La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 69-72).

POUR L’ARMÉNIE


Gesta Dei per Francos.
À Émile Arnaud.



Ôpeuple chevalier, debout ! car un grand crime
À la face du ciel étale sa fureur,
Et sous le cimeterre aigu qui le décime,
L’Orient pousse un cri d’horreur.

Les fils de Mahomet, de justice économes,
Ont richement versé les patères de sang,
Et la Croix doit payer un rouge tribut d’hommes,
Pour le bon plaisir du Croissant.

Où Jésus dit : « Pardonne ! » Allah dit : « Extermine ! »
D’une terre chrétienne est souillé le soleil ;
Et la loque ottomane a baigné sa vermine
En un torrent tiède et vermeil.

France, vas-tu rester indifférente au crime
Quand les persécutés, autrefois tes clients,
Vers l’Europe et vers toi, vers toi la Magnanime,
Tendent leurs bras de suppliants ?


Il est temps qu’à leur plainte une voix compatisse ;
Presse les hésitants, presse ton allié ;
Et que dans le traité, cet article : Justice !
Ne soit pas le seul oublié.

Ne dis pas : « Que me fait l’infortune des autres ?
J’eus tort de secourir des peuples asservis.
Dupes sont les sauveurs et naïfs les apôtres ;
M’aiment-ils, ceux que j’ai servis ?

« Je leur donnai mon sang en prodigue, en poète,
Et lorsque mon malheur chercha leur amitié,
Nul ne me répondit dans l’Europe muette :
Je garde à mon tour ma pitié ».

France, en disant cela, tu te mens à toi-même ;
Tu sais que, refusant d’abdiquer ton passé,
Tu reprendras demain ton généreux poème
À la page où tu l’as laissé ;

Tu sais qu’il vaudrait mieux, sous le sort accablée,
Te coucher quelque jour grande et pure au tombeau,
Plutôt que voir ton âme, elle aussi mutilée,
S’en aller lambeau par lambeau ;

Car ton âme est aussi parcelle de patrie,
Intangible et sacrée à l’égal de ton sol ;
Et qui te prend ta gloire et ta chevalerie
Te fait l’irréparable vol.


Oh ! ton âme !! Veux-tu qu’à la sentir atteinte
Tes ennemis joyeux disent ce mot amer :
« La France rayonnait, mais, son étoile éteinte
Un jour a sombré dans la mer ? »

Par ton bras qui défend, contre le bras qui tue,
L’Orient, qui t’aimait, longtemps fut abrité.
Veux-tu qu’un autre peuple à toi se substitue
Dans ton rôle d’humanité ?

Préserve donc ton âme et conserve ton rôle ;
Ramasse — il est vacant — le sceptre d’équité ;
Il fut tien : et partout, de l’un à l’autre pôle,
Ô vaillante, tu l’as porté.

Les nations, dit-on, pèsent dans le silence
Le sort des meurtris et celui du meurtrier ;
À défaut de ton glaive, en leur lente balance,
Jette du moins ton bouclier.

Pour arrêter le meurtre et désarmer la haine,
Pour sauver des bourreaux tout un peuple martyr,
Mets-le sous ton égide à la tutelle humaine :
Des hommes vont encor mourir.

Prends garde que le drame un jour ne recommence ;
— Le sabre est rose encor du sang mal essuyé —
La première, au Sultan, apprends le mot : Clémence,
Et souffle au Tzar le mot : Pitié.


La justice est boiteuse et le forfait est vite ;
Que d’un vol plus hâtif et de leurs ailes sœurs
L’alouette gauloise et l’aigle moscovite
Fassent trembler les oppresseurs.

Oui ! dans la main d’un Tzar, mets ta main fière et libre,
Ô République, et sur ce front impérial,
De l’Europe et du monde assurant l’équilibre
Déroule ton drapeau loyal.

Mais si cet empereur au Droit était parjure,
Ah ! laisse, de ton cœur, partir congédié
Cet allié d’un jour, plutôt que faire injure
Au Droit, l’immortel allié.