sorte.

— J’en aurai une quand je voudrai, monsieur recteur, répondit-elle, et deux aussi, et vingt, et si l’idée me prenait d’avoir une cathédrale, faudrait que j’en aie une, ou pas de bon Dieu !

— Ne jurez pas, bonne femme, dit paisiblement le curé.

Mathurine fit aussitôt le signe de la croix et croisa ses mains sur sa poitrine.

Ces gens ont la religion de Louis XI, qui était un roi normand.

— Pas moins, reprit-elle, je voudrais savoir ce qu’il m’en coûterait pour avoir mon Monsieur prêtre à moi toute seule, censément, puisque c’est mon plaisir.

Mathurine mit ses deux poings sur ses hanches.

— Une douzaine de cents francs, bonne femme.

— Pas de bon Dieu ! s’écria-t-elle en colère. Aussi cher qu’un maître jardinier à la ville ! Alors, j’en ferai venir un de Saint-Maurice-du-Désert, monsieur recteur, et je l’aurai à six cents francs, sans pourboire !

Quelques jours après, on vit arriver toute une armée de maçons étrangers au pays. Un quidam à bottes pointues, le chapeau en pain de sucre, avec de larges bords, et portant toujours un grand carton sous le bras, les accompagnait. On dessina sur la croupe de la colline, juste au-dessus de la ferme, une enceinte assez grande pour contenir une forteresse.

Le quidam à barbe pointue fumait des pipes en quantité.

Les maçons mirent à mal quelques pâtourettes du voisinage.

Et une grande vilaine bête de maison s’éleva, qui avait la prétention de ressembler à un château renaissance.

Le quidam à chapeau en pain de sucre la trouvait supérieurement belle.

À l’angle nord de la maison, une autre maison plus petite et pareillement hideuse sortit de terre.

C’était la chapelle.

La chapelle, le château et leurs dépendances furent bâtis en trois ans, après quoi, le monsieur au grand carton alla fumer sa pipe ailleurs.

Il avait conscience de ressusciter l’art des jolis siècles. C’était un romantique de deux sous : précisément un de ceux qui ont tué le romantisme, cette belle chose, sous le poids écrasant de leur immense stupidité.

Mais pendant ces trois ans, que d’événements avaient eu lieu !

La Goret n’avait plus de barbe au menton, pas un poil : elle se rasait. Elle lavait ses mains jusqu’à des trois et quatre fois par semaine, bien qu’il n’y parût point. Elle portait des coiffes à broderies et des jupes de mérinos ; elle avait des souliers, elle s’enivrait avec du vin de Madère qu’elle mélangeait avec de l’anisette pour le rendre encore meilleur.

Dans sa ferme où les maçons avaient fait des réparations, il y avait un lit d’acajou plaqué.

On avait bouché le trou punais où mûrissait le fumier.

Deux paires de persiennes, peintes en bleu-perruquier, ornaient sa chambre à coucher. C’était splendide. Goret Ier et Goret II se seraient pendus à voir cela.

Feu Hébrard, décédé faute de quinze sous, en aurait eu une seconde attaque de mort subite.

Et les mystères ! Il y en avait à boisseaux !

Des allées, des venues ! M. Lecoq, qui paraissait être décidément un important personnage, malgré son déguisement de commis-voyageur ; M. Lecoq de La Perrière, s’il vous plaît ! Un vieillard de cent ans, vénérable comme une relique et qu’on appelait le colonel, un docteur célèbre à Paris, qui avait fait passer la sciatique de Mathurine, de la jambe gauche dans la jambe droite, un comte, décoré sur toutes les coutures, voilà les gens qui venaient voir la Goret, maintenant !

Et ils lui parlaient chapeau bas.

Car la conspiration marchait… chut !

Nous n’avons rien dit encore de la conspiration. En province, les choses les plus bouffonnes prennent parfois de grands airs sérieux. La conspiration était, s’il est possible, encore plus drôle et plus invraisemblable que la fortune Goret.

Mais elle ne la valait pas, à beaucoup près.

Avant d’arriver à la conspiration, nous avons besoin de donner au lecteur quelques détails sur le pays où vont avoir lieu deux ou trois scènes de notre drame.

Les environs immédiats de La Ferté-Macé sont riches à l’égal des meilleures zones de la riche Normandie, mais en redescendant vers le sud et l’ouest, on trouve une zone assez vaste qui semble avoir porté autrefois ce nom générique : le Désert. En effet, dans le parcours des deux forêts d’Andaine et de La Ferté, nombre de villages ont conservé ce nom : Saint-Maurice-du-Désert, Saint-Patrice-du-Désert et autres.

L’aspect de la contrée est pittoresque et très mouvementé.

Il y a tel vallon, comme celui où se sont établis les bains de Bagnoles, qui forme une petite Suisse en miniature, et les gorges d’Antoigny auraient une considérable réputation si elles étaient seulement situées dans le Tyrol.

C’est déjà l’Ouest ; les hobereaux ne manquent pas ; ils disputent le haut bout à quelques industriels. Aucune haine bien tranchée ne sépare les deux camps. La politique n’arrive pas là, comme en Bretagne, à l’état de fléau.

Il ne serait pas facile d’y trouver les éléments d’une chouannerie. Là, l’idée des dévouements à quoi que ce soit n’existe pas.

C’est la Normandie qui économise, maquignonne et pelote.

La féodalité a dû mourir là cent ans avant son heure.

Mais une conspiration où, par impossible, il y aurait de l’argent à gagner, y pourrait trouver des recrues.

Les deux maisons nobles les plus considérées, c’est-à-dire les plus riches du pays, étaient le château de Clare, situé vers Antoigny et le château de Champmas, appartenant au général comte du même nom.

Ce dernier manoir avait été inhabité pendant des années.

Le château de Clare était en plein dans la conspiration. On affectait de compter aussi sur le château de Champmas, dont le maître autrefois avait subi une condamnation politique ; seulement le général était absent.

À défaut du général, on avait le directeur des hauts-fourneaux de Cuzay, ancien élève de l’école Polytechnique, qui avait commandé une barricade à Paris en 1830, et ses cinquante-deux ouvriers, — des lapins ! au dire du chevalier Le Camus de la Prunelaye, pêcheur de truites à la mouche.

Après la révolution faite, le chevalier de la Prunelaye devait être préfet de l’Orne, et M. Lefébure, l’ancien élève de l’école, avait bien voulu accepter le ministère des travaux publics.

Le vicaire de la paroisse de Mortefontaine trempait un peu là-dedans, à la condition d’être grand-aumônier de France et de Navarre.

Les deux fils Portier de la Grille et le neveu du Molard, y étaient jusqu’au cou, ainsi que la vieille demoiselle Des Anges, qui souhaitait cinq bureaux de tabac, pour les affermer très cher.

Deux beaux gars, ces Portier de la Grille, louches tous deux, mais non pas du même œil.

Ils en voulaient au gouvernement à cause d’un cantonnier qui ne leur tirait pas son chapeau.

Le neveu du Molard désirait du vin à discrétion et le droit de braconner dans la forêt d’Andaine.

Poulain, l’affûteur, faisait aussi la révolution expressément contre les gendarmes et les gardes-champêtres. Il n’était pas méchant quoiqu’on l’accusât d’avoir tué sa femme d’une ruade.

Les dénombrements sont bons dans les poèmes épiques. Il nous faudrait des pages entières rien que pour inscrire les noms des conjurés.

Leur plan était bien simple : s’emparer de la Ferté-Macé où l’on devait proclamer le nouveau gouvernement.

Le chevalier de la Prunelaye avait promis que tout irait comme une lettre à la poste.

Et il y avait les cinquante-deux lapins de M. Lefébure !

Vous souriez. — Avez-vous bien regardé l’œuf d’où sort une révolution ?

Si quelque lecteur objectait que les révolutions se font à Paris d’ordinaire, et que la paroisse de Mortefontaine n’est pas précisément le cœur de la France, nous répondrions que la routine tend à disparaître. Paris est un préjugé. Nous décentralisons, en province, tant que nous pouvons.

D’ailleurs on n’avait point négligé Paris.

Le colonel travaillait Paris. M. Lecoq aussi, ainsi que deux jeunes gens pleins d’avenir, MM. de Cocotte et de Piquepuce.

Le chevalier Le Camus de la Prunelaye évaluait à cent cinquante mille combattants les ébénistes qu’on aurait pu armer du jour au lendemain, dans le seul faubourg Saint-Antoine, si on avait eu des fusils, et, s’ils avaient voulu les prendre.

M. Lefébure tenait l’armée par l’école polytechnique dont les anciens élèves forment un faisceau extrêmement dangereux.

On avait le vicaire de Mortefontaine pour le clergé. Les deux fils Portier de la Grille répondaient d’un gendarme retraité, à Domfront, et le neveu du Molard pesait sur la maîtresse de poste d’Argentan.

Quant à Poulain, il allait déjeuner tous les lundis chez l’adjoint de Couterne.

Vous voyez que le fils de saint Louis était bien près de remonter sur le trône de ses aïeux.

Il y avait déjà des mois que ces choses comiques s’agitaient aux environs de La Ferté-Macé, et, sous ces choses comiques, un gros drame bien noir rampait à pas de loup.

Le drame était mené par des gens qui savaient leur monde et qui ne prenaient point, pour jouer la comédie en grange, l’accent qui conviendrait au Théâtre-Français.

Ils taillaient en plein dans le grotesque, bien sûrs qu’ils étaient de ne pouvoir aller trop loin sur cette route.

La conspiration, du reste, était le côté grossier de leur trame.

Une autre pièce se jouait auprès de celle-là, qui avait au moins le mérite de l’originalité.

La chapelle était achevée, elle avait son chapelain.

Une aile entière du grand vilain château renaissance avait été rendue habitable pendant qu’on installait dans le corps de logis et dans l’autre aile de somptueux appartements.

Cette aile habitable avait un hôte, M. Nicolas.

Dès qu’on avait franchi le seuil de son antichambre, M. Nicolas changeait de nom : il s’appelait « le Roi ».

Pas davantage.

Et soit que le secret le plus absolu eût été gardé par toutes les queues-rouges ayant des rôles subalternes dans cette farce, soit que l’autorité fermât les yeux, le roi vivait paisiblement, entouré de ce qu’il fallait de mystère pour rendre la momerie intéressante.

Le roi mangeait bien, buvait mieux et dirigeait de très haut la conspiration, dont les membres indigènes n’étaient point admis à contempler sa personne sacrée tous les jours.

Il avait sans cesse avec lui quelqu’un des gens de Paris qui semblaient non seulement le servir avec beaucoup de respect, mais encore le surveiller d’assez près.

La Goret, outre les frais de construction et d’aménagement du château, avait déjà fourni de très grosses sommes pour le bien de la conspiration. On l’avait prise par ses faibles : l’ignorance et l’égoïsme.

La Goret donnait de l’argent pour être reine de France.

Inutile d’insister : le mot est dit dans sa sincère énormité.

Ceux qui ne connaissent pas les paysans hausseront les épaules ; ceux qui connaissent les paysans seront à peine étonnés.

Singulier peuple, près de qui l’éloquence même perd sa peine quand elle n’a qu’une vérité grande, claire, profitable à enseigner, mais à qui vous ferez croire, si vous faites l’imposture bien absurde et bien grossière dans son expression, n’importe quelle bourde monstrueuse.

L’imposture, ici, avait été savamment calculée ; on l’avait entourée d’une mise en scène enfantine. La Goret était dans le piège jusqu’au cou.

Elle demeurait toujours à la ferme, mais on lui avait donné « une maison » parce que, en attendant mieux, elle avait déjà rang de « duchesse à tabouret. »

Ces mots, qu’ils ne comprennent pas, ont sur les paysans un inexprimable pouvoir.

M. Nicolas, le fils de saint Louis, en récompense de ce qu’elle avait fait pour sa royale personne, lui avait donné le choix entre ces deux positions : reine-mère ou femme du roi, de la main gauche, comme Mme de Maintenon.

Bien entendu que cette dernière situation serait toute provisoire, M. Nicolas ne pouvant épouser publiquement avant d’être proclamé roi, — parce que cela lui ôterait l’alliance de tous les souverains étrangers, qui n’auraient plus l’espoir de lui donner leurs filles en mariage.

La Goret avait compris cela merveilleusement. Néanmoins, elle avait choisi l’état de femme du roi, stipulant qu’aussitôt après la conquête de Paris, on ferait publier les bans à la cathédrale.

La « maison » de la Goret, duchesse provisoire, était composée de Mme la comtesse Corona, petite-fille du colonel, de Mme la comtesse du Bréhut de Clare et de deux jeunes dames de Paris.

Elle avait pour chevalier d’honneur le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, et pour écuyers MM. de Cocotte et de Piquepuce.

Les deux jeunes dames de Paris, Cocotte et Piquepuce, avec qui elle s’arrangeait au mieux, lui racontaient à la journée et à leur manière l’histoire de Mme de Maintenon ; elle préférait les aventures de Christine de Suède, et surtout la biographie de la Grande Catherine que ces dames et ces messieurs contaient aussi fort bien.

Les mœurs de Catherine l’émerveillaient, d’autant qu’on lui disait que rien n’est péché pour une reine. Elle semait son argent de bon cœur. Malgré son âge, les passions de toute sorte s’éveillaient avec une violence étrange dans cette nature brutale et presque virile.

Elle rêvait la parodie de la grande virago du Nord et y faisait même des embellissements.

Tout allait bien. On avait pris époque pour le fameux mariage de la main gauche, lorsque l’arrivée de deux personnages nouveaux vint jeter un certain trouble dans le conseil privé de M. Nicolas, fils de saint Louis.

Le général comte de Champmas revenait habiter son château avec sa fille aînée, Mlle Ysole de Champmas.

Et un jeune homme étranger au pays, le baron Paul Labre d’Arcis prenait possession d’une maison sise au bourg même de Mortefontaine.

À dater de ce moment, le fils de saint Louis devint invisible, même pour ses plus fidèles adhérents.

La conspiration pour rire continuait cependant d’affoler les hobereaux du pays ; le drame noir marchait dans l’ombre et l’audacieuse comédie des noces royales se poursuivait à huis-clos, entre les quatre murs du château neuf.