La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 77-82).


POUR LA GRÈCE

À D. Bikélas.


I


Quand sur les sombres flots le pavillon de France
Apparaissait au loin, lumineux voyageur,
Les peuples opprimés reprenaient espérance,
Voyant à l’horizon s’avancer le vengeur.

Dans ses plis de clarté frissonnants sous la brise,
La sereine Justice avait asile et port ;
Et splendide, au soleil rayonnait sa devise :
« Secourir le plus faible, affronter le plus fort ! »

La candide équité, comme un vol de mouette,
Voguait dans le sillon du vaillant pèlerin :
Et pour venger le Christ il fut à Damiette,
Et pour venger Hellas il fut à Navarin.

Devenu tricolore, il gardait la même âme ;
Sur l’Orient chrétien il flottait dans le vent,
Doux comme un protecteur, pur comme une oriflamme,
Occidental ami des peuples du levant ;


Et si le fanatisme aux mains de barbarie,
Accomplissait son œuvre atroce en quelque lieu,
Les cèdres du Liban, les palmiers de Syrie,
Le voyaient accourir pour le Droit et pour Dieu ;

Et ce lambeau d’étoffe, âme jamais éteinte,
D’un divin tapissier semblait avoir reçu,
Quelle que fût aux yeux ou sa forme ou sa teinte,
La bravoure pour hampe et l’honneur pour tissu.

Or, voici que soudain — désertion amère ! —
Au bout de six cents ans l’étendard-chevalier,
Abandonne sa tâche ainsi qu’une chimère,
Et de libérateur se transforme en geôlier ;

Et voici que la Crète en un suprême râle,
Sous son collier de fer ayant crié merci,
Le chevalier accourt au cri de la cavale,
Mais pour la retenir au licol, et voici

Que le drapeau de France et les drapeaux d’Europe,
Sur l’île de Minos flottent, honteux gardiens,…
Et cela pour complaire au prince philanthrope
Qui massacrait hier trois cent mille chrétiens.


II

Ah ! de cette aventure où quelque autre te pousse,
Ô Patrie, il est temps, il est temps de sortir,
De peur qu’à ce métier ton front ne s’éclabousse
D’une tache, demain difficile à partir.

République, est-ce à toi de faire la police
Au profit des sultans, au gré des empereurs ?
Mieux vaut être isolé qu’être dupe ou complice :
Tu ne seras pas seule ayant pour toi les cœurs.

Compagne jusqu’au bout de l’Europe égarée,
De tes ingrates nefs au dur cœur de métal,
Cerneras-tu demain les môles du Pirée
D’où s’embarqua vers nous le pilote Idéal ?

Et de cette cité qui seule ou la première
Libéra l’univers, ferez-vous le blocus ?
Et ce pays par qui fut criblé de lumière
Tout pays, sera-t-il criblé de vos obus ?

L’orchestre des canons se taisait, impassible,
Quand l’Arménie en pleurs criait vers un appui
Et voilà qu’en retour l’Acropole est leur cible :
Naguère trop muets, trop hautains aujourd’hui.


France, dans ce concert feras-tu ta partie ?
Ou sauras-tu reprendre et rejouer enfin
La note qui fut tienne, et que t’a départie
De toute éternité le choreute divin ?

Si tu ne peux dicter tes volontés hautaines,
Ta magnanime voix peut encor dire : Non !
Non ! Paris ne peut pas outrager une Athènes :
Que le Louvre du moins sauve le Parthénon.

Sans doute il ne sied point que pareille à Pilate,
Dans l’eau d’indifférence ayant lavé tes mains,
Tu détournes les yeux du sang, fleuve écarlate
Dont la guerre pourrait submerger les chemins.

Cette lâcheté-là ne fut jamais la tienne.
Ce n’est pas s’abstenir que tenir pour le Droit ;
Et le droit n’est-il pas qu’une terre chrétienne
Secoue un joug impie… et cruel par surcroît ?

Et le Droit n’est-il pas qu’une race hellénique
Vers Athènes, jetant son volontaire appel,
Puisse enfin s’affranchir du lien tyrannique,
Et renouer enfin le lien fraternel ?

Fidèle à ton génie, à toute ton histoire,
Tu dois favoriser ces libres choix d’amour,
Ô France ! Ils ont déjà grandi ton territoire,
Et pourraient bien encor le grandir quelque jour.


La Crète apercevant des trop chers Propylées
Le resplendissement dans l’air suave et fin,
Vers eux tend de nouveau ses mains inconsolées ;
Seras-tu sans pitié pour cet exil sans fin ?

Ariane cherchant si l’esquif de Thésée,
Ne va pas reparaître à l’horizon natal,
A gémi de nouveau sa plainte inapaisée ;
Seras-tu sans amour pour cet amour fatal ?

Honore un idéal, respecte une tendresse,
Et le frémissement d’héroïsme et d’orgueil,
Qui du Pinde à l’Ida fait tressaillir la Grèce,
Et les grands morts revivre au fond de leur cercueil.

Vers un peuple opprimé, ton cœur, ton cœur s’élance,
Comme il a le dégoût d’un peuple de bourreaux :
Tu ne peux donc tenir une égale balance
Entre les assassins et les fils des héros.

Regarde : d’un côté c’est le despote sombre
Plus blême de terreur que fou de cruauté.
Et là, c’est la cité qui fit jaillir dans l’ombre
Ces deux étoiles sœurs : Justice et Liberté.

Le Grec et l’Osmanlis ont tracé par le monde
De leur glaive inégal un différent sillon :
Le cimeterre tue et jamais ne féconde ;
La lance athénienne est encor un rayon.


L’univers, à Stamboul, ne doit pas une idée ;
Et depuis trois mille ans la vieille humanité
Dans son errante nuit chemine encor guidée
Aux reflets du flambeau que l’Hellène a porté…

Et l’Hellène aujourd’hui s’élance à la frontière,
Confiant en son Dieu, de son droit convaincu ;
Donne lui tes bravos, avec ton âme entière,
S’il est victorieux… surtout s’il est vaincu.


Mars, 1897.