La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 08
VIII
Ysole.
Elle était, cette belle Ysole, éblouissante de force, de santé, de jeunesse ; non point du tout dans le sens vulgaire de ces mots qui impliquent je ne sais quoi d’offensant dans le langage commun, parce qu’ils servent à caractériser cette banale prospérité de la vierge bien conditionnée qu’on appelle : « la beauté du diable. » C’était une force élégante, une santé nerveuse qui se traduisait par l’admirable pâleur des passionnées ; c’était une jeunesse légère et souple, hardie et fine où se devinait déjà la grâce de la femme.
Ysole était brune. Ses splendides cheveux noirs auxquels la lumière arrachait un reflet fauve, s’ondulaient naturellement sur un front plutôt bas, mais modelé selon d’adorables lignes. Ses yeux, long-fendus, noirs et rendus plus noirs encore par l’ombre de ses sourcils veloutés, avaient une exquise douceur, quand elle voulait. Quand elle voulait, leur regard fascinait ou domptait.
Son nez droit, à la moindre émotion, relevait en frémissant ses ailes fières ; sa bouche était un sourire enchanté ou un impérieux commandement.
Elle était grande. Rien ne peut dire les délicieuses mollesses de sa ceinture. Chacun de ses mouvements appelait et charmait.
Et certes, il y avait quelque chose de pénible à voir la victorieuse et vivante perfection de ce chef-d’œuvre auprès de cette autre enfant, belle aussi, mais vaincue, mais frappée, et qui s’en allait mourant, comme une pauvre fleur que le baiser de la larve a touchée.
C’était un contraste insolent, d’autant plus que le triomphe de l’une rabaissait davantage la détresse de l’autre.
Aux derniers mots d’Ysole : ce soir, nous allons embrasser notre père, les joues de Suavita étaient devenues plus pâles ; mais tout son sang remonta bien vite, et un souriant éclair s’alluma dans ses grands yeux.
— Mon père ! dit-elle, mon bien aimé père !
— Si tu savais comme tu es gentille ainsi, amour ! s’écria Ysole dans un sincère élan de tendresse. Oh ! que je te voudrais guérie, afin que notre père fût heureux !
— Tu es bonne, murmura l’enfant ; il n’y a rien sur la terre de si bon que toi.
Ysole était peut-être bonne, en effet, mais il y avait en elle, à ce moment, une joie profonde qui la faisait meilleure. Et cette joie ne se rapportait pas tout entière à la délivrance de son père.
Elle s’assit auprès du lit de repos, bien près, et prit les mains de sa petite sœur entre les siennes.
— J’ai besoin de causer, dit-elle, je suis heureuse !
— Et moi donc ! s’écria Suavita. Il me semble que je n’ai plus mal. Mon Dieu ! tu as raison, Ysole, tu es heureuse ! C’est toi qui as tout préparé pour le salut de notre père. Oh ! je ne suis pas jalouse de toi, ma sœur, mais ce doit être si bon de travailler pour ceux qu’on aime !
— Pour ceux qu’on aime !… répéta Ysole dont les grands yeux rêvaient.
— Dis-moi ce que tu as fait, reprit Suavita. C’est à peine si jusqu’ici tu m’as glissé quelques paroles en passant. N’est-il pas temps de me mettre au fait ?
— C’est vrai ; tu as le droit de tout savoir, et désormais rien ne peut plus nous faire obstacle. J’ai bien travaillé depuis quelques semaines, mais j’ai été si bien aidée. Écoute… tu ne comprendras peut-être pas tout, ma pauvre petite sœur, car ce sont des choses au-dessus de ton âge. Il y a des gens puissants qui s’intéressent à nous. Sais-tu ce que c’est que conspirer, Suavita ?
— Oui, répondit l’enfant, j’ai vu des conspirations dans l’histoire romaine.
— Catilina ! s’écria Ysole, un jeune homme vaillant et brave qui joue avec des milliers d’existences ! oui, c’est bien cela… Et c’est magnifique, n’est-ce pas ?
— Dans les conspirations, dit Suavita, je crois qu’on court danger de perdre la vie.
— Certes ! toujours ! c’est le grand et terrible enjeu de ces parties. Eh bien ! notre père conspirait, et le prince conspire.
— Quel prince ? demanda l’enfant.
Au lieu de répondre, Ysole mit ses lèvres sur le front de la petite malade et murmura d’une voix que l’émotion faisait trembler :
— Serais-tu bien contente, si ta sœur devenait princesse ?
La fillette ouvrit de grands yeux étonnés.
— Si tu étais bien contente d’être princesse… commença-t-elle.
Ysole l’interrompit par une caresse nouvelle et reprit en riant :
— Quand je cause avec toi, je deviens aussi enfant que toi. Ce n’est pas là ce que tu voulais savoir. Notre père fut donc mis en prison pour avoir conspiré, et l’État lui prit ses biens. Il a beaucoup d’amis dans le gouvernement, qui pensent que sa condamnation fut injuste. J’ai vu une lettre de lui qui disait : « Si j’étais en liberté, à l’étranger, je serais bien assez riche encore des fonds que j’ai placés en Angleterre et en Allemagne ; les débats de mon affaire ont laissé une impression de doute dans tous les esprits : il ne se passerait pas un an sans que j’obtinsse amnistie. »
— Cela veut dire qu’il aurait sa grâce ? demanda Suavita.
Ysole releva sa belle tête mutine.
— Ceux qui conspirent, dit-elle avec fierté, ne prononcent jamais ce mot-là.
— Alors, insista l’enfant, quand on leur fait grâce, ils refusent ?
Ysole rougit, puis sourit.
— Tu es trop jeune, dit-elle, pour comprendre ces choses…
— Mais songe donc, interrompit-elle précipitamment, à ce que je serais devenue, si j’avais été toute seule ! Notre cousine de Clare a été charmante, oh ! charmante. Tu l’aimeras, quand tu la connaîtras mieux. Elle m’a dit une fois : « Ma fille, vous avez un grand devoir à remplir ; vous êtes bien jeune, mais Dieu vous a donné la force d’âme et l’intelligence. Moi, j’ai les mains liées par mon mari à qui je dois obéissance… »
— Il a l’air de souffrir, et ne commande jamais, dit Suavita.
— Qui ? Le comte de Clare ? le Breton Joulou du Bréhut ? un sauvage du Morbihan ! un homme terrible quand on lui résiste !… Ah ! pauvre amour, tu ne connais pas les maris ! Notre cousine pleure bien souvent… Mais voilà tes jolis yeux qui battent, tu as sommeil.
— Je ne veux pas dormir ! s’écria la fillette, je veux attendre notre père !
— C’est que tu attendras longtemps… et le docteur défend bien qu’on te fatigue… Sais-tu, quand notre père viendra, je te promets de t’éveiller.
Suavita secoua sa blonde tête.
— Quelle pauvre créature je suis ! murmura-t-elle. Mes yeux sont las, ma tête est lourde, et cependant je ne pourrais dormir, si je ne prenais la potion qui m’assoupit tous les soirs.
Ysole glissa un regard vers la pendule ; le jour allait baissant.
— Veux-tu prendre ta morphine ? demanda-t-elle.
— Pas encore… tu ne m’as rien dit. Raconte, je t’en prie…
Ysole désormais semblait préoccupée.
— Où en étais-je ? reprit-elle d’un ton distrait et déjà fatigué. Ah ! j’allais te dire que notre bonne cousine de Clare, ne pouvant rien par elle-même à cause de son mari, fit venir le prince. Il y a des secrets qu’on ne peut révéler même à sa chère petite sœur. Le nom du prince dont je parle est un secret de cette sorte. Mais je peux bien te dire que c’est un prince comme il y en a peu, un prince de sang royal…
— Un fils du roi ? interrompit Suavita, dont la curiosité enfantine s’éveillait.
— Le fils d’un roi ! rectifia Ysole avec une singulière emphase.
Puis, s’animant malgré elle et cédant au courant d’une mystérieuse émotion, elle poursuivit d’une voix altérée :
— Dès la première fois que je le vis, je compris que notre père était sauvé. Il est des hommes auxquels rien ne résiste et qui prennent les cœurs avec une seule parole… avec un seul regard…
— Oh ! murmura l’enfant qui pensait tout haut, un seul regard, cela est bien vrai, ma sœur.
Encore une fois, ses paupières se fermèrent. Ysole, tout entière au souvenir évoqué, ne prit point garde à cette singulière interruption et continua :
— Il est grand, il est noble, il est généreux. Mon âme s’élança vers lui et il me sembla voir un de ces héros chantés par les poètes. Ses yeux me parlèrent, sa voix me fit battre le cœur…
Sous la couverture de soie, le sein de Suavita palpitait.
— Tu sens bien, amour, s’interrompit Ysole, que tout cela avait trait à la délivrance de notre excellent père. Dès cette première entrevue, le prince me promit son aide, et avec quelle grâce chevaleresque ! il écouta mes explications, il entra ardemment dans mes espoirs ; on eût dit que, désormais, notre père avait un fils dévoué… car il l’aime, ma sœur, oh ! si tu savais comme il l’aime !
Suavita eut un espiègle sourire et dit :
— C’est toi qu’il aime, va ! je devine bien.
La joue d’Ysole avait maintenant des tons pourpres d’un éclat admirable ; ses yeux rayonnaient.
— Que Dieu t’entende, chérie ! murmura-t-elle avec la franchise des profonds entraînements. Celle qu’il aimera sera une femme heureuse et glorieuse.
Suavita lui tendit la main et l’attira vers elle pour avoir un baiser.
C’était un groupe charmant. Je ne sais quelle vie animait maintenant l’exquise gentillesse de l’enfant qui répéta :
— Raconte encore.
— Il fut convenu qu’on tenterait une évasion du Mont-Saint-Michel. Le prince dispose de moyens considérables et qui tiennent de la féerie. Les préparatifs se faisaient déjà lorsque nous apprîmes que notre père serait appelé à Paris pour témoigner dans l’affaire des officiers suisses, qui se rattache au complot de la duchesse de Berry et à la Petite-Vendée. Aussitôt, nos projets furent modifiés et le prince organisa un système d’évasion pour le jour même où notre père paraîtra en justice. C’est pour cela que nous sommes dans cette maison, tout près du Palais.
— S’il allait arriver malheur…, murmura Suavita.
— Le prince répond de tout, dit Ysole péremptoirement.
— Le prince ! répéta l’enfant ; ce doit être un grand bonheur que d’être prince et puissant pour aider celle qu’on aime.
Ysole la regarda, étonnée.
Suavita semblait sommeiller déjà.
— Veux-tu ta morphine ? demanda Ysole qui, pour la seconde fois, tourna ses yeux impatients vers la pendule.
La fillette fit de la main un geste de consentement. Ysole se leva et alla vers la table de nuit où était la potion.
Pendant qu’elle s’éloignait, Suavita entr’ouvrit ses lèvres d’où tombèrent quelques paroles.
— Il n’est pas prince, lui ! disait-elle. Il souffre. Je voudrais être princesse, il ne souffrirait plus.
— Combien de gouttes ? demanda Ysole.
— Trois.
Ysole versa. Suavita poursuivait :
— Quand nous vînmes ici pour la première fois, il y a un mois, il s’accoudait à l’appui de sa pauvre croisée avec une femme en deuil, bien pâle, bien maigre, et qui semblait si faible ! Comme il l’aimait et comme il la regrette ! C’était sa mère ; elle est morte ; le voilà seul maintenant. Personne ne me l’a dit, mais je le sais.
Ysole revenait avec le breuvage. Suavita but et lui tendit son front en disant :
— N’oublie pas de m’éveiller, dès que notre père va venir.
Sa tête charmante se renversa dans les boucles de ses cheveux.
Pendant quelques minutes, Ysole contempla son sommeil léger, mais calme.
Sa pensée était ailleurs. La nuit se faisait. Ysole alluma elle-même une lampe et la posa sur la cheminée.
Puis elle alla ouvrir les persiennes pour jeter un long regard sur la ligne des quais. Ce fut à ce moment que Paul Labre la vit par la fenêtre de sa mansarde.
Un bruit se fit dans la chambre voisine. Ysole, le front rayonnant, les bras étendus, s’élança.
Et Paul, voyant cela de loin, ferma sa fenêtre pour reprendre tristement son suprême travail.
Dans la chambre voisine, un grand et beau jeune homme venait d’entrer. Quand la lueur de la lampe, passant à travers la porte, vint éclairer son visage, vous eussiez été frappés au premier aspect par l’étrange ressemblance de ce visage aquilin, régulier mais un peu charnu, avec le type, plus populaire alors qu’aujourd’hui, de la descendance bourbonienne.
C’était comme un portrait de Louis XV jeune, détaché de son cadre, et l’illusion s’augmentait encore par l’arrangement étudié d’une riche chevelure dont les boucles d’un blond châtain tombaient jusque sur les épaules du nouvel arrivant.
Ceux qui se souviennent des modes de 1835 et des perruquiers romantiques de cette époque, pourront témoigner qu’à Paris, les gamins blasés n’auraient point pris la peine de suivre un monsieur coiffé à la Louis XIV. Tout était permis, en fait de toisons.
Ysole, heureuse et toute palpitante, saisit les mains de ce demi-dieu, et voulut les porter à ses lèvres.
Il daigna l’arrêter très galamment et la baisa au front avec une souveraine noblesse.
— Mon prince ! monseigneur ! mon Louis ! dit la jeune fille d’une voix contenue, où la tendresse éclatait malgré elle, quand vous ne venez pas j’ai toujours peur de m’éveiller de mon beau rêve.
Comme il ouvrait la bouche pour répondre, elle mit un doigt sur ses lèvres et montra Suavita endormie.
— Ah ! fit le prince, la petite sœur malade ! Laissons-la reposer, mon bel ange, et venez sur la terrasse, d’où nous pourrons voir le signal, rien qu’en levant les yeux. Je n’ai pas besoin de vous dire que si je suis en retard, c’est que je m’occupais de vous.
Il lui offrit son bras où elle appuya ses deux mains croisées pour le contempler avec une dévote admiration.
— C’est si bien, un rêve ! reprit-elle en extase, le petit-fils de Henri IV d’un côté, et de l’autre, moi… une pauvre fille !
— Souvenez-vous, répliqua le prince, que le Béarnais, mon vénéré aïeul ne demandait pas mieux que d’épouser sa belle Gabrielle. Le général de Champmas vaut bien ce vieux canonnier d’Estrées, dont le château était un mauvais lieu campagnard. J’ai envie de jurer un peu ventre saint-gris pour vous dire que jamais plus adorable front ne mérita une couronne royale.
Il effleura cet adorable front d’un baiser de cour et la beauté d’Ysole rayonna comme si un regard du soleil l’eût touchée.
— Est-ce que vous avez quelque chose de nouveau, mon prince ? demanda-t-elle : j’entends pour vous, pour vos droits ?
— Mes droits ? répondit-il en riant. Ceux qui sont en exil et qu’on appelle la branche aînée de Bourbon les ont mis bien bas, mes droits… et les bourgeois de la branche cadette ne me paraissent pas décidés à lâcher les douceurs de la liste civile. Mes droits sont ridicules, chère bien-aimée. On s’en moque au faubourg Saint-Germain comme aux Tuileries, mais patience ! Dois-je vous dévoiler mon égoïsme, charmante Ysole ? Mon amour eût, certes, suffi à me mettre à vos genoux, prêt à combattre des géants sur un signe de votre blanche main… Mais quand notre prisonnier va être libre, j’espère bien avoir acquis à ma cause un des meilleurs officiers-généraux de l’armée française.
— Si le comte de Champmas n’était pas corps et âme à Votre Altesse royale, s’écria Ysole enthousiaste, je le renierais pour mon père !
— Vous êtes une loyale sujette et je vous remercie, répliqua le prince toujours gaiement. Parlons affaires. Vous avez éloigné vos gens ?
— La maison est complètement vide.
— Je viens de voir une voiture stationnant au coin de la rue du Harlay, je suppose que c’est la vôtre ?
— C’est la mienne.
— Nous n’en aurons pas pour longtemps et vous reviendrez ce soir veiller votre intéressante petite poitrinaire, quand le général sera en sûreté. C’est vous qui devez le sauver : je vous ai réservé cette joie.
— Oh ! prince ! s’écria Ysole, comment payer jamais ?…
— Un peu de votre amour, et je serai trop généreusement récompensé !
Il ferma vivement la bouche d’Ysole, qui allait répliquer.
— Regardez, dit-il.
Ils étaient sur la terrasse. La nuit était tout à fait tombée. Le prince montra du doigt le balcon du deuxième étage, où une lueur s’alluma pour s’éteindre aussitôt.
— On a enlevé le foulard rouge, prononça-t-il tout bas, votre père est libre !
Les genoux d’Ysole fléchirent.
— Mon roi ! balbutia-t-elle, mon Dieu ! je suis à vous corps et âme !
Il la regarda galamment et dit :
— Votre voiture vous attend, chère adorée. À demain, et mille compliments au général !
Ysole s’élançait déjà au dehors. Le prince l’arrêta pour lui montrer Suavita endormie.
— Prenez la clef, dit-il en sortant le premier.
Ysole obéit. Après avoir fermé la porte, elle murmura en rougissant et comme pour s’excuser :
— Votre excellent cœur pense à tout… moi, je suis folle ; mais je n’ai pas d’inquiétude pour cette chère enfant, dont le sommeil va durer jusqu’à demain… à moins que je ne l’éveille pour lui dire : Suavita, voici notre père, que le plus noble des hommes nous a rendu !
Ses doigts charmants envoyèrent un baiser. Elle disparut.
Le prince descendit quelques marches derrière elle comme si son dessein eût été de gagner la rue.
Mais quand le pas d’Ysole cessa de se faire entendre, il rebroussa chemin et monta lestement l’escalier qui conduisait au second étage.
Le palier du 2e étage n’était pas éclairé ; le prince frappa à la porte du milieu six coups ainsi espacés : trois, deux, un.
— Que voulez-vous ? lui demanda-t-on à travers le battant fermé.
— Acheter du drap noir, répondit le prince.
La porte s’ouvrit et la voix qui avait déjà parlé, dit :
— Entrez avec le voile.