Les Éditions du Totem (p. 123-135).


X


Quand on a la charpente solide et l’épiderme résiliant, les « chemins de terre » en pays de colonisation ne sont pas dépourvus de charmes. Ils ont celui de l’imprévu qui éclate tout le long de leurs lacets, et qui vous repose de toutes les modes, de toutes les uniformités, de tous les conformismes.

Un peu partout dans la forêt, sur les rives des lacs déserts, au bord des berges abruptes des rivières, l’incendie a laissé des traces désolantes. Parfois la belle forêt n’est plus qu’une ruine calcinée, où bien des arbres ont renversé leurs squelettes les uns sur les autres, où plusieurs autres dressent vers le ciel des torses nus et noirs. Mais il reste encore dans ces décombres quelque chose de puissant, de grandiose. D’ailleurs, on pénètre bientôt dans un coin de forêt encore inexploitée et qu’aucun fléau n’a visitée. Le chemin s’enfonce comme avec crainte dans les profondeurs du bois. Tout est silencieux, sauvage ; pas de cabanes de bûcherons ni de colons ; tout donne dans sa plénitude l’impression du repos, de la grandeur, de la vie libre, riche, indépendante. Plus loin, le chemin, toujours cahoteux, toujours malaisé, montre la forêt du sommet d’un plateau ou des pentes d’un ravin. Elle s’étale ici comme un tapis, là comme un tableau, s’offre comme l’ornement merveilleux du plus somptueux des palais de rêve. Tout à coup, à l’orée d’un vallon boisé ou dans l’écartement de rochers perpendiculaires, apparaît un gracieux petit lac, diamant qui brille dans un enchâssement d’émeraude et d’or vert. Plus loin, un bout de clôture d’abatis, un morceau de terre semée grand comme la main, annoncent le voisinage d’un colon. On ne la voit pas toujours, la cambuse du colon, cachée la plupart du temps derrière un pan de forêt. Mais ce vestige de vie humaine dure peu. Voici une longue étendue de terrain aride, rocailleux ou marécageux, inculte. Il n’y pousse, dans les interstices des rochers, ou aux bords des marais stagnants, que quelques herbes folles, quelques arbustes rachitiques.

C’est parmi ces paysages variés qu’on a tracé les premiers chemins de colonisation du Saguenay. Ce furent d’abord de petits sentiers qui servaient aux trappeurs et aux Indiens des réserves voisines, puis aux gens des chantiers de coupe de bois. Ces sentiers s’élargirent ensuite, s’aplanirent et devinrent des « chemins de terre » pour les pionniers du sol, chemins battus par les lourdes charrettes des colons transportant les effets nécessaires à leurs défrichements et à leurs premières cultures. Ils sont cahoteux, faits d’ornières et de fondrières où s’engouffrent les voitures par les temps de pluie, ou de roches et de troncs d’arbre sur lesquels les véhicules rebondissent jusqu’à perdre l’équilibre. Gare aux plongeons des descentes, aux dos d’âne formidables qui esquintent les chevaux, rompent les charrettes et fourbissent les conducteurs ! Seuls les premiers colons du Saguenay pourraient nous faire le vrai récit — tragique plus que le théâtre classique — de ces randonnées de quatre ou cinq lieues en des chemins-précipices au temps des maringouins et des brûlots, quand on était obligé d’habiller les chevaux de feuillages pour les préserver des taons, voyages d’où hommes et bêtes arrivaient ensanglantés, boursoufflés, aveuglés, altérés. Mais ces braves gens ne s’en sont jamais plaint.

Pas même le postillon de Sa Majesté qui parcourait tous les samedis la distance qui sépare Chicoutimi de la Baie des Ha ! Ha !, ni Camille Dufour qui durant plusieurs mois n’avait pas hésité à entreprendre, chaque semaine, ce cahotement de vingt heures, aller et retour, pour faire un brin de cour à Jeanne Maltais tous les dimanches. Les amoureux des régions primitives ont parfois, dirait-on, du sang de héros dans les veines. Quand Camille Dufour eut obtenu pour prix de ses misères la fille d’Alexis Picoté, il se promit de recourir le moins souvent possible aux offices du postillon de la Baie, qui d’ailleurs eut bientôt un nouveau client.

Car Pierre Maltais se mit, lui aussi, à prendre la voiture de la poste. La fainéantise a peut-être aussi ses héroïsmes. Sous prétexte d’aller voir Jeanne, l’aîné des Maltais se rendait maintenant presque tous les dimanches à Chicoutimi. Le lendemain de ces voyages, naturellement, il était fatigué et se reposait. De sorte que, plus que jamais, Alexis Picoté travaillait seul sur la terre.

Non, pas seul : le plus souvent sa pauvre femme l’assistait, trop courageuse et trop geignarde. Au printemps quand Pierre était absent, c’est elle qui touchait les chevaux au labour. Elle hersait même avec le Blond qui était commode. Elle fanait à la suite des faucheurs. Elle coupait à la petite faucille pendant la récolte des grains et il n’y avait personne comme elle, affirmait Alexis Picoté, pour tresser des liens solides aux gerbes de blé et d’avoine. Elle aidait même son homme, le printemps, à réparer les haies de pieux de cèdre, et si Alexis Picoté avait eu encore de la terre neuve à faire sur son lot, sa femme, il en était sûr, ne se serait pas contentée de ramasser des copeaux à la suite des essoucheurs. Et il y avait en outre les travaux du ménage, et l’industrie familiale à la maison, où le métier à tisser la toile et l’étoffe se dressait constamment dans la clarté de la fenêtre qui donnait sur le chemin du Roi.

Tard le soir, après une rude journée, la vaillante Élisabeth, peut-être pour le simple plaisir de changer d’ouvrage, s’asseyait sur le banc du métier, et, les deux pieds posés le long des pédales grossières de merisier à peine équarries, elle saisissait la poignée du battant et travaillait, travaillait, passant et repassant la navette à travers les fils entremêlés de la chaîne, tassant la tissure à coups répétés du ros dont le peigne de laiton miroitait à la lumière de la lampe fixée au plafond. On entendait au dehors le bruit monotone, énervant à la fin à force d’être sans cesse répété, des pédales frappant l’une contre l’autre, le déclenchement criard du tendeur, les notes enrouées des remisses, le frappement sourd du ros sur le tissu. Et c’était ainsi durant des heures, jusqu’à la nuit faillie.

Il y avait encore la traite des vaches matin et soir, le barattage du beurre, le soin de la volaille, des porcs, des veaux, le sarclage du potager, l’arrachage des légumes.

Et Pierre, pendant ce temps, flânait ou rêvait. Il faisait bien semblant de se rendre utile quelques jours durant la semaine, mais il eût mieux valu qu’il ne travaillât pas. Il gâchait tout.

Une grise après-midi de fin d’octobre, Pierre, juché sur un tombereau, s’en allait en haut de la terre fumer un coin de prairie où souvent son père avait exprimé l’intention de planter des patates. Octobre déclinait mais resplendissait quand même sous la force magique de l’été des Sauvages. La saison morose avait accroché aux arbres et répandu dans les champs ses draperies mélancoliques. Le paysage des terres, vieilles ou neuves, avec leurs souches plantées comme des mausolées qui évoquent la mémoire de la forêt, était net et comme lavé par un orage récent, de même que, le samedi soir, le parquet de bois des maisons reluit après le frottement saccadé de la brosse à lessive aux bras nerveux des ménagères. C’était partout l’absolu silence propre à la saison demi-morte. L’ensemble des champs était comme une zone rase que revêtait seulement la gaze de l’air et de la lumière. À la hauteur des terres, une fraîcheur acre montait d’en bas, faite de tous les arômes ramassés dans les sillons du labour, au long des chemins et des clôtures encore bordés d’arbustes et d’herbes, dans les prairies verdâtres et dans les champs fraîchement mouillés.

Pierre bascula son tombereau au bout de la terre faite, le long du taillis du trécarré, et le Blond, après avoir secoué de quelques coups de tête énergiques le mors et les cordeaux trop tendus, se mit à raser l’herbe qui se trouvait à sa portée. Dans le bois vert du trécarré, le chant des derniers oiseaux se faisait entendre plus clair parmi les arbres dépouillés et dans le bruissement, plus sonore que le sol nu, des feuilles tombées des bouleaux et des trembles.

Tranquillement, en homme que rien ne presse, Pierre éparpilla avec sa fourche une partie de sa charge de fumier sur ce coin de pré où le père voulait au printemps planter des patates. Ce pré était de terre sablonneuse et, certes, les tubercules y viendraient bien. Pierre s’arrêta bientôt, le front déjà ruisselant de sueurs quoique l’air fût frais. Il se redressa, s’appuya nonchalamment sur le manche de sa fourche fichée en terre, et embrassa du regard toute la baie qui s’étendait devant lui, ainsi que la terre du père, descendant sous ses pieds, toute blonde sous le soleil pâle. Il eut un instant d’attendrissement. Il ne s’expliquait pas ce qu’il éprouvait soudain, et qui semblait venir de très loin, pour lui envelopper le cœur d’une nasse de douceur.

Du haut du trécarré, le regard de Pierre s’élargit à mesure qu’il s’accoutumait à la clarté fluide. Il embrassait maintenant toute la vallée de la baie. C’était partout la même beauté blonde et tranquille de la terre colonisée, avenante comme une tête d’enfant dans cette simple et claire toilette d’arrière-automne. Elle se faisait si tendre, sans doute, pour se faire plus regretter après la désertion ? Elle étalait son fonds de mélancolie et les buées ensoleillées de sa gaîté avec tant de complaisance qu’elle parut en ce moment accueillante à ceux qu’elle nourrit de ses fruits comme une mère l’est envers ceux à qui elle donna son âme et sa chair. Il sembla en cet instant à Pierre qu’il n’avait jamais songé à la quitter. Il éprouvait qu’elle avait grandi en même temps que lui, reculant les broussailles à mesure qu’avançaient plus loin ses pas d’enfant, qu’elle s’était successivement transformée comme lui-même au cours de ces vingt dernières années, qu’elle avait comme lui ses deuils ensevelis dans le cimetière, sur qui l’église faisait en ce moment ruisseler les lumières de sa toiture. En même temps surgissaient en lui les rêves si souvent exprimés des colons, et que la puissance de leur énergie avait réalisés en si peu de temps. Mais avaient-ils même imaginé le couronnement de ce flot de tendresse diaphane qui montait de tout ce coin de la baie en cet après-midi d’automne ? Pour la première fois, le jeune homme eut un sentiment d’amour pour la terre, pour la baie, tirant de son âme assez de chaleur pour la préférer aux grandes villes qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vues, dont il surfaisait pourtant les charmes, les plaisirs, l’ensorcellement.

Mais voilà qu’au milieu de la terre, un coin du paysage s’agita. Dans la verdure blême d’un champ, des ombres circulaient et sautaient. Pierre eut l’impression qu’il se passait autour de lui des choses désagréables qui brouillaient l’enchantement de ce qu’il venait d’éprouver. Il se réveilla de son rêve et poussa une exclamation de rage.

Le troupeau des vaches et des génisses du père, qui paissait depuis le matin dans un chaume, venait de sauter dans une pièce de blé d’Inde qu’on laissait encore mûrir sur champ à cause du beau temps. Les bêtes à cornes mangeaient les feuilles vertes et larges, renversaient les tiges, saccageaient tout.

La réalité, ironique et moqueuse, faisait chavirer les rêves de Pierre Maltais. En hâte, maugréant, il grimpa sur son tombereau, rassembla ses cordeaux et cingla le cheval d’un coup de la hart rouge qu’il avait cassée au bord du fossé. Et le tombereau cahotant dans un bruit de cataracte sur les cailloux ronds du chemin aux charrettes arriva au champ où les bêtes faisaient bombance. Le jeune homme courut longtemps, poursuivant une à une les vaches qui, sous les cris et les coups, se sauvaient lourdement, le ventre branlant, les mâchoires encore pleines de feuilles vertes et de fragments d’épis d’où pendaient, dégoulinant de bave, les aigrettes brun doré des épis. Puis, quand les bêtes furent chassées dans leur pacage, il fallut réparer les pagées de clôture abattues, replanter les piquets et aligner les pieux. La brunante eut le temps de venir et il faisait noire nuit quand Pierre, les pieds lourds de glaise séchée, grimpa de nouveau sur son tombereau pour descendre à la maison.

— Ah ! c’est cela, c’est bien cela, la douce vie des champs, mâchonnait-il. Un tourment continuel où la pluie, le beau temps, la chaleur, le froid, les bêtes mêmes deviennent des tyrans. C’est maman qui a toujours eu raison…

Et Pierre Maltais, assis sur le devant de son tombereau, les pieds ballants dans le vide, pensa avec amertume qu’il avait eu tantôt la naïveté de s’attendrir devant la beauté si trompeuse de la terre. Il est maintenant décidé. Il saisira la première occasion pour annoncer à son père qu’il en a assez, qu’il doit partir. La force d’une imagination sans contrepoids l’entraînera vers une vie à laquelle il n’est pas préparé. Comme elles travaillent l’âme de nos gens, ces rêvasseries de nomades qui font de paysans par atavisme un primitif troupeau d’êtres errants et poursuivant la chimère ! Triste spectacle dont nous sommes redevables sans doute à notre hérédité, et surtout à la propagation d’une éducation presque totalement féminine, c’est-à-dire essentiellement plaintive ou rechigneuse, superficielle et faite de faux brillants.