La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 04

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 36-47).
1re partie


IV

Ordinaire de MM. les inspecteurs.


— Allons ! allons ! monsieur Paul ! cria encore Mme Soulas, qui avait quitté la table pour venir frapper à la cloison, ces messieurs sont au complet, il ne manque plus que vous. Venez causer, si vous ne voulez pas dîner ; ça vous tirera de vos idées noires.

Comme M. Paul ne répondait point, Mme Soulas se découragea et vint reprendre sa place.

Sans la compter, il y avait maintenant six convives autour de la table : tous inspecteurs, tous gens modestes et rangés, à l’exception du fameux M. Mégaigne, qui était assez rangé, malgré sa qualité de mauvais sujet, mais qui n’était pas modeste.

Sauf M. Mégaigne, aucun des habitués de l’ordinaire tenu par maman Soulas n’avait l’ambition de passer ministre de la police. Mégaigne était le personnage éblouissant de cet obscur cénacle. Il excitait des jalousies. Thérèse Soulas était obligée de l’admirer en secret pour ne point mécontenter le reste de ses pratiques.

M. Badoît avait du zèle et de l’acquis, M. Chopand connaissait les fortes traditions, M. Martineau flattait ses chefs, mais Mégaigne avait pour lui les femmes et il était de la nouvelle école.

Le dimanche, quand il mettait son chapeau « flamme d’enfer » sur l’oreille et qu’il nouait sa cravate en chou, bien des gens, à Belleville et à Ménilmontant, le prenaient pour un artiste du théâtre Beaumarchais. Il portait, ces jours-là, une lévite, pincée à la taille militairement, une badine et des gants de filoselle. Les bals du Delta, des Montagnes-Françaises et de l’Île-d’Amour étaient pleins de ses victimes.

Il était grand et lourdement bâti ; il avait cette laideur noire, luisante et contente des méridionaux dodus. On prétend qu’elle vaut la beauté. Il était hardi, fluent de paroles et riche d’accent : en somme, un inspecteur remarquable.

Chopand ne l’aimait pas, mais il le considérait.

Je ne sais pas comment vous vous représentez un mess d’agents de police, mais chez Mme Soulas, tout était calme et décent ; on n’y faisait jamais de bruit, et les rapports des habitués entre eux étaient d’une rigoureuse politesse. C’est une chose bien remarquable : ces couches excentriques de notre société auxquelles la considération est refusée, vivent dans un continuel besoin de considération.

La passion de tenir son rang y survit à toutes les humiliations, y résiste à toutes les misères.

Il y a souvent un décavé de la grande roulette du monde sous la redingote râpée de ces proscrits, et cela est si vrai que ceux qui ne sont pas réellement des vaincus se parent de défaites imaginaires.

La mode est ici d’avoir eu des « malheurs. »

Ce sont des pays peu connus, malgré l’énorme curiosité qu’ils inspirent et malgré les livres soi-disant révélateurs qui glissent dans leur titre ce mot à la fois détesté et friand : Police. La portion calme de ce peuple souterrain végète et n’a point l’idée d’écrire ses mémoires ; rien n’est difficile, au fond, comme de confesser ces natures défiantes. Ceux qui prennent la plume sont généralement des révoltés ; ils ont deux besoins : pêcher des lecteurs et se venger : aussi, plaident-ils sans cesse la cause de leur rancune.

Leurs pamphlets sont souvent intéressants, mais ils ne restent point aux étalages des librairies. La prétention même qu’ils affichent de dévoiler certains secrets les rend suspects, et on les supprime.

Moi, je le dis bien haut et tout d’abord, je ne dévoile rien, pour la raison excellente que je n’ai jamais rien pu découvrir.

J’ai voyagé pendant de longues semaines dans ces sombres latitudes, regardant, espionnant, quêtant ; j’ai fait des bassesses auprès des employés, grands et petits ; j’ai nourri, j’ai abreuvé des transfuges qui me promettaient monts et merveilles.

Néant. Les transfuges mentaient, les fidèles gardaient le secret.

Mais, en définitive, je n’ai pas perdu mon temps dans ces bizarres et giboyeuses contrées, puisqu’un jour je m’y suis trouvé face à face avec le drame le plus curieux qui me soit tombé sous la main depuis que je tiens une plume.

Revenons à ce drame, dont les comparses sont en scène, séparés du héros par une mince cloison de briques.

Mme Soulas planta son couteau à découper dans le bon morceau de bœuf qui avait fait la soupe.

— Ce jeune homme-là m’inquiète, dit-elle avec une véritable tristesse. Il a du chagrin, bien sûr !

— Chagrin d’amour dure toute la vie… chanta Mégaigne.

Cela ne fit pas rire, parce que Paul inspirait de l’intérêt à tout le monde.

M. Badoît reprit :

— Depuis qu’il a perdu sa défunte mère, il n’a plus goût à rien.

Thérèse ajouta en servant les tranches de bœuf à la ronde :

— C’est tendre comme du poulet !

— Le petit Labre ? demanda M. Mégaigne. Non, le bouilli… ne vous fâchez pas, chère dame, quand on travaille de tête, on a besoin de plaisanter un peu pour se reposer. S’il faut donner un gage, voilà mon rond de serviette, et je le rachète avec une nouvelle : on s’est encore adressé à M. Vidocq, pour l’affaire du marchef.

— Est-ce possible ! s’écria M. Chopand ; ils le renvoient, ils le prennent ; ça fait pitié de voir les chefs aller ainsi à tâtons.

M. Vidocq est si adroit ! dit Mme Soulas.

Autour de la table, tout le monde haussa les épaules.

Mme Soulas reprit :

— Sait-on au juste la chose du marchef ?

— On la sait, répondit M. Mégaigne ; c’est moi qui l’ai trouvée du haut en bas, et je peux bien la dire, puisque mon rapport est déjà au bureau. Jean-François Coyatier, dit le marchef des Habits Noirs, était renvoyé devant la cour d’assises de la Seine pour assassinat suivi de vol. Les petits ruisseaux font les grandes rivières : dans l’instruction, on avait cueilli tout un bouquet de crimes et délits, anciens, modernes et autres : de quoi faire condamner une douzaine de coquins. Le marchef devait passer tout de suite après l’affaire politique où le général de Champmas est témoin… et, par parenthèse, on dit que l’audience d’aujourd’hui ne sera pas finie à minuit : le général est au Palais, je l’ai vu…

— Est-il bien changé ? demanda Thérèse Soulas, qui tâcha de mettre de l’indifférence dans son accent.

— Assez… Mais s’il s’évade, celui-là, il sera sorcier ! Il est gardé à la papa, rapport à l’histoire de « Gautron à la craie jaune… » Monsieur Badoît, Pistolet, votre chien basset, a-t-il été en chasse aujourd’hui ?

— Je dirai ce que je sais, répondit Badoît, puisque vous dites ce que vous savez. Allez !

— Et les autres ? interrogea Mégaigne.

Chopand, Martineau et le restant des convives répliquèrent :

— Nous dirons ce que nous savons.

Badoît ajouta :

— Il y a anguille sous roche, et ce ne sera pas trop de nous mettre tous ensemble.

— Alors, cartes sur table ! poursuivit Mégaigne. Ce serait drôle si le Vidocq avait un pied de nez ! Je reprends mon histoire : Le marchef savait que son compte était réglé d’avance. Il a annoncé des révélations, mais là à bouche que veux-tu. S’il avait pu faire mettre dans les journaux qu’il voulait vendre tout un paquet de mèches, il aurait payé pour ça vingt-cinq sous la ligne. Il le disait aux gens de service, aux détenus, aux gendarmes, et il finissait toujours par ces mots : Les coquins me laissent en souffrance ici, comme un billet qu’on ne veut pas payer ; c’est bon, mais si je vas jusqu’à l’audience, je donne l’adresse du Père-à-tous ou grand Habit-Noir, je fournis les moyens de pincer Toulonnais-l’Amitié, et le prince, et les autres… Ah ! ah ! on en verra de drôles !

— Compris ! dit Chopand. Il a parlé si haut que la chose est arrivée jusqu’aux Habits Noirs.

— En deux temps. Ils ont partout des oreilles ouvertes. Avant-hier, le marchef avait l’air tout content ; il a répondu au greffier qui lui demandait pour quand ses fameuses révélations : « Il fera jour demain, maître Peuvrel… » et, le lendemain, l’oiseau était envolé.

— Et il ne s’évade jamais à la douce, celui-là, fit observer Chopand. Un guichetier sur le carreau et deux gendarmes à l’hôpital !

— Qu’est-ce qui prend du café ? demanda ici Mme Soulas. On n’attrapera donc jamais ce Toulonnais-l’Amitié !

— Tant qu’on s’adressera à M. Vidocq pour prendre Toulonnais-l’Amitié… commença Badoît vivement.

Mais il n’acheva point sa phrase et dit :

— Je prends du café.

Tout le monde fit la même réponse. On mit le feu aux pipes. C’était un conseil de guerre. Pendant que Mme Soulas soufflait les charbons sous la bouilloire, Badoît reprit en baissant la voix :

— Pour quant à ça, qu’il y a quelque chose, c’est sûr ; et M. Vidocq n’a qu’une paire d’yeux comme vous et moi. Je n’ai pas vu Pistolet ce soir, c’est grand dommage. Riez si vous voulez : il vit avec les chats et il est comme les chats, capable de guetter la nuit, quand les autres n’y voient goutte. La veille du jour où Coyatier, le marchef, s’est évadé, Pistolet avait remarqué un foulard rouge…

— C’est vrai, interrompit Mégaigne, j’avais oublié le foulard rouge. Il est dans mon rapport. Du cachot où était le marchef on pouvait voir le foulard rouge à une fenêtre de la rue Sainte-Anne-du-Palais. On pense que c’était un signal. Je me présentai moi-même le lendemain soir pour visiter cette maison. La chambre à laquelle appartenait la fenêtre où le foulard rouge avait été signalé n’avait point de locataire.

— Eh bien ! dit Badoît, je suis entré tantôt chez Paul Labre. Je l’aime, moi, cet enfant-là. Vis-à-vis de sa fenêtre, sur le quai, il y a une maison…

— Celle où habite la fille du général ! l’interrompit-on de toutes parts à la fois.

— La fille du général, ou plutôt les filles, car on dit que la cadette est là aussi maintenant, demeurant au premier. C’est au second, sur un balcon désert, que j’ai vu un foulard rouge, flottant comme un drapeau…

— Et c’est tout ? interrogea Chopand.

— J’ai été commandé, répondit Badoît, pour fouiller le cabaret des Reines-de-Babylone, rue des Marmouzets, où M. Vidocq pensait trouver Coyatier. En revenant des Reines-de-Babylone, où nous n’avons rien trouvé, j’ai visité, pour mon compte, tous les garnis des environs. J’avais mon idée : je cherchais le nom de Gautron écrit à la craie jaune…

— Tiens ! tiens ! s’écrièrent les convives ; pas mal !

— Rien, et pourtant, le marchef ne doit pas être loin ; je le flaire, je le sens.

— Demain matin, mes petits, dit Mégaigne, à la première heure, rendez-vous à la maison du général. Je me charge du mandat de perquisition. Nous la retournerons comme un gant, cette baraque-là. Est-ce dit ?

— C’est dit ! fut-il répondu à l’unanimité.

Mme Soulas frappait pour la dixième fois à la cloison et criait :

— Pour le café, monsieur Paul ! Venez prendre au moins votre demi-tasse.

Un merci bref et impatient fut la seule réponse du jeune homme.

Il était toujours assis à sa petite table, et sa plume courait sur le papier ; longtemps arrêtée par la difficulté d’énoncer un fait pénible et d’exprimer une douloureuse vérité, elle avait franchi enfin l’obstacle et courait maintenant sans hésitation.

« — Mon frère, écrivait Paul, à quoi bon plaider une cause perdue ou choisir laborieusement le meilleur moyen de présenter ma misérable histoire ? Je vais être vrai, cela suffit. Je suis content que tu sois mon juge.

» M. V… commença par me parler de ma mère, de sa santé chancelante, de son âge et de la grande position qu’elle regrettait. Il m’apprit qu’elle avait des dettes ; il ne me cacha point que les engagements souscrits par elle étaient de l’espèce la plus dangereuse, et il ajouta :

» — C’est une excellente personne, très impressionnable et qui a mal dirigé sa vie. Nous l’aimons tous ; je dirai plus, nous la respectons, mais ses amis ont fait tout le possible. C’est à vous maintenant, Monsieur Paul, de donner un coup de collier.

» — Je suis prêt à tout, répondis-je.

» — À tout ? répéta-t-il en me regardant fixement.

» Puis il reprit :

» — C’est bien… D’autant qu’avec sa pauvre tête, un malheur de l’espèce que je redoute la tuerait tout net.

» — Quel malheur redoutez-vous, Monsieur ? au nom du ciel ! m’écriai-je.

» Il ouvrit la bouche pour me répondre ; mais, au lieu de parler, il se mit à ranger des papiers sur son bureau.

» — Votre père était un vrai gentilhomme, dit-il brusquement. Êtes-vous carliste comme lui ?

» — Mes affections et mes croyances importent peu, répliquai-je. Aucun engagement ne m’empêche de servir le gouvernement du roi Louis-Philippe.

» — C’est bien, fit-il pour la seconde fois, mais ce n’est pas assez. Avez-vous lu l’histoire de Georges Cadoudal s’attaquant au Premier consul ?

» — Oui, monsieur.

» — Eh bien ! répondez franchement : Georges Cadoudal est-il pour vous un héros ou un assassin ?

» Je ne m’attendais pas à cette question, qui me troubla. Encore à cette heure je n’y saurais point répondre par un seul mot, parce que Cadoudal n’est pour moi ni un assassin, ni un héros. Je gardai le silence.

» — Auriez-vous défendu le Premier consul contre Georges Cadoudal ? interrogea encore M. V…

» Cette fois, je répliquai sans hésiter :

» — Oui.

» — À la bonne heure ! s’écria-t-il en me tendant sa main, dont le contact me donna un frémissement.

» Il s’en aperçut, sourit et reprit :

» — Quand vous aurez plus d’âge, vous saurez que les gens utiles et forts sont presque toujours calomniés. Les partisans du mal me détestent parce qu’ils me redoutent. Ils m’ont fait la réputation qu’ils ont voulu me faire, car le public se met invariablement du côté de ceux qui accusent. Du reste, il y avait bien des choses à dire sur moi : je ne suis pas un petit saint, et je fais le bien par des moyens que les casuistes n’approuveraient pas. Je me moque des casuistes, hé ! l’enfant !

» Il eut un gros rire qui essayait d’être rond, mais qui était brutal.

» Tu as déjà deviné le vrai nom de M. V…, mon frère, ce nom qui arrête ma plume chaque fois que j’ai besoin de l’écrire. Tu as beau être loin de la France, les journaux te portent sa lugubre renommée. Peut-être, car le monde marche et les pouvoirs se moralisent, peut-être est-il le dernier exemple de cet étrange compromis entre le bien et le mal, entre la société qui se défend et le crime qui l’attaque. Ce personnage populaire, presque légendaire, publie en ce moment ses Mémoires, qui sont lus par l’Europe entière. Il appartient au crime par son passé ; on dit que son présent n’est pas une expiation, mais une industrie, et que la société ne l’emploie qu’aux dépens de son honneur.

» C’est un loup, traître aux autres loups, qu’on a dressé à chasser ses frères.

» La méthode est vieille. Déjà deux fois le gouvernement a eu honte, et M. V… a été destitué. Mais quand il ne sert pas, il nuit, et l’administration, qui s’est lié les mains en acceptant deux fois son aide, le reprend par besoin ou par frayeur.

» — Eh bien ! mon jeune ami, poursuivit-il, voilà l’embarras où nous sommes : nous avons à Paris un Georges Cadoudal, ennemi personnel du roi, qui veut tuer le roi.

» J’étais fort attentif et fort ému. L’idée de me mettre aux côtés d’un roi pour le défendre m’attirait et me plaisait. Je croyais qu’on allait me proposer cela.

» — Je suis prêt, dis-je. Pour arriver au roi, il faudra me passer sur le corps !

» Il y eut un peu de commisération dans le bon gros rire de M. V…, qui grommela :

» — Bravo, champion du roi, chevauchant à la portière du carrosse avec une lance et un bouclier, prêt à défier tous les chevaliers félons qui voudraient le percer d’un dard ou d’une javeline ! Mon cher Monsieur Paul, cela ne se fait plus ainsi, depuis qu’on a inventé la poudre. Les chevaliers félons ont des moyens diaboliques de tuer les rois. Il ne faut pas attendre leur rencontre. On va les trouver chez eux, on les ficelle comme des paquets et on les met au roulage pour quelque endroit où sont les cages bonnes à garder de pareils oiseaux.

» — Monsieur, repartis-je vivement, je ne vaux rien pour un pareil métier.

» — Savoir, mon jeune gars, savoir. On ne se connaît pas soi-même. À votre place, moi, j’aimerais mieux faire un peu violence à mes goûts que de voir ma mère malade, arrêtée et conduite en prison.

» — En prison ! ma mère ! m’écriai-je.

» — Point d’éclat, s’il vous plaît, me répondit M. V… Je vous ai choisi pour vous épargner une grande peine. Nous allons causer tous deux… Allez, il faut bien que les Georges Cadoudal soient arrêtés par quelqu’un, et ce n’est pas la mer à boire.