La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 73-76).

LES TROIS RELIGIEUSES

(La Canée, 22 février 1897).
Aujourd’hui, les flottes russes, allemandes, autrichiennes et anglaises ont bombardé un couvent occupé par les insurgés helléniques. L’ordre de cesser le feu a été donné avant que les vaisseaux français et italiens aient pris part à la manifestation. Soixante et dix coups de canon ont été tirés. Trois religieuses ont été tuées.


I


Ô rosaires de buis, grains à grains déroulés
À l’heure de la mort, et de sang tout perlés,
Neuves bagues de pourpre aux doigts immaculés ;

Rouges fleurs d’holocauste, ardentes gouttelettes,
— Comme aux autels des dieux les victimes muettes
Sous les roses marchaient et sous les bandelettes, —

Vous êtes aujourd’hui les suprêmes joyaux
Des épouses du Christ, ces mystiques agneaux,
Ces trois saintes, priant pour les six amiraux.


Pourtant, elles rêvaient une autre fin sans doute,
Tristes de remonter à la céleste voûte,
Sans avoir achevé leur charitable route,

Sans avoir prévenu l’œuvre des meurtriers,
Et douces, se jetant au milieu des guerriers,
Levé sous le ciel bleu les rameaux d’oliviers !

Du divin Maître et Roi servantes conjugales
Égales de ferveur et de tendresse égales,
Et sœurs, comme les trois vertus théologales,

Elles étaient la Foi par leurs yeux de clarté,
L’Espérance, par leur sourire irréfuté,
Et par leur cœur, foyer brûlant, la Charité.


II

Et vous avez éteint ces âmes de lumière
Et d’amour ; et chacune à bénir coutumière,
Vous pardonna, clémente, à son heure dernière.

Mais des suites de l’acte êtes-vous déliés,
Vous qui ne pouvez plus agir en chevaliers,
Et jouez à ravir les trop sanglants geôliers ?

Ô premier sang humain versé, premières tombes
Ouvertes, devançant les vastes hécatombes !
Pour les vautours, d’abord, ont payé les colombes.


Le glaive de jadis a fait place au canon ;
Et comme Idoménée ou bien Agamemnon
Sacrifiait aux dieux les enfants de leur nom ;

Les nations, par crainte, et dans le crime unies,
Les rois civilisés, étranges ironies,
Ont jeté dans la mort ces trois Iphigénies.

Mais le vrai Dieu proteste où Jupiter consent ;
Le ciel ne bénit plus le meurtre ; mais le sang
Retombe sur tous ceux par qui meurt l’innocent.

Sur vos légères mains, ô trop fins diplomates,
Pourraient bien demeurer de rebelles stigmates !
— La tache qui résiste à tous les aromates. —

D’autant qu’à votre insu votre rôle dément,
Précipite et mûrit le grand événement :
La guerre, sous vos pieds, germe, pourpre froment.

Et jetant sur les mers leur sotte mélodie,
Vos canons foudroyant la Canée ou Candie,
N’auront peut-être fait qu’ouvrir la tragédie.

Et qui donc pourrait croire à l’heureux dénouement
Quand votre sextuor sonne si faux, vraiment ;
Et quand votre concert n’est qu’un beau mot qui ment ;

Quand vous marchez au but commun qui vous réclame,
La paix dans les discours et la haine dans l’âme,
La peur ou l’intérêt pour unique oriflamme,


Quand sur ces mêmes flots où voguait Canaris,…
Pour brûler un couvent et pour faucher trois lys,
Douaniers ou brigands, vous vous mettez à six.


III

Ta fortune a permis qu’en si triste occurrence,
Nul boulet ne partît de tes vaisseaux, ô France ;
Cesse donc de jouer à ce coupable jeu ;
Et rentrant dans ton rôle ainsi que dans ta voie,
Suis l’avertissement que le hasard t’envoie :
Le hasard n’est souvent qu’un signe fait par Dieu.