Les Éditions du Totem (p. 110-122).


IX


Une troupe de fauvettes passèrent au-dessus de la prairie en piaillant et en tourbillonnant. Les vaches — c’était l’heure de la traite — meuglèrent dans le pacage voisin et les chiens aboyèrent dans toutes les directions. Des corneilles volaient pesamment au ras des taillis du trécarré, retournant, le soir venu, vers les montagnes. Les andains bruissants s’assoupirent. Une pie, fixée sur une souche de pin, invectivait les mulots qui sortaient, curieux, d’un tas de foin sec, ce qui faisait tirelirer deux pinsons sur un piquet de clôture.

Les hommes de la corvée qui, le matin, avaient entrepris de faucher toute la Prairie-de-l’Anse-à-Alexis, atteignaient le bout du champ à l’heure où le soleil allait chavirer derrière un pic. Ils étaient arrivés là le matin au moment où l’aube accroche son miroir sur l’Orient, pendant que les étoiles occidentales, basses et pâlies, clignotent encore sur la courbe frangée des collines. Ils s’étaient mis tout de suite à la besogne, les reins courbés comme des lutteurs, et, d’un balancement régulier, pas à pas, ils abattirent tout le jour les foins et le mil cendré que le soleil fanait à mesure que la faux les couchait en andains. Car il faisait chaud à faire cuire des œufs sur la pierre. Le soleil rôtissait la terre, l’herbe, et accablait les faucheurs.

Ceux-ci se donnèrent pourtant quelque relâche au moment où l’espace ensoleillé leur apporta les notes de l’Angelus de midi. Alors, ils allèrent s’asseoir dans l’ombre bariolée des clôtures de cèdre et se mirent à mordre les galettes brunes et les tranches de lard de leur repas. Mais accusés par l’étendue de foin debout que la prairie portait encore, ils se remirent au travail de nouveau, sans sieste, sans retard. Et jusqu’au bout du jour et du champ, les faux plongèrent par raies successives de huit ou dix pouces de profondeur dans l’épaisse nappe des mils et des trèfles, ouvrant à chaque faucheur un large chemin de sept pieds sur le pré ras et roux. Et les hommes, le front ruisselant sous les grands chapeaux de paille de blé, les manches de leur chemise relevées, laissant à nu jusqu’aux coudes leurs bras bronzés, courbés et solides sur leurs jambes arquées, accéléraient comme avec rage le mouvement rythmé du torse, de droite et de gauche et, à chaque ahan, la faux volait en courbe moelleuse au bout des bras tendus, replongeait dans la masse des foins trop mûrs et durs comme du chiendent. Mais, sur la fin du jour, on sentait la fatigue peser sur les tâcherons. Quand ils s’arrêtaient pour aiguiser la faux, ils s’appuyaient plus lourdement sur le manche courbe, une jambe au repos. La pierre grise limait avec moins d’allant sonore la trempe dure de la lame.

Mais c’est à peine si Alexis Picoté profitait de cet instant de répit. Dans la rage du travail, il voulait comme oublier l’humiliation que lui faisait ressentir l’acte charitable des voisins à son égard. Depuis le début de la corvée, il était souvent le premier dans la file.

Penché au niveau de la tête des plus hauts épis de mil, les jarrets nerveux busqués en angle prononcé, il avançait presque à petits pas de course dans le sentier odorant que traçait sa faux dans le foin. Une sorte de furie l’emportait. Mais l’outil plongeait toujours avec adresse dans les mils et les trèfles, évitant les cailloux et les mottes de terre dure où le tranchant peut s’émousser et se briser.

Alexis Picoté s’est senti encore le chef.

Vers cinq heures, des femmes et des enfants étaient accourus des maisons vers la Prairie-de-l’Anse-à-Alexis, apportant une collation. Outillés de râteaux et de fourches, ils amassaient maintenant en veilloches les andains des premières heures du jour, dont le soleil avait totalement affaissé les tiges et les feuilles.

Sur ce coin de campagne, où la simple présence de l’homme était inusitée, s’éparpillaient aujourd’hui, comme en grand gala, les bruits de l’acier sciant l’herbe en vingt endroits à la fois, le crissement sonore des pierres sur les faux, l’activité des gens en sueurs de la corvée, avec leurs paroles rares, graves, qui ne montaient pas plus qu’à hauteur d’homme dans l’air chaud, les voix plus légères des femmes, les cris et les rires clairs et frais des enfants. Tout cela accompagné en sourdine dans toute l’étendue du champ par les cymbales des grillons et les crécelles métalliques des sauterelles sautant d’andain en andain, et tout cela embaumé par l’odeur du foin coupé. Pendant que le soleil plongeait derrière l’horizon et que la lune grimpait de l’autre côté du ciel sur un nuage gris, les faucheurs en file abattaient la dernière planche de foin déjà imbibée de rosée. Les femmes avaient pris les devants vers les maisons. Dans le pacage d’à côté, les enfants, pour fêter la fin de la corvée, avaient fait une meule d’herbes sèches et de branchages dont ils faisaient une flambée. Les faucheurs s’en venaient maintenant, en silence, les faux sur l’épaule, vers le brasier de joie, et des coups de brise fraîche venue de la baie et passant sur les chaumes arrachaient des tourbillons d’étincelles à la meule en feu d’où semblaient s’enfuir par milliers des abeilles d’or.

Et les tâcherons se mirent en marche, d’un pas accéléré, vers la barrique de vin de groseille et le fricot d’Élisabeth. Car ils connaissaient les usages de la femme d’Alexis. La corvée d’aujourd’hui, ils la faisaient depuis plusieurs étés, pour débarrasser d’un seul coup leur voisin des travaux de la fenaison. Depuis la mort tragique d’Arthur dans la Rivière-à-Mars, on savait l’ancien chef des « Vingt-et-Un » à peu près seul pour tous les travaux de sa terre et on s’organisait pour venir l’aider aux époques dures de l’année, aux labours du printemps et de l’automne, aux foins, aux récoltes.

Car Pierre, l’aîné d’Alexis Picoté, comptait de moins en moins ; et son père ne cachait plus qu’il était définitivement perdu pour la terre. Il inventait maintenant tous les prétextes pour ne pas travailler. Le jour de la corvée des foins, il s’était dit malade pour rester à la maison. Ces façons-là empoisonnaient la vie d’Alexis Picoté, du jour de l’an à la Saint-Sylvestre. Car toutes les saisons traînaient Pierre comme un corps mort.

Alexis avait continué de couper du bois, l’hiver, non pas sur sa terre où il n’y en avait presque plus, mais au lac Gravel. Avec des gens de Saint-Alexis, il entreprenait des coupes de billots pour le compte des Price de Chicoutimi. Pierre, à l’automne, montait avec lui au lac Gravel. Mais il n’était pas plus ardent à la hache qu’il n’était ambitieux à la charrue, à la petite faucille ou à la faux. Alexis Maltais se demandait toujours à quoi pouvait bien rêver ce garçon-là. On eût dit que le travail n’était jamais son affaire.

Au lac Gravel, Alexis Picoté et Pierre habitaient tous deux, avec un engagé du nom de Demeules, un petit camp de bois rond couvert de branches d’épinette et de sapin. La vie n’était pas joyeuse, il est vrai, mais elle était confortable et saine. On y coupait de superbes billots qu’on vendait bon prix, au printemps, chez les Price.

Le soir, après le souper, pendant qu’on fumait autour du petit poêle de tôle noire qui réchauffait la cabane, Alexis Maltais disait à Demeules :

— Encore cinquante beaux billots d’épinette rouge aujourd’hui. C’est de l’argent, ça, pour le printemps !

Et Pierre, pensif, les coudes sur les genoux, suçant sa petite pipe de merisier, répondait pour Demeules qui n’était pas bien parlant :

— Oui, et si on s’est éreinté pour le reste de nos jours ?

Il n’était pas plus courageux au village, le printemps et l’automne, au temps des labours. Pierre et son père se reposaient, le soir, dans la cuisine ou sur le perron de la porte, quand il faisait beau, et Alexis disait à son aîné, pour le stimuler :

— Bon ! on a fait trois grandes planches, aujourd’hui. Dans deux jours on aura fini le chaume.

Et Pierre, comme au camp du lac Gravel, toujours songeur, bougonnait :

— Dans deux jours… dans huit jours… dans six mois… ça sera à recommencer.

Toujours Pierre rêvait. De quoi ? De rien, de tout. Il lui venait toutes sortes de fantaisies et, alors, le petit monde qui l’entourait perdait prise sur lui. Il était indifférent à tout. Souvent, le soir, les voisins venaient veiller chez Alexis Picoté. La soirée se passait à parler du passé, des premières années de la petite colonie des « Vingt-et-Un » sur les bords de la baie. On s’amusait à dévider l’écheveau des souvenirs, à évoquer l’aspect du pays en ce temps-là, simplement afin de se démontrer combien tout avait changé. Pierre restait songeur. L’évocation du petit cercle d’horizon qui avait enfermé son enfance ou sa jeunesse ne l’intéressait pas. L’émotion qui assaille tant de gens sitôt qu’on prononce devant eux le nom de leur village ou de la paroisse natale, cette émotion-là, il ne la comprenait pas. N’ayant marqué aucun coin de sa griffe, de ses amusements de gamin ou de son travail de jeune homme, aucun souvenir vivace, cela va de soi, ne pouvait alors et ne pourrait jamais lui embellir un paysage. C’est surtout ce pauvre Pierre qui rendait la vie triste à Alexis Picoté. Mais il lui survint bientôt d’autres soucis.

Pendant l’hiver, au lac Gravel, Alexis faisait pourtant tout ce qu’il pouvait pour distraire son fils, s’attachant, avec une gaîté feinte, à des occupations puériles, sculptant au couteau, dans des morceaux de cèdre ou de pin des figurines auxquelles il prêtait des attitudes et des physionomies comiques, ou modelant les têtes qui ne lui revenaient pas avec de gros morceaux de gomme d’épinette rouge qu’on décollait dans la journée de l’écorce des arbres abattus. Mais c’était peine perdue. Pierre ne déridait pas. Et puis, il y avait, pour le père, l’inquiétude de la maison, là-bas, à Saint-Alexis. Il savait Élisabeth et Jeanne seules pour faire le ménage et le train à l’étable, pour scier le bois de chauffage, tirer l’eau de sous la glace d’un ruisseau qui coulait non loin des bâtiments. Tout cela rendait Alexis nerveux, inquiet. Aussi, malgré les difficultés sans nombre qu’il avait à affronter, il se faisait un devoir d’aller, toutes les quatre ou cinq semaines, passer le dimanche au village.

C’est un de ces dimanches-là qu’il s’aperçut que Jeanne était courtisée. Jeanne avait alors dix-huit ans. Elle était assez jolie, grande et forte pour son âge, de teint frais, de poitrine hardie. Un gars de Chicoutimi venait la voir régulièrement depuis le début de l’hiver. Il arrivait tous les samedis avec le postillon. C’était un déblayeur de grand’scie aux usines Price, à l’air déluré autant que raboteux. Dire que ces amours-là plurent à Alexis Picoté serait mentir. Il n’aimait pas ces gens d’usines et de chantiers. Ils sont sacreurs, disait-il, aiment la bouteille et détestent généralement les travaux de la terre. Il voulait bien croire qu’il y avait des exceptions et que Camille Dufour, le cavalier de sa fille, en était une, puisqu’on le lui avait assuré. De fait, il observa que le jeune homme ne sacrait pas et Élisabeth lui jura qu’il n’était jamais arrivé en boisson. Quant à aimer la terre, c’était une autre affaire. On avait toutes les raisons de croire que Camille Dufour aimait mille fois mieux passer sa journée à débourrer la grand’scie de chez Price que tenir les mancherons de la charrue seulement la longueur d’un arpent.

À cause de cela, Alexis Picoté espérait un peu que ce garçon-là se tannerait vite à faire la navette entre Chicoutimi et la Grand’Baie sur le petit banc du postillon et à semer son argent dans le chemin. Mais au printemps, quand il revint du bois, il dut se rendre compte qu’il s’était trompé. Le gars de Chicoutimi venait à Saint-Alexis chaque semaine et mettait sur la route du postillon une nouvelle piastre.

Quelque temps après la fin des chantiers, Camille Dufour arriva un samedi soir comme de coutume à Saint-Alexis. Il était plus faraud que jamais et les gens du village observèrent qu’il avait fait peau neuve : habit, cravate, — une belle cravate rouge ! — des souliers reluisants comme un soc de charrue, un beau chapeau de feutre rond avec des rebords en soie. Et tout de suite il vint vers Alexis Maltais pour lui faire la « grand’demande ».

Allez donc refuser une « grand’demande », même quand elle ne vous plaît pas ! Les parents proposent, chez nous, on le sait, et les enfants disposent. Camille Dufour revenait d’autant moins à Alexis Picoté que ce garçon-là allait comme un gant, si l’on peut dire, à son aîné, depuis le retour du lac Gravel. Mais le gars aimait Jeanne et il en était aimé. Alexis Picoté n’avait plus qu’à donner son consentement. Et le mariage eut lieu entre les foins et les récoltes. Pendant le dîner des noces, Alexis fut loin d’être en train. Ce mariage-là lui était une autre épreuve de sa vie. Jeanne, il le pressentait, était perdue pour lui et pour la terre. Il ne lui restait à présent que son aîné pour assurer l’avenir de ses efforts de vingt-cinq ans, et on sait quelles inquiétudes lui causaient, depuis longtemps, ce pauvre Pierre.

Il ne s’était pas trompé : sa fille était bien perdue pour eux. Elle vint voir ses parents une fois pendant la première année de son mariage, et son père vit tout de suite ses préférences pour cette vie aléatoire de chantiers et de moulins, où l’on prend en horreur la stabilité des travaux de la terre et où l’on se plaît seulement aux fariboles sautillantes qui viennent des États-Unis. Ils ne travaillent que pour cela tout le jour, comme des damnés, ces hommes, dans l’enfer des moulins, pendant que leurs femmes, dans de mauvaises maisons de planches où tout manque, peinent à leur préparer des repas et un confort dont ils ne sont jamais contents. Et le soir, le violon, l’accordéon, les chants de nègres, les sauteries ! Vie moins intelligente, plus nomade, plus primitive que celle des orangs-outangs…