Aux dépens du Saint-Père (p. 67-81).
Tome II, Leçon XIII.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON XIII


MARTHE

Il ne me reste que trois leçons à vous donner, mademoiselle, et je vous prie de vouloir bien les prendre toutes trois dans cette journée, puisque je n’aurai l’honneur ni le plaisir de vous revoir, au moins pour quelque temps.

ANGÉLIQUE

Quelle nouvelle accablante venez-vous m’annoncer ?

MARTHE

Vous êtes bien honnête, mademoiselle : tant que vous serez sous le pouvoir du fermier, la prudence m’empêchera de vous rendre des visites. C’est la prudence qui m’enseigne à ne pas agir mal à propos, et à ne faire jamais de démarches qui puissent nuire ou déplaire. Mes visites pourraient jeter des soupçons dans l’âme jalouse du vieux Crésus. Il pourrait me croire capable de former quelque intrigue pour lui ôter sa proie.

En passant devant son palais, je l’ai vu à la fenêtre d’une maison contiguë : il m’a fait entrer et il m’a dit :

— Voici où mademoiselle couchera ce soir.

J’en ai parcouru les appartements, j’en ai admiré les meubles nouveaux qui sont de la plus grande magnificence et du goût le plus exquis. Il m’a donné quelques louis en me disant :

— Je vous remercie de tous les soins que vous avez mis à faire réussir mon dessein ; je n’ai plus besoin de vous.

Vous entendez bien ce langage, mademoiselle ! Nous, pauvres ambassadrices de Cupidon, nous sommes comme une barque dont on a besoin pour quelque traversée. Aussitôt qu’on aborde, en sautant sur le rivage, on donne un coup de pied à la barque, et on l’oublie.

ANGÉLIQUE

Ah ! ne me croyez pas capable de vous oublier, ma bonne.

MARTHE

Quand cela arriverait, je ne vous en aimerais pas moins, mademoiselle… En faisant des heureux, on trouve toujours la récompense en soi-même.

ANGÉLIQUE

Vous me faites un outrage sanglant, si…

MARTHE

Ne parlons plus de cela. Dites-moi, s’il vous plaît, le notaire est-il venu ? l’acte est-il passé, signé ?

ANGÉLIQUE

Ah ! oui, ma bonne, et au lieu de m’en féliciter moi-même, j’en ai rougi mille fois. Mon père même a eu le courage de se rendre chez notre bienfaiteur, et de lui en faire les remerciements les plus humbles et les plus sincères.

MARTHE

Cela est bon.

ANGÉLIQUE

Mais pourquoi me parlez-vous aujourd’hui d’une voix si basse ? Êtes-vous enrhumée.

MARTHE

Non, mademoiselle, mais votre valet de chambre, votre geôlier peut se tenir aux écoutes : il ne faut jamais manquer de précautions… Voulez-vous bien m’apprendre comment vous avez passé la nuit ?

ANGÉLIQUE

Très délicieusement. Ma chère Marguerite a su tellement me gagner, qu’elle m’a fait coucher entre elle et son cousin. J’avais bien chaud, je brûlais ; mais on a bien su me donner toutes sortes de rafraîchissements.

MARTHE

Avec ce joli garçon déguisé, votre prison vous paraîtra bien douce. Mais écoutez mes conseils ; il faut bien savoir profiter des occasions favorables lorsqu’elles se présentent ; si on les laisse échapper, elles ne reviennent plus, et on les regrette en vain.

Vous devez faire semblant, les premiers jours, que vous vous ennuyez cruellement ; peut-être l’ennui s’emparera-t-il réellement de votre âme : alors par des caresses, par des manières obligeantes, vous gagnerez votre protecteur, afin qu’il vous donne des maîtres de dessin, de musique, de géographie, etc., pour trouver toutes vos journées remplies et les passer sans ennui, mais principalement pour acquérir un bon fonds de connaissances utiles et agréables.

Il ne rebutera pas vos prières ; il vous donnera peut-être de vieux maîtres ; mais fussent-ils dans leur première jeunesse, il vous faudra également brider vos désirs, parce qu’on vous observera de près.

Tout ce que vous pouvez faire, ce sera de tâcher d’avoir de l’argent entre vos mains, pour les payer vous-même, et de ne les payer jamais. Vous les recevrez toujours d’un air séduisant, vous les assurerez d’une digne récompense quand ils auront fait de vous une bonne élève. En attendant, le bon vieillard peut changer de monde ; vous briserez vos chaînes, vous enchaînerez vos maîtres et vous serez devenue savante gratis.

ANGÉLIQUE

Votre idée n’est pas mauvaise. J’aurais bien du plaisir à apprendre le dessin, la musique et quelques langues étrangères ; mais pour la géographie, ce serait plutôt un tourment pour moi ; car l’étude de cette science me donnerait trop d’envie devoir le pays dont j’entendrais faire la description.

MARTHE

J’ai déjà découvert en vous ce penchant, quand je vous ai parlé des différents usages de tant de peuples, qui pensent bien autrement que nous. Vos regards, vos gestes, vos mouvements se faisaient bien entendre ; je m’apercevais bien que vous auriez voulu voir de vos yeux ces heureuses contrées. Eh bien ! vous allez arracher mon secret. Une fois maîtresse de vos actions, vous pourrez contenter vos désirs et voyager gratis partout où vous voudrez. J’ai pour cela introduit chez vous le petit cousin déguisé en fille. Il brûle, plus que vous, de pouvoir voyager ; il vous sera utile tant que vous serez prisonnière chez le fermier. Après son heureux décès, il vous sera nécessaire.

Il redeviendra tout à fait garçon ; vous passerez pour sa femme, et Marguerite pour sa sœur. Il a quelques talents, et particulièrement celui d’en imposer. Vous voyagerez tous trois de compagnie ; en cas que vous ayez appris quelques langues étrangères, vous servirez d’interprète ; sans quoi, votre langue est devenue, par bonheur, la langue universelle.

Vous pourrez commencer par la Suisse, et vous arrêter d’abord dans ces villes où il y a beaucoup d’étrangers, fort riches. Votre petit mari aura la prudence de se rendre invisible dans le logis ; vous verrez ces oiseaux gros et gras voltiger, à l’envi, autour de vous, autour de Marguerite. Vous les prendrez très aisément à la glu, et ils vous laisseront leurs plumes : leurs guinées, pour parler sans figure, paieront surabondamment votre équipage, vos courses, vos repas, vos amusements, vos plaisirs.

ANGÉLIQUE

Que cette idée est charmante ! Ah ! que mon esclavage me paraîtra donc long et pénible !

MARTHE

Pas tant, mademoiselle. Vous devez savoir qu’il faut, en toutes choses, un noviciat avant de faire profession du genre de vie auquel on veut se dévouer.

ANGÉLIQUE

Mais vous m’avez dit qu’il faut persuader les hommes que ce n’est pas l’intérêt qui nous guide, cependant…

MARTHE

Eh ! toujours des objections ! toujours des questions ! L’intérêt doit être la mesure de vos actions. Ne croyez jamais être assez riche ; si vous aviez tout l’or du Pérou, vous devriez en désirer et en accumuler encore : cette passion de l’or, si vous ne perdez pas le bon sens, deviendra, avec le temps, votre passion chérie ; elle doit vous animer sans cesse ; il suffit qu’elle ne paraisse pas au dehors ; et voilà en quoi consiste notre art, notre rhétorique : à persuader les hommes qu’on les aime pour eux-mêmes, quand on ne les aime que pour notre intérêt particulier.

Vous ne devez jamais mettre un prix à vos caresses, à vos soumissions. Si l’on vous offre de l’argent ou quelque présent, refuser d’abord, c’est une politique ; adoucir ensuite son refus par des manières honnêtes, c’est une politesse ; persister dans ses refus, c’est une folie.

Faites semblant d’avoir perdu un pendant d’oreilles, une bague, une boucle, etc. ; votre amant sera sensible à cette perte et vous en dédommagera.

Demandez à emprunter de l’argent, sous promesse de le rendre avec intérêts ; on n’osera jamais vous redemander ni les intérêts ni l’argent.

D’accord avec Marguerite, prenez parfois un air fort triste : votre amant vous en demandera la cause ; vous ne donnerez que des réponses vagues. Lorsqu’il sortira de votre chambre, Marguerite pourra l’arrêter poliment et lui dire d’un ton plaintif :

— Eh bien ! monsieur, avez-vous tiré ma chère maîtresse de sa sombre mélancolie ? Elle vous a peut-être fait un secret de son chagrin. Ah ! je la connais, elle mourrait plutôt que de parler, de peur qu’on la soupçonnât d’aimer par intérêt ; mais moi qui crains beaucoup pour sa santé, je ne puis me taire. Sachez, monsieur, que mademoiselle Angélique vient de perdre un gros pari qu’elle a fait avec une dame du voisinage ; elle ne se trouve pas en état de payer, et elle vendra plutôt quelqu’un de ses bijoux que de vous prier de lui prêter de l’argent.

Il est à croire qu’il demandera de combien est le pari, et qu’il vous apportera de quoi le payer.

Mais surtout, lorsqu’on vous donne de l’argent, ayez l’art de n’en prendre que la moitié, et obligez votre amant, sur sa parole d’honneur, à employer l’autre moitié en œuvres de charité. Ouvrez vous-même votre cœur, naturellement bon, aux sentiments de bienfaisance et d’humanité. En vous promenant, en vous rendant à l’église, ou aux spectacles, ne renvoyez jamais les mendiants nécessiteux que vous rencontrerez sur votre chemin, sans leur donner quelque secours ; adoucissez, de temps en temps, les misères de quelques pauvres familles ; bientôt la renommée remplira la ville de vos bienfaits ; votre âme sera satisfaite en faisant un peu de bien ; le public tirera le rideau sur votre conduite équivoque et vous accordera son estime ; vos amants eux-mêmes ne plaindront pas l’argent, en voyant que vous en faites un si bon usage.

ANGÉLIQUE

Mais si mon Crésus me laisse assez riche, aurai-je besoin d’avoir recours à des artifices pour amasser toujours de l’argent ?

MARTHE

Ne déraisonnez pas, je vous en prie. Mais si ses parents vous engagent dans un procès ruineux ; s’il arrive un incendie destructeur ; si l’on vous vole ; si vous tombez dans une longue maladie qui ruine votre santé, et qui absorbe votre bien, que deviendrez-vous ! Si vous ne vous mettez pas en état de pouvoir couler votre vieillesse dans la prospérité, lorsque vos adorateurs, qui n’aiment pas à faire carême, vous laisseront en paix, que vous serez à plaindre !

ANGÉLIQUE

Votre discours me jette dans de grandes réflexions. Je sais bien que ma beauté, ma fraîcheur, mes plaisirs, mes amants, tout me quittera à cet âge qui est le plus grand de nos ennemis, et qu’il n’y aura que l’argent que j’aurai pu amasser, qui sera mon compagnon fidèle et mon unique soutien. Je vois que je serai malheureuse si je ne suis pas vos conseils.

MARTHE

Eh bien ! parlons à présent des moyens qui sont les plus propres, et que vous devrez employer pour captiver les hommes et les tenir longtemps enchaînés à votre char.

Je vous recommande, avant toutes choses, la plus grande propreté de la maison, des chambres, des lits, des meubles, des habillements, en sorte qu’en entrant chez vous, on soit surpris et charmé de l’air d’arrangement et de netteté que tout y respire. Tenez surtout extrêmement propre votre petit cabinet ; il faut avoir toujours prêt un bâton de pommade de jasmin, en graisser toute l’entrée, en frotter le dedans ; l’odeur exquise dont il sera parfumé engagera vos pratiques à le louer plus souvent.

Il est vrai que ce pauvre cabinet ne peut pas toujours être exempt de saleté et d’ordure. Dans les circonstances sanglantes, il n’y a que les étrangers passagers à qui vous pourrez le louer. Pressés de décharger leur menu bagage, ils n’examinent pas de si près l’endroit où ils veulent se rafraîchir. Ce sont comme des oiseaux qui volent autour des filets ; il faut bientôt les prendre de quelque manière que ce soit. Ils arrivent, ils passent, ils s’en vont : bon voyage !

Mais pendant ce temps-là gardez-vous bien d’y laisser entrer quelqu’un du pays ; on pourrait en sortir avec bien des désagréments : autant la propreté du corps contribue à la santé, autant la saleté donne du malaise ; on décrierait votre logement, et l’on n’y reviendrait plus.

Puisque la nature vous a accordé une voix singulièrement tendre et flexible, vous pourrez chanter devant vos amants quelques chansons équivoques ; votre voix touchante charmera leurs oreilles et pénétrera leur cœur ; leur âme suivra vos modulations, et ils s’offriront avec transport à battre la mesure.

Vous pourrez tenir sur une table une belle Vénus tracée par vos mains, mais pas tout à fait achevée : qu’elle soit peinte dans l’état de nature, couchée sur un lit de roses, le visage riant, les yeux enflammés, tout le reste du corps dans la posture la plus séduisante. Ces sortes de peintures donnent de l’amour à l’homme le plus froid ; faites semblant de vouloir y mettre la dernière main, devant leurs yeux ; vous verrez qu’ils brûleront, eux aussi, de manier leur pinceau, et de s’accorder avec vous pour le mélange et la fonte des couleurs les plus vivifiantes.

Si c’est un ecclésiastique qui vous fréquente, vous n’avez qu’à le prier chaque fois de vous expliquer quelques textes du Cantique des Cantiques. C’est une source inépuisable de réflexions amoureuses, fort attrayantes. Il s’y prêtera avec plaisir, et loin d’y chercher le sens allégorique et moral, il ne s’en tiendra qu’au sens physique et réel.

En général, soyez d’accord avec Marguerite, afin qu’elle vous donne un signal lorsque quelqu’un veut entrer. Faites qu’on vous surprenne, comme au hasard, dans le déshabillé le plus galant, dans une attitude capable de réchauffer le cœur le plus glacé… le sein, les jambes, les cuisses découverts ; que tout offre le tableau d’une volupté souveraine. Ces positions artificieuses sont bien éloquentes et disent : Voici la porte, entrez.

Mais pour entretenir longtemps votre liaison avec vos amants, l’usage des équivoques est le chef-d’œuvre de l’art. De petites phrases, certains mots à double sens, amusent, charment l’esprit, et mettent en mouvement les membres les plus engourdis.

— Monsieur, vaut-il mieux mettre l’épée dans son fourreau y ou l’en tirer ? pourrez-vous demander à un militaire…

ANGÉLIQUE

Ne me parlez plus des gens de guerre, je vous en prie ; j’ai pour eux une aversion décidée, mortelle.

MARTHE

Il y a bien d’autres hommes qui portent l’épée ; vous pourrez leur faire la même question.

Si vous avez quelque ouvrage de broderie à la main, vous direz avec art :

— Voyez, monsieur, cette aiguille a le trou trop petit, le fil est un peu trop gros, voulez-vous bien m’aider à l’enfiler ?

Demandez-lui s’il aime à monter à cheval, et combien de courses il peut faire sans débrider.

Dites-lui :

— Monsieur, si je tombais malade, ou dans quelque danger, exposeriez-vous votre vi…e pour me sauver !

ANGÉLIQUE

Que ces équivoques sont plaisantes ! Je suis bien persuadée qu’on leur donnera l’interprétation qui convient le mieux à notre affaire.

MARTHE

Vous devez surtout avoir sur une table un dictionnaire de l’Académie, et, en le feuilletant, jeter les yeux, comme par hasard, sur l’un ou sur l’autre des mots que je vais vous exposer par alphabet. Vous en demanderez l’explication, ou vous serez préparée à répondre, si l’on vous en demande le développement.

Combattant. C’est un homme de guerre, marchant en campagne sous les ordres d’un général ; c’est aussi un des soutenants ou des assaillants d’un tournoi… Prononcez con – battant ; et cela peut signifier que le con est comme une cloche ; qu’il lui faut un battant pour la mettre en branle et la faire sonner.

Combattu. Sentiment combattu ; un homme combattu en lui-même… Prononcez con – battu ; c’est un con fort fréquenté, ou meurtri par de grands coups réitérés.

Compacte. C’est un terme didactique ; ce qui est condense, dont les parties sont fort serrées… Con – pacte ; cela signifie que le con est le pacte solennel que la nature elle-même a fait avec l’homme, pour la conservation et la propagation de son espèce.

Compassion. C’est un mouvement de l’âme qui compâtit aux maux d’autrui… Con – passion ; cela veut dire que le con doit être la passion par excellence du genre humain.

Compatriote. C’est celui ou celle qui est de même patrie, de même pays… Con – patriote ; c’est un con qui ne demeure point oisif, mais qui se rend actif et utile à sa patrie.

Complaisant. Qui a de la complaisance ; qui a un esprit doux, une humeur complaisante pour les autres… Con – plaisant ; c’est un con agréable, qui plaît. Pour le rendre tel, souvenez-vous de ce que je vous ai dit en parlant de la propreté et du bâton de pommade.

Comporte. C’est un verbe qui signifie permettre, souffrir : par exemple, votre état comporte ou ne comporte pas que vous fassiez cela, etc… Con – porte ; cela veut dire que le con est la porte du paradis terrestre ; ou que le con est destiné à porter. De là vient que con, dans notre langue, est du genre masculin, ce qui étonne bien des étrangers ; mais leur étonnement cessera, en réfléchissant que le con a une vigueur mâle pour porter bien des fardeaux lourds et pesants.

Comprend. Qui renferme en soi, qui fait mention, qui conçoit et entend… Con – prend ; cela veut dire que le con prend et avale bien des morceaux, sans en être jamais rassasié.

Compresse. C’est un linge en plusieurs doubles, que les chirurgiens mettent sur l’ouverture de la veine, ou sur quelque partie blessée ou malade… Con – presse ; cela signifie que le con étreint avec force ce qu’il tient et le presse pour en faire sortir le jus, ou la liqueur. Cela veut dire aussi que le con a souvent faim, a soif, est malade, et qu’il presse ; qu’il demande avec empressement quelque nourriture, quelque rafraîchissement, quelque secours. Vous pouvez faire le même jeu sur le mot : Confins… Con – faim.

ANGÉLIQUE

Ah ! vous me faites bien rire avec ces équivoques. Mais prenez un peu de relâche. Nous déjeunerons ensemble, et vous me donnerez, après cela, une autre leçon.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
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