La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 05
V
Les mémoires de Paul.
« M. V… consulta une très belle montre que sa grosse main caressait avec complaisance.
» — J’ai dix minutes encore à vous donner, reprit-il pendant que je gardais le silence. Après ça, je monte en voiture pour aller à Neuilly, souper avec le roi — en garçons, — la reine est à Saint-Cloud. Ils me font rire avec leur mépris, voyez-vous, mon jeune coq, tous ces gens-là. Je suis l’ami du roi, voilà, ni plus, ni moins ; est-ce que ça déshonore ? J’étais l’ami du duc d’Orléans avant 1830. Decazes pourrait vous dire comment nous l’avons menée, cette comédie de quinze ans ! Il y avait bien Anglès, Delavau et d’autres, mais quand je suis quelque part dans le troisième dessous, les préfets de police n’y voient plus que du feu. Faut-il dire au roi, ce soir, que vous refusez de le servir ?
» Je n’avais pas dix-neuf ans, mon frère, et pourtant, cet argument ne me toucha point.
» — Il faut dire au roi ce que vous voudrez, monsieur, répliquai-je. Je suis le fils d’un homme qui, après un pareil acte, m’aurait défendu de porter son nom !
» — Vous êtes le fils d’une femme, aussi, monsieur Paul, me dit M. V… froidement. Votre père est mort, de profundis, mais votre mère vit et souffre !
» Il choisit sur son bureau trois petits papiers qu’il tint entre l’index et le pouce pour me les montrer. C’étaient trois lettres de change au bas desquelles je pus lire la signature de ma mère.
» — Elles sont échues, me dit M. V… ; elles ont été présentées, elles n’ont pas été payées ; on les a protestées ; il y a jugement — et prise de corps.
» Je n’avais pas dix-neuf ans ; l’image de notre mère qu’on emmenait en prison passa devant mes yeux, et je courbai la tête.
» — Mais pourquoi me choisir ? demandai-je pourtant, pendant que deux larmes roulaient sur ma joue.
» — Ah ! voilà ! repartit M. V… d’un air bon enfant. Raison d’État, mon fils. Nous marchons sur des charbons ardents. Notre royauté à chapeau gris et à parapluie a cessé d’être populaire. Les agents ordinaires ne nous vaudraient rien ; un esclandre nous ferait un tort incalculable : nous n’avons pas l’ombre d’une preuve. Notre Cadoudal, voyez-vous, est un peu plus malin que l’autre…
» — Qui est-il ? demandai-je.
» — Le général comte de Champmas.
» — Cet homme bienfaisant…
» — Beau mérite ! Il est riche comme un puits.
» — Qu’aurai-je à faire ?
» Je murmurai cette dernière question d’un air sombre. Je défaillais sous le poids du découragement.
» M. V… consulta sa montre.
» — Le roi va m’attendre ! murmura-t-il. Bah ! Il attendra. Vous aurez à frapper, à entrer et à dire : Je viens chercher les dépêches de la part de M. Vital. M. Vital est un ami du Cadoudal-Champmas.
» Je l’arrêtai d’un geste et mon indignation glaça le rire sur ses lèvres.
» — Oh ! oh ! fit-il, allons-nous décidément bêtiser ? Il faut que la chose soit dans le sac ce soir. Et après tout, monsieur Labre, vous avez reçu d’assez jolis appointements provisoires !
» — Étaient-ce les appointements d’un agent de police ? demandai-je, frémissant de tous mes membres.
» — Hélas ! oui, mon fils, répliqua-t-il, en service extraordinaire, avec le boni spécial : ci : cent soixante francs par mois, car ces dignitaires ne sont pas si convenablement rétribués que les receveurs généraux des finances.
» — Monsieur, dis-je, s’il ne s’agit que d’arrêter loyalement le général comte de Champmas, je m’en charge.
» — Pour arrêter quelqu’un légalement, sinon loyalement, fit-il avec un ricanement sinistre, il faut un mandat et une carte.
» — Qu’on me donne une carte et un mandat ! m’écriai-je.
» Je sentais que mon cœur s’en allait.
» M. V… réfléchit un instant.
» — La carte, c’est possible, dit-il. J’ai la vôtre qui est signée depuis bien longtemps…
» Chacun de ces mots était désormais un coup de poignard.
» Ma carte était signée — depuis bien longtemps. Depuis bien longtemps mon nom, le nom de notre père, le tien, Jean, ah ! pardonne-moi ! était inscrit au registre de la police de Paris !
» M. V… poursuivit :
» — Quant au mandat, c’est différent, nous n’avons pas de mandat. Notre intérêt est de donner à l’affaire un caractère tout fortuit. Résumons-nous. Je vous ai fourni les moyens d’accomplir votre devoir aisément. Le nom de Vital vous servira de passeport : Vital est tout bonnement le duc d’E… Vous me rapporterez les dépêches qu’on vous donnera, et tout sera dit. Moi, en échange, je vous rendrai les signatures de la bonne dame et je vous ferai un gentil cadeau pour entretenir l’amitié qui nous lie. Mais, en somme, des goûts et des couleurs, moi, je ne dispute jamais. S’il vous plaît d’aller comme une corneille qui abat des noix et de procéder tout de suite à l’arrestation, marchez. On vous brûlera vraisemblablement la cervelle ; cela même nous donnera le droit de perquisition, et vous serez vengé, mon fils. Voici votre carte. L’adresse du général est rue des Prouvaires, 11, M. Tuault… et je dis que c’est stupide de vivre dans un trou pareil, quand on a le plus bel hôtel de la capitale !
» Il m’avait tendu successivement une carte d’inspecteur qui était, en effet, remplie d’avance, à mon nom, et l’adresse du faux M. Tuault.
» Je sortis sans prononcer une parole.
» J’avais la mort dans le cœur.
» En descendant l’escalier, j’entendis retentir la sonnette de M. V…
» Et comme je montais la rue de la Monnaie, après avoir franchi le Pont-Neuf, je crus m’apercevoir que j’étais suivi à distance.
» Ceux qui me suivaient s’arrêtèrent au coin de la rue Saint-Honoré et j’entrai seul dans la rue des Prouvaires.
» J’abordai d’un temps le no 11, et je frappai.
» C’était une porte bâtarde, donnant dans une allée très obscure, et contiguë à l’entrée d’un restaurant de pauvre apparence. Au premier coup de marteau, elle s’ouvrit. Le concierge demeurait à l’entresol. Quand je demandai M. Tuault, il dit, au lieu de me répondre :
» — Que fait-il, ce monsieur-là ?
» — Je n’en sais rien, répliquai-je, je viens dans son intérêt.
» — De la part de qui venez-vous ?
» Le nom prononcé par M. V… me revint, et je repartis au hasard :
» — Je viens de la part de M. Vital.
» — Montez au premier à droite, me dit le concierge, et sonnez fort.
» Je suivis son indication. Au troisième ou quatrième coup de sonnette, la porte devant laquelle je me trouvais s’ouvrit. Je vis un homme de grande taille qui, dans l’obscurité de l’antichambre, me sembla vêtu d’une blouse d’ouvrier.
» Je ne lui laissai pas le temps de m’interroger et je lui dis :
» — Je viens de la part de M. Vital.
» Il s’effaça, j’entrai. Dès que la porte fut refermée sur moi, ce fut une nuit complète.
» — Avez-vous un message écrit ? me demanda l’homme en blouse.
» — Non, répondis-je, est-ce vous qui êtes le général comte de Champmas ?
» — Vous êtes ici chez M. Tuault, rentier, me fut-il répondu. Sortez, si vous vous êtes trompé de porte.
» J’étais profondément ému, mais non point troublé.
» — Je ne me suis trompé ni de porte ni de nom, répliquai-je ; je veux parler au général comte de Champmas.
» — De la part de M. Vital ?
» — De la part de M. Vital.
» — Alors, attendez.
» L’homme en blouse me laissa seul. L’instant d’après, un domestique entra avec une lampe qu’il déposa sur la table et se retira aussitôt. J’étais en pleine lumière. J’entendis qu’on disait tout bas dans la pièce voisine :
» — Duc, regardez. Est-ce vous qui avez envoyé ce jeune homme ?
» — Non, fut-il répondu. Je ne le connais pas.
» L’homme en blouse parut au seuil de la chambre où l’on avait parlé. C’était un militaire, on le voyait. Sa mine imposante et noble me frappa. Il me regarda un instant ; il avait l’air soucieux.
» — Je vous préviens que je suis armé, me dit-il.
» — Moi aussi, répondis-je, mais je ne ferai pas usage de mes armes.
» M. V… avait, en effet, glissé deux pistolets dans mes poches.
» L’homme en blouse reprit :
» — Je suis le général de Champmas, que me voulez-vous ?
» Il se fit un mouvement dans la chambre voisine et une draperie de serge tomba au-devant de la porte.
» Je répondis :
» — Je viens vous arrêter, parce que vous voulez assassiner le roi.
» Je répète textuellement les paroles que je prononçai et qui le firent sourire, malgré la gravité du moment.
» Dans la chambre voisine, j’avais entendu distinctement le bruit de plusieurs armes à feu dont on relevait les batteries.
» Le sourire du général rayonnait la bonté et l’honneur. M. V… m’avait menti. Cet homme-là ne pouvait pas être un assassin.
» — Vous êtes bien jeune, murmura-t-il.
» — Et bien malheureux, ajoutai-je.
» Je pense que nos paroles n’étaient pas entendues dans la chambre voisine, où une voix s’éleva pour commander :
» — Allez !
» Trois coups de feu retentirent, et je fus blessé trois fois.
» — Qu’avez-vous fait ! s’écria le général qui me reçut dans ses bras.
» — Maintenant, sauve-qui-peut ! dit-on encore de l’autre côté de la portière de serge.
» Je me sentais faiblir, mais je restais debout. Je me souviens que mon premier mot fut :
» — Ma mère n’a plus que moi.
» Le général me serrait dans ses bras. J’ajoutai :
» — Les maisons où l’on conspire ont toujours plusieurs issues. Si vous voulez fuir, ne prenez pas par la rue des Prouvaires… et donnez-moi votre parole d’honneur que vous n’assassinerez pas le roi !
» Il essaya de me dépouiller de mes habits pour visiter mes blessures.
» En ce moment, il se fit un grand bruit du côté de l’escalier. Le général demanda :
» — Y a-t-il encore quelqu’un ici ?
» Il n’eut point de réponse. Je l’entendis murmurer avec dépit :
» — Quels soldats ! Ils ont perdu la tête à la vue d’un enfant !
» On frappa à la porte au nom de la loi ; les trois sommations, faites précipitamment et coup sur coup, ne prirent pas la moitié d’une minute, et la porte, attaquée par un levier, fut jetée en dedans.
» Ce fut une véritable cohue qui entra : une demi-douzaine d’agents et autant de sergents de ville en uniforme. Les mesures de M. V… étaient prises. Il avait compté sur les pistolets glissés dans mes poches, sur ma jeunesse, sur mon trouble. Il lui fallait au moins un coup de feu pour jeter bas la porte de cette maison qu’il n’osait fouiller sans prétexte. On lui en avait donné trois, mais je n’avais pas brûlé une amorce.
» Je ne le vis point d’abord ; il était là, pourtant, derrière tous les autres, en habit de bal et avec de larges lunettes vertes sur les yeux. On se rua sur le général. Un inspecteur mit la main sous le revers de ma redingote et trouva ma carte du premier coup.
» — On a tenté ici un meurtre, sur un agent de l’autorité, dit-il.
» — J’ordonne une perquisition, ajouta M. V…, que je reconnus seulement alors.
» Ce furent les dernières paroles que j’entendis ; je perdais beaucoup de sang, une syncope m’enleva le sentiment.
» Mes mémoires n’ont que cette pauvre page, Jean, mon frère bien-aimé ; je l’ai écrite pour toi. Tu es jeune encore, tu vivras longtemps, je l’espère, tu reverras la France. J’ai voulu te laisser de quoi me défendre, quand on attaquera devant toi mon souvenir.
» Et si tu as besoin d’un témoin, va droit au comte de Champmas, lui-même.
» Je n’ai plus que deux circonstances à noter. On trouva dans la maison de la rue des Prouvaires ce qu’il fallait de papiers pour donner un corps à la conspiration carlo-républicaine (ce fut le nom qu’on lui appliqua) et le général est au Mont-Saint-Michel.
» Quand je voulus, après ma guérison qui ne se fit pas attendre, rendre ma carte à M. V…, je ne la trouvai plus. On m’offrit de l’argent que je refusai. J’ai nourri ma mère jusqu’à son dernier jour en copiant des expéditions dans les bureaux. Et pourtant, je suis resté jusqu’à présent le commensal de quelques pauvres gens, employés dans la police active. La femme qui tient notre table d’hôte avait été bonne pour ma mère.
» Ai-je tout dit ? Tu devines bien que non. Ma plume est là qui hésite avec une joie douloureuse. J’aurais aimé te parler d’elle et te dire que je la vis un soir, — un soir de dimanche où mon désespoir m’avait poussé jusqu’au pied d’un autel.
» C’était le lendemain de la mort de notre mère.
» Si tu savais comme elle est belle et comme un seul regard de ses grands yeux noirs éveilla mon cœur !
» Ah ! ce furent de délicieux, de terribles rêves. J’ai bien souffert dans cette chambre, d’où je vois ses croisées : souffert jusqu’à vouloir mourir !
» Elle aime quelqu’un. T’ai-je dit qu’elle est la fille aînée du général de Champmas ? T’ai-je dit ?… Ah ! le rêve a pris fin ; je suis éveillé…
» Folie ! pauvre folie !… »
Ici Paul Labre s’arrêta. La plume s’échappa de ses doigts. Il appuya ses deux mains contre son cœur, et deux larmes roulèrent sur sa joue.
— Folie ! répéta-t-il d’une voix brisée. Mortelle folie ! Son nom, le nom d’Ysole, viendra le dernier sur ma lèvre. Ma prière s’envolera vers elle, au lieu de monter aux pieds de Dieu !
Quand il reprit sa plume, ce fut pour effacer les dernières lignes de sa lettre, depuis les mots : « Ai-je tout dit ? »
À la place, il écrivit :
« J’ai tout dit ; adieu, mon frère chéri, nous nous serions bien aimés tous deux. »
Et il signa : « Paul Labre d’Arcis. »
Sur l’adresse il mit : « À monsieur Jean Labre, baron d’Arcis, secrétaire du consul général de France, à Montevideo (Uruguay). »
Il cacheta et se leva. Son regard fit le tour de la chambre.
— Je n’oublie rien, dit-il avec un triste sourire.
Il sortit, tourna la clef en dehors et frappa à la porte de Mme Soulas qui vint ouvrir elle-même.
Elle était seule ; tous les habitués de la table d’hôte, retirés depuis longtemps, étaient à leurs affaires ou à leurs plaisirs.
— Venez-vous pour manger un morceau ? demanda la bonne dame.
— Non, répondit Paul, je n’ai pas faim.
Il mit dans la main de Mme Soulas sa lettre et quelque monnaie.
— Pour affranchir demain matin, s’il vous plaît, dit-il.
— Tiens, s’écria Thérèse, j’en ai une pour vous, depuis tantôt, étourdie que je suis !
Paul prit la lettre et la mit dans sa poche sans la regarder.
— Vous n’êtes pas curieux, fit Mme Soulas.
— Je sais ce que c’est, murmura Paul machinalement. J’ai besoin de faire un tour, ce soir. À vous revoir, maman Soulas…
Il ajouta et sa voix tremblait :
— Je ne vous ai jamais assez remerciée de ce que vous avez fait pour ma mère, savez-vous ?
— Bon ! dit Thérèse, encore ces idées ! Je donnerais mon petit doigt pour vous voir heureux et content, Monsieur Paul.
— Cela viendra, maman Soulas. À vous revoir.
— À vous revoir… et ne nous faites pas faux bond demain à déjeuner, dites donc ! c’est comme ça qu’on s’abîme l’estomac.
Paul descendait l’escalier tournant.
À la hauteur du premier étage, il se rencontra avec un homme qui montait. Cet homme portait sous le bras un objet assez volumineux qui heurta la poitrine de Paul.
— Ah ! dit l’homme, pardon ; il fait noir comme dans un four, ici. Par hasard, ne seriez-vous pas M. Paul Labre ?
Le premier mouvement de Paul fut de répondre affirmativement, mais il se ravisa.
— Je n’ai plus d’affaires avec personne, pensa-t-il.
Et il ajouta :
— Non, monsieur.
— Le connaissez-vous, au moins ?
— Non.
Et il continua de descendre. L’autre continua de monter.