La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 07

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 72-83).
Ysole  ►
1re partie


VII

Suavita.


Nous rétrogradons de quelques heures pour pénétrer enfin dans cette mystérieuse maison à deux étages, dont nous n’avons pas encore franchi le seuil, mais qui a, sans nul doute, piqué la curiosité du lecteur, ne fût-ce que par le foulard rouge flottant comme un drapeau à son balcon.

Ainsi en est-il dans ces récits de l’histoire du crime, où l’écrivain n’a à dépenser ni beaucoup de talent, ni beaucoup d’imagination.

Les faits sont là qui se posent d’eux-mêmes en jalons ; les personnages existent ; il ne s’agit que de ménager un peu l’intérêt contenu dans ces étranges procès-verbaux.

Au premier étage de cette maison du quai des Orfèvres, qui faisait face à la fois à la lucarne de notre pauvre ami Paul Labre et à la fenêtre sud-ouest de la tour du coin où Jean Labre venait d’être assassiné, habitait la famille du général comte de Champmas, prisonnier d’État.

La famille du général, veuf depuis plusieurs années, se composait seulement de deux filles.

Lors de sa condamnation, qui avait eu lieu à la suite des événements que nous avons rapportés, vers la fin de 1833, le général n’avait pas eu à s’occuper de ses filles. Elles restaient tout naturellement à la garde de leur tante, Mlle Reine de Champmas, laquelle entourait son frère d’une affection telle que jamais elle n’avait voulu se marier.

Il n’avait fallu rien moins que cette affection véritablement profonde pour amener Mlle Reine à conserver la direction de la maison de son frère malgré l’intrusion d’une jeune fille étrangère qui vint s’établir à l’hôtel peu de mois après la mort de la comtesse, et que le général présenta tout d’abord comme étant Mlle de Champmas.

Suavita, la plus jeune fille du général, la fille unique de Mme la comtesse, avait alors onze ans. Son père l’adorait, mais elle avait eu une enfance souffrante et incessamment menacée ; le général était frappé de l’idée qu’il la perdrait.

L’autre, celle qui venait on ne savait d’où, fruit de quelque aventure de jeunesse, se nommait Ysole, et avait alors quinze ans. Aux reproches de sa sœur, chagrine et presque indignée de voir arriver cette étrangère qui allait partager les droits de l’enfant légitime, le général avait répondu :

— Dieu m’a pris ma femme qui était un ange ; Suavita est un ange que Dieu me prendra. Laissez-moi habituer celle-ci à m’aimer pour que je ne reste pas seul sur la terre.

Il expliqua alors que feu la comtesse, loin d’ignorer l’existence de cette enfant, déjà reconnue lors de son mariage, avait consenti à la légitimer par contrat secret, à la condition qu’elle n’habiterait point la maison paternelle.

La bonne tante Reine, soumise et dévouée, n’avait pas résisté longtemps. Non seulement elle n’avait point tenu rigueur à la fille naturelle de son frère bien aimé, mais la tendresse était venue peu à peu et dans les derniers mois de sa vie, elle s’était faite la complice du général pour assurer complètement la position d’Ysole.

Il faut dire qu’Ysole était une jeune personne accomplie : belle, douce, spirituelle, brillante, et poussant la séduction jusqu’au charme. Du vivant de Mme la comtesse, et tout en la tenant éloignée de la maison, le général n’avait jamais négligé son éducation. Ysole avait été élevée dans un de ces couvents fashionable d’où sortent tant de jolies merveilles. Elle savait tout ce qui se peut apprendre, et comme l’esprit, la grâce, l’élégance semblaient innés en elle, l’excellente sœur du général se serait fait un scrupule de conscience de ne point la déclarer parfaite.

Nous avons dû constater déjà que la famille de Champmas était puissamment riche ; mais, à la suite de son procès politique, le général avait vu mettre ses biens personnels sous le séquestre. Il y avait déjà longtemps que ses filles et sa sœur avaient abandonné l’hôtel de son nom pour vivre en province ou chez des parents.

Depuis six mois que la tante Reine était morte, on avait séparé les deux jeunes filles.

Ysole demeurait chez une parente éloignée de M. de Champmas, qui avait nom Mme la comtesse de Clare, et Suavita était, à son tour, au couvent.

Par le fait, le général n’avait plus de maison, quoiqu’un certain nombre de vieux serviteurs de la famille restassent groupés autour d’Ysole.

Mme la comtesse de Clare, fort belle personne qui occupait une position nouvellement conquise et un peu mystérieuse dans le monde légitimiste, avait été choisie par le général à l’exclusion de parents plus proches et d’amis plus intimes : on ne savait pas bien pourquoi. Ceux qui s’intéressaient à la famille de Champmas caractérisaient la situation par le mot « provisoire » qui était alors fort à la mode.

Évidemment les choses devaient changer, et peut-être le plus naturellement du monde, car le procès, c’était l’avis public, avait été conduit avec une rigueur passionnée, et l’intérêt de l’autorité supérieure était d’aller vers la clémence.

Avant de poursuivre notre récit, un mot encore sur cette comtesse de Clare qui devait être, quelques années plus tard, une des étoiles du firmament parisien. Son mari était véritablement comte et de la meilleure noblesse : il avait nom Chrétien Joulou du Bréhut. Nous avons raconté fort au long l’histoire de son mariage dans une de nos dernières compositions[1].

Ce brillant et chevaleresque nom de Clare ajouté au nom un peu obscur et très bretonnant de Joulou du Bréhut, aurait certes pu donner matière à contestation. Mais le général duc de Clare, seul représentant de la maison quasi souveraine de Fitz-Roy, loin de réclamer, avait noué des relations avec la belle comtesse. Joulou du Bréhut et Fitz-Roy de Clare s’étaient alliés une fois vers 1700 et tant. Les titres produits parurent suffisants à M. le duc.

Mme la comtesse avait d’autres belles connaissances et dans des camps fort divers. M. Schwartz, le banquier à la mode, la portait aux nues ; elle était la favorite du fameux colonel Bozzo, le saint de la rue Thérèse, qui achevait sa longue et pure carrière, entouré du respect de tous.

Et pourtant, je ne sais quelles rumeurs allaient et venaient. On s’étonnait que M. de Champmas eût confié ses filles à cette belle créature qui était née, en quelque sorte, le jour de sa première entrée dans un salon du faubourg Saint-Germain, au bras du comte Joulou du Bréhut, et dont personne ne connaissait le passé.

Le premier étage de la maison du quai des Orfèvres, était loué au nom du comte de Champmas et depuis un mois seulement. Nous ajouterons tout de suite que, le même jour, précisément, on avait loué le second étage au nom du vicomte Annibal Gioja des marquis Pallante, jeune Italien fort bien reçu chez la belle comtesse.

Il était cinq heures du soir environ. Dans cette chambre du premier étage, dont Paul Labre avait regardé si souvent, ce soir, les persiennes fermées, une jeune fille, une enfant plutôt, était couchée sur une chaise longue et semblait sommeiller. Elle était pâle comme une vierge de cire. Ses cheveux blonds éparpillaient leurs boucles sur le coussin et ses cils bruns, demi-clos, laissaient glisser un paresseux rayon.

Elle paraissait avoir treize ou quatorze ans à peine, quoiqu’elle eût la taille d’une femme. Sa beauté était d’un ange, — mais de ces anges qui n’ont fait qu’effleurer la terre et qui vont remonter au ciel.

C’était la plus jeune des filles de M. de Champmas, sa fille légitime. Sa mère amoureuse lui avait donné le nom de Suavita.

Auprès de la chaise longue une vieille servante en deuil était assise et veillait.

— Je ne l’aime pas, dit tout à coup Suavita d’une voix languissante et douce.

Ses yeux étaient fermés. La vieille servante, qui crut à un rêve, demanda tout bas :

— Dormez-vous, chérie ?

— Non, répondit l’enfant, dont les longs cils se relevèrent un peu. Je pense à la comtesse. Elle est pourtant fort belle.

— Et vous ne l’aimez pas ?

— Non. J’ai beau faire !

— Elle a été bonne pour vous, cependant.

— C’est vrai. Là-bas, au couvent, les religieuses sont bonnes aussi, et je les aime.

Un geste frileux dont la servante connaissait bien la signification la fit lever. Elle ramena sur les pieds de la jeune malade la couverture de soie ouatée qui l’entourait.

— Merci, Jeannette, dit Suavita. J’ai toujours froid. Je ne souffre pas beaucoup, mais je crois que je suis bien malade.

Jeannette essaya de sourire. Elle avait des larmes plein les yeux.

— Quelle idée ! balbutia-t-elle, vous grandissez, voilà tout. Vous êtes si grande que je n’ose plus vous tutoyer. Et cela fatigue de grandir.

Les paupières de Suavita se fermèrent tout à fait, pendant qu’elle murmurait :

— Oui, cela fatigue. Je suis faible, faible…

— J’étais ainsi quand je grandissais, reprit Jeannette.

— Et tu es bien forte maintenant. Est-ce que ma sœur Ysole a été aussi comme cela quand elle grandissait ?

— Sans doute… commença la servante.

Elle interrompit ce pieux mensonge pour ajouter en elle-même :

« Celles-là sont comme les branches d’en bas qui mangent les arbres au pied et qui profitent ! La bâtarde a tout pris. »

Rarement, les vieux serviteurs sont du parti des intrus.

— Quand ma sœur Ysole aura l’âge, poursuivit Suavita doucement, c’est elle qui sera ma maîtresse. Mme de Clare s’en ira et nous serons bien heureuses.

— Mais, s’interrompit-elle avec un si joyeux élan qu’un peu de sang rose revint à la pâleur de sa joue, père chéri nous sera revenu bien avant ce temps-là !

— Est-ce qu’il y a de bonnes nouvelles ? demanda vivement la servante.

— Je crois bien ! répondit Suavita avec une égale vivacité.

Elle s’arrêta pour ajouter :

— C’est un grand secret. Ysole me gronderait si je le disais.

— Mamselle Ysole ! gronder mademoiselle ! prononça lentement Jeannette.

Et la manière dont nous écrivons diversement ce même mot ne suffit point à rendre la différence emphatique que Jeannette avait mise entre le premier Mlle et le second MADEMOISELLE.

Manifestement, et quoi qu’on pût faire, il n’y avait pour Jeannette qu’une seule demoiselle de Champmas.

— Comme tu dis cela ! reprit la jeune fille avec reproche. Tu m’aimes trop, vois-tu, et cela fait que tu n’aimes pas assez ma sœur Ysole.

Un mot vint à la lèvre de la vieille servante, qui se retint et garda le silence. Suavita continuait :

— Moi, je l’aime bien ! oh ! mais bien, bien ! Celles qui n’ont pas de sœur me font pitié. Quand elle vient me voir au couvent, tout le monde dit : Comme elle est jolie ; alors, je suis heureuse…

— Ah ! fit-elle, car les idées ne faisaient que passer dans son pauvre esprit affaibli, j’étais fière aussi de maman chérie. Et ma tante Reine, comme elle me gâtait ! mon Dieu ! Toutes celles qu’on aime s’en vont. Si on me disait un jour : Tu ne reverras plus Ysole…

Elle frissonna de la tête aux pieds, tandis que Jeannette grommelait amèrement :

— Pas de danger que celle-là s’en aille !

— Eh bien ! dit la fillette, qui poussa un grand soupir en essayant de se retourner sur sa chaise longue, ces persiennes fermées empêchent le jour de me blesser les yeux, mais j’aimerais voir au-dehors…

— Ici, répliqua la servante, on ne voit pas grand-chose par les fenêtres : des masures sales et des bureaux qui ressemblent à des prisons.

— Il y a un jardin… et de l’autre côté du jardin…

— Ah ! ah ! fit Jeannette, qu’est-ce que c’est auprès du jardin de l’hôtel de Champmas ! Voilà un paradis !

Suavita poursuivit comme si on ne l’eût point interrompue :

— Et de l’autre côté du jardin, une vieille tour… deux tours, en comptant la petite où est la fenêtre du jeune homme.

Jeannette se prit à écouter, étonnée et inquiète.

— On dit que les enfants malades sont presque des grandes personnes, pensa-t-elle.

Suavita continuait :

— Depuis que je suis ici, je n’avais jamais vu âme qui vive à la fenêtre de la grande tour, mais aujourd’hui…

Au lieu de poursuivre, elle mit sa main au-devant de ses yeux — une pauvre main transparente et si blanche qu’on eût dit de l’albâtre. Cette main tremblait.

— Aujourd’hui ? répéta Jeannette, curieuse.

— Il y a des moments, dit l’enfant avec fatigue, où je ne sais plus bien si j’ai rêvé ou si j’ai vu… Mais j’ai encore froid dans les veines en y pensant. Je ne me souviens pas d’avoir eu jamais si grand’peur… Approche-toi, je vais te dire.

Jeannette obéit.

— Plus près encore, et tiens mes mains dans ta main… Aujourd’hui, j’ai vu, j’en suis sûre… un homme… Oh ! si un homme pareil pouvait pénétrer jusqu’ici, je crois que je mourrais de frayeur !

Elle frissonnait de tous ses membres et ses yeux grands ouverts s’égaraient.

— Chérie ! chérie ! dit Jeannette que l’effroi prenait, vous avez eu un cauchemar à l’heure de votre accès…

— Non. Rassure-moi autrement : J’ai vu, je suis sûre d’avoir vu une figure terrible, des bras énormes, et l’homme regardait de ce côté ; dis-moi plutôt que nous sommes bien gardées. Est-ce qu’un homme semblable pourrait arriver jusqu’à moi, Jeannette ?

— Assurément non, répondit la servante, convaincue, cette fois, que l’enfant disait la vérité. Ce n’est plus comme à l’hôtel de Champmas où nous étions quatorze gens de service, mais il en reste encore quatre : Madeleine qui est aussi robuste qu’un garçon, Pierre et Baptiste qui sont solides tous deux. Et d’ailleurs, nous sommes si près de la Préfecture ! Chaque fois qu’on me montre un passant dans la rue, on me dit : C’est un inspecteur. Et les sergents de ville ! On n’aurait qu’à japper tout bas : À la garde ! pour voir la maison pleine de secours.

En écoutant cela, Suavita, rassurée, se mit à sourire.

— Je suis folle, pensa-t-elle à haute voix. Pourquoi viendrait-il, d’ailleurs ? Il avait à la main une pioche comme les paysans, là-bas, au château. Mais je n’ai pas regardé longtemps, parce que le jeune homme qui demeure auprès de la tour est venu s’accouder à sa croisée. Ses yeux étaient tournés vers moi ; j’ai cru qu’il me voyait. Si tu savais comme il a l’air triste !… Mon père est riche, n’est-ce pas, Jeannette ?

— Il l’était…

— Et il le sera encore. Oh ! tu ne sais pas tout… et moi j’ai promis d’être bien discrète… Je dirai à mon père que ce jeune homme est malheureux… Mais peut-être ne voudrait-il pas d’argent, car il a de beaux yeux si fiers !

Jeannette, qui avait d’abord froncé le sourcil, baissa ses paupières mouillées. Elle se disait :

— Pauvre chère enfant ! sa fièvre vit de rêves.

La porte s’ouvrit brusquement, et Suavita poussa un petit cri de joie.

— Ysole ! dit-elle, ma sœur !

Une jeune fille de seize à dix-sept ans, admirablement belle et gracieuse, venait de franchir le seuil.

Elle traversa la chambre et vint mettre un baiser caressant sur le front de Suavita ranimée.

Puis elle se tourna vers Jeannette qui avait, d’instinct, reculé son siège.

— Vous pouvez partir, ma fille, dit-elle froidement, mais avec bonté.

— Demain matin… commença la servante.

— Non, ce serait un jour de perdu. J’ai pris mes mesures, et c’est moi qui serai la gardienne de Suavita jusqu’à votre retour.

— Quel bonheur ! s’écria la fillette en joignant ses pauvres mains pâles.

Il y avait un vague soupçon dans les yeux de Jeannette.

— Vous m’avez dit que votre frère, malade, désirait vous voir, reprit Ysole. Je vous donne vingt-quatre heures, c’est à prendre ou à laisser.

Jeannette murmura un « merci, mademoiselle, » qui sembla lui écorcher la bouche au passage, puis elle porta jusqu’à ses lèvres les deux mains de Suavita et sortit.

Ysole la regarda s’éloigner, puis elle mit un doigt sur sa bouche souriante dont le frais incarnat éclatait comme une fleur.

Elle se pencha vers l’enfant qu’elle serra tendrement dans ses bras en disant :

— Chut ! il fallait la renvoyer. Madeleine, Pierre et Baptiste sont aussi dehors. J’ai eu besoin d’adresse pour faire tout cela moi seule.

L’enfant riait, confiante.

— Tu n’auras pas peur ? continua Ysole.

— Puisque tu me gardes…

Ysole la souleva et lui dit dans un baiser :

— Écoute, c’est aujourd’hui le grand jour. Personne ne doit être dans notre secret. Ce soir, nous allons embrasser notre père.



  1. Cœur d’acier, deuxième série des Habits Noirs.