Les Éditions du Totem (p. 97-109).


VIII


Arthur allait chercher les vaches au trécarré, à la fin du jour. Un soir de septembre, il partit comme de coutume pour le haut de la terre. À l’heure de la traite, les vaches arrivèrent seules. Élisabeth et Alexis Picoté constatèrent l’absence de leur cadet mais ne s’en inquiétèrent pas. Ils savaient qu’Arthur s’attardait parfois à jeter la ligne dans la Rivière-à-Mars qui coulait non loin du trécarré. Et, justement, ils avaient remarqué qu’avant de partir, dans l’après-midi, le jeune garçon avait pris sa perche et sa ligne, et qu’il était descendu à la cave quérir un petit morceau de lard pour appâter ses hains.

La Rivière-à-Mars abondait alors de petites truites rouges. Et, à l’automne, les pentes de ses coulées étaient garnies de coudriers jaunes de noisettes. Deux sources abondantes de plaisirs pour les jeunes. Les coudriers étaient si grenus qu’en moins de vingt minutes on emplissait un grand sac de noisettes. Quand on en avait cueillies plusieurs pochetées, on allait les enfouir dans de grands trous creusés derrière les maisons et on les couvrait de mousse humide et de paille mêlée de terre. On laissait ainsi pourrir l’écorce couverte de barbillons. On les roulait ensuite entre deux planches afin de séparer, comme en un crible, la baie du grain, la pulpe pourrie de l’enveloppe des noisettes devenues jaunes et lisses comme des marbres. Les petits garçons comptaient ensuite les noisettes qu’ils plaçaient par mille dans de petits sacs de toile que leurs mères avaient cousus. Et ils les vendaient cinq sous du mille aux gens des goélettes.

Les parties de noisettes dans les coulées de la Rivière-à-Mars se terminaient généralement par quelques heures de pêche à la petite truite rouge. À peine les sacs étaient-ils remplis, que les garçons se coupaient des gaules longues de six à dix pieds, à l’extrémité desquelles ils attachaient des bouts de fil munis de petits hains noirs que le capitaine apportait de Chicoutimi avec d’autres marchandises. On longeait la rivière sur les cailloux. Au bord d’un remous, soudain, l’un d’eux poussait un cri de triomphe. Une petite ombre, verte comme une feuille de bardane, se mouvait dans le courant de fond. C’était une truite. Le jeune pêcheur l’approchait alors le plus près possible avec l’hameçon piqué jusqu’à l’œil d’un minuscule morceau de lard. Et c’était, un instant, la lutte de la ruse entre l’enfant et la truite défiante. Souvent elle disparaissait dans un rapide d’à-côté, donnant de menus coups de queue qui faisaient sautiller dans l’eau son ventre clair pointillé de picots rouges. Mais le plus souvent la truite se prenait à l’hameçon, et on la voyait se balancer, frétiller dans l’air, au bout du fil, puis brusquement plonger dans une touffe de fougères, sur la rive. Les petits garçons en prenaient comme cela des douzaines, et, le soir, à la maison, la famille les mangeait rôties avec des tranches de lard salé et roulées dans la farine.

Alexis Picoté, sa femme et Pierre, firent la traite des vaches en attendant le cadet, puis soupèrent vite afin d’aller à la prière qui se disait maintenant tous les soirs à l’église. Quand ils partirent, Arthur n’était pas encore arrivé. C’était la première fois qu’il retardait aussi longtemps. Ils laissèrent Jeanne, qui avait alors treize ans, pour garder la maison. Élisabeth était inquiète. C’est Arthur qui avait coutume d’assister l’officiant au Salut du Saint-Sacrement, chanté à la suite de la prière. Et Alexis dit à sa femme :

— On le verra dans le chœur tantôt. Il s’en viendra tout droit à l’église.

Le chapelet dit et la prière faite, le salut commença. Mais ce fut le jeune Eustache Gauthier, un ami d’Arthur, qu’on vit arriver à l’autel comme servant. L’inquiétude saisit Alexis Picoté, pendant qu’à côté de lui sa femme se mit à prier avec plus de ferveur. Le salut terminé, Alexis et sa femme s’empressèrent de se rendre à la maison. On pensait y trouver Arthur couché et malade. Il y avait un rassemblement sur la place de l’église. On parlait bas. On fit silence quand on vit, passer les Maltais. L’inquiétude de plus en plus mordait le cœur des pauvres parents. À la maison, Jeanne dormait, et Pierre, qui venait d’arriver, ne savait rien de l’absence de son frère. On chercha dans les alentours, on appela, mais en vain.

Tout à coup, Pierre, qui regardait par une fenêtre frontale, dit :

— Papa, le curé qui vient.

Et les malheureux parents comprirent tout de suite qu’un malheur était arrivé. Le curé, une fois entré, n’eut pas la peine d’annoncer la nouvelle. Il murmura quelques paroles de consolation. Arthur s’était noyé dans la Rivière-à-Mars. Le prêtre apprit ensuite à Alexis Maltais que pendant la prière on avait trouvé son cadavre, porté par le courant jusqu’à la baie. Il tenait encore serrée dans une main sa perche et sa ligne, traînant une truite, morte aussi. On supposa que le garçonnet, debout sur une pierre limoneuse au milieu de la rivière, avait glissé dans l’eau et s’était assommé en tombant sur les cailloux. Car il avait une blessure au front.

Quelques minutes après la visite du curé, deux hommes apportèrent sur un brancard le cadavre du pauvre enfant. Le père et la mère faisaient pitié. Les voisins auraient voulu les consoler, mais la surprise ou la peine les étreignait eux-mêmes et les empêchait de dire un mot. La mère, d’une extrême pâleur, suffoquait sans pouvoir sangloter. Alexis, lui, ne disait rien, ne pouvait articuler une parole : il avait comme un bouchon dans la gorge et comme des tenailles qui lui serraient le cœur.

Arthur était celui de ses deux garçons qu’il aimait le mieux. Il avait, comme lui, l’attachement à la terre, au point qu’on avait eu toutes les peines du monde à le tenir à l’école. Il voulait à tout prix travailler aux champs et au bois avec son père. Il avait appris vite, quand même. Il avait du talent. Son caractère était franc, décidé. Raisonneur, peu obéissant, il était, en somme, tout différent de l’aîné qui n’aimait rien de ce qui plaisait aux autres, la terre moins que tout. Alexis Picoté se l’avouait sans fausse honte : si on lui avait apporté le cadavre de Pierre, tout mouillé encore de l’eau de la Rivière-à-Mars, ce triple soir de septembre, il lui semblait qu’il en eût eu moins de peine que pour la perte de son pauvre Arthur, mort en voulant apporter à ses parents, comme il le faisait souvent pour leur souper, de ces petites truites rouges qu’ils aimaient tant.

Une bonne douzaine de personnes, hommes et femmes, s’étaient réunies dans la maison pour la « veillée au corps ». Deux voisins charitables avaient procédé à la toilette du trépassé. Il reposait maintenant au milieu de la pièce principale, sur trois planches recouvertes de drap blanc et posées sur deux chevalets d’établi qu’on avait empruntés au menuisier. Les quatre murs de la pièce, de même que le parquet de bois brut, étaient recouverts de toile blanche. Aussi, les hommes ne se tenaient déjà guère plus dans la pièce, chassés par la propreté qui y régnait. Ils stationnaient ici et là, dans la cour, sur la galerie, ou dans le potager, où ils se trouvaient beaucoup plus chez eux que dans cette chambre blanche qui sentait la lessive. Ils fumaient et parlaient des récoltes qui venaient de finir. Chaque demi-heure, on entendait au dehors les murmures, assourdis et confus, de personnes récitant le chapelet ; et alors on s’approchait, on se tassait au seuil de la porte, sur la galerie. Puis, la prière achevée, les bonnes gens répétaient, au dedans ou au dehors de la maison, les doléances coutumières en ces circonstances :

— Pauvre petit Arthur, lui qui était si plein de vie, le v’là donc mort ! Mon Dieu, ce qu’on est peu quand même !

— Pas grand’chose, c’est vrai, entre les mains du grand Maître d’en haut. On fait des projets pour l’avenir et, crac ! un pied qui glisse, et tout s’en va dans le courant.

— Oui, oui, murmurait Alexis Picoté parmi ceux qui cherchaient à le consoler, crac ! tout est fini. Et on reste là, hébété, sans ambition pour vivre encore. On traîne des projets raides morts, comme la truite au bout de la ligne de mon petit Arthur.

Et le père Alexis s’approchait de l’enfant, revêtu de son habillement de première communion. Ses mains jointes étreignaient un gros crucifix jaune, avec autant de fermeté qu’elles serraient quelques heures auparavant cette canne de pêche secouant une truite. Sa figure était sérieuse, mais quand on la regardait fixement, un sourire paraissait y voltiger.

Déjà les hommes s’empressaient derechef de sortir en allumant leur pipe. Ces profonds indifférents pour la nature semblent attirés vers elle par une irrésistible sympathie chaque fois que quelque chose d’imprévu, de grave, passe dans l’existence. Tout paraissait les appeler, cette nuit-là, dans la cour et dans le potager. Ils observaient tout avec candeur, avec une naïveté toute neuve. Ils notaient l’âme rêveuse montant du jardin, entendaient les plaintes des arbres qui bordaient les terres, remarquaient que l’obscurité étirait les défrichés et geignait sous le moindre souffle. Ils éprouvaient aussi que le potager semblait comme heureux, après un été d’abondance et d’efforts productifs, d’être devenu fainéant, à peu près inculte. Les mauvaises herbes s’y pavanaient à l’aise, délaissées depuis longtemps par Arthur et par sa mère. Elles confondaient les branches cursives des citrouilles et des concombres, les panaches des carottes et des betteraves, les panoplies des oignons et les couronnes des laitues. Et sur le tout, les lampes de l’intérieur répandaient, par la porte et les deux fenêtres ouvertes, des éventails de lumière, troués par le chiendent et les chardons, les herbes Saint-Jean et les herbes-à-dinde.

Tout cela, si banal et si naturel dans un jardin à l’automne, captivait d’intérêt ces campagnards devenus subitement sybarites de la nature.

Au cours de cette première « veillée au corps », le curé était venu. On avait récité un autre chapelet, et le prêtre était parti après avoir béni le mort et les veilleux.

La garde du corps augmenta pendant trois nuits et deux jours. Quand l’heure du service arriva, l’église se remplit de toute la population de la Baie venue en témoignage d’estime pour les Picoté, témoignage muet, exprimé surtout par la pensée solidaire dans la prière. Et le bedeau ferma la fosse dans le cimetière qui tassait déjà tout près de l’église ses deux bonnes douzaines de petites croix noires ou blanches.

On était déjà loin du jour où il avait fallu, sur la glace du Saguenay et à travers la forêt, traîner jusqu’à la paroisse natale de Charlevoix les restes gelés des trois premiers trépassés de la colonie de la Baie. Quel chemin parcouru depuis ! La contrée lointaine du Saguenay, presque inaccessible, entrevue un jour par Alexis Picoté dans un rêve d’exploration par-delà le trécarré de la terre ancestrale, est maintenant reliée aux vieilles paroisses par un chemin convenable entre Charlevoix et le Saguenay. Les jours des goélettes sont révolus depuis assez longtemps. Il en vient encore, il est vrai, de la Malbaie, de la Baie Saint-Paul, chargées de provisions et de marchandises de toute nature, de nouveaux colons aussi. Mais c’est pour ménager les chevaux que l’on ne veut pas harasser inutilement dans la nouvelle route parfois assez difficile. On les garde, de préférence, à la Baie comme dans les vieilles paroisses, pour les travaux de la terre et les chantiers de bois que l’on continue, l’hiver, le long de la Rivière-à-Mars, au lac Ha ! Ha !, au lac Gravel, et de l’autre côté de la baie, à l’Anse-à-Benjamin et au Lac-à-Caille.

— Au temps de la Sainte-Marie, qui amena à la Baie les vingt-et-un fondateurs du Saguenay agricole, aimait à raconter souvent Alexis Maltais, on se disait, entre « jeunesses », que ceux d’entre nous qui vivraient jusqu’à l’âge que j’ai en ce moment verraient peut-être un chemin de voiture entre la Baie et les vieilles paroisses.

Ces braves gens, habitués aux montagnes lointaines de Charlevoix, le pays le plus isolé du Québec pendant deux siècles, ne pouvaient pas concevoir que le progrès a parfois les pas drus. Accoutumés à croire et imaginer, à ne pas chercher à savoir ni à comprendre ; charmés par les mystères environnants et meurtris tous les jours par la rugueuse et pauvre vérité ; pétris de croyances naïves qui poétisent le monde et frissonnant d’angoisse devant les vapeurs étranges des marais qu’ils changeaient en fantastiques feux follets ; imaginant toujours quelque chose de vague et de terrifiant qu’on sentait passer dans l’ombre et peuplant l’obscurité d’êtres fabuleux, inconnus, méchants, rôdeurs, dont on ne pouvait fixer les formes, et dont la puissance occulte et inaccessible semblait pourtant un inévitable enserrement qui passait les bornes de la pensée et glaçait les cœurs ; croyant naïvement que l’inexpliqué est l’inexplicable et ne pouvant prévoir que la connaissance de jour en jour peut reculer les limites du merveilleux et rétrécir le domaine de la superstition ; braves, hardis et téméraires devant les dangers visibles et connus, mais émus, troublés, effrayés, pris de panique devant d’irréels spectres errants, d’imaginaires étreintes des morts, d’illusoires bêtes effroyables qu’inventa l’épouvante des femmes : tels étaient les gens de la Grand’Baie, fils du pays de Charlevoix, qui ne pouvaient d’abord que songer vaguement à ce fameux « chemin de voiture », chemin où la lumière obscurcirait trop d’illusions, où les ténèbres sembleraient trop claires en n’étant plus hantées, chemin qui éventrerait les mystères des montagnes et des forêts et qui ferait périr encore les nostalgies copieusement brodées de l’éloignement. Mais les gens de la Baie ont bientôt eu leur « chemin de voiture », et bien d’autres choses sont venues par là, apportant aux familles du Saguenay le confort honnête au delà de quoi les agriculteurs n’ont plus d’ambition que pour leurs enfants.