La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 06

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 60-71).
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1re partie


VI

La chambre no 9.


L’homme que nous venons de rencontrer dans l’escalier quittait le cabaret du père Boivin où il était entré pour demander Paul Labre. Les habitués du père Boivin n’étaient pas, en général, des raffinés, sous le rapport de la politesse.

L’étranger était un fort beau garçon d’une trentaine d’années, portant un élégant costume de voyageur. Il avait une valise à main sous le bras.

Il arrivait rarement que des gens de cette sorte s’égarassent dans le rez-de-chaussée du père Boivin. On ne les y aimait pas.

La partie la plus grossière de l’assemblée accueillit sa question par des rires et des murmures ; le moins brutal de la bande répondit :

— Mon prince, ici, nous n’appartenons pas à la chose de ce bureau-là. L’autorité a oublié de nous donner à garder l’oiseau en question.

Un garçon qui passait chargé de chopes et de demi-setiers dit :

— Troisième étage, porte en face.

L’étranger n’avait aucune envie de prolonger son séjour dans l’établissement du père Boivin. Il remercia et sortit.

La rencontre de Paul dans le noir escalier en colimaçon et sa réponse brusque ne contribuèrent pas à donner au voyageur une haute idée de la courtoisie qui régnait dans ces latitudes.

— Il a fallu le besoin pour les pousser dans ce quartier ! pensa-t-il. La pauvre mère aura tout perdu à la loterie.

Il se prit à la rampe et poursuivit son ascension.

Paul, en atteignant le bas des degrés, n’avait déjà plus conscience de s’être rencontré avec quelqu’un.

Et pourtant, comme il tournait l’angle de la tour pour prendre le quai des Orfèvres, un vague ressouvenir lui vint. Il se dit :

— C’est quelque camarade d’enfance. J’ai bien fait de m’enfuir. Il m’aurait demandé : Qu’es-tu devenu ? que fais-tu ? Pourquoi vis-tu dans cet horrible trou ?… Je n’y vis pas, j’y meurs.

Il fit encore quelques pas et ajouta :

— C’est singulier… cette voix-là me reste dans l’oreille ; je suis bien sûr de l’avoir entendue autrefois.

Ce fut tout.

L’étranger à la valise arrivait, en ce moment, sur le palier où notre histoire a jusqu’à présent élu son domicile.

La lune était cachée sous les nuages, et c’est à peine si une lueur insaisissable filtrait à travers la poussière qui aveuglait le carreau du jour de souffrance. La nuit était complète. Mme Soulas venait d’éteindre sa lampe en se mettant au lit. Il n’y avait rien d’allumé dans la chambrette de Paul ; seule, la chambre no 9, celle où un mystérieux personnage avait écrit le nom de Gautron, à la craie jaune, gardait une raie lumineuse sous les planches de sa porte.

L’étranger essaya de s’orienter. Son regard interrogea tout autour de lui, et comme il arrive invariablement quand un point isolé luit dans l’obscurité, il se dit, au bout d’une seconde d’examen : ceci est le milieu.

Le point lumineux est toujours le milieu.

Or, on lui avait dit : porte du milieu.

Il marcha droit à la porte no 9 et y frappa à coups de poing.

Aucun bruit, aucun mouvement ne suivirent cet appel.

L’étranger redoubla, et il lui sembla entendre des chuchotements à l’intérieur.

— Morbleu ! dit-il, je suis las. J’ai besoin de manger et de dormir. Paul, mon frère, ouvre, c’est moi !

La porte s’ouvrit en effet, mais, préalablement, la raie lumineuse avait cessé de briller au ras du sol.

— Eh bien ! petit frère, commença le voyageur, es-tu seul ? La mère ne demeure-t-elle pas avec toi ? Où es-tu, qu’on t’embrasse !…

Ce dernier mot ne fut pas achevé, et Jean Labre, car c’était lui, n’eut pas le temps de s’étonner du bizarre silence qui accueillait sa venue.

Dans la nuit, il avait cru voir une ombre se glisser entre la porte et lui. Au moment où il se retournait, il reçut par-derrière un coup de couteau dans la région du cœur.

Il poussa un cri faible et tomba foudroyé.

— Ah çà ! dit une grosse voix, qu’est-ce qu’il raconte avec son petit frère, sa mère et ses embrassades ! Allume, Landerneau, qu’on voie ce qu’on a fait.

Une autre voix demanda :

— As-tu des phosphoriques, Coterie ?

Une allumette frémit et prit feu, éclairant un réduit rond, très bas d’étage et percé de deux fenêtres. La tradition affirme que c’est à l’une des croisées de ce réduit que les paysans virent pendre, un matin d’octobre, en l’an 1655 la tête chauve du lieutenant criminel Tardieu, assassiné avec sa femme, la nuit précédente. Ils étaient morts tous deux par avarice, et faute d’avoir voulu nourrir un chien ou un valet.

À droite de la fenêtre qui regardait le sud-ouest, un trou considérable s’ouvrait, pratiqué dans la maçonnerie même de la tour, et encore entouré de ses déblais.

Auprès du monceau de pierres cassées et de plâtras, il y avait un fort pic de mineur, plus une auge à plâtre, des sacs de chaux, un seau d’eau et une truelle.

Sur l’appui même de la croisée, un panneau de boiserie désarticulé avec soin et enlevé de la place où était le trou, semblait attendre qu’on le posât de nouveau en son lieu.

Près de la porte, quatre hommes étaient groupés : trois debout, le quatrième étendu sans mouvement sur le carreau.

Nous eussions reconnu du premier coup d’œil à la pesante vigueur de sa carrure, celui qui paraissait être le chef : M. Coyatier, comme l’appelait Pistolet, l’homme qui avait tracé le nom de Gautron au revers de la porte. Il dépassait les deux autres de la tête.

C’était un coquin à face énergique et brutale. Ses petits yeux disparaissaient presque sous l’épaisseur de ses sourcils roux. Il avait un tic dans la bouche, dont les coins révoltés relevaient à chaque instant la lourde et pâle bouffissure de ses joues.

Le hasard donne parfois au crime le déguisement de la beauté. Coyatier, dit le marchef, n’était pas beau, mais il devait être terrible à la besogne.

Landerneau, dit Trente-troisième, avait la tournure d’un ouvrier charpentier.

Coterie était un maçon.

Ils se penchaient tous les trois au-dessus de Jean Labre, qui était mort sur le coup, foudroyé, et gardait la pose que lui avait donnée sa chute.

Ils tressaillirent tous les trois, parce que la porte de Mme Soulas grinça de l’autre côté du carré.

— Motus ! fit le marchef qui ôta ses souliers et alla soulever le matelas pour mettre son œil à une fente.

Thérèse, en déshabillé de nuit, était sur le seuil de sa chambre, une chandelle à la main :

— Mou ! mou ! mou ! appela-t-elle doucement. Faudra-t-il que je rallume, maintenant, pour te chercher, mauvais sujet !

L’infortuné matou n’avait garde de répondre ou de venir.

Mme Soulas appela encore, puis flétrissant du nom de libertin la pauvre bête assassinée, elle referma sa porte en lui promettant une correction.

Coyatier revint et remit ses souliers. Il n’avait rien perdu de son sang-froid obtus.

— Pour avoir été fait à tâtons, dit-il tranquillement, ça y est.

— Ça y est, répéta Coterie, dans le cinq-cents !

Mais Landerneau ajouta :

— Seulement, ce n’est pas le général.

— Bon ! fit Coterie, es-tu sûr ?

— Sûr et certain.

Coyatier pétrissait un énorme bout de tabac pour en faire une chique. Il resta un instant déconcerté.

— C’est sûr aussi que les finauds de là-bas sont plus bêtes que des dindons avec tout leur esprit, dit-il ; à quoi ça sert d’écrire un nom sur une porte quand il fait nuit ?

— On ne pouvait pas pendre une girandole sur le carré de la gargote des inspecteurs ! ajouta Landerneau. Il n’y a pas de notre faute.

— Avec ça, conclut Coterie, que le général est peut-être venu. Voilà plus d’une heure qu’on a rentré le foulard rouge.

— Et que nous croquons le marmot l’arme au bras ! gronda le marchef. L’ouvrage est fait, il faut le ramasser. Il n’y a place que pour un là-dedans. On nous a dit qu’un homme viendrait, l’homme est venu ; nous lui avons fait ce qu’on nous avait dit de lui faire. Ceux qui ne seront pas contents iront le dire au parquet. L’argent est gagné, nous allons passer au bureau. Donnez-moi un coup de main pour le ménage.

Tout fut bientôt en mouvement, et le « ménage » se fit avec une miraculeuse rapidité. Le marchef s’occupa du cadavre qu’on plaça dans le trou. Coterie maçonna, Landerneau menuisa.

Puis on lava le carreau et l’on inventoria la valise.

Une demi-heure après, les trois malfaiteurs se glissaient hors de l’allée noire qui était l’entrée de la maison Boivin.

Coterie et Landerneau entrèrent au cabaret, Coyatier prit le quai des Orfèvres en descendant vers le Pont-Neuf. Il avait déjeté sa robuste taille de façon à paraître souffreteux ; il marchait en boitant, et l’un de ses bras, tordu par la paralysie, pendait inerte le long de son flanc.

Il s’arrêta un peu avant l’angle de la rue Harlay-du-Palais, et après avoir regardé tout autour de lui, pour voir s’il n’était point suivi, il souleva le marteau de la seule porte bourgeoise qui s’ouvrît sur le quai.

Cette porte appartenait à la maison à deux étages que nous avons observée déjà par la fenêtre de Paul Labre : la maison où nous avons vu le foulard rouge pendu au balcon du second, et, au premier, à travers les carreaux d’une belle et haute croisée, la gracieuse silhouette d’une jeune femme qui attendait.

La soirée avançait ; les cabinets de l’établissement Boivin s’étaient vidés l’un après l’autre. Le rez-de-chaussée lui-même allait perdant peu à peu ses chalands.

Dix minutes après le départ de Coyatier et de ses deux compagnons, au milieu du silence profond qui emplissait maintenant la cage de l’escalier tournant, un bruit de pas précipités se fit entendre.

Deux hommes montaient en courant. Celui qui allait le premier portait une petite lanterne.

— Tu es sûr d’avoir reconnu Coyatier, le marchef, dit-il, essoufflé qu’il était en enfilant la troisième volée.

— Assez, répondit l’autre dont la respiration n’était nullement troublée.

Le gamin de Paris peut monter aux tours de Notre-Dame sans souffler ni suer.

— Et que faisais-tu là, sur le carré, à cette heure ?

— J’étais à la chasse, Monsieur Badoît : faut bien travailler.

— Misérable créature ! gronda M. Badoît qui sortait de son caractère. On ne fera jamais rien de toi !

— En chassant, riposta Pistolet, je vous ramasse des renseignements curieux, et vous vous fâchez ! Je vous donnerai congé, Monsieur Badoît.

L’inspecteur haussa les épaules.

— Tu as bien lu le nom de Gautron ? demanda-t-il.

— Couramment.

— Et tu ne pouvais pas me prévenir ?

— Y a du temps que j’ai idée de me ranger, répliqua paisiblement Pistolet, mais ce n’est pas encore commencé, et, jusque-là, faut bien s’amuser, pas vrai ? J’avais ma femme à Bobino ; vous savez, Mèche, la flambante des flambantes. C’est pas moi qui la ferais attendre, non !

— Quatre heures de perdues ! grommela M. Badoît. Le marchef va vite en besogne. Qui sait ce qui a pu arriver ?…

Clampin, dit Pistolet, ne répondit point. Il sifflotait entre ses dents le plus joli des airs de vaudeville qu’il eût entendus, ce soir, au théâtre.

En atteignant le palier, M. Badoît alla droit à la porte no 9 sur laquelle il promena l’âme de sa lanterne.

La porte avait été récemment lavée et restait humide par places. On ne distinguait plus rien des caractères effacés, mais des vestiges de craie jaune restaient visibles çà et là.

— Le coup est fait ! pensa tout haut M. Badoît avec consternation.

Pistolet, qui avait ses mains dans ses poches jusqu’aux coudes, ajouta :

— Alors, c’est tout frais. On va flairer.

Il appliqua son oreille aux différentes fentes de la porte :

— Ça a l’air, en effet, dit-il, que les pierrots sont dénichés.

Badoît le saisit au collet et le secoua, disant :

— Ce soir, méchant coquin, tu as peut-être causé la mort d’un homme !

Pistolet se dégagea sans trop d’efforts et prit la pose noble du boxeur français.

— Ça passera encore une fois en conversation, Monsieur Badoît, dit-il avec dignité, mais j’aime pas qu’on m’affronte, c’est mon caractère. Aussi vrai comme le soleil nous éclaire, — pas ici, par exemple, mais sur la place de la Concorde, en plein midi, quand il fait beau, — si vous recommencez ces jeux de vilain avec moi, je lève la jambe et je vous colle une tape à l’œil, premier numéro, cachet de l’affection et du respect.

L’inspecteur tourna le dos et se rapprocha de la porte du milieu, à laquelle il frappa :

— Paul Labre ! Monsieur Paul Labre ! appela-t-il.

Nous savons qu’il n’y avait là personne pour lui répondre. Il attendit un instant, puis murmura d’un air contrarié :

— Je n’aurais pas été fâché d’être deux, ici.

— Pour ce qui est de ça, patron, nous sommes deux, déclara Pistolet. Ça ne me démange pas beaucoup de m’aligner avec le marchef, qui est fort comme un bœuf et qui pique en traître, par-dessus le marché ; mais, s’il le faut, vous allez voir qu’on est Parisien avec honneur, et qu’on va se comporter gaîment à la danse !

M. Badoît dirigea sur lui l’âme de sa lanterne et le regarda.

— Va bien, Clampin ! dit-il. Tu as l’air d’un quelqu’un, ce soir… et j’ai ouï conter que, dans les révolutions, vous êtes de drôles de petites bêtes, vous autres. Il s’agit d’entrer là-dedans.

— Porte, s’il vous plaît ! cria aussitôt Pistolet.

— Veux-tu bien te taire !… Tu n’as pas d’outils, toi ? Je te crois honnête…

— Pur et sans tache, interrompit le chasseur de minets, mais j’ai mon passe-partout. Voyons voir.

Il prit sous sa blouse le tout petit crochet de chiffonnier qui lui servait à massacrer les chats et en introduisit la pointe recourbée dans la serrure du no 9. Il y eut un grincement intérieur et la porte s’ouvrit.

À tout événement, Pistolet fit un saut de côté pour se mettre à l’abri derrière le battant.

M. Badoît exécuta pareillement un mouvement de retraite et glissa prestement sa main sous le revers de sa redingote.

Une minute se passa dans l’attente.

— S’il est là, il veut garder son avantage, dit Pistolet. Y va-t-on ?

— Tu as du cœur, petit ! murmura Badoît. Recule-toi, que je passe. Tu n’es pas de l’état ; moi, je fais mon devoir.

Et avec une résolution triste, privée de cet élan qui vient en aide au courage du soldat sur le champ de bataille, l’agent quitta son abri. Aussitôt qu’il eut dépassé le seuil, il lança la lumière de sa lanterne à l’intérieur. Pistolet, qui le suivait de très près, s’écria :

— Déménagés, les locataires !

Badoît eut un soupir de soulagement : mais, comme il reprenait son haleine, sa poitrine se serra et il murmura :

— On a tué ici ! ça sent le mort.

— Possible, répondit Pistolet, dont la figure mièvre et pâle avait une sorte de gravité. Ça sent.

Il s’agenouilla sur le carreau, à la place même où Jean Labre était tombé, et dit :

— Approchez voir la lanterne.

La lueur oblique éclaira le sol qui, évidemment, venait d’être lavé. Une trace rougeâtre, qui courait en zigzag entre les jointures des tuiles, frappa en même temps les yeux de l’inspecteur et du gamin.

— Qu’ont-ils fait du corps ? pensa tout haut M. Badoît.

— Les coups de pioche… murmura Pistolet.

Il n’y avait pas besoin d’autre explication. L’âme de la lanterne se promena lentement sur les parois de la chambre ronde.

Le panneau avait été replacé avec une merveilleuse adresse. Aucun indice ne trahissait le lieu choisi pour la sépulture de Jean Labre. Bien plus, certaines parties de la boiserie avaient des défauts ou des fissures qui éloignaient l’œil de la vraie cachette.

Pistolet, marchant à quatre pattes, interrogea les carreaux un à un.

Puis Badoît, monté sur une chaise, sonda le plafond bas, qui était à portée de la main.

Rien, nulle part.

Une dernière épreuve, consistant à éprouver avec la main chaque planche de la boiserie, donna un résultat également négatif. Tout ce vieux bois plaqué sur une maçonnerie épaisse donnait au toucher une sensation d’uniforme humidité.

— C’est tout de même joliment joué ! dit Pistolet avec conviction. Rien dans la main, rien dans les poches ! Ils ont escamoté la chose comme une muscade.

Badoît réfléchissait.

Il alla ouvrir la croisée qui donnait de biais sur le quai des Orfèvres dans la direction du sud-ouest.

La lune n’avait plus de voile.

La première chose qui frappa ses yeux fut la maison à deux étages dont le balcon était éclairé vivement.

— C’est là qu’était le signal ! murmura-t-il. Ceux qui étaient ici voyaient le foulard rouge… Il était pour eux, peut-être…

— Clampin ! s’interrompit-il, M. Chopand demeure rue de la Barillerie, 3 ; M. Mégaigne, rue de la Harpe, 7. Je me charge de M. Martineau : nous serons assez de quatre.

— J’en suis, si vous voulez, patron.

— Va d’abord me chercher M. Mégaigne et M. Chopand. Rendez-vous sur le Pont-Neuf, à la statue…

— Ils seront couchés.

— Ils se lèveront.

— S’ils ne veulent pas ?

— Tu leur diras que c’est une grande affaire…, une affaire capitale : l’affaire Gautron à la craie jaune.