La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 08

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 348-359).
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2e partie


VIII

À l’ombre des tilleuls.


Thérèse Soulas était bien changée. Ces trois années avaient pesé sur elle comme dix ans de fatigue et de souffrance.

Et pourtant, elle avait passé la majeure partie de ces trois ans auprès de sa fille : le grand, l’unique amour de son cœur.

C’était là, en apparence, du moins, une immense joie. En réalité, c’était une torture de tous les instants.

En quittant le général comte de Champmas à Saint-Germain, et pour se payer du service qu’elle venait de rendre, Mme Soulas n’avait demandé qu’une seule chose, embrasser les deux enfants.

C’était trop. Il y a des sacrifices qui doivent être absolus.

Nous savons qu’au retour elle avait trouvé déserte la maison du général. Ysole était enlevée, et nul n’avait su dire le sort probable de Suavita.

Mme Soulas croyait partager l’ignorance commune, ou plutôt elle s’efforçait de le croire, car, dès la première minute, ses pressentiments avaient donné un nom à la fillette inconnue sauvée par Paul Labre.

En vain avait-elle voulu se tromper elle-même ; en vain avait-elle cherché et trouvé abondamment la preuve de ce fait que Suavita de Champmas possédait toute sa raison et n’était point muette.

Cette enfant privée de raison et muette était Suavita de Champmas.

Il y avait un crime.

L’intervention seule de Paul Labre avait empêché un meurtre.

La pensée d’Ysole était venue comme une angoisse navrante à l’esprit de Thérèse Soulas. Elle vivait dans un monde qui discute le crime pertinemment et qui le connaît à fond, tel qu’il est.

Ysole, ou mieux, l’homme qui avait perdu Ysole, avait un intérêt manifeste à faire disparaître Suavita.

Toutes ces choses se classèrent dans les réflexions de Thérèse, pendant l’absence que fit Paul Labre pour acquérir la preuve de la mort de Jean, son frère.

Thérèse fut quatre jours toute seule avec Suavita dans la mansarde de Paul Labre.

Il y avait en elle pour l’enfant une sorte d’adoration.

Mais ses cheveux blanchissaient d’heure en heure et les rides de son front se creusaient.

Thérèse se sentait parfois devenir folle et l’enfant, alors, n’était pas en sûreté auprès d’elle.

D’autres fois, elle raisonnait froidement.

Elle acceptait la chute d’Ysole comme une fatalité. Cela ne l’étonnait point, cela devait être ainsi. Dans ces classes déshéritées, une étrange croyance existe à la prédestination du malheur.

La misère et la faute se transmettent, quoi qu’on fasse, selon une mystérieuse loi d’héritage.

Mais la pauvre femme, misérable et tombée, n’eût pardonné que la chute et la misère.

Elle avait horreur du crime.

Certes, ses espoirs, autrefois, avaient été éblouissants ; elle avait rêvé sa fille pure en même temps que noble et riche. La richesse et la noblesse sont des sauvegardes. Ses espoirs évanouis la laissaient résignée.

Mais le crime la révoltait.

Elle voulut à tout prix savoir.

Ysole revint après quelques jours et entra au couvent comme pensionnaire.

Le changement que trois années de doutes et de chagrins devaient produire chez Thérèse Soulas s’était opéré pour Ysole en quelques jours.

Ce n’était plus la même jeune fille, ou plutôt ce n’était plus une jeune fille.

Mme Soulas se présenta au couvent avec la lettre du général. Elle fut reçue froidement, mais bien. Ysole lui demanda d’elle-même à la garder près d’elle.

Les mères sont des devineresses. Au point de départ de son dévouement maternel, Thérèse Soulas avait éclairé d’un seul regard un des plus subtils mystères de nos sociétés civilisées : elle avait compris que l’enfant d’une morte avait chance de trouver appui chez un père généreux et puissant, qui eût repoussé la fille d’une vivante.

La mère gêne dans ce monde auquel rien ne la rattache.

Le père a honte et s’abstient.

La mort de la mère relève la fille.

Thérèse s’était faite morte.

Un jour, elle crut possible de pactiser avec son dévouement, d’en reprendre une part et d’en conserver pourtant tout le bénéfice à sa fille.

Le général lui-même ne lui avait-il pas ouvert la voie ?

Elle se dit : Je serai près de ma fille, et ma fille ne me connaîtra pas.

Et je saurai !

Elle sut, plus vite et mieux qu’elle ne pensait.

Cette Ysole était une étrange fille.

Aussitôt qu’elle connut l’adresse de son père en Angleterre, elle lui écrivit une longue lettre qui était le récit rigoureusement exact des événements racontés par nous : son séjour à la maison du quai des Orfèvres, son amour pour « le prince » et l’heure de folie où elle avait déserté le chevet de sa sœur malade pour suivre son amant.

Dans cette lettre, dont Mme Soulas trouva le brouillon, Ysole s’accusait froidement et sans réserve.

Elle n’essayait pas même de mettre en avant l’excuse tirée des mesures à prendre pour l’évasion de son père, excuse vraie, pourtant.

La mère fut heureuse et presque fière de cette vaillance.

Ysole était coupable, mais non point comme elle l’avait un instant redouté.

Ysole aimait sa sœur.

Et Ysole donnait une telle preuve d’audacieuse franchise qu’il n’était point permis de mettre en doute sa parole.

Mme Soulas ne parvint point à surprendre la réponse du général.

Elle put constater seulement chez Ysole un redoublement de morne tristesse.

Et une fois Ysole, qui s’était prise pour elle de confiance et d’affection, lui dit :

— J’ai perdu le cœur de mon père. Vous qui le connaissez, vous savez s’il est bon : ce n’est que justice, et je n’ai pas le droit de me plaindre.

Comme Thérèse essayait de la consoler en appuyant précisément sur la noble bonté du général, Ysole ajouta :

— Il m’aimait plus que ma pauvre petite sœur. J’étais sa joie et son orgueil. J’ai tué sa joie et j’ai humilié son orgueil. Si ma pauvre petite Suavita, — et que Dieu le veuille ! — était retrouvée, mon père me chasserait, je le sais… j’en suis sûre !

Ces paroles ne tombèrent point à terre, et le vrai supplice de Thérèse Soulas commença.

Un supplice sourd, une torture de toutes les minutes, car, désormais, c’était sa propre conscience qui était entamée.

Et sa conscience, jusqu’alors, était restée droite, si profondes qu’eussent été les misères de sa vie.

Au moment où Ysole prononça ces mots qui devaient influer si gravement sur la conduite de sa mère, Thérèse Soulas, à bout de combats et de sophismes, se rendait à l’évidence, au sujet de Blondette, que Paul Labre gardait toujours chez lui.

Après avoir fait tout au monde pour égarer les suppositions de Paul et l’éloigner de la vérité qu’elle fuyait elle-même, elle était sur le point d’avouer son erreur, non point à Paul, mais à Ysole.

Il lui semblait qu’Ysole, en se faisant la messagère de cette grande joie, en disant au général : Suavita est retrouvée ! allait racheter tout d’un coup la tendresse de son père. Quant à la question de savoir comment Ysole accueillerait la nouvelle de l’existence de sa sœur, Thérèse n’avait aucun doute. Elle la voyait d’avance s’élancer vers le logis de Paul Labre et rapporter Suavita dans ses bras.

Mais Ysole avait dit : « Mon père me chasserait, j’en suis sûre. »

Pour la seconde fois, à son insu, comme la première, elle venait de prononcer l’arrêt de la pauvre Suavita.

Thérèse, placée entre sa conscience et sa fille, allait devenir coupable, et, cette fois, de parti pris.

Elle ne voulait pas que sa fille fût chassée.

Elle se rendit chez Paul Labre, occupé déjà de la grande guerre qu’il déclarait aux assassins de son frère, et reprit avec vivacité un thème que, naguère encore, elle soutenait de bonne foi : le crime manqué pouvait être tenté de nouveau. La seule protection efficace dont on pût couvrir cette pauvre chère enfant, c’était un absolu secret, une sévère retraite.

Paul venait d’entrer en possession de l’héritage de la tante. Blondette, qui ne se levait pas encore, n’avait besoin que de repos. Un logement fut loué très loin du quartier de la Préfecture, et Paul continua d’organiser sa vengeance.

Blondette resta cachée même aux agents que Paul choisissait pour composer sa petite armée.

Nous avons vu que M. Badoît ne la connaissait pas.

La punition de Thérèse était de voir Suavita qu’elle venait visiter chaque jour. L’enfant reprenait rapidement sa force, et aussi une sorte d’intelligence gracieuse et vive qui semblait ne s’appliquer qu’aux choses du présent. Elle avait la gentillesse d’un ange. À chaque instant, Mme Soulas, effrayée, croyait deviner sur ses lèvres le nom de sa famille qu’elle allait prononcer au premier réveil de sa pensée.

Elle l’aimait de tout le mal qu’elle avait conscience de lui faire, mais elle la craignait jusqu’à souhaiter sa mort.

Parfois, quand elle contemplait le sommeil de l’enfant, elle avait une vision : elle voyait l’image de la comtesse décédée, celle qu’elle nommait « la sainte, » se dresser devant elle dans une attitude de protection.

La sainte semblait lui dire :

— Ne tuez pas ma fille !

Le général comte de Champmas rentra en France par suite d’une de ces demi-mesures qu’on prenait volontiers du temps de Louis-Philippe. Il n’était pas gracié ; on lui avait garanti tolérance.

Sa première entrevue avec Ysole fut clémente et douce, mais froide.

Il repoussa toute explication et défendit qu’il fût parlé du passé.

Thérèse Soulas n’osait pas se montrer. Il la fit venir et lui témoigna une sorte de déférence respectueuse.

— Vous n’avez pas le secret de Mlle Ysole de Champmas, lui dit-il avec une tristesse résignée, elle n’a point le vôtre : c’est bien ainsi. N’allez pas au-delà, et vivez en paix près de nous, je le veux.

Ce fut, pour Ysole, un intérieur bien autrement morne et glacé que la vie même du couvent.

Le général semblait frappé au cœur.

Il ne parlait jamais de Suavita ; mais quand la famille se fut installée au château de Champmas, le général ne laissa que deux portraits dans sa chambre à coucher, celui de Suavita et celui de la mère de Suavita.

Ysole sortait tous les jours à cheval, et faisait de longues promenades solitaires. Nul ne contrôlait ses actions.

Elle ne voyait personne. Elle avait fait seulement, depuis son arrivée, deux ou trois visites à la comtesse de Clare.

Un jour elle dit à Thérèse Soulas :

— Il y a un jeune homme qui me suit. Je me trouve mal dans la maison de mon père. Si un ouvrier ou un paysan voulait de moi pour femme, j’essaierais d’être une bonne ménagère…

Elle acheva en baissant la tête et en parlant pour elle seule :

— Mais cela ne se peut pas !

Le jeune homme était Paul Labre.

Thérèse Soulas, depuis bien des semaines, voyait avec admiration l’effet produit sur la pauvre petite Blondette par la présence de Paul. C’était la vie même qui rentrait dans les pores de la chère enfant. Elle tressaillait au son de la voix de Paul ; elle le suivait comme un chien suit son maître ; quand Paul la regardait en souriant, ses grands yeux bleus se voilaient, alanguis par l’extase.

Hélas ! Ysole en était à souhaiter la rude misère de ceux qui souffrent !

Tout ce qu’avait fait Thérèse, tout ce silencieux et amer dévouement, toute cette longue torture avaient abouti à ceci : Ysole ambitionnait le sort même qui eût été son partage sans le dur travail de sa mère.

Ysole était plus cruellement vaincue et plus découragée que les pauvres filles des champs, — même celles qui ont été trompées !

Ysole était plus malheureuse que n’avait été sa mère !

Elle n’avait rien gardé de ce que sa mère avait acheté pour elle à si haut prix, et de tout ce qu’elle avait pris à sa sœur infortunée, rien ne lui avait profité.

Rien !

Et voilà que le dernier bien, laissé par la Providence à la pauvre Suavita, son ami, son protecteur, son Dieu, Ysole allait encore le lui prendre.

Thérèse, révoltée, demanda :

— L’aimez-vous ?

— Je ne sais, répondit Ysole avec distraction. Pourquoi l’aimerais-je ?

Puis elle ajouta :

— Je puis haïr encore. Je hais de toutes les forces de mon âme. Je crois que je ne saurais plus aimer.

Thérèse joignit les mains. Une parole s’élança de son cœur endolori à ses lèvres qui pâlissaient et tremblaient. Elle voulut dire :

— Alors, ayez pitié ! Alors laissez ce jeune homme inconnu à celle dont il est l’espoir de la vie !…

Mais elle se tut.

Une autre pensée venait de naître en elle ; une de ces pensées qui semblent tout concilier et qui faussent les consciences.

Elle s’était dit :

— Si mon Ysole épousait Paul Labre, — et c’était mon rêve autrefois, — elle abandonnerait le général, et cette position qui n’est pas à nous, et cette fortune dont nous ne voulons plus. Alors rien ne m’empêcherait de prendre par la main Suavita, ce pauvre ange, et de la reconduire à son père. On lui rendrait tout ce qu’on lui a pris ; elle serait Mlle de Champmas, la seule ! Et la sainte qui doit me voir d’en haut me pardonnerait, me bénirait…

Comme si tout en elle, et toujours, devait combattre contre cette douce victime qu’elle aimait ! tout, jusqu’à son honnêteté, tout, jusqu’à son affection !

Elle n’eut pas même besoin d’agir. L’amour de Paul pour Ysole était né dès longtemps. C’était le premier éveil de sa jeunesse, et il avait failli en mourir.

Les devoirs nouveaux, imposés par l’adoption de Blondette, et surtout le serment de vengeance qu’il avait juré en lui-même contre les meurtriers de son frère, avaient couvert ce feu et ne l’avaient point éteint.

Quand Paul rencontra loin de Paris celle qui, la première, avait fait battre son cœur, bien changée, mais plus belle à ses yeux, sa passion se réveilla, timide comme lui-même, ardente et violente.

Ysole n’était jamais seule, dans ses longues courses en forêt. Sous le couvert, il y avait un œil avide qui incessamment la suivait.

Thérèse savait cela, et chaque fois que Paul abandonnait la pauvre Blondette pour courir après son rêve, Thérèse venait, secourable et impitoyable à la fois, consoler l’enfant qui souffrait.

Aujourd’hui, elle resta longtemps agenouillée auprès de Suavita endormie.

Toutes les choses que nous avons dites, elle les pensait, rappelant tour à tour à sa mémoire les tristesses de ces trois dernières années, ressassant ses tourments, ses craintes, peut-être ses remords.

Elle parlait à Suavita, qui ne pouvait l’entendre ; elle lui demandait pardon.

D’autres fois, elle se confessait à elle, lui disant ses espoirs et plaidant la cause de cette fatalité qui, malgré elle, l’avait faite bourreau.

Elle s’absorbait si profondément en sa pensée que les choses extérieures ne la frappaient point.

L’ombre s’épaississait dans le bosquet parce que de grandes nuées orageuses voyageaient au ciel.

Suavita dormait toujours, la tête appuyée sur son bras que baignaient ses doux cheveux.

Thérèse tressaillit enfin à un bruit de pas rapides qui semblaient s’éloigner.

Elle regarda dans la direction du bruit et aperçut deux hommes qui fuyaient à travers les arbres.

Ce fait lui sembla si étrange dans la propriété toujours sévèrement close de Paul Labre, qu’elle se releva en sursaut pour courir ou appeler.

Mais en ce moment une voix de femme enrouée tomba du haut de l’arbre même qui abritait le sommeil de Suavita.

— Ne vous donnez pas la peine, maman Soulas, disait cette voix. La porte est restée ouverte, là-bas, et ils ont déjà la clef des champs, ces deux braves !

Elle regarda en l’air et vit notre ami Clampin, dit Pistolet, tout de neuf habillé, qui dégringolait le long du tronc lestement.

— Bonsoir, maman Soulas, dit-il en touchant le sol. Est-ce que vous causez souvent comme ça, toute seule ? c’est dangereux. Tiens ! voilà la petite de M. Paul ! Elle est mignonnette. Vous ne me remettez pas, on dirait !… C’est moi qui ai fait la fin de votre minet ; pauvre bête… mou, mou, mou… c’était l’effet des passions, mais je me range. Voilà l’histoire : je guettais ces deux-là qui sont entrés par la porte du bout, que la petiote a laissée ouverte. Avez-vous des ennemis, maman ? Ils vous ont regardée, mais là… dans l’œil ! Ils vous ont écoutée. J’en connais un des deux, M. Cocotte, qui ne vous assassinera pas : c’est pas son état… mais l’autre, dame ! je crois qu’il est engagé pour ça, et il a une polissonne de mine !